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L'expérience de la chute de Montaigne à Michaux

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L'expérience de la chute de Montaigne à Michaux

JENNY, Laurent

JENNY, Laurent. L'expérience de la chute de Montaigne à Michaux . Paris : Presses universitaires de France, 1997, 217 p.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:31069

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De Montaigne à Michaux

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L'EXPÉRIENCE DE LA CHU'fE DE MONTAIGNE A MICHAUX

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ÉCRITURE COLLECTION DIRIGÉE PAR

BÉATRICE DIDIER

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· L'EXPÉRIENCE DE LA CHUTE

de Montaigne à Michaux

Laurent Jenny

Professeur à l'Université de Genève

Presses Universitaires de France

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DU MÊME AUTEUR

La terreur et les signes, Gallimard, « Les Essais », 1982.

La Parole singulière, Belin, « L'Extrême contemporain », 1990.

Roger Caillois, la pensée aventurée, ouvrage collectif sous la direc- tion de L. Jenny, Belin, « L'Extrême contemporain », 1992.

ISBN 2 13 048368 2 ISSN 0222-1179

Dépôt légal-1" édition: 1997, mai

© Presses Universitaires de France, 1997 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

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La pesanteur et la chute

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Être là, se lever, toucher au sol, peser, tomber parfois, voilà ce qui définit notre appartenance terrestre. Voilà ce qui semble fonder dans l'évidence naturelle notre situa- tion à la surface du globe, résister aux fables d'envol et aux rêves de transcendance. Nous tenons à la terre par les semelles. La pesanteur est notre évidence. Et elle a la force de l'évidence. C'est qu'antérieurement à toute signi- fication, la pesanteur donne à notre être-au-monde sa forme sensible la plus élémentaire et la plus constante, par cette traction discrète que nous éprouvons au cœur de toutes nos postures. Elle ne ressortit apparemment pour nous à nul prodige. Elle est réputée profane et sans mys- tère. On a ainsi remarqué qu'il n'y avait jamais eu, dans l'Antiquité, de dieu de la pesanteur1Mais c'est peut-être qu'il faudrait plus (ou moins) qu'un dieu pour rendre compte de l'obstination muette qui nous retient au sol:

un esprit divin qui se confonde avec l'espace comme celui qu'imaginait Henry More, dans son Antidote contre l'athéisme (1652). Il y notait que sans la pesanteur, les pierres et les boulets lancés vers le haut poursuivraient leur course indéfiniment au lieu de retomber sur la terre.

Non seulement les plantes, les animaux et les choses s'en-

1. Alexandre Koyré, Ét11des galiléennes, Paris, Hermann, 1986, p. 18.

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voleraient de la surface de la terre, mais plus rien n'assu- rerait la cohésion intime de leurs particules. Bien loin d'admettre la pesanteur comme fait d'évidence, il y voyait une preuve de la sollicitude divine qui tend à «ordonner les mouvements de la matière vers ce qui est le mieux» 1 Ainsi, l'étonnement que suscite de nos jours la vision de cosmonautes flottant dans leur habitacle, nous devrions bien plutôt le reporter sur la tension têtue qui empêche notre monde de se disperser dans l'espace. Car nous parti- cipons d'un monde sans repos et constamment occupé à se faire, à adhérer à lui-même.

A vrai dire, toute l'histoire de la physique est là pour apporter ùn démenti à l'évidence naturelle que la pesanteur semble porter avec elle. On a d'abord conçu la pesanteur comme une « impulsion» attachée à certains corps, comme une propriété intrinsèque constante et absolue. La pesan- teur était la réalisation d'une puissance et non l'expression d'une passivité. La chose en tombant ne cédait pas à son inertie, elle s'accomplissait dans son être. La pesanteur gui- dait certains éléments vers le « bas», qui était aussi le centre du monde. Il y fallait tout un cosmos où chaque chose ten- dait vers son lieu (le feu vers la région supérieure, la terre vers le centre, l'air et l'eau vers la région intermédiaire).

Mais les premières lois de la physique moderne, après la Renaissance, ont disloqué ce cosmos et arraché la pesanteur à elle-même. Le principe d'inertie, selon lequel tout corps persiste dans son état d'immobilité ou de mouvement, abandonne la responsabilité du mouvement à des forces extérieures à chaque corps. C'est l'adieu aux «graves», c'est-à-dire aux corps lourds. Non seulement la chose se trouve désaffectée de son poids propre, mais le mot même perd toute acception matérielle. L'illusion sémantique qui nous fait projeter rétrospectivement une nuance morale dans ce terme ne nous trompe pas tout à fait. C'est bien leur

1. Cité par Alexandre Koyré, in Du monde clos à l'univers infini (1957), Paris, Gallimard, «Tel», 1973, p. 167.

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dignité ontologique qui abandonne alors les corps pesants.

lis ne tomberont plus du dedans d'eux-mêmes vers leur

«lieu». Ils n'auront d'ailleurs plus de lieu propre, plus de lieu du tout dans l'univers infini qui commence de s'ébau- cher. Ils seront partout et indifféremment «en haut» ou

« en bas». Ils perdront leur poids absolu. Ils deviendront le jouet de forces extrinsèques et relatives. Ils seront expro- priés de toute qualité intérieure ... Ainsi voyons-nous la même « évidence» passer par des systèmes de causes et des significations radicalement antagonistes.

Mais est-il besoin des constructions de la science pour mettre en doute l'« évidence» de la pesanteur? Ne nous suffit-il pas. de nous retourner sur notre conformation d'êtres pesants pour en mesurer le caractère problématique et tendu ? A bien nous regarder, comment ne pas constater que nous sommes à la fois la machine de levage et le poids qu'elle soulève, indémêlablement sujets et objets de notre élévation? Nous nous sommes pris à bras le corps. Nous nous sommes levés. Notre face et notre squelette sont tout entier modelés par les contraintes mécaniques de l'arrache- ment à la pesanteur. Le jeu complexe des ligaments et des contrepoids donne l'impression même au repos d'un pénible effort. Toute notre musculature témoigne d'un entêtement forcené et immémorial à se lever. Se lever ... Le saut du lit matinal rejoint la tâche phylogénétique. Lorsque nous nous redressons, à demi endormis, en même temps que nous nous secouons de nos rêves, nous reparcourons à toute allure l'évolution des espèces. Nous brûlons les étapes, oublions les formes dociles à la pesanteur ; les anato- mies flottantes, circulaires ou étoilées; les corps qui ram- pent dans la vase, têtes basses et mâchoires articulées comme des couvercles de boîtes, ou ceux qui, médiocre- ment élevés sur leurs pattes, penchent encore la tête vers la terre, sans pouvoir s'émanciper vraiment de son attraction.

