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Article pp.331-355 du Vol.3 n°3-4 (2005)

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Listes de diffusion pour enseignants du premier degré

Une expérience sociale, formative et originale dans le cyberespace

Jean-Marc Turban

Centre de recherche sur l’Éducation, les Apprentissages et la didactique (CREAD) Université Rennes 2 – Haute Bretagne, U.F.R. Sciences Humaines

Place du recteur Henri Le Moal, F-35043 Rennes cedex jean-marc.turban@wanadoo.fr

RÉSUMÉ. L’adhésion et la participation d’enseignants du premier degré à des listes de diffusion pédagogiques contribuent à leur formation professionnelle continue. Cette conduite individuelle singulière relève des logiques de l’action qui se combinent dans l’expérience sociale : l’intégration, la stratégie, la subjectivation. Les instituteurs et professeurs des écoles présents sur les listes entretiennent un rapport particulier à la formation, aux technologies de l’information et de la communication et au savoir.

ABSTRACT. Subscription to and participation in mailing lists are part of a primary school teacher’s on-going professional development. This particular individual commitment follows the logics of action of a social experience: integration, strategy and subjectivation. Teachers belonging to mailing lists focusing on primary schools have specific interests in professional training, information and communication technology and knowledge.

MOTS-CLÉS : enseignants du premier degré, TIC, listes de diffusion, réseaux, cyberespace, autoformation, coformation, rapport au savoir, expérience sociale, logiques de l’action.

KEYWORDS: primary school teachers, information and communication technology, mailing lists, networks, cyberspace, self-directed learning, mutual learning, knowledge interest, social experience, logics of action.

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Introduction

Une liste de diffusion autorise une communication de groupe originale, facile à mettre en œuvre par l’intermédiaire du courrier électronique. Une communication hybride (sorte d’écrit oralisé), horizontale, multipolaire, quasi synchrone, s’instaure entre les membres du réseau sociotechnique, fédérée autour d’une réflexion commune sur l’objet de la liste et l’enrichissement mutuel de toutes les parties. Les listes de diffusion1 entrent dans la catégorie des médias coopératifs ou « self média » (Flichy, 1997). Public et auteur du contenu se confondent. L’intérêt et la vitalité de la liste dépendent de la participation des abonnés aux discussions. La non- participation d’une frange conséquente des colistiers n’est d’ailleurs pas sans soulever interrogations et réprobations à l’encontre des « passagers clandestins ».

Dans le cadre de notre travail de thèse (Turban, 2004), nous nous sommes focalisé sur un microcosme, un « micro-monde social » pour reprendre la terminologie du sociologue interactionniste A. Strauss (2002 ; p. 273) : le « micro- monde social » des listes de diffusion pour enseignants du premier degré. Micro- monde car si les listes pédagogiques du primaire recensent un nombre d’adhérents en progression constante, leur audience demeure confidentielle2.

Membre assidu de plusieurs de ces organisations réticulaires, par lesquelles transite un flux informationnel conséquent, nous avons rapidement pressenti que la mutualisation de ressources, d’expériences entre pairs recelait un potentiel formatif pour tout enseignant. Pour autant, les listes de diffusion pour enseignants du premier degré constituent-elles un vecteur de formation professionnelle pour les maîtres abonnés ? Dans quelle mesure ?

Les enseignants qui adhèrent et, pour certains, s’activent sur les listes de diffusion pédagogiques sont les auteurs d’une expérience sociale singulière. Ils nous renvoient aux logiques de l’action. Selon F. Dubet (1994), chaque expérience sociale résulte de l’articulation de trois logiques élémentaires de l’action : l’intégration, la stratégie et la subjectivation. Dans le registre de l’intégration, l’individu réalise des normes et des valeurs à travers des rôles. Dans le registre de la stratégie, l’acteur est calculateur et intéressé. Dans celui de la subjectivation, l’acteur est un sujet éthique, en quête d’authenticité, qui veut se percevoir comme l’auteur de sa propre vie. Nous empruntons le cadre théorique de la sociologie de l’expérience afin de reconstruire l’expérience sociale des abonnés aux listes de diffusion pour enseignants du premier degré. Réunissant notre questionnement central et le cadre théorique de la sociologie de l’expérience de Dubet, nous soutenons que :

1. Listes de discussion, à proprement parler, car elles sont interactives et non unidirectionnelles.

2. Pour donner un ordre d’idée, on peut estimer à l’heure actuelle que, sur les 370 000 enseignants du premier degré, moins de 5 % sont abonnés à une liste pédagogique du primaire.

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– l’adhésion et la participation d’enseignants du premier degré à des listes de diffusion pédagogiques contribuent à leur formation professionnelle ;

– cette conduite individuelle originale, marginale chez les instituteurs et les professeurs des écoles relève des logiques de l’action qui se combinent dans l’expérience sociale : l’intégration, la stratégie et la subjectivation.

Nous formulons l’hypothèse que les enseignants abonnés entretiennent un rapport particulier à la formation, aux TIC et au savoir et, plus précisément, qu’ils se caractérisent en tant que :

– sujets critiques, réflexifs, acteurs de leur propre formation ; – explorateurs en matière de TIC ;

– médiateurs des apprentissages dans une perspective constructiviste.

Au cours de notre recherche, nous nous sommes plus particulièrement intéressés aux listes pédagogiques du premier degré, les plus fréquentées et réputées, toutes trois généralistes, interactives, ouvertes, non modérées et non institutionnelles.

Listecolfr est une liste entre enseignants d’écoles primaires francophones curieux de tout ce qui touche à l’école. Elle compte 871 abonnés3.

La Liste Freinet concerne la recherche et l’approfondissement en pédagogie Freinet. 589 enseignants y sont abonnés3.

Sur la Liste PMEV, il est question de « pédagogie de Maîtrise à Effet Vicariant »4. Elle regroupe 446 adhérents3.

Trois outils méthodologiques complémentaires ont dégagé trois corpus dont l’analyse a permis de tester notre hypothèse théorique. Une enquête par questionnaire électronique diffusée sur les trois listes a recueilli 219 réponses et précisé le profil de la population abonnée, ses motivations à adhérer et à participer.

L’analyse de contenu de trois mois d’échanges sur les trois listes, soit 5113 messages, avait pour but de cerner la teneur du discours sur les listes et de préciser le type de communication à l’œuvre. Nous avons pu, grâce à ce factuel, étalonner le degré de validité du « déclaratif » recueilli par le questionnaire. Avec l’enquête par entretiens semi-directifs, méthodologie qualitative à forte capacité heuristique, nous sommes allés à la rencontre de 25 colistiers, afin d’appréhender leur rapport à la formation, aux TIC, au savoir et d’identifier les logiques de l’action qu’ils déploient et justifient.

3. Effectifs au 10 octobre 2005.

4. Le terme « maîtrise » souligne que, dans des conditions appropriées, 95 % des élèves peuvent maîtriser la matière enseignée. « L’effet vicariant » désigne un apprentissage par prise d’indice, analyse et reproduction : l’élève progresse en observant le savoir-faire d’un élève plus expert.

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Public, activité et contenu des listes Les abonnés

Au regard de l’extrême féminisation de la corporation des enseignants du premier degré (plus de 80 % de femmes5), nous observons une surreprésentation de la gent masculine parmi les répondants (40,6 % d’hommes). Cela confirme l’existence, relevée par d’autres études6, d’un rapport sexué aux TIC. L’informatique est un

« domaine masculin ». Considérant le critère du sexe, nous sommes porté à croire que la population inscrite sur les listes pédagogiques du primaire n’est représentative ni de l’ensemble des enseignants, ni de la population française, mais plutôt de celle des internautes français7.

