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ENJEUX TION

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Gérard Al th a be Chri s ti an' M arcadet Michèle de la Pradelle Monique Sélim

URBANISA TION ET

ENJEUX QUOTIDIENS

Terrains ethnologiques dans la .

France actuelle

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URBANISATION ET

ENJEUX QUOTIDIENS

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ISBN: 2-7384-1842-2

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Gérard Althabe Christian Marcadet Michèle de la Pradelle Monique Sélim

URBANISATION ET

ENJEUX QUOTIDIENS

Terrains ethnologiques dans la France actuelle

Equipe de Recherche en Anthropologie Urbaine et Industrielle (EHESS)

Editions L'Harmattan 5-7 rue de l'Ecole-Polytechnique

75 005 Paris

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INTRODUCTION

Les travaux présentés ici relèvent d'une problé- matique commune et résultent d'enquêtes ethnologi- ques de terrain dans la France urbaine et industrielle.

Ces recherches sont guidées par deux orientations principales qu'on précisera rapidement.

. La pratique de recherche s'inscrit en continuité avec l'ethnologie telle qu'elle se développe dans des terrains extérieurs à la France c'est-à-dire dans des sociétés à dominante rurale ; le passage à la société française ac- tuelle s'opère essentiellement dans le domaine métho- dologique. Conserver dans la recherche ethnologique menée en France les acquis méthoèologiques issus de terrains lointains est une préoccupation constante des auteurs.

- Le choix des terrains d'enquête ne repose pas sur le principe de la distance culturelle, posée comme condition de possibilité de l'investigation ethnologique.

Le respect de ce principe conduit en effet à refouler les études ethnologiques vers les marges sociales ou le passé. Au contraire les investigations sont menées dans les lieux centraux de la société française contemporaine.

Une question se pose néanmoins : quelle est la spé- cificité de cette approche ethnologique, quelle 'complé- mentarité introduit-elle par rapport à la connaissance produite sur ces mêmes terrains par les autres discipli- nes?

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Les recherches entreprises se situent dans un cadre d'ensemble dominé depuis quelques années par l'émer- gence dans les sciences sociales d'un domaine désigné par des notions floues telles que celles de «mode de vie» ou de «quotidienneté». L'irruption de ces thèmes de recherche est un symptôme de la crise que connais- sent les explications globalisantes de la société, crise où se reflètent des transfonnations sociales essentielles.

La tentation existe de traiter ce domaine comme rele- vant de la description empirique, et l'ethnologie apparaît alors comme étant la discipline la plus appropriée ; une telle spécialisation a été refusée et on s'est efforcé de mettre en place un instrument rigoureux de connaissan- ce de la société contemporaine.

La démarche mise en place comporte globalement deux moments.

On prend comr.-.e objet d'investigation le micro- social et on essaie de produire une connaissance rendant compte des processus constitutifs des différents champs micro-sociaux. Chacun des champs micro-sociaux est lui-même l'objet d'une démarche en deux temps. Tout d'abord la cohérence interne des rapports sociaux qui le composent est mise en évidence; la réflexion se porte ensuite sur l'articulation avec des processus sociaux qui se situent à un niveau global. L'optique comparative pennet l'élargissement de l'analyse.

On constate· par ailleurs depuis la fin de la guerre une séparation croissante entre les champs micro-so- ciaux entre lesquels les individus sont amenés à se par- tager et l'unification des champs micro-sociaux cons- titue la deuxième grande étape de notre problématique.

On prend donc une population dans un des champs mi- cro-sociaux ; l'analyse du champ micro-social en ques- tion étant effectuée, on replace les sujets d'une part dans les autres champs micro-sociaux auxquels ils ap- partiennenté d'autre part on tente de trouver dans les pratiques individ uelles et familiales des éléments pour appréhender l'unification.

_ L'enquête de terrain, fondée sur une présence de longue durée de l'ethnologue est au centre de la démar- che et elle constitue le creuset dans lequel l'analysé est produite.

Par ailleurs, les rapports internes à l'enquête requièrent une maîtrise particulière. Le matériau recueil- li, fruit de relations personnelles établies entre l'e thno-

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Introduction 9 logue et la population étudiée, ne peut être dépouillé sans prendre en compte ses conditions spécifiques de production, et plus particulièrement la position occu- pée par l'ethnologue. Cette position est très largement liée à la singularité et à l'autonomie relative du champ appréhendé, par ailleurs au statut de l'ethnologue dans le champ des rapports sociaux globaux. L'analyse doit intégrer de manière permanente l'évolution constante de cette position dans la durée de l'enquête. L'inser- tion de l'ethnologue dans le champ rnicro-social le dé- signe en effet comme acteur des processus constitutifs de ce champ qui sont l'objet de l'étude. Cette optique, au-<lelà de simples préoccupations méthodologiques, débouche sur de nouvelles perspectives de recherche qu'elle contribue à élargir. .

On ajoutera enfin que l'orientation présentée se construit en référence critique avec deux champs de connaissance :

- l'ethnologie des sociétés lointaines, comme celle- ci, on étudie le fonctionnement du micro-social, mais ce dernier dans les terrains relevant de la société indus- trialisée n'a pas le même statut que dans les terrains ruraux extérieurs. Il ne constitue pas une micro-société.

- la micro-sociologie américaine et ses derniers développements, l'interactionnisme et l'ethno-méthodo- logie : si ces objets pourraient à première vue pré- senter des points communs - domaine de la quoti- dienneté - la problématique développée en est éloignée.

Six terrains - très différents dans leur nature et leur position dans le contexte global - sont à la base des textes qui suivent : une Z.U.P. Nantaise, des nou- veaux villages de la Région Parisienne, une H.L.M. de la Seine-Saint-Denis, des salariés d'une entreprise indus- trielle, un club de football d'un quartier déshérité, les marchés urbains de Carpentras. Ces terrains constituent.

des facettes de la société française dont ils offrent des éclairages singuliers. Les enquêtes de la région d'Amiens ont été réalisées en coopération entre l'ERAUI (Equipe de Recherche en Anthropologie Urbaine et Industriel- le) et le CRMSI (Centre de Recherche sur les Mutations des Sociétés Industrielles) avec l'aide d'un fmancement du Ministère de la Culture (Mission du Patrimoine).

Gérard ALTHABE

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1. LA RESIDENCE COMME ENJEU

1. Procès réciproques en H.L.M.

2. Nouveaux villages

Gérard ALTHABE

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1. PROCES RECIPROQUES EN H.L.M.

L'étude se situe dans une ZUP, Zone à Urbaniser en Priorité de 30.000 habitants dans l'agglomération nan- taise. L'investigation ethnologique fondée sur l'obser- vation directe durant une période relativement longue exclut l'appréhension globale d'un tel ensemble urbanisé qui ne pourrait passer que par une démarche fondée sur le dépouillement et l'interprétation des statistiques dis- ponibles.

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La première question qui se pose est celle de la lo- calisation de l'investigation; question importante dans la mesure où la réponse qui lui est donnée détermine la couche sociale des familles qui seront les sujets de l'é- tude. Il existe en effet une étroite corrélation entre la localisation et l'appartenance à la couche sociale de par les conditions imposées à l'accès au logement : sont ras- semblés dans une même catégorie d'immeubles des gens de niveau économique sensiblement égal. Ainsi la ZUP est-elle caractérisée par une diversification des couches sociales dans la coexistence d'immeubles ayant chacun une population relativement homogène.

La localisation sera déterminée par des questions posées au départ:

- La formule d'organisation d'un espace organisé comme la ZUP est fondée sur la cohabitation de famil- les appartenant à des couches sociales différenciées cor- respondant aux trois types de logements et d'immeubles : les immeubles relevant de la promotion privée dans les- quels dominent les familles de la nouvelle couche moyen- ne, les immeubles HLM dans lesquels dominent les tra- vailleurs manuels, les logements PSR (Programme Social de Relogement) enfin, correspondant à des immeubles où dominent les familles assistées. Je tenterai de donner un contenu à cette cohabitation, qui sera appréhendée à partir de la position des familles ouvrières logeant en HLM (habitation à loyer modéré).