Nous redressant chaque matin jusqu'à la station droite, nous rejouons d'emblée ce refus de la pesanteur qui définit notre espèce. Et ce refus se prolonge en oubli et refoule-

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ment du bas. La verticalité humaine veut tout ignorer de ce qui la rive au sol. Elle se fonde sur une méconnaissance, non moins active et persistante que la pesanteur elle-même.

Une sorte de force mentale, inverse de l'attraction terrestre, qui annule la conscience de nos efforts pour nous lever, pour nous tenir, pour surmonter l'attirance du bas, et les fait glisser dans la transparence. D'où aussi le sentiment de l'« évidence». Mais un simple éveil à la réalité de notre pos- ture en découvre toutes les ambiguïtés. Le parti pris de la verticalité noue étroitement affirmation et négation. Litté- ralement, il s'appuie sur ce qu'il repousse, et y trouve son sol. Au sein du vivant, il prend le sens d'une négation élé- mentaire, .primitive et comme encore attachée à ce qu'elle nie. La posture anthropologique fondamentale définit donc une relation polémique à la pesanteur.

L'homme debout, l'être au monde et la chute

Soit donc l'homme debout. Son apparent repos recouvre un jeu de tensions contradictoires. Il se sait né de son élévation et voué à la chute, enraciné même dans la perspective mortelle de cette chute. Il ne peut mécon- naître que son originalité de vivant tient à sa verticalité, mais cette verticalité, tropisme minuscule à la surface du globe, a quelque chose de toujours provisoire. Il sent qu'il devra la rejouer à chaque pas et composer avec des forces inverses qui ne cessent pas, et le guettent. C'est pourquoi les frêles statues aux «bottes de plomb »1 de Giacometti constituent une figure si juste de notre huma- nité. Le socle n'y est pas fait pour la gloire mais pour l'humilité. Il rappelle le poids dans lequel nous sommes ensoclés et qui fait d'un simple pas un mouvement royal.

Le premier pas, tout pénétré du risque qu'il prend à

1. Selon l'expression de Francis Ponge, «Joca Seria», in L'Atelier contemporain, Paris, Gallimard, 1977, p. 168.

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l'oblicuité de la marche, comme arrêté par sa propre audace (après l'immémorial travail de la verticalisation).

Indéfiniment songeur de cette implication de la marche.

Debout, l'homme constate aussi sa solitude. Où sur terre trouverait-il des êtres (hormis les arbres) affirmant ainsi leur Un contre la pesanteur? Cette affirmation le distingue et l'isole. En se mettant debout, comme le note Cioran', il s'est retiré des appuis: l'un surtout, la solidarité du sol. Seul l'abandon à la pesanteur la lui restituerait, le délivrant du même coup de sa solitude. Cet abandon parfois le tente.

Entêté dans cette soustraction de support, mais fatigué de se tenir, il lui arrive de chercher le bas, comme l'eau son niveau, comme la pierre son puits. Cependant, pas plus qu'il n'est à même d'atteindre son «haut», il ne saurait accomplir son «bas». La pesanteur ne le permet pas. Car dans la pesanteur, il éprouve non seulement la résistance du monde à ses efforts d'élévation, la preuve de leur relativité, mais aussi, et, plus gravement, une forme essentielle de non-coïncidence à soi. Même un abandon total à la pesan- teur n'aurait pas pour effet de l'établir dans son «lieu», comme les corps pesants dans la physique aristotélicienne.

Aussi bas qu'il aille, la pesanteur persiste, comme une force insatisfaite. Elle l'investit d'une« faim du plus bas»2 qui ne peut jamais être assouvie. Même à terre, au fond du gouffre, il aspirerait encore à descendre. Il ne peut ainsi venir à bout d'aucune des directions qui le traversent et l'ouvrent au monde. Car l'homme debout n'est pas« posé»

dans le monde, il s'y tient. Son anatomie n'est pas une chose, c'est un arc de tensions entre haut et bas. Sa vertica-

1. «L'homme est né avec la vocation de la fatigue: lorsqu'il adopta la position verticale, et qu'il diminua ainsi ses possibilités d'appui, il se condamna à des faiblesses inconnues à l'animal qu'il fut. » Précis de décomposition (1949), Paris, Gallimard, «Tel», p. 169.

2. Selon l'expression de Carlo Michelstaedter, qui, au début de ce siècle, a fait de la pesanteur la figure même de son pessimisme phi- losophique; dans son livre, La Persuasion et la Rhétorique (1910), Edi- tions de l'Eclat, 1989 pour la traduction française.

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lité ne lui est pas donnée; elle est sans cesse conquise sur une tentation inverse avec laquelle il ne peut en finir. Rien d'étonnant donc si son être-au-monde lui apparaît parfois exactement figuré par son être-dans-la-pesanteur: être, c'est éprouver son impropriété comme un« dévalement en plein monde», une «chute», un « être-jeté »1 D'emblée soumis à l'attrait du monde, comme à une force basse, il ne peut rien s'en approprier ni rien en épuiser. Ce n'est pas qu'il tombe de plus haut, c'est plutôt que son ici-bas n'est pas un ici, c'est qu'y être, c'est y« dévaler». C'est peut-être pourquoi l'homme debout éprouve que sa verticalité est impure. N'avoir pas su s'émanciper radicalement de la pesanteurj voilà ce qui à ses propres yeux condamne l'au- thenticité de son élévation. Le bas ne l'a jamais lâché. Lors- qu'il s'efforce de ressaisir son destin, de s'en figurer le mythe, il se conçoit dès lors tout autant comme un être

« tombé» que comme un être « debout». Paradoxalement, il semble à l'unique vivant qui se soit levé sur terre, que son entrée dans le monde s'est faite sur le mode d'une chute, que son être dans le monde est un être-tombé. Plutôt que d'admettre qu'en lui le déchirement des forces est constitu- tif, il se représente volontiers son origine comme une radi- cale déchéance d'un état antérieur tout autre.

Qu'on songe par exemple au mythe philosophique exposé dans Phèdrtr. Platon y propose d'imaginer l'âme «comme une puissance dans laquelle sont naturellement réunis un attelage et un cocher, soutenus par des ailes». Selon lui, le partage des mortels et des immortels se refait tous les dix mille ans au cours d'une procession des chars ailés dans le ciel. Zeus mène le cortège «ordonnant et réglant toute chose». Tous gravissent« l'escarpement qui mène à la voûte soutenant le ciel», là où peut se contempler l'être en soi.