Les colistiers sont des enseignants plutôt expérimentés. La majeure partie d’entre eux a entre 35 et 45 ans (41,3 %) et plus de quinze ans d’ancienneté (57,7 %) dans le métier. La moindre présence des plus jeunes ne peut s’expliquer par un manque de compétence en informatique, puisque ce domaine fait partie intégrante du cursus scolaire et universitaire de cette génération. Elle trouve sa source plus sûrement dans les difficultés éprouvées en phase « d’entrée dans la carrière » (Huberman, 1989) exprimée fréquemment en terme d’« urgence », de « survie».

Le tâtonnement permanent, la confrontation avec le quotidien de la classe, laissent peu de temps à une communication pédagogique de groupe dans le cyberespace.

Pour la plupart, les abonnés exercent les fonctions d’adjoint (52,5 %) ou de directeur (23,3 %) en école primaire, plutôt en cycle 3 (45,7 % contre 32,4 % pour le cycle 2 et 26 % pour le cycle 18). Les directeurs sont légèrement surreprésentés sur les listes. 20 % des enquêtés déclarent assurer cette fonction alors que 16 % de la corporation l’exercent. Nous remarquons une forte présence des animateurs informatiques plus particulièrement dans l’échantillon Listecolfr, tous des hommes...

Les listes PMEV et Freinet se démarquent de Listecolfr, car elles s’inscrivent dans un courant pédagogique spécifique. En ce qui concerne la première, 67 % des répondants affirment pratiquer la PMEV. Pour la seconde, 58,2 % des sondés se déclarent « enseignants Freinet ». Ces deux listes sont bien des listes d’ouverture vers des individus qui veulent en savoir plus sur la PMEV, pour l’une, ou la pédagogie Freinet, pour l’autre.

5. Repères et références statistiques sur les enseignants, la formation et la recherche, 2003 [en ligne] : http://www.education.gouv.fr/stateval/rers/rers2003.htm#9

6. J. Béziat (2004, p. 8), par exemple, dans son enquête en ligne auprès d’enseignants

« innovateurs », observe une même surreprésentation des hommes.

7. 53 % des internautes français sont des hommes, décembre 2004 [en ligne] : http://www.journaldunet.com/cc/01_internautes/inter_profil_fr.shtml

8. 9,1 % ne sont pas en charge de classe ou exercent dans l’enseignement spécialisé.

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Processus d’adoption

La majorité des abonnés (67,5 %) a découvert les listes en ligne. Les répondants distinguent deux démarches. La première correspond à une recherche ciblée dans le domaine pédagogique en général ou plus précisément au sujet du mouvement Freinet ou de la PMEV. La seconde, plus intuitive, renvoie à la sérendipité9 sur le Net, à l’art de trouver l’information intéressante, captivante, sans l’avoir délibérément cherché. D’une navigation plus ou moins aléatoire, de lien en lien, surgit l’inattendu, la perle rare nichée dans un coin de la toile. Le « bouche à oreille » entre collègues apparaît également comme un vecteur efficace de propagation du phénomène « listes de diffusion pédagogiques du primaire». Parmi les enquêtés, 18,7 % déclarent avoir découvert les listes grâce à un collègue.

Les colistiers font preuve de fidélité envers leur(s) liste(s) : 66,7 % sont inscrits depuis plus de deux ans, 23,3 % depuis plus de 4 ans. Les abonnés de Listecolfr et ceux des listes Freinet et PMEV s’accordent sur les fonctions principales des listes pédagogiques.

Figure 1. Rôles des listes de diffusion pédagogiques du primaire

(Ce graphique synthétise les résultats issus d’une question à réponses multiples ordonnées)

9. Ce néologisme d’influence anglo-saxonne peut être traduit par « heureux hasard ». On trouve fortuitement des informations que l’on ne cherchait pas mais dont on va tirer profit.

0,0%

10,0%

20,0%

30,0%

40,0%

50,0%

60,0%

70,0%

80,0%

90,0%

source de renseignements pédagogiques, didactiques outil de travail coopératif lieu de débat soutien moral sources d'informations générales, culturelles, artistiques ouverture sources de renseignements techniques concernant l'informatique source de renseignements administratifs observatoire du milieu enseignant lieu d'expression personnelle point de départ pour des échanges privés formation

rang 3 rang 2 rang 1

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Les listes fournissent diverses ressources pédagogiques et didactiques (79,5 % globalement sur les trois listes dont 51,6 % de rang 1), tout ce qui peut être utile pour faire la classe. Les colistiers adoptent une liste pédagogique pour des motifs essentiellement utilitaires.

Elles constituent un outil de travail coopératif (58,4 % globalement dont 26,6 % de rang 2). Intrinsèque au « self média » lui-même, cet aspect est aussi lié à l’état d’esprit, aux valeurs communes véhiculées sur ces réseaux corporatistes, dans le droit fil de l’éthique mutualiste, solidaire, prônée dans le monde enseignant. Chacun à sa mesure, dans le champ de ses compétences, apporte sa pierre à l’édifice. Les plus jeunes profitent de l’expérience des plus aguerris. On n’élabore pas forcément conjointement des outils, mais on partage assurément des ressources et l’on produit ensemble ce que l’on appelle communément « la liste », cet espace d’entraide, d’échange des savoirs et savoir-faire pédagogiques, didactiques mais également informatiques, administratifs.

Agoras en ligne, les listes de diffusion offrent aux enseignants la possibilité de débattre (45,7 % dont 16,9 % de rang 2 et 16 % de rang 3), prioritairement de pédagogie, mais également de bien d’autres sujets plus ou moins en relation avec l’École, de confronter leurs opinions. Le débat, parfois contradictoire, doit être constructif, instructif et demeurer convivial.

L’intérêt formatif des listes n’apparaît formulé explicitement qu’à la marge, par quelques colistiers de la Liste PMEV. Cependant, il se dessine en filigrane dans les trois principaux rôles conférés aux listes. Lorsque, sur les listes de diffusion, un enseignant se procure des ressources pédagogiques et didactiques, qu’il sélectionne de façon critique et réfléchie, qu’il adapte à son contexte particulier, dont il s’approprie l’essence, ne se forme-t-il pas ? De même, les coopérations multiples initiées, si élémentaires, peu abouties ou réfléchies10 soient-elles, ne constituent-elles pas les prémices d’un travail d’équipe, si rare dans les écoles où règne le « chacun dans sa classe », et donc un pas vers un plus grand professionnalisme ? Se confronter à l’opinion de l’autre et argumenter la sienne impose un travail réflexif, d’analyse de sa pratique, de questionnement de ses valeurs, de son éthique personnelle et professionnelle d’enseignant.

Participation

Le relevé de la fréquence des contributions sur les listes met en évidence une catégorisation des colistiers. Elle est comparable à celle décrite par C. Derrien (1995 ; p. 30) au sujet de l’espace Prof du réseau télématique Freinet11. L’investissement des abonnés sur les listes est très variable. Quatre degrés types ont été repérés.

10. La coopération la plus élémentaire pourrait se définir comme une simple mutualisation et la plus accomplie comme l’élaboration conjointe de ressources au profit de tous.