- Dans l'espace de cohabitation, des locaux (mai- sons de jeunes, Centres sociaux) ont été implantés ; ils

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sont à la base de l'intervention d'agents spécialisés (ani- mateurs, éducateurs de rue) et ont pour rôle de donner vie à la cohabitation. Les locaux sont appréhendés com- me autant de points de fixation à une vie collective ins- crite dans ce territoire urbain.

L'un et l'autre de ces éléments seront donc analy- sés à un niveau micro local. J'ai choisi à cet effet deux unités résidentielles HLM, peuplées de 100 familles. Un local collectif venait d'être achevé entre les deux unités, et un groupe d'une dizaine de travailleurs sociaux (ani- mateurs et éducateurs de rue) avaient pris l'initiative d'en faire un lieu de regroupement des habitants du quartier, et en premier lieu, des habitants de l'une et l'autre uni- tés résidentielles proches du local.

Chacune des unités résidentielles se partage en cinq cages d'escalier, et chacune des cages est peuplée de dix familles disposées sur cinq étages (deux logements par palier). Cette organisation matérielle n'est nullement in- différente. La cage d'escalier sera l'unité locale de base;

imposé par la direction de l'Office des HLM, son entre- tien est assuré par les co-habitants eux-mêmes.

Quelques données générales doivent être fournies sur ces cent faITÙlles : soixante-et-onze des adultes ont entre trente et cinquante ans ; dix-neuf ont moins de trente ans ; neuf en ont plus de cinquante ; il s'agit de familles conjugales (quatre femmes chef de famille) (au- cun ascendant). Quatre-vingt-sept travailleurs manuels, avec une qualification moyenne ;vingt-cinq femmes sont salariées ; une grande partie de celles-ci appartiennent aux tranches extrêmes (les moins de trente ans et les plus de cinquante) ; chaque famille compte trois-quatre en- fants en moyenne, avec un nombre important d'adoles- cents ; enfin, le revenu moyen par ménage est d'environ 5.000 frs (1).

Ces immeubles sont habités depuis 1967-1968 ; une très faible rotation peut y être constatée : quatre-vingt- cinq familles sont installées. dans leur logement depuis plus de quatre ans ; quarante-deux ont inauguré le loge- ment et sont donc là depuis presque une décade. La fai- blesse de la rotation est un élément important : il s'est constitué une histoire commune dont ilfaudra tenir comp- te.

Cette faible rotation .~couvre cependant des chan- gements qui se sont effectués dans une direction relati-

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Larésidence comme enjeu lS vement claire : des familles appartenantà la couche moyen- ne sont parties (des enseignants en particulier), et ont été en partie remplacées par des familles étrangères d'o- rigine portugaise et maghrébine, qui sont au nombre de neuf, la première s'étant installée en 1972. L'orientation contenue dans cet échange de si faible ampleur a un poids disproportionné dans la représentation que les habitants ont de cette durée. Ils la ressentent comme étant fondée sur une dégradation inéluctable. D'autre part, la faiblesse du nombre des familles étrangères contraste avec le poids qu'elles occupent dans cette représentation.

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Précisons l'objet de l'investigation : les rapports so- ciaux se développant dans l'espace de cohabitation, soit dans les cages d'escalier, la rue, les locaux collectifs. Dans le cadre des grands ensembles dont cette ZUP nantaise est un exemple, les observateurs soulignent tous l'absence de relations sociales dans l'espace de cohabitation ; ils décrivent un véritable désert, un lieu de vide social, les relations sociales que l'on peut y détecter sont des sur- vivances insignifiantes (le passé que l'on va cl:ercher dans le village rural, ou dans les quartiers populaires des cen- tres urbains détruits par la rénovation des vingt derniè- res années). Le constat de vide social, d'absence, est cor- roboré par la représentation que les habitants donnent de leur quartier : tous soulignent le manque de sociabi- lité, le repliement dans l'appartement et les relations in- ternes à la cellule familiale. Les analyses sont orientées sur l'articulation entre la famille conjugale (le ménage), et la position dans la production (dans le cadre de l'en- treprise) ; l'espace de cohabitation est généralement éli- miné.

D'un autre côté, ceux qui ont à intervenir dans ces lieux acceptent le constat précéden t : les spécialistes sa- lariés et militants d'animation urbaine construisent leur pratiq ue comme si elle se déroulait dans un espace vide qui serait à combler. Quel que soit leur objectif, ils ont pour préalable de combler ce vide, de créer dans ce lieu un tissu social. Les locaux collectifs qui y sont implan- tés sont perçus comme autant de supports à la création de cette sociabilité préalable.

L'image d'un espace de cohabitation vide de socia- bilité, l'image d'une population repliée en cellule fami- liale-forteresse apparaît erronée. Il semble que les obser-

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vateurs aient accepté d'une manière non critique le dis- cours tenu par les intéressés sur le vide social (ce discours puise sa signitication dans les rapports eux-mêmes). Ils ont réduit les rapports aux relations effectives entre les acteurs. Les échecs répétés de créer une vie collective leur sont apparus comme le signe de ce vide social, alors que leur origine serait peut-être à rechercher dans le dé- veloppement des rapports existant dans l'espace de co- habitation.

Le. choix d'un tel objet fait rejeter à la périphérie de mon champ d'investigation, la cellule familiale d'une part, l'entreprise de l'autre. Recherche et analyse restent limitées à un domaine aux frontières précises. Comme nous le verrons les rapports qui se développent dans l'es- pace de cohabitation sont directement articulés à la cellu- le familiale ; ainsi seront esquissés certains éléments de cette articulation ; par contre celle qui relie mon objet à. l'entreprise restera en dehors du champ de l'analyse.

Une autre réduction est intervenue, qui se place au niveau des. acteurs : les rapports dont les adultes sont les acteurs ont été pris comme centre d'investigation ; les enfants et les adolescents sont ainsi repoussés à la périphérie du champ. Il eut été possible de partir de la position des enfants et adolescents, de prendre comme objet principal d'investigation. les rapports dont ils sont les acteurs dans l'espace de cohabitation ; les adultes, dans ce cas, auraient été rejetésà la périphérie.

Le fait de partir de la position des adultes, de pren- dre pour centre les rapports dont ils sont les acteurs ne signifie nullement que les enfants et adolescents sont exclus de l'analyse ; comme il sera montré, ils sont omni- présents dans les rapports dont les adultes sont les ac- teurs ; une grande partie des rapports sont construits au- tour de leur médiation.

* * *

L'objet d'investigation est donc constitué par les rapports sociaux dont sont acteurs les habitants des deux unités résidentielles HLM présentées antérieurement.

Il est nécessaire de replacer ces deux unités de résidence dans des ensembles géographiques plus vastes:

1) Ces deux unités résidentielles appartiennent à un espace géographique dans leq~el elles coexistent avec,

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La résidence comme enjeu 17 d'une part un groupe d'immeubles relevant de la promo- tion privée (ce groupe se protège de la proximité des im- meubles HLM par son organisation architecturale - cour- jardin intérieure - et un système efficace de gardiennage), où dominent des familles appartenant à la nouvelle cou- che J710yenne ; d'autre part deux ensembles composés respectivement de quarante et soixante logements PSR, où dominent les familles assistées qui pour la plupart ont été relogées là à la suite de la destruction dc,s cités d'urgence.

Une enquête systématique a montré qu'il n'existe aucune relation effective entre les sujets, c'est-à-dire les habitants des deux unités résidentielles où l'enquête a été localisée, et les habitants de l'une et l'autre catégories d'immeubles. Cette absence de relations ne signifie nul- lement que ces familles sont absentes des rapports étu- diés. Un des dOl!i.aines importants de l'analyse consistera justement à cerner le rôle qu'elles jouent dans les rap- ports, rôle essentiel pour les familles assistées, secondaire pour les familles de la nouvelle couche moyenne.