1. Cf. Martin Heidegger, Le dévalement et l'être-jeté, par. 38, Être et temps, Paris, Gallimard, 1986, p. 223-228.

2. Platon, Œuvres complètes, t. IV, 3• partie, (246a-248c), trad. Paul Vicaire, «Les Belles Lettres», 1985.

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Cependant seuls les dieux y parviennent réellement, y trou- vant, le temps d'une révolution, nourriture et joie. Plus chaotique est le destin des autres attelages. Tous les cochers haussentla tête vers le dehors du ciel, mais c'est à grand peine qu'ils portent les yeux vers les objets réels. Ils maîtrisent mal leur attelage, dont l'un des chevaux tire vers le bas. Bouscu- lés par la maladresse des autres chars, grevés d'oubli et de perversion, ils s'alourdissent et perdentleurs ailes. Et c'estla chute vertigineuse de l'âme, «jusqu'à ce qu'elle saisisse quelque chose de solide, dans le monde corruptible, et y éta- blisse sa demeure». Ainsi, les hommes ne naissent pas seule- ment d'un père et d'une mère mais aussi de la déchéance d'une âme. Toute incarnation procède d'une chute. Et cette chute semble encore se rejouer dans l'anatomie humaine.

Platon en effet, dans le Timée, attribue aux hommes deux âmes d'une inégale dignité, distribuées de haut en bas du corps. La première âme, intelligente et immortelle, a son site dans la tête en raison de son affinité avec le ciel, « car nous sommes une plante non point terrestre mais céleste».

Et en effet c'est du côté du haut, du côté où eut lieu la nais- sance primitive de l'âme, que le Dieu a suspendu notre tête, qui est comme notre racine et, de la sorte, il a donné au corps tout entier la station droite1

Platon renverse donc l'évidence naturelle. Faisant de notre verticalité un memorandum du Haut, il nous déracine de la terre pour nous planter au cieF. Mais l'âme n'en chute pas moins. Car une seconde âme, mortelle celle-ci, succède à

1. Ibid., t. X, Timée (90b), trad. A. Rivaud, (1925), «Les Belles Let- tres», 1985, p. 225.

2. Ovide, dans Les Métamorphoses (1, 84-86) donne une version atté- nuée et comme lointaine de notre affinité avec le ciel : « tandis que, tête basse, tous les autres animaux tiennent leurs yeux attachés sur la terre ~e Dieu] a donné à l'homme un visage qui se dresse au-des- sus; il a voulu lui permettre de contempler le ciel, de lever ses regards et de les porter vers les astres» (trad. G. Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, (1928), 1969, p. 10). Sur ce thème, cf. aussi Cicéron, Lois, I, 26.

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la première, séparée de la tête par l' «isthme» du cou. Elle- même se divise en âme irascible,« qui participe au courage et à l'ardeur guerrière» (logée au-dessus du diaphragme) et âme concupiscible «qui a l'appétit du boire et du manger et tout ce dont le corps a naturellement besoin» (entre le dia- phragme et le nombril). Ainsi, notre chair aussi est un ciel où le cocher de l'esprit tente de raisonner un attelage qui l'en- traîne vers le bas. C'est en nous-mêmes que nous chutons, après être tombés du ciel. Ou plutôt, notre corps est la figu- ration arrêtée de cette chute. La fable de Platon nous a dura- blement enracinés dans un Haut inaccessible, vouant notre existence terrestre au sentiment de la déchéance et de la chute. Dans cette tradition la verticalité humaine n'est donc qu'apparente ou relative. Il faut sans cesse la corriger par la mention d'une chute originaire, qui en renverse le sens. Un renversement analogue à celui que pratique Platon en nous figurant suspendus au ciel et non pas appuyés sur terre. Que l'homme soit originairement tombé du ciel et la station droite n'est plus qu'une pénible dénégation de son statut ontologique réel. Debout, il sera toujours« tombé».

Cette vraisemblance paradoxale était faite pour durer.

Elle y est d'autant mieux parvenue que le renversement platonicien du sol a rencontré - inspiré aussi - l'imagi- naire chrétien de la Chute. A vrai dire, cet imaginaire est tardif. Il n'y a pas littéralement de chute de l'homme dans la tradition biblique. La géographie du paradis est hori- zontale'. Le péché originel n'entraîne donc pas une chute

1. De fait, elle n'a cessé de varier depuis le début de l'ère chrétienne.

Au I"' siècle l'historien juif Flavius Josèphe identifie les quatre

fl~uves du paradis avec les quatre grands fleuves d'Orient: le Gange, l'Euphrate, le Tigre et le Nil. Les cartes du Moyen Age le situent aux confins orientaux. Dante, dans l'hémisphère austral.

Christophe Colomb croit en trouver la trace dans le delta de l'Oré- noque. Et en 1701, P. D. Huet le replace en Mésopotamie dans son Traité de la situation du paradis terrestre. Sur ce sujet cf. Monique Alexandre, Entre ciel et terre, les premiers débats sur le site du paradis, in Peuples et pays mythiques, textes réunis par François Jouan et Bernard Deforme, Paris, Belles Lettres, 1988.

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dans l'abîme mais un exil du jardin clos et une ouverture au monde. Le dehors du paradis n'est ni le «bas», ni un hors-monde. C'est la terre, offerte à la liberté humaine.

Pour que le péché originel puisse être représenté comme une« chute», il a d'abord fallu que la géographie du para- dis se verticalise par une confusion progressive du jardin originel et du séjour céleste des bienheureux après la mort. Le livre d'Hénoch déjà situait le paradis terrestre en dessous du troisième ciel platonicien. Origène, au

me

siècle, dans le Traité des principes, imagine un premier paradis, terrestre, où les âmes des saints vont parfaire leur instruction après la mort avant de s'élever au royaume des cieux (formellement identifié aux sphères des Grecs)1 Dante enfin, dans la Divine comédie, fixe durablement la géographie paradisiaque: il entérine l'élévation du paradis terrestre en le situant au sommet de la montagne du Pur- gatoire, juste en dessous du paradis céleste, constitué pour sa part des neuf ciels platoniciens surmontés d'un dixième ciel en forme de rose céleste. Ainsi, par l'effet d'une subli- mation progressive du paradis, Adam rétrospectivement monte au ciel- mais aussi en tombe. Son exil devient lit- téralement une «chute». Et ce d'autant plus aisément qu'en «tombant» Adam redouble une forme de déchéance qui a précédé la sienne: celle de l'ange. Saint Augustin, dans les Confessions, met clairement en parallèle leurs deux destinées :

Dejluxit angelus, defluxit anima hominis ... (L'Ange est tombé, l'âme de l'homme est tombée ..

l.