11. Historiquement la première liste de diffusion pour enseignants.

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46,1%

14,2%

13,2%

25,6%

intervenants actifs intervenants occasionnels intervenants très occasionnels silencieux

Figure 2. Catégories d’abonnés en fonction de leur participation

(La somme des pourcentages est inférieure à 100 % du fait des non-réponses)

La minorité active regroupe les participants actifs, voire très ou hyperactifs qui se manifestent au moins une fois par semaine sur le réseau. Ils représentent 13,2 % des abonnés. Les intervenants occasionnels, 25,6 % des abonnés, contribuent moins d’une fois par semaine mais plus de cinq fois par an. Les intervenants très occasionnels, les plus nombreux avec quasiment la moitié des adhérents (46,1 %), participent très peu, moins de cinq fois par an. Les invisibles, 14,2 % des abonnés, n’interviennent jamais. Ces chiffres démentent l’idée fort répandue selon laquelle la grande majorité des internautes fréquentant les listes serait des passagers clandestins profitant des échanges sans jamais en soutenir l’activité sur le réseau. En fait, beaucoup participent peu (71,7 %), mais participent. Cette erreur d’appréciation tient dans le manque de visibilité des participants occasionnels et très occasionnels qui contribuent trop peu pour que l’on s’en aperçoive. Les rôles ne sont pas figés. Le

« lurker »12 peut gagner en assurance et quitter sa clandestinité, l’hyperactif peut se lasser, se désengager, voire quitter la liste après en avoir épuisé l’intérêt.

Le croisement des variables « fréquence » et « sexe » nous révèle une présence masculine plus forte chez les intervenants actifs (2,9 % de plus) et occasionnels (7,4 % de plus) et à l’inverse moins forte chez les intervenants très occasionnels (8,1 % de moins) et chez les silencieux (4,3 % de moins). Plus confiants dans leurs capacités à répondre, dans leur expérience, leurs compétences, les hommes se mettent plus en avant que leurs consœurs. Une assurance socialement et culturellement construite si nous en croyons J. Fontaine, chacun joue son rôle et agit selon « une représentation sociale et culturelle de la différence des sexes » (1999 ; p. 3).

12. Ce terme anglo-saxon désigne, assez péjorativement, l’abonné qui reste invisible, en le considérant comme un voyeur qui se cache dans un but malveillant.

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Le croisement des variables « fréquence » et « âge » met en évidence une participation plus forte chez les enseignants de plus de 35 ans et donc plus expérimentés.

Concernant les motifs de participation sur les listes, nous observons une homogénéité des réponses sur les trois réseaux étudiés. Les enquêtés déclarent intervenir sur la liste, le plus souvent, pour donner une réponse (46,1 % pour les trois listes), apporter une aide s’ils possèdent les compétences idoines, en second lieu pour exprimer une demande (35,6 %) et, troisièmement, pour débattre avec leurs pairs (33,8 %). L’activité principale des listes consiste en un échange de demandes et de réponses, dont la plupart concernent la pédagogie. Les réponses sont logiquement plus nombreuses, car une même demande peut entraîner plusieurs messages en retour. Dans ce jeu de questions-réponses, une coopération s’établit entre maîtres, une coopération assez élémentaire, encore loin d’une collaboration visant à produire collectivement quelque chose de nouveau, d’original. Seul l’échantillon Freinet déroge à ce classement « réponse-question-débat » en plaçant en tête de ses motifs d’intervention la participation à un débat (40,3 %) et dépeignant ainsi la Liste Freinet comme un espace voué principalement à l’échange, la confrontation d’opinions.

Beaucoup de répondants déclarent participer pour partager des ressources, donner des références (13,2 % pour les trois listes) ou témoigner de leur pratique (8,7 %). On peut imaginer qu’ils le font spontanément, mais plus sûrement à la faveur de besoins, d’interrogations exprimés par des collègues.

Des sondés des Listes PMEV (3,6 %) et Freinet (4,5 %) modèrent les échanges, se posant en garants du bon fonctionnement de réseaux qui, quoique généralistes, ont pour objet spécifique la pédagogie dont elles portent le nom. Ils se font un devoir d’intervenir afin de recentrer la teneur des messages vers cet objet en cas de dérive ou de dérapage.

Globalement, bien que pour cette question nous observions des différences inter- listes assez sensibles, les principaux freins à la participation résident dans :

– l’insuffisance de temps disponible (17,8 %). La lecture du contenu de sa BAL (boîte à lettres) en requiert déjà beaucoup, surtout sur Listecolfr, très prolixe, avec souvent plus de 30 messages journaliers (parfois plus de 150), il n’en reste guère pour se lancer dans la production ;

– le cantonnement dans un rôle de lecteur, d’observateur (14,6 %). Ces abonnés se satisfont de la lecture des messages et préfèrent s’abstenir de participer ;

– le sentiment d’incompétence (10 %). Les « ténors » en imposent par l’étendue de leur connaissance, leur style, leur aura, leur éloquence. Les enquêtés des listes PMEV et Freinet argumentent fréquemment de leur non-participation par leur défaut de pratique de la PMEV ou de la pédagogie Freinet. En effet, comment contribuer et même interroger à propos d’un sujet que l’on ne maîtrise pas ? Cela réfrène également les velléités de questionnement car risquerait d’exposer une ignorance

« honteuse » ;

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– le manque de rapidité (9,6 %). La réactivité de certains colistiers laisse pantois ceux qui peinent à rédiger une réponse, en vérifient le fond et la forme, soupèsent chaque mot avant de l’expédier dans l’espace public de la liste ;

– une préférence pour la communication privée (7,8 %). Cette attitude peut provenir d’une certaine pudeur, de la crainte de s’exposer ou d’une volonté de ne pas encombrer la liste. Cela met en lumière le double trafic généré, l’un public, visible sur la liste, l’autre privé, mais invisible et donc très difficile à évaluer ;

– l’intolérance de certains colistiers (6,8 %). C’est un facteur d’autocensure avancé par des abonnés qui ne supportent pas le ton vif, l’agressivité des réactions (8,7 %). Ils ne veulent pas courir le risque d’être jugés sévèrement, traités violemment. L’interactivité et la vitesse du média encouragent la discussion, la confrontation des opinions, mais il faut faire attention, les maladresses dans le verbe, l’exégèse ou le ton enflamment très vite les courriels.

La communication sur les listes pédagogiques

Grâce à l’analyse de contenu de trois mois d’échange, nous procédons ci-après à un examen approfondi de la communication sur les listes et comparons le déclaratif recueilli par questionnaire électronique à la réalité des contributions. Nous ne mettons pas en doute la sincérité des enquêtés, mais savons le penchant à l’auto- complaisance de tout être humain.

Thèmes abordés13

Sur les listes généralistes qui leur sont destinées, les enseignants du primaire discourent surtout (39,6 % de messages) au sujet des processus d’acquisition et de transmission des connaissances, fondement même de leur activité professionnelle. Ils parlent principalement de pédagogie (conduite de la classe, dispositifs mis en place pour permettre aux élèves d’apprendre : gestion de la difficulté scolaire, différenciation, organisation du temps, mise en place d’ateliers, proxémie, cadre d’utilisation des TIC…) et de didactique (contenus du savoir à enseigner : la division au CM2, la frise chronologique en histoire, le choix d’un logiciel de géométrie…).

La deuxième thématique abordée concerne l’« administratif » (18,5 % des messages) et plus précisément le fonctionnement de l’école (direction, réglementation, organisation de la surveillance de cour, répartitions de classes, sécurité, commandes de fournitures, relations avec les parents, budget, remplacements…), le déroulement de la carrière (mouvement, inspection, promotion, concours, retraite…).

13. Les messages ont été classés en fonction de leur thématique essentielle.

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Vient ensuite l’informatique (15,3 % des messages). La communication via les réseaux numériques repose sur la technologie informatique et exige un minimum de compétence en la matière. Les abonnés n’hésitent pas à aborder ce thème (fournisseurs d’accès Internet, logiciels, virus, achat de matériel, pannes, consommables, tarifs, programmation, mise en réseau de machines…) car ils savent que leurs interlocuteurs sont des gens relativement qualifiés en informatique, voire, pour quelques-uns, des experts (à l’exemple les animateurs TICE), des passionnés. Il y a toujours quelques abonnés prêts à renseigner et dépanner un colistier confronté à une difficulté informatique dans son école ou à son domicile.