2) Lors de la présentation succincte de la population logeant dans les deux unités résidentielles, j'ai souligné la faiblesse de la rotation des familles, le maintien de près de la moitié de celles ayant, en 1967-1968, inauguré des logements. L'histoire collective de cette décade pèse donc dans les rapports qui s'y déroulent : cette histoire se dé- ploie dans un espace géographique précis (le quartier de Bellevue habité par environ 1.500 familles appartenant aux trois couches sociales signalées), et les moments qui la composent ont pour particularité de se fixer aux dif- férents locaux collectifs qui y sont implantés. (Clubs et Maisons de Jeunes, Centres Sociaux, plus faiblement les écoles primaires).

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Le texte suivant se situe dans une perspective limi- tée ; il est une tentative destinée à mettre àjour la cohé- rence des processus internes aux rapports sociaux se dé- veloppant dans cet espace de cohabitation ; cohérence ayant été déduite du matériau produit par l'observation directe des pratiques et des événements dont les habitants des deux unités résidentielles ont été les acteurs, et d'en- tretiens organisés dans le cadre de l'utilisation du local collectif implanté entre les deux, à travers lesquels j'ai

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essayé de cerner la représentation qu'ils ont de ces mêmes rapports.

Le mode de communication

La situation du procès est omniprésente dans les rapports. Elle peut être décelée aussi bien dans les évé- nements composant la quotidienneté que dans les repré- sentations que les sujets donnent des relations qu'ils ont entre eux. Dans ce procès, seule la position d'accusé ap- paraît pouvoir être occupée par les sujets, seuls les ac- teurs qui leur sont extérieurs peuvent s'installer dans celle dujuge.

Objet du procès

Il est constitué par les relations internes à la famille, le rapport que les parents établissent avec leurs enfants, les rôles différenciés de l'homme et de la femme dans la famille). C'est donc dans les relations familiales que les sujets vont puiser la matière au procès qu'ils instrui- sent les uns contre les autres ; le processus est simple en apparence : la pratique des uns et des autres dans la cellu- le familiale est confrontée à une structure normative, les signes de non correspondance qui peuvent être relevés émaillent les accusations et les plaidoiries.

Les sujets ne peuvent occuper que la seule position d'accusé dans la mesure où les normes déterminant les relations familiales qui se reproduisent ainsi dans les rap- ports de voisinage sont inéluctablement trahies. L'ana- lyse de l'inéductabilité de la trahison des normes sera laissée de côté. La quotidienneté est généralement orga- nisée suivant des modes qui répondent aux nécessités du système global de domination et d'exploitation, plus précisément àcelles de la place qui est assignée aux sujets.

La structure nonnative qui détermine les relations fami- liales ne peut s'y réaliser.

La position d'accusé dans laquelle les sujets se re- jettent réciproquement à travers le prccès a un aspect subjectif qui peut être recherché dans les sentiments gé- néralisés de culpabilité qui imprègnent les relations fa- miliales : celui de la femme qui ressent son travail sala- rié comme un abandon conèamnable du foyer, celui de l'homme qui traduit sa situation de chômeur en trahi- son de sa part de responsabilité familiale (de nombreuses

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Larésidence comme enjeu 19

pratiques individuelles destinées à masquer, à réduire ce sentiment de culpabilité sont repérables ; des relations internes à la famille se développent dans lesquelles leurs acteurs les manipulent). Le processus d'émergence du sentiment de culpabilité ne peut être recherché dans les seules relations internes à la famille ; il est aussi la tra- duction subjective de la position d'accusé occupée par les sujets dans le prccès qui les attend quand ils ont fran- chi la porte de leur appartement.

Enjeu du procès

Dans le développement de leurs rapports les sujets construisent un acteur dit «idéologique» fixé à un pôle négatif. L'enjeu du procès (celui de la lutte prenant la fonne de l'accusation et de la plaidoirie) réside dans la plus ou moins grande proximité dans laquelle chacune se retrouve par rapport à l'acteur idéologique : dans l'ac- cusation, le sujet tente de repousser l'adversaire vers le pôle négatif ; dans la plaidoirie (l'accusation de l'autre est avant tout une défense de soi-même) il édifie sa dis- tance avec le pôle négatif, sa différence avec ceux qui le peuplent.

L'acteur idéologique est édifié dans le développe- ment même des rapports; il est produit à partir du spec- tacle qu'offrent les familles assistées logées dans les im- meubles P.S.R. (cette production a pour condition l'ab- sence de contact entre les sujets et les familles dont il est question). Quelles sont les grandes lignes de la produc- tion de l'acteur idéologique ? Le spectacle des familles assistées est interprété comme le chaos produit par la quasi destruction de la structure normative détenninant les relations familiales ; la trahison des normes y atteint son degré ultime. Ces familles sont impliquées dans de multiples interventions d'agents de l'autorité extérieure (policiers et travailleurs sociaux principalement) (2). Ces interventions sont défmies comme la réponse à la trahi- son des normes, et le rôle attribué à leurs agents est dou- ble : ils se substituent aux sujets dans leur responsabilité familiale, ils pallient donc à leurs défaillances, ils sont les porteurs potentiels de leur châtiment.

L'intervention des agents de l'autorité extérieure produit le stigmate qui enfenne telle famille dans le rôle d'acteur idéologique fixé au pôle négatif; en conséquen-:

ce, le procès se diversifie de la manière suivante : les su- jets ont grand soin de se tenir en dehors de l'intervention

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des agents de l'autorité extérieure pour éviter d'être assi- milés aux familles assistées ; inversement, ils tenteront d'y impliquer l'adversaire pour le refouler vers le pôle négatif (tel est l'objectif contenu dans la plupart des nom- breuses demandes d'intervention des agents de l'autorité extérieure sous la forme de dénonciations et de pétitions).

La corréla tion entre d'un cô té la position d'accusé, la seule à laquelle les sujets ont accès de par l'inélucta- bilité de la trahison des normes, de l'autre la distance du pôle négatif, la 'différence d'avec l'acteur idéologique qui le peuple, détermine la précarité caractérisant la po- sition de chacun des sujets dans le jeu de rapports. A au- cun moment la distance ne peut se transformer en sépa- ration, la différence se cristalliser d'une manière défini- tive. Cette précarité est justement le ressort du fonction- nement des rapports : chacun est contraint de lutter pour éviter de se retrouver refoulé vers le pôle négatif, de se défendre en essayant d'y rejeter les autres.

* * *

La situation du prccès peut être illustrée par la ma- nière dont Jacqueline Bonnet bâtit sa position dans les relations avec ses voisins (elle a quarante-einq ans, ne travaille pas ; son mari est ouvrier dans une entreprise du bâtiment, deux de ses filles sont mariées ; une fille de dix-huit ans et un garçon de seize ans restent avec elle, la famille est installée dans l'appartement depuis trois ans). Après avoir constaté qu'elle n'a aucune relation avec ceux qui partagent sa cage d'escalier : «On ne se parle pas, personne se parle, on se dit bonjour-bonsoir, c'est tout, et en plus il y a des critiques. C'est effrayant, c'est effrayant de vivre la vie qu'on vit maintenant». Elle se présente comme poursuivie par les condamnations que les autres portent contre elle. Les conditions dans lesquelles ils ont emménagé trois années auparavant res- tent présentes à son esprit : «Je voyais les gens, je leur disais bonjour et ils ne répondaient pas; ils me regardaient comme ça d'un air de dire : «d'où qu'ils sortent ceux- là ? D'où qu'ils viennent ?». C'est ça quand on arrive dans une cage, on sent qu'il y a quelque chose. Pourtant on a rien à envier chez nous, ou alors je me disais : j'ai des filles qui n'ont pas toujours ... (silence), surtout l'aî- née, elle m'a fait tellement de bêtises! Je me dis: tout çà, çà se sait. Et puis .,. (silence). Je ne sais pas, çà se- rait si bien qu'on s'entende tous ensemble. Ainsi elle a

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Larésidence comme enjeu 21

interprêté la non réponse à son salut comme le signe de la condamnation que les gens rencontrés portent contre elle et sa famille, et elle recherche en quoi elle est cou- pable, ce dans deux directions significatives : le mobi- lier ostentatoire étalé lors de l'emménagement, le passé tumultueux de sa fille ; elle continue à se poser la ques- tion.