La chute de l'Ange, précisément décrite par les Écri- tures, fournit à la chute d'Adam un modèle imaginaire.

On y trouve évoquée en détails la précipitation de l'Ange

1. Origène, Traité des principes (Il, 11, 6), trad. de la v~rsion latine de Rufin par M. Hari, G. Dorival et A. Le Boulluec, Etudes augusti- niennes, 1976.

2. Confessions (XIII, 8).

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qui l'a conduit au fond de l'abîme voire même «dans le Tartare»1La chute de l'Ange entraîne ainsi celle d'Adam, et tout d'abord dans la logique du récit biblique: effecti- vement l'Apoca(ypse, en identifiant formellement le ser- pent tentateur du jardin d'Eden avec l'Ange déchu, en fait une cause directe de la chute d'Adam. Mais cet entraî- nement est aussi d'ordre représentatif: les images de la chute passent implicitement de Lucifer à Adam. Adam, alourdi par sa faute, ne pèche pas seulement, il «tombe».

Et ce au moment précis où le monde, dans son horizonta- lité, s'ouvre à lui, à ses explorations, à son travail et à sa mortalité.

La chute dans la Chute

Le mythe chrétien, par cette condensation d'images, transmue donc un événement en état. Il fait retentir dans le temps du monde la double catastrophe ontologique qui a présidé à son origine. La chute perdure dans la Chute, comme le littéral sous le figuré. Et au-delà même de toute foi chrétienne, le sentiment du « dévalement» apparaît commele témoignage que la chute est toujours en acte dans le monde de la Chute, qu'elle en est la forme essentielle.

Le repos, la planche de vivre? Nous tombons. Je vous écris en cours de chute. C'est ainsi que j'éprouve l'état d'être au mondé.

Soit donc l'homme debout dans ce monde paradoxal, l'homme qui marche, vaque à ses affaires dans le monde, et s'estime en même temps «en cours de chute». Il arrive à cet homme de tomber réellement dans le monde de la Chute; d'y faire une chute dans la Chute, dégringolant ainsi provisoirement du figuré au littéral. Chevaux rétifs,

1. Cf. Apocalypse, 12, 9 et 20, 1-3;

ne

Epître de Pierre, 2, 4.

2. René Char, Légèreté de la terre, in Œuvres complètes, Paris, Pléiade, 1983, p. 602.

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branches en plein front, escaliers de guingois, verglas, obus, tels sont les instruments les plus communs du faux pas qui reconduit au bas, dans la douleur et l'imprépara- tion. Et avec ce faux pas se précipitent bien des pensées.

Car tomber n'est pas simple. Depuis que les hommes tombent, leur haut, leur bas n'ont jamais été purs de valeurs morales et ontologiques. Si, comme l'affirme Aristote, «tous les hommes ( ... ), Grecs et Barbares, qui croient à l'existence des dieux, s'accordent à localiser la divinité dans la région la plus haute»\ alors, sans doute, tomber ne fut jamais simplement toucher le sol, mais tou- jours se situer vis-à-vis d'un Haut, dans l'humiliation ou le défi, l'acceptation ou la révolte. Les mythes d'Icare et de Phaëton en témoignent assez. Ainsi peut-être n'y eut-il jamais de chute littérale (pas plus qu'il n'y eut de contem- plation objective et neutre du ciel ouvert). Le heurt du sol a toujours déjà pris son essor métaphorique.

Tantôt la chute sera rechute. Elle traînera avec elle tout un cortège d'images anciennes, qui remontent en deçà de l'âge adamique, jusqu'à l'époque plus immémoriale encore de la révolte des anges. Elle nous confirmera la vérité d'un destin ontologique et nous installera dans la déchéance. Tantôt elle pourra être, tout au contraire, l'oc- casion d'une réappropriation du monde. Car, lors- qu'enfants nous nous indignons de tomber, frappons le sol pour le punir, nous avons au moins la certitude d'être tombés dans le monde, dans le monde où l'on pèse, où l'on tombe. La chute n'emporte pas tout avec nous, elle ne nous jette pas dans un hors monde, elle nous rappelle plutôt à la limite de celui-ci, elle nous confirme dans sa solidité terrestre, dans la fermeté de ses contours, dans la constance de ses lois. Ainsi la douleur du retour au bas s'accompagne parfois d'un étrange bonheur. Le sol, le sol est retrouvé, on n'ira pas plus bas, finis les efforts d'équi- libristes, la «rugueuse réalité» est étreinte. Finies les diva-

1. Traité du Ciel, I, 3, 270b, Paris, Vrin, 1990, p. 11.

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gations en plein ciel, les errances sans but. On est revenu . à la maison du père, puni, calmé, brisé parfois. Mais ayant touché une limite, brute et sans fard. On se rejoint en son fond. Comme si on avait en soi toutes sortes d'altitudes disjointes, qui ne trouvent leur étiage vrai que par acci- dent, catastrophe ... La chute, donc, réveille le mythe ada- mique endormi pour le répéter ou pour le contester. Elle est parfois ouverture des portes de l'« enclos» à un monde désenchanté et parfois appropriation de la terre - reconnaissance soudaine et violente de l'ici-bas méprisé dont la richesse sensible enivre.

Mais plus profondément encore, avant de prendre une quelconque signification, la chute bouleverse les repères du haut et du bas, nous arrache à toute assise, et nous redispose dans le monde. Qu'elle nous ramène au Même ou au Tout autre, c'est toujours par le biais d'un complet renversement, et dans la défaite de toutes les significa- tions. La chute de saint Paul sur le chemin de Damas' peut ainsi apparaître comme la figure archétypique de toute expérience. Sa «conversion» est d'abord un renver- sement de posture et de valeurs. Vers midi, Paul tombe à terre, terrassé par l'éblouissement d'une lumière et simul- tanément requis par un «lève-toi». Cette heure n'est pas indifférente : midi est chez les Grecs une heure critique et redoutable, heure sans ombre, heure des morts et des apparitions, exact point de partage entre divinités oura- niennes et divinités chtoniennes2De fait, cette heure va diviser, comme d'une épée de feu, la vie de Paul entre un Avant et un Après3Mais cette division opère à rebours des valeurs reçues dans la culture grecque4 Par-delà

1. Cf. Actes, 9, 1-10; 22, 6-11; 26, 12-19; I Corinthiens, 15, 8-10.

2. Sur ce thème, cf. Roger Caillois, Les Démons de midi, Fata Morgana, 1991.

3. Cf. Stanislas Breton, Saint Pau~ Paris, PUF, «Philosophies», 1988.

4. « Hébreu fils d'Hébreux», Paul est aussi « Grec de culture», comme le rappelle Stanislas Breton, qui y voit une donnée essentielle dans la construction du cosmos paulinien, op. cit., p. 110.