Intention de communication

Les participants interviennent essentiellement pour répondre à une demande de leurs colistiers (47,3 % des messages). Ils fournissent de l’aide, une ressource, une information, une idée ; ils demandent des précisions pour mieux répondre ; ils indiquent que le message est passé, qu’ils ont compris ; ils apportent un soutien moral ; ils conseillent.

Ils expriment leur opinion sur les listes, authentiques agoras virtuelles dans le cyberespace (23,4 % des messages). Les intervenants donnent leur avis sur un sujet, argumentent, font une remarque orientée dans un fil de discussion. Les débats, généralement constructifs et courtois, s’enveniment quelquefois (3,5 à 4,6 % des messages). Des colistiers passionnés expriment avec force et conviction leurs positions, ce que d’autres prendront parfois pour de l’intolérance, du dogmatisme.

Les discussions peuvent dégénérer soudainement. Il arrive qu’un protagoniste exprime son opposition avec violence, agressivité, mépris. Certains colistiers spécialistes du « coup de gueule » intempestif et gratuit, semblent prendre les listes pour des défouloirs, des exutoires où ils épanchent leurs frustrations mal maîtrisées.

L’absence de contact physique entre interactants semble susciter une désinhibition de certaines personnalités.

Toutefois, le savoir-être se manifeste davantage que l’agressivité. La convivialité marque explicitement plus de 10 % des messages émis sur les trois listes. Des colistiers encouragent, remercient, s’excusent, félicitent, souhaitent la bienvenue, adressent leurs vœux pour le nouvel an, se présentent, font de l’humour, notamment pour conclure un message, probablement pour relativiser et dédramatiser. Tout cela rend la vie de la liste plus plaisante, plus humaine. Des petites histoires, des blagues, des anecdotes, des attentions agrémentent la liste. Toutes ces « futilités » font de la lecture des messages un moment agréable de détente. Ces énoncés phatiques, qui ne visent pas à transmettre de l’information, créent du lien social et portent des émotions. Ils permettent de mieux se situer dans un espace de communication virtuel, inhabituel et déroutant.

Les messages-réponses sont le corollaire des appels à l’aide, des questions posées et des demandes de précisions, d’exemples concrets, de ressources, de pistes de

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travail. Demandes et réponses s’entretiennent mutuellement, les premières appellent les secondes qui à leur tour suscitent d’autres interrogations. Le rapport nombre de demandes / nombre de réponses indique qu’une demande reçoit 2,5 réponses en moyenne sur Listecolfr et la Liste Freinet et 1,8 réponses en moyenne sur la Liste PMEV. La pertinence et le nombre des réponses incitent à questionner car l’espoir d’un retour efficace est élevé.

Des abonnés offrent à leurs collègues abonnés des ressources utiles : liens hypertextes vers des sites sur la toile, références bibliographiques, titres de publications, coordonnées d’organismes, bons plans… Ils partagent, alors que d’autres préfèreraient profiter égoïstement de leurs atouts, en conserver la primeur pour mieux se faire valoir. Sur Listecolfr, 19,3 % des messages parus durant les mois de janvier, février et mars 2003 proposaient diverses ressources. Cet altruisme n’est peut-être pas complètement désintéressé, car il crée une dette pour celui qui en profite. Le don appelle le contre-don (Mauss, 1950).

Les listes offrent de nombreux témoignages de praticiens : une expérience, une pratique, un moment de classe, des travaux d’élèves, une particularité locale... Des enseignants retracent un moment vécu afin de fournir des exemples concrets à un de leurs pairs en recherche ou d’appeler à réaction parce qu’ils sont insatisfaits, désappointés ou surpris par un point précis du fonctionnement de leur classe. C’est sur la Liste PMEV que l’on trouve le plus de témoignages. Des néophytes qui s’essaient à la PMEV (16,7 %), modèle pédagogique encore naissant et méconnu, en sont friands.

Des contributeurs informent ou apportent spontanément un complément d’information sur un sujet, sans demande préalable, c’et le cas surtout sur la Liste Freinet (27,1 %), et à un degré moindre sur la Liste PMEV (15,1 %). Certains ne font que faire suivre un message paru sur une autre liste, un forum, ou communiquer un article de presse trouvé sur le Net.

Degré d’interactivité

L’analyse de contenu confirme l’interactivité repérée précédemment. Il est assez peu fréquent qu’un message reste sans réponse. C’est le cas pour environ un message sur dix sur l’ensemble des trois listes. Il s’agit généralement d’un message « non- conversationnel » qui transmet une information, donne une référence et n’appelle pas de réponse, mais aussi bien souvent d’une erreur ou d’un test. Précisons toutefois que, sur la Liste Freinet, le nombre de messages « orphelins » atteint 20,3 %, le double de chez ses consœurs. Ce réseau apparaît donc comme le moins interactif, le plus déclaratif des trois. Fréquemment sur cette liste, on informe, on affiche ses positions avec une vigueur et un aplomb qui laissent peu de place à la discussion.

Les listes sont néanmoins, toutes trois, de véritables espaces d’interrelations soutenues. Globalement, plus des trois quarts des messages publiés (76,1 %)

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correspondent à des réponses à un message initial14. Plus de 20 % des réponses sont de rang 2 et, pareillement, plus de 20 % sont de rang 3 ou plus, ce qui révèle une assez forte intensité des interactions sur ce média électronique. C’est sur Listecolfr que les fils de discussion s’avèrent les plus longs. Les messages de rang 3 et plus (23,6 %) sont plus nombreux que ceux de rang 2 (22,5 %). Nous avons observé des enchaînements longs de plus de cinquante messages, à propos de sujets sensibles, voire polémiques, comme l’intégration dans le corps des professeurs des écoles, le travail occupationnel pour les élèves rapides en classe, les méthodes de lecture, etc.

Un propos en appelle fréquemment un autre. Chemin faisant, la conversation s’écarte de son sujet d’origine, ce qui donne lieu à des actualisations des en-têtes de messages (pour environ 17,8 % des réponses selon nos relevés), conformément aux règles de la Netiquette. On observe par exemple sur Listecolfr, la plus prolixe des listes, une tendance à un ajustement de l’objet des messages au fur et à mesure de la prolongation du fil de discussion (3,8 % pour les messages de rang 1, 5,8 % pour ceux de rang 2 et 8,2 % pour ceux de rang 3 et plus).

Degré d’engagement des abonnés

Le très faible taux d’adhésion aux listes de diffusion pédagogiques du primaire invite à ne pas surestimer l’impact de ces réseaux sociotechniques sur la corporation des maîtres du primaire. Le taux de participation mensuel des abonnés modère à son tour l’enthousiasme des laudateurs des listes. Nous l’avons évalué pour les mois de janvier, février et mars 2003 : il avoisine 30 % en moyenne sur Listecolfr et 16 % en moyenne sur les listes PMEV et Freinet, mais avec de fortes disparités mensuelles pour ces dernières. Ces taux sont comparables à ceux mesurés par B. Drot-Delange (2001a ; p. 243) sur des listes pédagogiques disciplinaires pour enseignants du second degré (10 à 30 %).

À partir de ces taux mensuels, nous extrapolons une proportion de silencieux comprise entre 70 et 80 %, ce qui est énorme, bien au-delà de ce que nous avons évalué grâce aux réponses à notre enquête par questionnaire. Toutefois, rappelons que les périodes considérées ne sont pas équivalentes. Les participants occasionnels ont davantage d’opportunités de participer sur une année que sur un mois.

Le taux de participation est largement plus élevé sur la liste qui compte le plus d’adhérents, Listecolfr, que sur la Liste PMEV et la Liste Freinet (environ le double).