Ce processus est présent dans la représentation qu'el- le donne de son rapport avec ses voisins de palier. Elle affinne d'abord qu'ils ne lui adressent pas la parole: «Mes voisins de palier? Ils ne parlent jamais, jamais bonjour, rien». A travers· ce refus d'établir des relations, elle cons- truit les voisins comme les porteurs de condamnation à son égard. Elle les met en scène dans le récit de deux incidents : a) quelques. semaines auparavant, le voisin dont il est question a sonné à leur porte. Le fils étant seul dans l'appartement ne lui a pas ouvert, mais l'a iden- tifié à travers le viseur. Depuis, Jacqueline Bonnet s'in- terroge et se torture pour deviner de quelle faute il ve- nait les accuser. b) Autre événement qu'elle rapporte de la manière suivante : «Un jour mon gendre est venu, il était saoul, il criait un peu... ; lui justement, sa port~

était ouverte, le monsieur d'à-eôté ; alors ... (silence) ça fait mal quoi !». La séène est en tièremen t redéfinie à travers la situation du procès dans laquelle le voisin (dont elle ne connan: pas le nom) ne peu! que la condamner.

Dernier récit : Marie C. quitte dans la journée son appartement en emmenant les enfants et les meubles.

Le soir, de retour du travail, son mari Bernard se trouve devant l'appartement vide (le lit seul a été laissé). Affo- lé, il fait le tour des locataires de la cage d'escalier pour demander s'ils savent ce qu'est devenue sa femme. Dans sa quête de la fugitive il sonne, parmi les autres, à la por- te des Bonnet ; notre interlocutrice est absente, puis mise au courant à son retour. Depuis, elle voit dans cette dé- marche le signe que Bernard C. la considère comme com- plice dans le départ de son épouse.

* * *

La situation de procès est également décelable dans l'événement suivant : Colette Blondeau descend l'esca- lier et croise Marie Bordes et Paule Arnault qui bavar- dent sur le palier. Après son passage, l'une dit : «Tiens, elle est encore allée de promener !». Et l'autre de rétor- quer : «Oui, elle a du souci avec sa grande fille ». Notre

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héroïne remonte en catastrophe et proteste avec véhé- mence : elle justifie sa sortie en disant qu'elle va rempla- cer sa fille Gaëtane (âgée de dix-sept ans) dans la garde rémunérée .d'un enfant, lui pennettant ainsi d'aller chez le dentiste. Elle poursuit : .,. du souci avec ma grande mIe ? J'en ai eu, mais maintenant elle travaille ; je ne vois pas. Gardez les vôtres, vous feriez mieux ...», Cette dernière 'phrase est une allusion aux deux garçons de ses interlocutrices, qui ont été surpris en train de dérober quelque objet dans u1)e grande surface commerciale. L'un a réussi à fuir, l'autre, livré aux policiers, a été placé en foyer durant trois mois. Colette Blondeau interprète jus- tement les phrases anodines lancées à son passage comme une condamnation des carences dont elle fait preuve dans le contrôle qu'elle exerce sur Gaëtane, qui a défrayé la chronique scandaleuse du quartier. Sa réaction est une plaidoirie : elle voit dans le fait que la jeune fille travaille (elle garde un enfant) la preuve de sa rédemption, par- tant de l'effacement de sa trahison de son rôle de mère.

** *

Enfin les entretiens avec les sujets ont eu tendance à se construire en procès dans lequel nous étions refou- lés vers la position de juge. A titre d'illustration, prenons l'entretien avec Christiane et Martin Serres. Dès notre entrée dans l'appartement Christiane Serres (momenta- nément seule) met en place le cadre dans lequel va se dérouler l'entretien et dans lequel elle nous emprisonne- ra : Frédéric (huit ans) ayant ouvert la porte en réponse à notre coup de sonnette, elle l'interpelle avec violence :

«Tu seras puni !», et elle nous explique qu'il lui a déso- béi, car elle lui a interdit de prendre l'initiative d'ouvrir la porte. A notre arrivée Colette (treize ans) s'apprêtait manifestement à quitter l'appartement ; la mère se lance dans des explications et nous affirme qu'une telle sor- tie est exceptionnelle ; elle en réduit la portée: Colette va rejoindre une camarade d'école (elle précise que celle- ci n'habite pas le quartier) et elle n'ira pas plus loin que l'entrée de l'immeuble ; normalement elle ne sort jamais seule dans le quartier, etc.. , Notre interlocutrice tient ce discours sans que nous ayons prononcé une parole en dehors des salutations d'usage. Il faut préciser qu'elle savait qui nous étions, un rendez-vous ayant été pris au préalable. Elle nous construit comme les porteurs des normes, elle justifie ces deux n~anifestations (Frédéric

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Larésidence comme enjeu 23 ouvrant la porte. Colette sortant seule) dans la mesure où neus ne pouvons, selon elle, que les interprèter com~

me des signes de sa carence personnelle dans le contrôle qu'elle exerce sur ses enfants. Dans la suite de l'entre- tien elle construira d'ailleurs ce contrôle d'une manière fantasmatique.

* * *

Qu'en est-il de ce mode de communication dans les deux domaines dans lesquels les sujets puisent la matière du procès qu'ils instruisent les uns contre les autres : a) le rapport que les parents établissent avec·

leurs enfants. b) les rôles différenciés de l'homme et de la femme dans la famille.

a) L'actualisation du mode de communication est déclenchée à partir de la pratique des enfants et des adolescents à laquelle toute autonomie est niée. Elle a pour fondement la responsabilité des parents.Le pas- sage de la pratique des enfants et adolescents aux rap- ports entre les sujets s'effectue à travers l'insertion de la première dans une structure normative ayant deux aspects : les parents exercent un rapport de domination auquel correspond l'entière dépendance de leurs enfants;

ce rapport est exclusivement enfermé dans la relation familiale. Le procès se construit par rapport à ces nor- mes : les sujets sont accuség de trahir leur rôle dans le rapport de domination, partant de vouloir échapper à la relation exclusive qui les lie à leurs propres enfants.

Il est possible de présenter les modes d'émergence des multiples incidents qui éclatent dans la trame. de la quotidienneté et dont les enfants sont l'occasion.

Dans une telle situation où ils sont face à des enfants ou des adolescents avec lesquels ils ne sont pas liés par la fùiation, les sujets sont pris dans une contradiction qu'ils sont incapables de surmonter : il leur est impos- sible d'instaurer avec eux un rapport direct de domi- nation ; ils ne peuvent que se tourner vers les parents pour leur demander de le faire ; ceux-ci ne peuvent ré- pondre que par la négative à cette exigence ; agir au- trement serait reconnaitre trahir la norme, partant ac- cepter d'être refoulé vers le pôle négatif. Exemple : Be- noit Lavergne revient de son travail et passe au milieu des enfants Rey, qui l'insultent. B.L. ne réagit pas, mais

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raconte l'incident à sa femme Jeanne qui monte à l'ap- partement de la famille Rey : elle est reçue à la porte par Alice Rey, fait le récit de l'incident et exige que les coupables soient punis, au moins admonestés. Alice Rey réagit avec violence : non seulement elle refuse ce qui lui est demandé, mais elle affirme sa solidarité avec ses enfants: «Ils ont le droit de dire les mots qu'ils veu- lent à qui leur plail». L'incident se passant dans la cage d'escalier est public et alimentera les conversations du- rant plusieurs jours.

L'édification des familles assistées en acteur idéolo- gique peut être articulée à l'émergence des incidents : les agents de l'autorité extérieure se substituent aux parents qui ont révélé leur incapacité d'assumer leur responsabilité familiale. Ainsi, dans ces familles les en- fants et adolescents sont impliqués dans un rapport de domination avec des acteurs qui ne sont pas leurs pa- rents ; ils sont pris dans une situation identique à celle qui vient d'être décrite et dans laquelle les sujets sont impuissants. Cette impuissance est donc surmontée quand interviennent les agents de l'autorité extérieure. C'est là un exemple du mode d'existence qui leur est attri- bué dans les rapports : ils sont ceux autour desquels les contradictions, dont les sujets ne peuvent sortir, trou- vent leur dénouement.