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l'heure de midi, Paul est converti aux «principes de vie et d'accroissement» du matin et non aux «principes de ténèbres et de mort» qui président à l'après-midi. Un ins- tant semblent se recroiser et s'échanger dans la confusion d'un éclair les significations contradictoires du matin et du soir, des divinités du ciel et des divinités de la terre.

Rien d'étonnant, donc, si Paul, reste ébloui trois jours, comme aveuglé par le fracas temporel et symbolique de l'événement qui le traverse. De même, physiquement, Paul est jeté à terre, mais c'est dans la sommation d'un

«lève-toi», qui renverse le sens de cette chute en une élé- vation instantanée, et lui donne la forme d'un tohu-bohu de directions. La chute est ici l'épreuve élémentaire qui défait l'homme ancien, égare ses repères et lui fait un instant toucher terre pour mieux le relever dans sa nouveauté. Le heurt du sol est la forme de l'abandon forcé, de la soumission et de la passivité nécessaire à toute expérience. Il faut y voir non pas un ressourcement aux puissances telluriques (illustré par le mythe d'Antée, géant querelleur et invulnérable tant qu'il touche terre), mais la déprise de la volonté indispensable à l'accueil de tout événement.

La chute est donc moins le cadre d'une expérience spécifique que celui de l'expérience en général. La chute ouvre à l'étonnement- cet étonnement qu'on dit être la disposition philosophique première - et à la question neuve qui découlent de toute expérience. Cette question s'adresse d'abord aux circonstances de la chute. Elle interroge l'espace, qui un instant nous a trahis, ou peut- être est tombé lui-même avec nous. Elle interroge le temps, qui s'est dérobé (serions-nous tombés sans ce lap- sus d'un instant qui n'a pas été vécu, ne peut être retrouvé?). Elle interroge la pensée, affrontée à ce qui l'a défaite et où elle trouve parfois l'image de sa propre défaillance. Si la chute est expérience, réciproquement, l'expérience est volontiers métaphorisée par le philo- sophe en termes de chute :

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Faire une expérience avec quoi que ce soit, une chose, un être humain, un dieu, cela veut dire : le laisser venir sur nous, qu'il nous atteigne, nous tombe dessus, nous renverse et nous rende autre1

Éprouver, c'est tomber, se laisser choir avec ce qui nous arrive, ce qui nous « tombe dessus». Dans le monde où nous sommes «jetés», il y a encore un double fond pour cette chute qu'est l'expérience. Mais l'expérience n'est pas un simple redoublement de notre« dévalement»

naturel. Le redoublant, le dramatisant, elle suspend sa signification et nous ramène à l'origine de toutes les signi- fications. Elle nous redispose dans le monde, dans une autre humeur, une autre compréhension, une autre révéla- tion, fussent-elles du «même» - mais ce sera un même transfiguré. On comprend mieux dès lors qu'on cherche- rait vainement une signification anthropologique générale à la chute - pas plus qu'on ne saurait en assigner une à l'expérience. Si la chute a naturellement la structure de l'ex- périence, parce qu'elle en actualise les moments (de déprise, de choc et de ressaisissement), ce qui caractérise l'expérience, c'est précisément que son sens est ouvert, que son sens est ouverture du sens. C'est dire aussi que la signifi- cation de la chute est inscrite dans le temps, et qu'histori- quement, elle ne cesse de s'y métamorphoser et de s'y ouvrir. On ne tombe jamais deux fois dans le même monde. Et même lorsque, comme Rousseau, on répète à distance la chute d'un autre, on ne se relève pas identique à cet autre.

Ce livre explore quelques mondes de la chute déployés dans l'espace littéraire « moderne», de Montaigne à Michaux, en passant par Bataille et d'autres. Et par

«mondes» j'entends ces constructions imaginaires qui font d'une chute réelle (ou parfois simplement postulée comme chez Baudelaire, voire poétiquement représentée

1. Martin Heidegger, Le déploiement de la parole, in Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, p. 143.

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dans le cas de Hugo). le foyer de toute une représentation du monde. L'accident, en lui-même trivial et anodin, prend, dans le récit qui en est fait, une valeur d'élucida- tion. Il réfracte de façon fulgurante une vérité pressentie et permet aussi de se resituer par rapport à elle. Car le chuteur, en tombant, ne se borne pas à vivre une illumi- nation intellectuelle (souvent cette illumination intellec- tuelle ne surgira qu'après-coup, voire pas du tout): l'im- portant est surtout qu'il se relève autrement «tourné», trouvant ainsi à rejouer sa disposition dans le monde.

Dans la modernité, la littérature recueille le récit de telles expériences qui n'ont guère de légitimité dans aucun autre discours (ni religieux, ni philosophique, ni savant). Entre la littérature et la chute, il y a donc plus qu'une rencontre fortuite: une forme de connivence. C'est que la littérature est elle-même une parole «basse», je veux dire par là dépourvue de prétention à énoncer des vérités transcen- dantes, qu'elles soient sacrées ou scientifiques. Contin- gente comme le monde, sans preuve ni autre autorité qu'elle-même, attentive à toutes les singularités sensibles, elle tâtonne dans les formes pour faire place à l'inédit, elle se voue à accueillir ce qui se découvre dans les vertiges de l'expérience et les déchirures de la pensée.

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PREMIÈRE PARTIE

<( Il ne faut point d'art

à la chute>>

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Montaigne nous offre l'exemple d'une œuvre dont la finalité ultime est l'élaboration d'une posture d'être au monde, ou encore, pour parler comme Montaigne, d'une «assiette». Ainsi le livre n'a-t-il chez lui de valeur que transitive: il reconduit sans cesse à la vie. Certes, il se fait dans Les Essais un grand brassage de savoirs et de fictions. Nous y voyons défiler toute la culture qu'un homme de la Renaissance libre de visée savante était capable de rassembler. Mais cette culture n'est jamais convoquée pour elle-même, elle sert à quelque chose de plus essentiel et de plus élémentaire qu'elle: un effort pour se situer vis-à-vis du haut et du bas, du vertige et de la fluctuance. Toute la littérature chez Montaigne est faite pour parvenir à un point d'équilibre dans la mobi- lité, ce point que, sans vanité ni présomption, il remarque avoir atteint, lorsqu'il évoque, au livre III des Essais, la période troublée qu'il est parvenu à traverser sans trop de dommage :

Et esprouvay en ma patience que j'avoys quelque tenue contre la fortune, et qu'à me faire perdre mes arçons il me fal- lait un grand heurt1

1. III, 12, p. 1047. Les références de page sont à l'édition Villey (1924), Paris, PUF, 1978.

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Cependant, cette assise dans le monde est le fruit tout à . la fois d'une méditation livresque et d'une attention de

Montaigne à sa propre expérience.