Ce point semble contredire M. Smith (1992) selon lequel la propension à demeurer dans l’ombre de la liste, dans la « clandestinité », tout en en profitant, croît avec le nombre d’abonnés. Néanmoins, précisons que l’objet de Listecolfr (tout ce qui a trait à l’école en général) est plus large que celui des deux autres listes, consacrées à un courant pédagogique particulier. Une indication qui a son importance, car il est plus

14. Les messages initiaux représentent 13,5% de la totalité des échanges.

(13)

aisé pour tout un chacun de contribuer à propos d’un large objet que sur un sujet plus spécialisé.

Répartition de la parole

Nous l’avons vu, tous les abonnés n’interviennent pas et, parmi les participants, les niveaux de contribution varient considérablement. Un examen de la concentration de la parole sur trois mois consécutifs nous permet d’apprécier plus précisément l’inégale répartition de la parole parmi les auteurs.

Figure 3. Courbe de concentration de la parole

Sur Listecolfr, 84 abonnés assez actifs ont émis au moins 10 messages. Ils ne représentaient que 21,5 % des expéditeurs, mais ont produit plus des deux tiers des messages (71,5 %) ; 38 abonnés (9,7 % des auteurs) en ont expédié au moins 20, soit au total plus de la moitié des messages (54,7 %) ; 12 abonnés très actifs (3,1 % des auteurs) en ont expédié au moins 50, soit plus d’un tiers des messages (33,5 %) ; 3 abonnés « hyperactifs » en ont expédié plus de 100, soit 17,7 % des messages.

MM Listecolfr

……. Liste Freinet - - - - Liste PMEV

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Sur la Liste PMEV, 16 abonnés assez actifs (17,8 % des auteurs) ont émis au moins 10 messages, totalisant 60,6 % des messages ; 6 abonnés actifs (6,7 % des auteurs) en ont expédié au moins 20, soit 38,8 % des messages. Un abonné très actif en a expédié 91, soit 16,2 % des messages, à lui seul.

Sur la Liste Freinet, 16 abonnés assez actifs (9,4 % des auteurs) ont émis au moins 10 messages, soit deux cinquièmes des messages (40,9 %) ; 8 abonnés actifs (4,7 % des auteurs) en ont expédié au moins 20, soit plus d’un quart des messages (28,1 %).

La concentration de parole s’avère extrême. Peu de personnes s’expriment régulièrement et la minorité active occupe l’essentiel de l’espace de communication.

L’esquisse d’une courbe de concentration de la parole prend la forme d’une demi-parabole ascendante. Elle illustre bien l’extrême inégalité de la répartition de la parole entre les auteurs. La moitié du volume des messages est l’œuvre de 8 à 15 % des auteurs selon les listes. La concentration est la plus forte sur Listecolfr alors qu’elle paraît un peu mieux répartie sur les deux autres listes.

Un rapport particulier à la formation, aux TIC et au savoir

L’analyse de contenu de 25 entretiens dessine le profil des abonnés aux listes de diffusion pour enseignants du premier degré sous l’angle de leur rapport à la formation, aux TIC et au savoir. C’est elle, en définitive, qui nous permet de tester notre hypothèse. Longuement interrogés, des abonnés interprètent leur expérience sur les listes et nous révèlent le sens qu’ils lui confèrent.

Rapport à la formation

Les abonnés sont des « scientifiques », 19 des 25 enquêtés sont titulaires d’un baccalauréat d’une filière dite scientifique ou technique. En dépit de sa non- représentativité, notre échantillon nous dévoile des tendances. En l’occurrence, il nous indique que les enseignants qui s’approprient les listes de diffusion pédagogiques possèdent, dans leur majorité, un bagage scientifique. Cette application informatique élémentaire reste, à l’image des TIC, le domaine des enseignants « scientifiques » et « techniciens ».

Nos informateurs affirment leur disposition à l’autodirection. Leurs orientations scolaire, universitaire, professionnelle, pédagogique, émaillées de choix singuliers, dérogatoires aux logiques habituelles, en témoignent. Elles marquent un souci de répondre à des aspirations personnelles, de décider de leur propre trajectoire.

Les enquêtés manifestent une curiosité intrinsèque, multidirectionnelle, une ouverture générale qui les pousse à mener des explorations tous azimuts. Ils pratiquent des loisirs variés, enrichissants, instructifs, souvent emprunts d’un fort

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degré de technicité. Ils s’investissent dans la vie associative, politique, syndicale, le militantisme. Ils font preuve d’une appétence pour le savoir sous toutes ses formes.

Ils saisissent un maximum d’opportunités de formation formelle ou informelle. Leur posture de recherche passe par une remise en question permanente ; ils souhaitent évoluer, progresser professionnellement, humainement.

Ils qualifient tous d’autoformation leur pratique formative dominante. Une autoformation perpétuelle, existentielle, dans la perspective de mener à bien ses projets, de « se donner une forme » (se former) pour « produire son existence » (Pineau, 1985). Apprenants autonomes, responsables, volontaires, souples, créatifs, ils ont une tolérance vis-à-vis de l’incertitude, ils positivent dysfonctionnements et erreurs. Ils font preuve d’autodirection dans leurs apprentissages, organisés et contrôlés grâce au développement de capacités métacognitives. Praticiens réflexifs, ils opèrent un retour sur leur expérience en vue de se perfectionner.

Leur autoformation requiert de l’autonomie. Elle correspond à une conduite individuelle. Elle n’en demeure pas moins un processus socialisé et se décline en une coformation, une formation mutuelle entre pairs (conjoint, frère ou sœur, amis, collègues…) qui articule l’individuel et le collectif. Il faut cultiver les contacts, se créer un réseau de ressources. L’adhésion à une liste de diffusion constitue en ce sens une authentique stratégie sociale de formation.

Autoformants convaincus, les interviewés ne rejettent pas pour autant l’hétéroformation, mais exercent un regard critique à son égard et sont très sélectifs.

Elle doit présenter un intérêt avéré. Ils veulent des garanties car ils ont été échaudés par des expériences décevantes, tout particulièrement au cours de leur formation professionnelle, tant initiale que continue.

Rapport aux TIC

Le bagage scientifique de nos informateurs éclaire leurs prédispositions pour l’informatique. Ce domaine reste, malgré sa vulgarisation et une ergonomie accrue, encore très techniciste. On y parle de puces, de disque dur, de processeurs, de logiciels, de connexion, etc.

Tous ces enseignants possèdent un ordinateur connecté et soulignent que le

« déclic de l’achat » a marqué une étape décisive dans leur apprentissage de l’informatique. L’expression récurrente collectée au sujet de leur usage de l’informatique est « à tout ». La palette des utilisations s’avère variée. Six usages émergent : concevoir des documents ; se documenter ; communiquer ; gérer ; traiter du son et de l’image ; jouer. Véritables explorateurs en matière de TIC (Tessier, 1999), nos informateurs les pratiquent quotidiennement et maîtrisent des compétences en informatique que ne peuvent revendiquer la plupart des maîtres. Les usages personnels et professionnels des TIC s’imbriquent, mais l’ordinateur demeure un outil professionnel en premier lieu, un auxiliaire devenu indispensable pour

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préparer la classe (planification, conception de supports pour les élèves) et dans la classe avec les élèves. Les enquêtés indiquent à ce propos leur préférence pour un îlot de machines dans la classe, mettant de facto l’informatique au service de toutes les disciplines, plutôt que pour une salle dédiée propice à l’enseignement d’une nouvelle discipline : l’informatique.

Nos informateurs se sont autoformés en informatique, en tâtonnant, au fur et à mesure de leurs découvertes, au gré de leurs projets et de leurs acquisitions de matériels et de logiciels, mais également par coformation, en ayant recours à leur réseau social de pairs (intimes, amis, collègues, copains militants…). Cela conforte le profil formatif dépeint précédemment.