La fonne prise par l'intervention des agents de l'au- torité extérieure définit la représentation que les sujets ont d'un local comme une maison de jeunes ou un cen- tre social : rassemblés en un tel lieu, les enfants sont exclus de cet extérieur (rue, parking, cage d'escalier) où ils rencontrent les adultes et les enferment dans la situation décrite ; une telle exclusion n'est possible que dans la mesure où ils sont mis dans un espace dans le- quel animateurs et éducateurs les placent dans un rap- port de domination qui est légitime seulement parce qu'ils appartiennent de quelque façon à l'autorité ex- térieure.

Les adolescents

Les adolescents créent une tension particulière ; leur pratique est de plus en plus autonome, mais leurs parents en restent entièrement responsables ; en effet la structure normative fonctionne d'une manière iden- tique dans leur cas et dans celui d'enfants plus jeunes..

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lA résidence comme enjeu 25 Un nouvel acteur est introduit dans la scène où se dé- ploie le procès. D'une manière générale les sujets édi- fient la distinction entre les jeunes «biens» et la poi- gnée de ceux désignés comme des «crapules», des

«voyous», comme est nommée la trentaine de jeunes qui défrayent la chronique scandaleuse de Bellevue (les

«loubars»). La distinction désigne la production de ces jeunès en acteur idéologique fixé au pôle négatif. Le procès dont les adolescents sont l'occasion se déroule par rapport à la référence négative : les parents essaient de différencier leurs enfants de ces «loubars» vers les- quels, exploitant le moindre incident, leurs voisins ten- tent de les rejeter.

Des «loubars», en tant qu'acteur idéologique, sont le produit de la destruction dans leur famille de la struc- ture normative (le contrôle parental est complètement effacé). Leur enfermement dans l'intervention des agents de l'autorité extérieure (policiers, magistrats, éducateurs de justice ou de prévention, animateurs) est la consé- quence de cet effacement. Avec eux, il y a passage des parents aux enfants : ce sont les adolescents eux-mêmes qui jouent le rôle d'acteur idéologique, ce sont eux qui offrent le spectacle de leur implication dans le rapport avec les agents de l'autorité extérieure. Leurs parents sont rejetés à la périphérie, position renforcée par les scènes qui les font chasser publiquement l'adolescent de la famille, lui in terdisan t l'accès de l'appartement.

L'édification des «loubars» en acteurs fixés au pô- le négatif, la différence à construire remise en question en permanence, tel est le processus par lequel les ado- lescents sont maintenus dans la situation centrée sur le contrôlè parental. Ils y sont sans cesse réenfermés à travers la distance qu'ils doivent établir avec ceux of- frant le spectacle de ce qu'il advient de ceux qui en sont exclus : la destruction du contrôle parental introduit l'instauration de celui des agents de l'autorité extérieu- re.

Pour illustrer les effets de la présence d'un jeune appartenant au cercle des louhars dans la position qu'oc- cupe une famille dans les relations de voisinage, prenons l'exemple de Jean Tournier. Il approche de la soixan- taine et il est ouvrier aux Chantiers Navals. Deux fils sont encore à la maison, les trois a.fnés sont mariés. Le cadet Vincent (dix-huit ans) est un loubar de grande réputation. Trois semaines avant l'entretien, dans le

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cadre d'une enquête provoquée par une série de cam- briolages, les policiers ont effectué deux perquisitions dans l'appartement de la famille Tournier. Notre inter- locuteur va construire devant nous un pouvoir imagi- naire qu'il place dans une association d'Anciens de la France Libre à laquelle il appartient et grâce à laquelle il établit des relations avec un grand nombre de person- nalités, tant au niveau de la municipalité nantaise qu'au niveau national. Il fonde son édification sur deux élé- ments : il défmit sa position privilégiée dans la relation avec le centre de pouvoir (auquel il a un accès direct) ; il place les policiers dans la dépendance de ce. pouvoir, construisant ainsi sa propre domination sur eux. Il nar- re des scènes où apparaissent les policiers : son fils aihé René ayant eu un accident de voiture, il en est averti par des policiers, incapables de préciser dans quel hô- pital il a été transporté. Aussi affirme-t-il son intention de les faire punir. Il a été de même la victime d'un in- juste retrait du permis de conduire. Les policiers vont supporter également les effets de leur agression.L'ar- ticulation de deux éléments (le pouvoir imaginaire au- quel il est lié et la dépendance des policiers) est illus- trée par ·le personnage de Turcat : ils étaient ensemble en Angleterre ; lorsqu'on a demandé des volontaires pour apprendre à piloter, lui-même a refusé, alors que Turcat a accepté. Tel est le point de départ d'une car- rière qui amènera Turcat aux commandes de Concor- de (il laisse ainsi entendre qu'il pourrait être à la pla- ce de Turcat). Puis il met el1 scène Turcat qui, pour une faute de conduite se trouve sur le point d'avoir une con- travention. Dès qu'il se nomme, les policiers s'enfuient:

«Terminé, une volée de moineaux !». Notre interlocu- teur masque ce pourquoi il bâtit une telle élaboration : il est en contact avec les policiers à travers l'accident de René ou le retrait de son permis de conduire ; mais il n'évoquera jamais Vincent et les deux perquisitions.

L'appartenance de Vincent au groupe des loubars, les deux perquisitions le repoussent, le fixent au pôle né- gatif. Il construit ce pouvoir pour neutraliser la produc- tion du stigmate ; il inverse à son profit (dans l'imagi- naire) ce qui produit le stigmate et fixe au pôle néga- tif: l'intervention des policiers.

b) La division entre les domaines masculins et fé- minins imprègne la quotidienneté. Elle est une éviden- ce : l'homme se rattache à l'entreprise et la femme au

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La résidence comme enjeu 27

foyer. Dans la quotidienneté localisée dans la cellule familiale, la division reste complète. On ne peut déce- ler aucune transformation significative : la femme est attachée aux tâches ménagères et joue le premier rô- le dans le contrôle des enfants. Cette division est accep- tée.

Marie-Thérèse Ermont (vingt-deux ans, travaille, enfant de dix-huit mois) exprime son inquiétude : son mari, une fois revenu de son travail, reste enfermé dans l'appartement et s'ennuie. Elle souligne qu'au contrai- re, elle ne s'ennuie pas et s'en félicite: «il s'ennuie, alors que nous les femmes, on a toujours quelque chose à faire», et elle énumère ses tâches ménagères. Le travail salarié de la femme (l/3 des cas) n'introduit pas un chan- gement sensible, et nulle tentative de dépassement de cette situation n'est décelable.

La division entre les domaines masculins et féminins est présente dans la quotidienneté qui se développe sur le quartier ; les hommes sont impliqués dans une situa- tion à deux pôles : soit la passivité dans l'appartement (des heures passées devant le téléviseur), soit les essais d'introduction d'activités manuelles (ateliers installés dans les caves, les garages, voire les appartements), la fabrication des modèles réduits, le démontage et remon- tage de la voiture installée sur le parking, un samedi durant. Reste à définir le sens que l'on peut donner à de telles activités manuelles : sont-elles un travail li- bre en opposition à celui localisé dans l'entreprise sous le contrôle des chefs ? Ainsi ces trois hommes qui cons- truisent un bateau dans un garage ont placé un écriteau sur lequel on peut lire: «Ici, il n'y a pas de chef», Ces activités manuelles sont la traduction dans la quotidien- neté du rattachement des hommes à l'entreprise, au travail salarié (les hommes voulant intervenir dans une action militante d'animation ou de mobilisation ont tendance à le faire à travers la spécialisation qu'ils ont acquise dans leur travail salarié).

Cette insertion dans de telles activités manuelles localisées dans le quartier est aussi un effort pour se placer à l'extérieur de l'appartement, c'est-à-dire de l'espace domestique qui est la propriété de la femme.

Il n'existe pas de tentative d'intervenir dans le domai- ne féminin.