La critique du Haut

La critique du Haut est un thème récurrent dans Les Essais. Elle comporte ses héros et ses victimes, mais surtout elle manifeste que, dans le monde, Montaigne entend se tenir à l'étiage. Aux yeux de Montaigne, la victime exemplaire de l'attrait pour le Haut, c'est Phaëton. L'histoire en est longue- ment racontée au livre II des Métamorphoses d'Ovide1, l'une des lectures d'enfance favorites de Montaigne. Phaëton, fils du soleil et de l'océanide Clyménè, désirant obtenir de son père un signe de reconnaissance, lui demande de pouvoir conduire son attelage. Le soleil lui représente les dangers de l'entreprise: les risques de vertige, de précipitation en fin de course, voire même d'emportement à contresens puisque le char du soleil escalade la voûte selon un mouvement inverse de celui de la sphère des fixes. Rien n'y fait. Phaëton bientôt épouvanté par les figures animales du zodiaque lâche les rênes et laisse divaguer son attelage, menaçant d'embraser la terre et les cieux. A la demande de la terre, Zeus foudroie l'imprudent. Nul doute que le Montaigne de la maturité puisse tirer d'un tel mythe une leçon anti-platonicienne.

Apparemment l'argument est proche de celui du mythe du Phèdre: il s'agit encore d'escalader la voûte du ciel, et d'aller chercher là-haut la réalité de son origine. Cependantle destin de Phaëton est tout différent de celui des âmes infortunées de Platon. Phaëton est précipité vers la terre à laquelle il appar- tient, mais c'est pour la mort et non pour l'incarnation. Nul espoir pour lui de s'amender ni de renouveler son ascension au terme de dix mille ans. L'erreur est fatale, la chute finale.

Montaigne en fait le symbole de l'esprit humain saisi de pré-

1. Aux vers 19-332.

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somption intellectuelle, animé d'une vaine volonté de dépassement, alors que «les yeux humains ne peuvent aper- cevoir les choses que par les formes de leur connaissance».

Et ne nous souvient pas quel sault print le miserable Phaeton pour avoir voulu manier les renes des chevaux de son pere d'une main mortelle. Nostre esprit retombe en pareille profon- deur, se dissipe et se froisse de mesme par sa temerité1

Quels meilleurs exemples de cette témérité intellectuelle que les spéculations d'Anaxagore ou d'Archimède qui prétendent pouvoir déceler justement la nature du soleil, le donnant par exemple pour «un Dieu de fer enflammé» ? La science a ses Phaëton, qui eux aussi mon- tent au ciel et s'aveuglent à des objets trop brillants pour eux. La philosophie n'est pas mieux inspirée:

Voyez prendre à mont l'essor à Platon en ses nuages poeti- ques; voyez chez luy le jargon des Dieux2

Et que dire d'Origène? Montaigne ironise: si vrai- ment les corps matériels ont péché à proportion de leur poids, «l'esprit qui fut pour sa peine, investi du corps du soleil, devait avoir une mesure d'alteration bien rare et particuliere».

Les extremitez de nostre perquisition tombent toutes en esblouyssement ... 3

Car l'esprit est sujet à la chute et à la divagation, et d'autant plus qu'il manifeste de capacités intellectuelles et d'aspiration à la transcendance. Montaigne se souvient de sa visite au Tasse, dans sa prison de Ferrare, esprit« aveu- glé» lui aussi et qui a basculé dans la folie. Entre les « élé- vations d'un esprit libre» et la « folie», il n'y a qu'un pas, trop vite franchi.

1. II, 12, p. 535.

2. II, 12, p. 544.

3. Ibid.

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Or les conditions d'une élévation sont clairement défi- . nies à la fin de l'Apologie de Raimond Sebond, et elles impli- quent précisément une renonciation aux moyens humains de l'élévation.

[L'homme] s'eslevera si Dieu lui preste extraordinairement la main; il s'eslevera, abandonnant et renonçant à ses propres moyens, et se laissant hausser et soubslever par les moyens purement celestes1

Ainsi l'élévation vers la connaissance ne saurait être en fait qu'une ascension surnaturelle, une «miraculeuse méta- morphose» où plus rien ne se laisse reconnaître d'un effort humain. Si l'esprit s'élevait, il n'aurait plus rien d'un esprit au sens où nous le connaissons. D'ailleurs bien moins qu'il ne s'élèverait, il serait soulevé jusqu'aux cieux par le levier divin. Mais Montaigne souligne le caractère miraculeux et somme toute improbable d'un tel événement. On ne peut dire même qu'il en invoque l'attente. A distance du miracle, c'est à d'autres tâches que doit s'occuper l'homme. Et la première consiste à faire redescendre l'esprit des hauteurs où il s'est imprudemment aventuré. Il y faut un technicien de la descente sur terre. Pour Montaigne, c'est Socrate, l'anti-Phaëton. Certes le Socrate de Montaigne est plus purement humain que celui de Platon. Montaigne ne s'inté- resse guère à son art dialectique de la définition et il ne veut rien savoir du «démon» qui l'inspirait. En lui, Montaigne voit un sage sceptique et agnostique.

C'est luy qui ramena du ciel, où elle perdoit son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l'homme, où est sa plus juste et plus laborieuse besoigne, et plus utile2

Socrate ne nous propose pas les « vaines fantaisies» si ordinaires à la philosophie. Tout au contraire, il est l'arti- san d'un retour à l'ici-bas, «sa fin fut de nous fournir de choses et de preceptes qui reelement et plus jointement

1. II, 12, p. 604.

2. III, 12, p. 1038.

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servent à la vie». Les prestiges du Haut sont si profondé- ment ancrés jusque dans les manières de dire, que Mon- taigne, du sein de son admiration, doit se reprendre pour ne pas céder lui-même, dans la louange de Socrate, aux métaphores ascensionnelles.

Il fut tousjours un et pareil, et se monta, non par saillies mais par complexion, au dernier poinct de vigueur. Ou, pour mieux dire, il ne monta rien, mais ravala plustost et ramena à son point originel et naturel, et lui soubmit la vigueur, les aspretez et les difficultez1

C'est donc non seulement nos aspirations intellectuelles mais même notre langage qu'il faut rééduquer pour resti- tuer sa vraie valeur à la vie basse. Cela conduit Montaigne à inventer des formules presque oxymoriques pour décrire, dans le chapitre qui traite «De l'incommodité de la grandeur», l'accomplissement dans le bas:

Quand je pense à croistre, c'est bassement ... 2

Le rabaissement doit être pratiqué non seulement dans l'ordre intellectuel, et social, mais aussi dans l'ordre moral.