Au sein de notre échantillon, nous distinguons les explorateurs passionnés des explorateurs utilisateurs. Les premiers investissent, sans trop compter, en temps et en argent dans les TIC. Ces passionnés sont innovateurs, créatifs en matière de TIC. On trouve dans cette catégorie des animateurs informatiques, des gestionnaires de listes, des webmestres, des concepteurs de sites, des programmateurs. Les plus expérimentés peuvent même être qualifiés de pionniers. Ils ont participé au défrichage de l’informatique scolaire, à l’époque héroïque de l’informatique

« maison » (avant le plan Informatique pour tous de 1985), ils ont programmé en LOGO et en BASIC. Les seconds ne sont pas des passionnés, des innovateurs. Ils s’approprient les outils, les innovations technologiques de leur temps susceptibles de servir leurs intérêts personnels et pédagogiques.

Les abonnés interrogés font part de leur assiduité sur les listes de diffusion pour enseignants du premier degré et avouent même une certaine accoutumance vis-à-vis de cette communication de groupe. Beaucoup admettent prendre un réel plaisir à cette activité journalière de lecture ou lecture-écriture.

La fréquentation des listes est motivée par un rationalisme instrumental. Les colistiers recueillent une grande variété d’informations, d’idées pratiques et concrètes réinvestissables dans la classe, de renseignements ponctuels, de considérations théoriques. Les listes constituent une précieuse source d’informations, essentiellement pédagogiques. La communication, fortement bruitée, exige un traitement rigoureux de l’information, mais favorise la sérendipité, assure le repérage de l’innovation par une exploration multidirectionnelle. Plusieurs enquêtés font part de leur posture de veille informationnelle sur ces réseaux, ce qui élucide au passage l’état de dépendance évoqué précédemment. Des abonnés s’expriment dans l’agora virtuelle afin d’obtenir rapidement une information plus ciblée et personnalisée, pour échanger, coopérer, par altruisme, mais aussi pour être acteur, prendre le pouvoir, par narcissisme ! Participer, c’est s’exposer et cela suppose une légitimité à intervenir issue de son expérience, de sa fonction, de ses titres, de son aura, de son style.

Les listes permettent aux maîtres inscrits de s’ouvrir sur d’autres horizons, de vaincre l’ « enfermement pédagogique ordinaire » (Boumard, 1989) en leur offrant un espace neutre où ils peuvent partager leurs expériences, leurs difficultés, leurs

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doutes, leurs échecs et leurs réussites. Elles créent du lien social : en s’abonnant, un enseignant agrège le groupe de colistiers à son réseau personnel. Des relations plus personnelles se tissent dans un réseau secondaire privé, où l’intimité peut se dévoiler.

« Accros » des listes, nos enquêtés n’en ménagent pas pour autant les critiques à leur égard, critiques conformes à celles listées lors de l’enquête électronique (cf.

section Participation). La communication hybride, à mi-chemin entre l’écrit et l’oral, leur semble imparfaite car souvent spontanée, trop peu nuancée. Elle inaugure un nouveau mode de relation à l’impact incertain. Le déchet s’avère de plus conséquent.

Les erreurs, le bavardage, l’étalage ostentatoire, les perturbations volontaires (entrisme, « trollisme »15) contreviennent à la Netiquette et constituent autant de parasites qui contrarient la réception de l’information. L’agressivité16, l’intolérance de certains nuisent à la participation. Des colistiers échaudés s’abstiennent de toute intervention ou contribuent a minima, en prenant soin de lisser leurs propos. Le volume important de messages à traiter quotidiennement (plus de 150 certains jours pour la seule Listecolfr) apparaît aux yeux de beaucoup comme un point négatif des listes, car dévoreur d’un temps précieux. Les contributeurs s’irritent de la passivité d’une majorité d’inscrits qui profite des échanges sans jamais participer. Ils réprouvent ce comportement consumériste qu’ils surestiment toutefois car, nous l’avons vu, seulement 14,2 % des abonnés n’écrivent jamais (cf. section Participation).

Comme les répondants au questionnaire, les enseignants interrogés n’assignent pas spontanément un rôle formatif aux listes de diffusion pédagogiques, ils ne se sont pas inscrits dans cette intention. Cependant, interrogés plus spécifiquement à ce sujet, ils affirment pour la plupart que ces réseaux contribuent à leur formation professionnelle. Les échanges entre maîtres sur une liste pédagogique nourrissent leur réflexion, enrichissent leur répertoire professionnel. Nos informateurs signalent tous l’influence de messages sur leur pratique de maître et mentionnent des changements opérés. Les évolutions concernent des techniques particulières, des activités, des domaines scolaires précis, mais parfois c’est toute une organisation, une façon de faire la classe qui est modifiée et, par delà, une vision de l’école, une identité professionnelle. Nous remarquons cependant que les évolutions semblent répondre à une aspiration latente de maîtres en recherche de renouvellement, de perfectionnement, d’efficacité. Les listes concourent à l’autoformation des abonnés.

Une autoformation :

15. Le troll, du nom d’une créature apparentée aux ogres, bien connue des amateurs de l’œuvre de J.R.R. Tolkien et de jeux de rôles, est un personnage malfaisant qui s’attaque aux listes de discussion et aux forums dans le but de les déstabiliser en lançant, par exemple, des sujets qui fâchent.

16. Les messages enflammés frappent les esprits bien qu’ils soient en définitive assez rares.

En effet, dans notre corpus de 5113 messages, nous n’avons relevé « que » 3,7 % de messages au contenu belliqueux, alors que ceux exclusivement destinés à marquer la sociabilité, la convivialité représentent 12 % de la totalité des messages.

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– sociale : la formation sur les listes résulte d’échanges horizontaux entre pairs.

Le double processus de formation engagé fait de chacun un formé et un formant. Les colistiers coopèrent, se coforment, ils « mettent en résonance leurs savoirs » (Leray, 2002 ; p. 254). Ils apprennent dans et par le groupe social ;

– informelle : les listes pédagogiques n’ont pas pour objet annoncé la formation professionnelle des maîtres, pour autant leur fréquentation donne lieu à des apprentissages spontanés. Les maîtres y développent des compétences professionnelles jamais enseignées ni apprises en formation institutionnelle initiale ou continue ;

– d’accompagnement (Dumazedier, 2002 ; p. 70) : ils complètent leur formation professionnelle sur les listes. Un aggiornamento indispensable, car le savoir à enseigner évolue, le public scolarisé également ;

– existentielle : mus par une dynamique vitale, ils entendent donner un sens, une direction et une dimension à leur existence. Ils s’approprient le pouvoir de se former par eux-mêmes afin de mieux se connaître et comprendre leur environnement.

Curieux et ouverts, ils ne négligent aucune opportunité potentiellement formative, leur présence sur les listes en atteste.

Rapport au savoir

Nous n’avons pu vérifier l’adéquation des témoignages recueillis avec les pratiques de classe effectives. Cependant nos informateurs, en exprimant leur représentation d’eux-mêmes dans le rôle du maître, révèlent leur rapport au savoir à enseigner et au « savoir-enseigner ».