La division entre les domaines masculins et féminins a un poids considérable dans la représentation que les

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sujets se font du quartier et de la place qu'ils y occu- pent. L'enquête elle-même a" été déterminée par cette division : l'homme rencontré seul nous renvoie à un moment durant lequel sa femme sera là. Dans l'entre- tien, la femme parle, l'homme reste silencieux ou ren- chérit sur ce que dit la femme. Globalement les hom- mes affIrment que ce qui se passe sur le quartier leur est relativement indifférent. Le quartier, l'espace com- mun où sont localisés les rapports étudiés, le local pla- cé au centre de la problématique, appartiennent au do- maine féminin. C'est en quelque sorte l'extension de l'appartement : les hommes y définissent leur position comme celle d'étrangers, les femmes y sont autochto- nes.

Une telle situation a des effets sur la problémati- que dans laquelle le local a été placé : transfonner sa destination de «maison de jeunes» en une «maison de quartier». Tant que le local est pris dans cette division, tant que le quartier est appréhendé comme relevant du domaine féminin, la transfonnation est impossible ; le local reste un lieu dans lequel les enfants seront pla- cés sous la tutelle d'agents de l'autorité extérieure, se substituant aux parents, à la mère en particulier.

* * *

L'observation de la quotidienneté pennet de cons- tater la division. Sa reproduction passe par l'actualisa- tion du mode de communication par le procès et l'é- tablissement de la différence avec les acteurs idéologi- ques fixés au pôle négatif (les familles assistées). Les rôles respectifs de l'homme et de la femme ont leur ra- cine dans la responsabilité familiale : le premier est ren- voyé vers l'entreprise dans la mesure où le travail sala- rié lui pennet d'assurer l'entretien de la famille. La fem- me est rattachée au foyer, au travail ménager, à la con- frontation avec les enfants. Le procès se déclenche quand l'un ou l'autre a une pratique qui parail trahir le rôle nonnatif qui lui est désigné par son appartenance sexuel- le : rupture avec le travail salarié pour l'homme, démis- sion dans le foyer pour la femme.

Cette situation peut être illustrée par la différence dont la dénonciation de l'alcoolisme est l'objet quand il s'agit d'un homme ou bien d'une femme. Dans le pre- mier cas il est dénoncé par une seule de ses conséquen-

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Larésidence comme enjeu 29 ce : la rupture d'avec un travail salarié régulier, alors que la réinsertion dans un tel travail salarié est le signe de la «guérison»: Dans le deuxième cas, l'effet dénon- cé sera l'incapacité de la femme de contrôler ses enfants et de maintenir l'ordre ménager (l'alcoolisme de la mè- re justifie souvent une décision judiciaire ou adminis- trative de retrait des enfants).

Ce mode de reproduction de la division entre les domaines masculins et féminins détermine le rapport au travail salarié. La rupture de l'homme avec le travail salarié et, inversement, l'insertion de la femme dans celui-ci sont l'objet du procès que les sujets instruisent les uns contre les autres. Dans le développement de ces rapports, le travail salarié masculin et le non travail ou le chômage féminin n'existent pas, ils représentent la normale.

- Le chômage masculin.

L'homme en situation de chômeur se définit com- me trahissant le rôle normatif qui est le sien dans la fa- mille ; il est pris dans la position d'accusé et il en dé- veloppe la traduction subjective dans le sentiment de culpabilité ; il se perçoit comme refoulé vers le pôle négatif, assimilé aux hommes des familles assistées, in- capables d'assumer un travail régulier, leur famille étant entretenue par l'aide publique. Le chômeur évolue dans des relations de voisinage qui forment un décor dans lequel sa position d'accusé lui est assignée par les au- tres qui le jugent silencieusement. Aussi développe-t-il des pratiques de dissimulation, depuis celui qui reste enfermé dans son appartement jusqu'à celui qui part et revient aux heures qui étaient les siennes quand il travaillait.

Exemple : Madeleine Rodriguez essaie de démon- trer que son mari n'est pas respol".sable de sa situation de chômeur:

«... le bâtiment, c'est pas marrant ; mon mari est dans le bâtiment; ilétait dans, une boite qui a fait faillite : c'est pour ça qu'il est allé au chômage ; ça fait trente-cinq ans qu'il tra·

vaille au bâtiment il n'a jamais été au chômage, c'est la pre·

mière année. Il a cinquante ans, il est très énervé : le samedi et le dimanche- qu'il travaillait pour donner à ses gosses. Je l'ai vu travailler un mois sans se coucher quand on est rentré ici. Ça faisait sept mois que j'étais sur le lit ;il fallait de l'ar·

gent pour rentrer, il faisait la boulangerie, toute la nuit sur

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les gâteaux; il se couchait une heure, il prenait un café pour ne pas donnir sur sa machine et il allait faire le centre. Le centre commercial ? C'est lui qui l'a tout fait ; pendant un mois il a fait çà ; depuis, il a toujours été malade, après, les nerfs ...». (3)

- Le salariat féminin.

Le procès dont est victime la femme salariée se dé- ploie à deux niveaux :

a) eUe est accusée à travers la conséquence du tra- vail salarié qu'est l'absence du foyer. Les enfants et adolescents sont abandonnés aux influences né- fastes du dehors. Ils risquent de rejeter la famille vers le pôle négatif. La femme salariée est prise dans l'amalgame qui l'assimile à celle dont l'absence du foyer a des raisons peu avouables mais dont les con- séquences sur les enfants sont identiques.

b) L'autre niveau n'a pas encore été abordé : le sa- lariat féminin, dans lequel se noue la complicité des deux partenaires du couple, est dénoncé à tra- vers le double salaire, grâce auquel se fait l'achat de biens de consommation (le mobilier en particu- lier) qui, comme nous le verrons, est inscrit dans une pratique ayant pour but d'apparaitre apparte- nir à la couche sociale immédiatement supérieure.

Jeanne Fumel articule les deux niveaux dans sa dé- nonciation :

«Et après, il faut payer ; aller au magasin, c'est pas dur d'aller au magasin et faire rentrer ça ! Ah oui ! Mais quand la traite arrive chaque mois, c'est là que c'est dur, c'est là qu'ils se rendent compte, quand ils ont deux, trois traites à droite et à gauche. Et pour les femmes il y a un problème.

Elles travaillent parce qu'ils ont pas mal de choses à payer, ce qui fait que les gosses, ils sont toute la journée dehors par- ce qu'ils ne peuvent pas payer quelqu'un pour les garder ; il faut qu'elles travaillent peur payer ce qu'ils ont acheté et ils ne peuvent pas se permettre de payer une nourrice. Il y a alors beaucoup de femmes qui travaillent quand les gosses ont huit, neuf, dix ans. Les gosses ont leur clé, ils vont man- ger leur quatre heures, mais ils sont toute l'après-midi dehors;

qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il fasse n'importe quoi, ils sont dehors, parce qu'on ne peut pas se payer quelqu'un pour s'en occuper ; on travaille uniquement parce qu'il faut travailler.

Il y en a très peu, aucune, que la femme s'est mise à travail- ler pour avoir un peu plus de lib.erté, il y en a très, très peu.

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La résidence comme enjeu

Elles travaillent uniquement pour avoir un supplément.»

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Rôle attribué aux familles appartenant à la nouvelle couche moyenne.

D'une manière générale les sujets affirment inévi- table l'échec de l'utilisation du local en «maison de quar- tien>. Un tel échec aura pour raison, disent-ils, l'actua- lisation dans ce local d'un rapport hiérarchique. Ils af- firment refuser de participer à une activité collective qui ne soit pas entièrement contrôlée par les agents de l'autorité extérieure, pour éviter de se retrouver face à des gens qui, en s'installant dans une position supé- rieure, vont les refouler vers une position inférieure.

Le refus vise deux catégories d'acteurs et prend un mode d'existence différent suivant celui contre lequel ilest dirigé :

a) Ceux qui habitent les immeubles relevant de la promotion privée, plus particulièrement l'ensem- ble à proximité des deux rues dans lesquelles l'en- quête a été menée. Ce sont des familles appartenant à la nouvelle couche moyenne, celle des enseignants et techniciens.

b) Ceux qui habitent dans les immeubles HLM, c'est- à-dire les cohabitants de nos interlocuteurs ; ils ap- partiennent à la même couche sociale et cependant ils essaient d'introduire un rapport hiérarchique identique à celui dont les précédents sont les por- teurs.