Là encore, Socrate est une référence majeure. Anti-Phaë- ton, c'est aussi un anti-Caton. Caton3, on le sait, fut dans l'antiquité romaine l'exemple même d'une vertu austère et intraitable, ennemie de tous les luxes et de tous les relâche- ments. Montaigne nous dit de lui (au III< livre des Essais, c'est-à-dire après 1585, à une époque où ses réserves vis-à- vis du stoïcisme s'affirment plus nettement) :

... aux braves exploits de sa vie, et en sa mort, on le sent tousjours monté sur ses grands chevaux4

1. III, 12, p. 1037. Je souligne.

2. III, 7, p. 916. ·

3. On peut hésiter à trancher ici entre une référence à Caton l'Ancien, défenseur des vieilles vertus romaines, et son arrière petit-fils Caton d'Utique, farouche stoïcien qui se suicida après la défaite de l'armée pompéienne. Mais la référence à la bravoure de sa mort suggère plutôt qu'il s'agit de ce dernier.

4. III, 12, p. 1038.

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Il y a donc du Phaëton dans l'attelage héroïque et ostentatoire de Caton. Face à celle de Caton, la vertu de Socrate demeure toujours simple et accueillante. Elle ne dédaigne pas les errements proprement humains: ainsi Montaigne rapporte-t-il la tradition de Xénophon selon laquelle Socrate, déjà vieux, serait tombé amoureux et en aurait plaisanté. Même face à la mort, l'héroïsme de Socrate, qui se soumet

à

l'ordre des choses plutôt que de sauver sa vie, demeure à dimension humaine. Et Mon- taigne s'y reconnaît pleinement.

On peut s'étonner que cette critique du Haut s'accom- mode dans Les Essais d'une multitude de récits de hauts faits exemplaires. La contradiction n'est qu'apparente. Il ne fait pas de doute que la relation de Montaigne à l'exemplarité morale des Anciens a évolué au cours de la rédaction des Essais, ou plutôt que certains aspects de cette exemplarité se sont accentués. A vrai dire, jamais Montaigne n'a rapporté les exemples de conduite ver- tueuse des Anciens comme des exemples à suivre pratique- ment. Un passage du deuxième livre situe assez clairement sa relation à l'exemplarité antique. Cette dernière est décrite comme relevant d'un monde aussi élevé et distant que celui des pensées transcendantes. Montaigne, beau- coup moins que des modèles, y cherche des objets de spé- culation. Et Montaigne entretient avec elle une relation de spectateur.

Moy, je considere aucuns hommes fort loing au-dessus de moy : noméement entre les anciens : et encores que je recon- naisse clairement mon impuissance à les suyvre de mes pas, je ne laisse pas de les suyvre à veue~ et juger les ressorts qui les haussent ainsin ... 1

A défaut de« suivre de ses pas», donc, il ne s'agit que de «suivre à vue». Si les Anciens ont la supériorité de la vertu, c'est le privilège de l'homme de la Renaissance

1. II, 32, p. 725.

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d'embrasser de plus bas la somme de leurs hauts faits, de réfléchir à leurs motifs et d'en juger le bien fondé. Cela ne va pas sans un intérêt curieux de toute singularité humaine, fût-elle monstrueuse. Car le caractère exception- nel des conduites humaines les fait facilement virer de l'admirable au difforme. Il n'y a cependant aucun voyeu- risme dans cette curiosité. Montaigne s'y sent personnel- lement intéressé. Le singulier, qu'il soit haut ou bas, ramène à soi. La suite du passage cité plus haut (dans une addition postérieure à 1588) le précise bien: les germes du haut et du bas, chacun peut les retrouver en soi et ainsi se comprendre. Les histoires antiques nous fournissent un théâtre de la vie morale et psychologique, à travers la len- tille grossissante de l'excellence qui caractérise toute l'Antiquité. Mais cette excellence même est devenue peu pratiquable dans la vie présente et peut-être plus singu- lière que louable. Des exemples (au sens de modèles) nous sommes ainsi passés aux exemples (au sens de cas d'espèces). La position de Montaigne est, ni haute, ni basse, mais toute en évaluations de la hauteur et de la bas- sesse, dont aucune ne lui est tout à fait étrangère. Plus mobile que moyenne, elle s'exerce aussi bien que dans la fréquentation des exemples, antiques, dans le « com- merce» avec des hommes de toute condition, haute ou basse. La vertu n'est plus dans l'élévation, mais dans l'accueil de tous les niveaux moraux ou sociaux, et dans la souplesse d'accommodation:

Je louerais un' ame à divers estages qui sçache et se tendre et se desmonter, qui soit bien par tout où sa fortune la porte, qui puisse deviser avec son voisin de son bastiment, de sa chasse et de sa que- relle, entretenir avec plaisir un charpentier et un jardinier ... 1

En cours de route, le Haut a perdu ses privilèges.

Socratiquement, Montaigne en a rabaissé les prétentions.

1. III,3,p. 821.

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Vertiges

Cependant aucune désescalade ne va sans risques. Et d'autant moins pour Montaigne, qui se plaint volontiers d'avoir le pied «instable» et «mal assis», et qui témoigne tout au long des Essais d'une véritable hantise de la chute, qu'elle soit physique ou psychologique. Il est cependant remarquable que le mot «chute» n'est jamais pris dans Les Essais au sens théologique. Tout comme le salut, la Chute est absente de l'univers moral de Montaigne. L'ici-bas est sans lien avec aucune trans- cendance philosophique ou religieuse. Nous n'habitons pas un univers tombé, comme dans les « rêvasseries»

d'Origène. Mais en revanche la forme matérielle de cet univers, c'est la chute.

Or tournons les yeux par tout : tout crolle autour de nous ... 1

C'est pourquoi il y a lieu de redouter non pas une déchéance spirituelle, mais une attraction vertigi- neuse par toutes les forces mondaines de la précipita- tion. Tel est bien le motif des craintes de Montaigne: il n'est pas d'assise dans la chute, qui ne soit précaire et provisoire. Et même si, comme on l'a vu, Montaigne a pu éprouver au fil des événements l'endurance et la stabilité de sa propre posture, il n'en méconnaît pas la fragilité.