Nos interlocuteurs se placent résolument dans une perspective constructiviste, une perspective d’apprentissage et non dans une logique d’enseignement. C’est, sans surprise, le cas pour les militants Freinet et les praticiens de la PMEV d’inspiration Freinet, mais également pour les abonnés de Listecolfr qui ne se réclament d’aucun courant. L’élève construit ses connaissances qui procèdent d’une transformation d’informations et de leur assimilation à son système de représentations. Les enseignants interrogés se définissent comme des médiateurs entre le savoir et l’élève et non en tant qu’experts omnipotents transmetteurs d’un savoir constitué que les élèves doivent emmagasiner, mémoriser. Ces pédagogues adoptent une pédagogie active centrée sur l’enfant. Ils considèrent l’enfant dans sa globalité. Ils favorisent son autonomisation par une grande responsabilisation, une dévolution importante dans ses apprentissages. Ils privilégient les situations-problèmes où l’élève est l’acteur et met du sens. Ils prennent en compte l’hétérogénéité et adoptent une pédagogie différenciée. Cela ne va pas à l’encontre d’une vie collective de classe, car ils sont adeptes des pédagogies coopératives. Ils accordent une large place à la dynamique du groupe-classe et encouragent les réalisations collectives, l’entraide et les débats. Leur rapport au savoir à enseigner et leur rapport au savoir en tant qu’apprenant s’accordent : eux-mêmes autoformants, ils visent à développer

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l’autonomie, la métacognition, la coformation dans leur classe. S’emparant de son pouvoir de formation, l’apprenant doit devenir lui-même un autoformant.

Nos informateurs intègrent l’informatique dans la classe en tant qu’outil au service des apprentissages et non comme une nouvelle discipline. Les élèves acquièrent une culture TIC au fur à mesure des utilisations, lors d’activités variées.

Une « cyberexpérience » singulière

La sociologie de l’expérience de F. Dubet se révèle un modèle théorique pertinent pour reconstruire une expérience originale dans le cyberespace : l’expérience sociale des abonnés aux listes de diffusion pour enseignants du premier degré. Les colistiers en appellent aux trois logiques élémentaires de l’action pour analyser et justifier leur fréquentation des listes pédagogiques.

Stratégie

Le registre de l’action stratégique ressort en premier lieu du discours des abonnés. Les enseignants adhèrent aux listes pour des raisons essentiellement utilitaires. Ils souhaitent retirer un maximum de ressources, pédagogiques pour l’essentiel, mais également informatiques, administratives, culturelles, de leur présence sur ces réseaux.

Une liste s’apparente à un marché où l’acteur construit une rationalité limitée en fonction de ses objectifs, de ses ressources, de ses inclinaisons. Intéressés et calculateurs, les abonnés mesurent le coût de leur investissement au regard des bénéfices matériels et symboliques (aura, reconnaissance…) escomptés. Ils font ce qu’il y a de mieux pour eux, appréciant avantages et inconvénients de leurs actes.

Participer requiert de la réflexion, du temps et expose à la critique, la contradiction, la vindicte. Des colistiers se contentent de recevoir sans supporter le coût de la contribution. Ils adoptent une posture de veille informationnelle et sont à l’affût de la ressource, de l’idée, de l’innovation qui ne manque pas d’émerger du flot des messages. La participation s’avère rentable en revanche si l’on souhaite une information précise, rapide, personnalisée, sur un thème donné.

Une liste correspond à un espace de concurrence et d’alliance dans lequel chacun est l’adversaire ou l’allié potentiel de tous. S’exprimer, répondre, débattre, c’est devenir acteur, entrer en compétition avec d’autres intervenants. Les contributeurs entrent dans le jeu de la concurrence pour obtenir les biens rares : le pouvoir, l’autorité, le prestige, la reconnaissance. Ils doivent faire preuve de leur légitimité à s’exprimer sur la liste (expérience, fonction, style, aura). Les membres de la minorité active disposent assurément de ce capital, inégalement distribué.

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Pour que le « jeu » reste possible, il faut en maintenir les règles. Il faut réguler les échanges pour en assurer la pérennité. Les interlocuteurs établissent eux-mêmes, sans discontinuer, les conditions même de l’échange. Les marques de sociabilité et la modération des excès entretiennent le fair-play. Les abonnés se portent garants du fonctionnement de leur liste. Les gestionnaires n’interviennent généralement que dans les cas les plus extrêmes.

Intégration

À côté de la sphère individualiste, utilitariste se tient la sphère de l’intégration.

Les enseignants portent en eux des normes et des valeurs qu’ils ont intériorisées.

Elles définissent leurs relations sociales, assurent leur adaptation à la société dans laquelle ils vivent, à travers la représentation de leur rôle et de leur position. Cette identité intégrative, issue d’un processus de socialisation, accompagne l’acteur dans toutes ses conduites, ses actions et, par conséquent, dans son expérience sur une liste de diffusion. Cette « seconde nature » guide ses interactions, le situe par rapport à ses pairs, colistiers.

L’identité des colistiers correspond aux valeurs institutionnalisées dans leurs rôles sociaux, celui de maître d’école en tête. C’est à ce titre qu’ils se sont inscrits, pris par un statut qu’ils ont assimilé au cours d’une socialisation secondaire, professionnelle. Ils occupent un rôle et une place qui leur préexistent. Être instituteur ou professeur des écoles, c’est comprendre et faire siennes les attentes sociales bien établies des collègues, de l’administration, des élèves, des parents. Les maîtres

« jouent » aux maîtres et finissent par y croire. Quand ils interviennent, donnent leur opinion sur une liste, cette part de leur personnalité règle leurs relations avec les autres colistiers, leur mode d’argumentation, de légitimation. Ils s’expriment comme des maîtres et utilisent un langage professionnel commun. Ils affichent des valeurs centrales de leur identité d’enseignant : souci de l’enfant-élève, équité, respect des programmes, recherche de performances, évaluation, esprit de corps, solidarité, mutualisme.

Une liste constitue une philia, un groupe d’appartenance convivial, un collectif d’égaux, d’enseignants préoccupés par tout ce qui touche à l’école. Ce type de réseau sociotechnique horizontal et multipolaire favorise la mutualisation, la coopération, développe le lien voire l’amitié entre pairs, mais aussi un contrôle social envers les prétentieux, les cuistres, les intolérants… Les colistiers interrogés aiment leur(s) liste(s), ils lui sont fidèles et évoquent même une certaine dépendance.

L’identité collective qui se dégage des discours sur la liste fait écho à la leur. Ils se

« retrouvent sur la liste », ce « nous » qu’ils défendent et dont ils assimilent les règles.

Les listes concourent à la formation des enseignants du premier degré dans le sens d’une professionnalisation du métier. Les colistiers s’autoforment, intègrent les technologies numériques dans leur vie personnelle et professionnelle et privilégient

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une pédagogie de l’apprentissage. Maîtres zélés, ils répondent en quelque sorte aux injonctions de l’institution en développant de nouvelles compétences professionnelles.

Subjectivation

La conduite sociale des abonnés ne se réduit pas à l’adhésion à des valeurs, à l’application de codes intériorisés, non plus qu’à l’enchaînement de choix stratégiques.

Les colistiers sont des sujets définis par une distance à eux-mêmes, par une capacité critique qui leur donne un sentiment de liberté, d’initiative, la possibilité de dire « Je ». Leurs orientations post-baccalauréat, professionnelle et pédagogique, témoignent de leur disposition à l’autodirection. Ils veulent être acteurs de leur vie, réaliser leur idéal. Ils ne se résument pas à leur rôle ou à leur intérêt. Curieux, ouverts, en recherche, ils accèdent à des points de vue différents des leurs. Ils se révèlent à eux-mêmes, se déprennent d’eux-mêmes et peuvent sortir de schémas inscrits, au-delà de leur conscient.

L’adhésion aux listes, conduite individuelle, délibérée, marginale chez les enseignants du premier degré, atteste de leur autonomie. Elle porte en elle la subjectivité d’enseignants en questionnement par rapport à leur métier de l’humain, en recherche d’une identité sociale profonde, d’une authenticité. La subjectivité des abonnés se traduit dans leur engagement d’enseignants authentiques, engagement vers des modèles culturels qui construisent leur représentation du métier, de l’éducation, de l’être humain et donc d’eux-mêmes. Ils se définissent par un humanisme, une éthique, une déontologie, des valeurs centrales. Ils font état de leur débat intérieur au sujet des finalités de l’École, de la justice scolaire, de leurs convictions idéologiques et politiques. Leur souci de vérité relève parfois d’une lutte contre les normes, les rôles attendus par les collègues, les parents, les élèves, la hiérarchie et auxquels ils ne se conforment pas.