En réalité les acteurs principalement visés dans la dénonciation sont ceux qui, parmi les cohabitants des.

immeubles HLM introduisent un tel rapport hiérarchi- que et, ce faisant, tentent de construire leur apparte- nance à la couche sociale supérieure, celle dont relè- vent les habitants des immeubles de promotion privée:

Nos interlocuteurs étayent leur dénonciation en édifiant la représentation qu'ils ont de la légitimité du rapport hiérarchique; elle est fondée sur deux éléments le plus souvent articulés : le niveau scolaire et la place dans la division du travail. Les femmes ont tendance à insister sur le premier, ainsi Thérèse Fialon :

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«Moi, j'aurais des choses à dire, mais je ne sais comment m'exprimer, je me tais ... on se sent inférieur à certaines per- sonnes parce qu'on n'a pas d'instruction ... ».

Inversement, les hommes insistent sur le second élément ; Pierre Nattier commente ainsi son refus de participer aux activités de la maison de quartier:

«... on se regardera du haut de sa hauteur; il faut qu'on se regarde toujours au même niveau ; il Y a trop de différence entre un simple ouvrier, un contremaftre et un ingénieur.

L'ingénieur, il a sen brevet, il a fait ses études, il gagne un peu plus d'argent que l'ouvrier. Mais qu'est-ce qui fait le plus de travail ? C'est l'ouvrier ! Si l'ingénieur fait une connerie dans son plan ou le dessinateur dans son plan, l'ouvrier est obligé de suivre le plan. C'est l'ouvrier qui va prendre, c'est pas le dessinateur ; ce n'est pas l'ouvrier qui devrait prendre sur les doigts, c'est le dessinateur qui a fait une faute. C'est l'ouvrier qui prend et pas l'autre parce qu'il gagne plus que l'ouvrier. Je trouve que c'est absurde tous ces trucs-là, c'est pour ça qu'ils ne veulent pas se mélanger avec l'ouvrier. ..».

Ils légitiment de cette manière la position supérieure occupée par ceux qui appartiennent à la nouvelle couche moyenne ; mais cette légitimation est indirecte, elle est principalement le mode de démonstration de l'illé- gitimité de l'entreprise de ceux qui, parmi les habitants des immeubles HLM, tentent d'édifier une telle posi- tion supérieure (4).

Dans les problèmes soulevés par la perspective de l'utilisation du local en «maison de quartier» nous avons l'écho de ce qui tient une grande place dans la quoti- dienneté : les accusations réciproques de vouloir intro- duire un rapport hiérarchique, c'est-à-dire de s'installer dans une position sl~périeure, ce qui renvoie les autres vers la position inférieure. Le débat autour du local per- met de donner corps au rapport hiérarchique : il est construction de l'appartenance à la couche sociale su- périeure. La dénonciation consiste tout d'abord à mon- trer l'illégitimité de cette prétention dans la mesure où elle se trouve démentie par le niveau scolaire ou la pla- ce dans la division du travail de ceux qui cn sont les acteurs (cf. la phrase leitmotiv : «Si nous sommes en HLM, c'est que nous sommes des ouvriers: si nous som- mes des ouvriers, c'est que nous n'avons pas d'instruc- tion» .

C'est dans l'espace domestique que se localisent d'une manière privilégiée les tentatives d'in trod uire le

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La résidence comme enjeu 33 rapport hiérarchique dans les immeubles HLM (amé- nagement, ameublement, entretien). Il est possible de comprendre pourquoi l'appartement joue un tel rôle, à travers la biographie des sujets : l'accès à un logement HLM, avec son confort relatif, est souvent perçu com- me le franchissement d'un échelon hiérarchique rappro- chant du mode de. vie de la couche sociale supérieure.

L'aménagement de l'appartement, les meubles qui y sont accumulés, l'entretien dont il est le cadre sont impliqués dans les rappcrts qui se développent dans l'espace commun, l'appartement étant un des supports privilégiés du procès:

a) L'achat des meubles est dénoncé comme le pro- duit de la trahison de la structure normative ; le couple dont la femme est salariée (le salariat de la femme s'établit avec la complicité du mari), par son double salaire, poursuit le but d'acheter des meubles (plus précisément de rembourser les trai- tes) ; le salariat de la femme a pour conséquence son absence du foyer, partant les enfants sont re- jetés vers l'extérieur, victimes des influences néfastes

qu'ils y rencontrent.

b) La femme est l'actrice du maintien de l'ordre ménager. Il ne s'agit pas de la propreté seule de l'es- pace domestique, mais aussi de son aménagement ; la salle· de séjour, lieu d'accès interdit ou difficile, est dénoncée comme la raison du refoulement des enfants hors de l'appartement ; on retombe dans les effets négatifs de leur présence àl'extérieur.

Les pratiques dont l'aménagement de l'appartement est le cadre sont systématiquement renvoyées vers le procèS, leurs conséquences en dévoilent le fondement : la trahison des normes déterminant les relations inter- nes àla cellule familiale.

L'implication de ces pratiques dans le procès doit être confrontée à d'autres pratiques ayant également l'appartement pour cadre et apparaissant en contradic- tion avec les précédentes:

a) Les multiples manières par lesquelles l'apparte- ment est transformé en spectacle offert aux autres peuvent être relevées : la porte laissée ouverte pour que ceux qui passent dans l'escalier puissent. aper- cevoir l'intérieur ; les invitations à visiter l'appar-

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tement, à admirer telle pièce de mobilier, adressées le plus souvent àdes voisins avec lesquels nulle parole n'avait été échangée jusque-là. .

b) L'appartement est le lieu dans lequel se concréti- sent certaines réponses aux accusations dont ceux qui l'habitent sont l'objet dans les rapports émer- geant dans l'espace comr..un : la femme s~ariée ré- pondra aux accusations dont son absence est l'ob- jet en achetant des meubles, en maintenant un or- dre strict dans son appartement. F .H., dont la fille âgée de seize ans défraye la chronique scandaleuse de la rue, répond à son refoulement au pôle néga- tif en faisant entièrement refaire les peintures et tapisseries, en achetant une salle de séjour, faisant régner un ordre scrupuleux dans l'appartement, et essayan t d 'y faire pénétrer le plus de monde pos- sible. Il en est de même avec la famille CX. qui, dans sa cage d'escalier, constitue une référence né- gative : l'appartement est méticuleusement entre- tenu, meublé d'une manière clinquante, etc ...

Ces différentes pratiques sont autant d'éléments d'un processus complexe d'où leur signification peut être dégagée:

- ces pratiques se voient imposer leur signification à travers leur insertion dans le procès qui est au cen- tre des rapports localisés dans l'espace commun.

Elles sont définies comme autant de trahisons de la structure normative déterminant les relations in- ternes à la cellule familiale ; les sujets sont renvoyés dans la précarité de leur position, ils sent replongés dans la mouvance du pôle négatif. Ce qui négative- ment donne leur sens à ces pratiques : elles sont un effort de leurs acteurs pour édifier leur fixation au pôle positif, pour échapper à l'espace de communi- cation centré sur le pôle négatif.

- l'existence des pratiques qui peuvent être inter- prétées comme des réponses aux accusations mon- tre que les sujets adhèrent à la signification ainsi élaborée ; ils tentent vainement d'échapper au pro- cès en construisant leur fixation au pôle positif, ce qui renforce l'accusation qui détruit en perma- nence leur entreprise.

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Larésidence comme enjeu 3S La quasi totalité des sujets auxquels nous avons eu affaire sont des acteurs de telles pratiques et ils s'érigent en dénonciateurs quand ce sont les autres qui en sont les acteurs. Chacun est en même temps dans la position d'accusé et d'accusateur, ce qui a des effets non négli- geables : il n'y a pratiquement pas de justification di- recte mais une véhémence dans l'accusation des autres.

Est souvent sensible une contradiction entre le contenu du discours et le cadre (la salle de séjour) dans lequel il est dit.

* * *

La signification de l'aménagement de l'appartement, entretien, accumulation des meubles, ne peut être rédui- te à la manière don t ces pratiques sont redéfinies dans les relations de voisinage. Elles puisent également leur signification dans les relations in ternes à la cellule fa- miliale : le rapport entre l'homme et la femme, leur com- plicité dans l'achat des meubles, la participation de l'hom- me à l'aménagement, aux réfections périodiques des peintures et tapisseries, le despotisme ménager exercé par la femme sur le mari et les enfants : les obligations et interdits qu'elle impose aux évolutions dans l'espace domestique. Jean Noblot (cheminot de quarante-huit ans) rentrant le soir de son travail est l'acteur d'une cé- rémonie étrange : il ouvre la porte avec sa clé et sonne, pendant une ou deux minutes ; il essuie ostensiblement ses pieds sur le paillasson tout en parlant à haute voix à sa femme qui est à l'intérieur de l'appartement ; il attire ainsi son attention, montre qu'il nettoie ses sou- liers. Inversement, on rencontre des hommes qui s'éri- gent en contremaJ.îres du travail ménager de la femme.

C'est là un terrain qui ne peut être défriché que par l'observation directe des relations se développant dans la cellule familiale. Quoiqu'il en soit, l'analyse de ces pratiques devrait se faire à travers l'établissement de l'articulation entre les significations qu'elles reçoivent de l'intérieur et de l'extérieur de la cellule familiale.

* * *

Exemple : Mathilde et Pierre Nattier - quarante-einq ans environ, cinq enfants - . Pierre est ouvrier au chan-

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tier naval. La représentation qu'ils nous donnent de leur position difficile illustre les articulations de signi- fications s'exerçant sur le mobilier. Ils ont aclieté une salle de séjour, ce qui a produit leur rupture avec les trois voisins avec lesquels ils étaient en relation depuis plusieurs années. Leurs enfants sont impliqués dans la découverte de rassemblements organisés dans les caves, qui ont été l'objet d'une enquête de police ; l'articu- lation entre ces différents éléments leur apparml: évi- dente : l'achat de la salle de séjour est la raison du re- jet de la part de leurs voisins; l'implication de leurs en- fants dans les rassemblements leur semble également détenninée par cet achat : ils accusent leurs anciens amis d'avoir, par leur dénonciation, prov0<iué l'enquête de police, dans la mesure où ils étaient choqués par l'achat de la salle de séjour.

Nous avons assisté à la rencontre du couple avec Denise Letellier (gardienne) qui insiste sur l'affaire de la cave ; elle souligne la culpabilité des enfants et la res- ponsabilité de ses interlocuteurs ; par contre, elle essaie longuement d'évacuer l'achat de la salle de séjour de l'accusation, dans la mesure où elle-même vient de faire l'acquisition d'un mobilier semblable:

a) elle présente, et c'est très rare, une justification directe : elle dit avoir effectué un tel achat parce que le gouvernement a fixé l'âge de la majorité à dix-huit ans et elle cherche, en créant un cadre agré- able à retenir auprès d'elle, au-delà de cette limite, sa fille et son fils (âgés respectivement de quatorze seize ans).

b) elle développe longuement une situation dans laquelle elle rapporte la conversation qu'elle a eue avec une femme qui s'étonnait que telle famille ait pu acheter une salle de séjour, alors que le mari gagne d'évidence moins que le sien. Elle affirme lui avoir rétorqué que cet achat a été rendu possible par les capacités d'épargne de la femme ; en particulier, elle confectionne elle-même les vêtements, alors que son interlocutrice les achète tout faits, etc...

* * *

L'aménagement de leur appartement est pour les sujets une des pratiques importantes par lesquelles ils

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Larésidence comme enjeu 37 essaient de construire leur appartenance à la couche sociale supérieure. Ils tentent, de cette manière, d'im- poser le rapport hiérarchique dans lequel ils occupent la position supérieure. Comme nous l'avons vu la cons- truction de cette appartenance est en même temps celle de la fixation au pôle positif. Ainsi avons-nous l'édifi- cation des familles de la petite bourgeoisie en acteur idéologique fixé au pôle positif. Cet acteur idéologique est le produit du développement des rapports dont les sujets sont les acteurs (ce à partir du spectacle qu'ils ont du cadre, du mode de vie de telles familles, spec- tacle sur le quartier, dans les médias).

Les familles étrangères

Contrairement aux familles assistées qui ont été rassemblées dans les immeubles PSR, et aux familles de la nouvelle couche moyenne logées dans les immeu- bles relevant de la promotion privée, les familles étran- gères, à partir de 1972, ont été indifféremment placées dans les immeubles HLM et PSR (leur proportion est cependant plus forte dans ces derniers) ; elles sont au nombre de neuf, maghrébines et portugaises, dans les deux unités résidentielles où l'investigation a été loca- lisée. Elles sont donc présentes dans l'espace de coha- bitation jusqu'au niveau le plus étroit, la cage d'esca- lier.

Les rapports que les sujets établissent directement avec elles ne seront pas étudiés. L'analyse prendra pour objet l'utilisation de leur présence dans le développe- ment des rapports dont la cohérence a été définie ; un rôle subordonné est attribué aux familles étrangères : elles y sont produites en acteur idéologique secondai- re ; il semble que dans cette utilisation réside la matri- ce des relations établies directement avec elles..

La représentation que les sujets donnent des famil- les étrangères les partage en deux catégories : cel- les d'entre elles qui ont rejeté ce qui les définit comme étrangères et dont le mode de vie est identique à celui des familles françaises de leur entourage sont marquées positivement ; inversement, sont tT_arquées négativement celles qui, dans leur quotidienneté, restent étrangères, maintiennent la «coutume». Le développement interne à cette représentation consiste à montrer leur refus d'ac- céder au mode de vie «français» ou «européen» .

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«Il y en a un ou deux là : là·il Y a Madame Thomas, là il Y a Madame Parson, Madame Mohamed, c'est vraiment une algérienne, elle vit à la française, elle parle français, aussi bien l'une comme l'autre ; et puis ils se sont bien mis à l'heure française ; vous savez ils ont tout français chez eux, ils sont vraiment à la française ... ce sont des travailleurs ordinaires, ils sont là depuis longtemps, ils sont vraiment à la française, quoi ! Des fois les immigrés, ils restent dans leur coutume ; non, là tous les deux, moi au début, je ne savais pas qu'ils étaient algériens ; ils parlent très très bien français, pour tout et dans tout; ça facilitE: les relations dans la cage; ils connais- sent bien Madame Parson et tout ça ; Monsieur Parson et Mon- sieur Mohamed, ils parlent souvent ensemble ... ».

Cette représentation est construite de manière à faire de la différence ethnique un facteur négatif: elle désigne la position et le rôle attribués aux familles étran- gères dans le cadre de rapports : elles sont fixées à un

«pôle négatif de substitution» et le seul critère qui les y enferme en tant qu'acteur idéologique est la différen- ce ethnique dont elles sont porteuses.

Dans le cadre des rapports fondés sur la production des familles assistées en acteur idéologique tlxé au pôle négatif, le développement interne des rapports se situe dans le partage par les sujets et les familles assistées d'un même cadre normatif déterminant les relations fami- liales. Le ressort de ces rapports réside dans l'enferme- ment des sujets dans une position précaire qui les met sans cesse dans la nécessité de construire leur différen- ce, leur distance envers ces familles assistées. pour évi- ter de leur être assimilées. Le partage du même cadre normatif est la condition du fonctionnement des rap- ports. Par contre, les sujets ne partagent pas ce cadre normatif avec les familles étrangères peuplant le pôle négatif de substitution. La position qu'ils occupent dans la relation avec elles n'est pas précaire ; pour eux, nulle nécessité d'édit1er la différence puisqu'ils ne peuvent être assimilés à des étrangers .. En faisant de la différence ethnique le critère de fixation au pôle négatif, les sujets créent une situation dans laquelle ils sortent de l'échan- ge d'accusations et de la précarité, qui caractérisent les rapports qui ont pour centre la relation avec les famil- les assistées. .

Dans les rapports se développant dans l'espace de cohabitation, ceux qui, parmi les sujets, se trouvent dans une position particulièrement précaire, vont opé- rer le déplacement qui les extrait du cadre de rapports

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