Les listes de diffusion concourent à l’autoformation de pédagogues créatifs, rompus à l’autodirection, qui affirment un propre mode d’accès au savoir et de construction identitaire. Lieux d’échange des expériences subjectives, elles favorisent le retour réflexif de chacun sur ses pratiques d’enseignant.

L’autoformation, véritable quête de sens qui vise à produire sa vie (Pineau, 1983) relève d’un processus biocognitif (idem), de soi à soi, mais aussi de soi aux autres, une coformation à l’exemple de la coopération initiée sur les listes.

Conclusion

Une minorité d’instituteurs et de professeurs des écoles présente sur les listes de diffusion pédagogiques du premier degré vit une expérience sociale originale,

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combinaison des trois logiques élémentaires de l’action, dans le cyberespace de communication. Ces enseignants, atypiques au sein de leur corporation de par cette

« cyberconduite », entretiennent un rapport particulier à la formation, aux TIC et au savoir. Autoformants, explorateurs en matière de TIC, ils se placent dans une perspective socioconstructiviste et se décrivent comme des facilitateurs des apprentissages des élèves.

La fréquentation des listes pédagogiques est liée à un rationalisme instrumental.

Elle est motivée pour l’essentiel par l’obtention rapide, aisée et libre de ressources pédagogiques et didactiques, ce que confirment B. Drot-Delange (2001a)17 et J. Mauger18 (2000) dans leurs recherches respectives, mais pour des listes disciplinaires du second degré.

Les colistiers mutualisent ressources, pratiques, expériences mais ne collaborent pas à des réalisations originales propres aux groupes d’abonnés. B. Drot-Delange (2001b) dresse pareillement le constat d’une coopération limitée, ne relevant pas d’un travail d’équipe abouti. Les listes s’apparentent davantage à des équipes lato sensu (Perrenoud, 1997 ; p. 26-33), des groupes d’échanges qu’à des équipes stricto sensu (idem) avec une coordination des pratiques. Toutefois, nous ne partageons pas l’avis de cette chercheuse qui dénie le caractère formatif de ces réseaux sociotechniques arguant de leur incapacité à capitaliser des connaissances (ibid.) et appelant d’autres outils « pour passer de la discussion à la formation et au partage des connaissances » (ibid., p. 19). Apprendre n’est pas stocker ici ou là ou en soi, mémoriser, mais comprendre, transformer ses représentations et interconnecter des connaissances.

Les listes participent à l’information de leurs abonnés actifs ou simples lecteurs, mais plus encore à leur formation professionnelle continue, bien que cela n’en soit pas la finalité annoncée. Les colistiers s’autoforment. Ils se donnent une nouvelle forme, consciemment ou non, en incorporant à leurs propres connaissances les apports pratiques et théoriques au plus près de leurs intérêts qui circulent sur le réseau. Cette autoformation ne rime pas avec « soloformation » (Carré, 1999 ; p. 19) mais avec coformation. Ce média coopératif, de par son essence même, contribue au partage des savoirs théoriques, pratiques, d’expériences entre pairs.

M. Kalogiannakis (2004) observe, sur les listes du second degré Physchim et TPE- TICE, un processus de formation analogue qui concourt au renouvellement de la manière d’enseigner des professeurs abonnés.

Faciles à mettre en œuvre, vecteurs efficaces de formation des maîtres, qui plus est dans le sens d’une professionnalisation du métier d’enseignant, peu coûteuses (les maîtres se forment entre eux et chez eux) dans un contexte de compression budgétaire, un avenir radieux semblerait donc se dessiner pour les listes pédagogiques. Elles devraient pouvoir accompagner le renouvellement d’une frange 17. Enquête auprès des abonnés des listes Ecogest, Inter-ES et Pagestec.

18. Enquête auprès des abonnés de la liste Profs L.

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conséquente de la corporation appelée à faire valoir ses droits à la retraite au cours des dix prochaines années, en contribuant à la transmission de la culture, de l’identité professionnelle des anciennes générations de maîtres vers les nouvelles.

Leur intégration à un dispositif de formation initiale et continue des maîtres doit être sérieusement envisagée. Elles peuvent constituer un puissant vecteur de socialisation professionnelle des enseignants débutants, souvent déstabilisés par l’état d’urgence, de survie, de leurs premiers mois de classe. Ils y trouveraient aide, conseil et réconfort auprès de leurs pairs, confrontés à des situations analogues. Ces réseaux ont la capacité d’enrichir le répertoire professionnel de tout pédagogue qui doit faire face à des situations inattendues, complexes, en perpétuelle évolution, à l’humain et ses paradoxes.

Cependant, le faible taux d’adhésion à presque toutes les listes pédagogiques tempère cet optimisme. Les enseignants représentent la corporation la plus équipée en informatique connectée. Ils possèdent maintenant de réelles compétences en informatique communicante, mais, pour autant, l’audience des listes pédagogiques reste très marginale. Nous ne pouvons croire que ce média sera déjà périmé, dépassé par de nouvelles technologies19, alors que toutes ses potentialités n’ont pas été exploitées. La confidentialité des listes réside, à notre avis, dans la variabilité du degré d’investissement des enseignants dans leur métier et dans les TIC. Pourquoi lire, écrire, débattre « École » en ligne sur son temps libre alors que l’on se sent complètement dévoré par son métier ? Assez peu de maîtres, et surtout de maîtresses, sont prêts à consacrer quotidiennement plusieurs dizaines de minutes à cette activité. Il ne faut pas oublier que la corporation est hyper-féminisée et que dans notre société, les charges familiales et domestiques incombent avant tout au

« deuxième sexe ». A l’heure actuelle, l’usage professionnel de l’informatique par les enseignants se résume à la préparation de classe, grâce aux logiciels de traitement de texte et de publication, et à la consultation de quelques sites ressources. La coopération via les réseaux du net reste balbutiante. Les maîtres savent utiliser la messagerie électronique, mais persévèrent dans un certain individualisme. À quand un véritable travail d’équipe, une coformation à grande échelle ? L’appropriation du dispositif technique ne suffit pas. Les TIC constituent un des leviers qui peuvent faire évoluer l’identité professionnelle des enseignants, mais ce n’est pas le seul, bien que d’aucuns s’évertuent à nous le suggérer.

Les listes doivent trouver leur place dans un dispositif de formation à distance au sein d’une complémentarité de médias de type plate-forme de travail collaboratif. Sa forme, ses formes restent à définir et surtout à tester, car, en définitive, c’est la

19. Nous pensons tout particulièrement aux Wikis. Un Wiki est un site web dynamique, sans architecture a priori, dont tout visiteur peut modifier les pages à volonté. Il s’agit d’un projet évolutif dans son contenu et dans sa forme, dont toute la communauté est responsable.

Comme une liste de diffusion, il réunit des individus autour d’un thème, d’un intérêt commun, mais offre plus de fonctionnalités et n’est pas visuellement une suite de contributions figées. Son adoption par le grand public devrait être facilité par un design et une navigation plus proches de ceux auxquels sont habitués les internautes.

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logique d’usage des acteurs qui commande échecs et succès. Les nouvelles technologies créent les conditions favorables à l’émergence de collectifs intelligents prenant la forme de « réseaux d’autoformation où cognitions individuelles et cognitions collectives s’interpénétreront » (Vignaux, 2003 ; p. 103). Un beau projet à venir, celui du partage des connaissances dans le cyberespace comme vecteur pédagogique d’avenir, dans le sillage du projet humaniste et quelque peu utopiste de l’intelligence collective, chère à Pierre Lévy (1997).

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