Qui auroit fait perdre pied à mon ame, ne la remettrait jamais droicte en sa place ... 2

Sous son égalité d'humeur et sa modération de carac- tère se dissimulent des vertiges passionnels, dont il se sait bien proche. Ainsi en va-t-il de la peur, toujours dominée dans son expérience, mais dont personne ne saurait dire qu'il n'y cédera jamais. Ailleurs, Montaigne reconnaît en

1. III, 9, p. 961.

2. III, 6, p. 900.

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lui une pente de la colère non moins inquiétante. L'élan une fois donné, la chute est sans fond .

... et le mal'heur veut que, dépuis que vous estes dans le pre- cipice, il n'importe qui vous ayt donné le branle, vous allez tousjours jusques au fons: la cheute se presse, s'esmeut et se haste d'elle mesme1

Il s'agit donc de prévenir toute position de déséquilibre et d'instabilité. Se mettre à l'abri de la chute, c'est parfois la devancer, accepter de cheminer au plus bas pour au moins y trouver un aplomb :

Tout ainsi que des chemins, j'en evite volontiers les costez pandans et glissans, et me jette dans le battu le plus boueux et enfondrant, d'où je ne puisse aller plus bas, et y cherche seurté ... 2

La quête d'une« assiette» stable oriente toute l'éthique de Montaigne. Elle constitue un critère décisif pour éva- luer les actes, les aspirations, et les systèmes de pensée.

Effectivement le seul mode d'être au monde qui vaille est celui qui trouve une assise dans le vertige. C'est pourquoi, lorsque Montaigne imagine de mettre à l'épreuve l'homme du commun ou le philosophe, il expose les désirs de l'un et la raison de l'autre au vertige. Ainsi l'homme prétend vouloir jouir infiniment, mais de fait, est-il capable de soutenir l'effondrement qu'implique sa jouissance? Cette question est d'une audace remarquable parce qu'elle critique le désir non pas dans son bien-fondé moral mais dans ses pouvoirs.

Quand j'imagine l'homme assiegé de commoditez desirables : mettons le cas que tous ses membres fussent saisis pour tous- jours d'un plaisir pareil à celuy de la generation en son poinct plus excessif; je le sens fondre soubs la charge de son aise, et le vois du tout incapable de porter une si pure, si constante

1. II, 31, p. 720.

2. II, 17, p. 644.

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volupté et si universelle. De vray, il fuit, quand il y est, et se haste naturellement d'en eschapper, comme d'un pas où il ne se peut fermir, où il craint d'enfondrer1

La jouissance est une chute et nul ne peut vouloir tom- ber absolument. Qu'est-ce donc qu'un désir incapable de soutenir sa réalisation ? Aussi peu de chose sans doute qu'une rationalité incapable de soutenir les faux pas de l'imagination. C'est le fameux exemple du philosophe sus- pendu dans une cage de fer aux tours de Notre-Dame, dont Pascal donnera une version dense et elliptique dans les Pensées.

Le décor change de siècle en siècle (fenêtre, planche ou poutre) mais l'argument est traditionnel, il remonte à Ficin et Avicenne. Il est intéressant de confronter les for- mulations respectives de Pascal et Montaigne pour mieux apprécier leur relation au vertige. On se souvient du texte des Pensées :

Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra2

La phrase est surtout remarquable par la rupture de construction qui laisse en plan le sujet virtuel du verbe («le plus grand philosophe du monde») pour lui en sub- stituer in extremis un autre («son imagination»). Ainsi c'est dans la syntaxe que s'exerce la bascule de raison à imagination. Avant de laisser prévoir une chute dans le réel, c'est une chute dans les facultés de l'âme que met en scène la phrase. Cependant la parfaite mise en scène syntaxique de Pascal lui demeure parfaitement exté- rieure. Le vertige est expérimentalement infligé au philo- sophe sans qu'apparaisse aucun trouble dans l'énoncia- tion même de Pascal. Il en va tout autrement chez Montaigne où la même scène est reprise et variée à des

1. ~I, 20, p. 674.

2. Ed. Chevalier (1936), Paris, Poche, 1962, p. 67.

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distances subjectives différentes, comme si Montaigne ne pouvait résister à une implication progressive dans son propre exemple.

Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus fùets de fer clersemez, qui soit suspendue au haut des tours nostre Dame de Paris, il verra par raison evidante qu'il est impossible qu'il en tombe, et si ne se sçauroit garder (s'il n'a accoustumé le mestier des recouvreurs) que la veuë de cette hauteur extreme ne l'es- pouvante et ne le transisse ...

Qu'on jette une poutre entre ces deux tours, d'une grosseur telle qu'il nous la faut à nous promener dessus, il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner cou- rage d'y marcher comme nous ferions, si elle estoit à terre.

j'ay souvent essayé cela en nos montaignes de deçà (et si suis de ceux qui ne s'effrayent que mediocrement de telles choses) que je ne pouvoy souffrir la veuë de cette profondeur infinie sans horreur et tramblement de jarrets et de cuisses ... 1

On glisse, de la position objectivante où se maintiendra Pascal, à une approche de plus en plus intime de la tenta- tion vertigineuse.

Tout se passe donc comme si Montaigne, à la seule évocation de cette «profondeur infinie», en subissait l'at- tirance irrésistible, et la découvrait de plus en plus proche de lui.

La condition vertigineuse n'est pas étrangère à Mon- taigne. Elle ne saurait être simplement éradiquée. Pour Montaigne, les gouffres sont en nous. Toute passion est gouffre virtuel. Et notre démarche est mal assurée. Mais les gouffres sont aussi hors de nous. Dans la forme du monde et du temps. La croissance de l'homme, c'est déjà son déclin. La vieillesse est une chute, éprouvée jour à jour, et qui n'a pour mérite que d'amoindrir le saut final:

Quelle bestise sera-ce à mon entendement de sentir le saut de cette cheute, desjà si avancée, comme si elle es toit entiere2?

1. II, 12, p. 594.

Je

souligne.

2. III, 13, p. 1102.

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Si tel est bien le cas, «apprendre à mourir», ce projet philosophique du premier livre des Essais pourrait bien se révéler être plutôt un apprentissage de la chute, un devenir cadavre au sens étymologique du mot1Mais apprend-on à tomber? Sur ce point, Montaigne est formel: «il ne faut point d'art à la cheu te» écrit-il au livre IIF. Comprenons que la chute, en tant qu'elle implique toujours un dessaisisse- ment, se passe de tout art, mais peut-être aussi que toute vel- léité de frein ou d'artifice défigure les leçons de la chute. Car, si elle exclut tout art, elle n'en demeure pas moins porteuse d'une sagesse. Sans doute ne peut-on apprendre à tomber, mais au moins peut-on apprendre quelque chose en tombant.

Histoire d'une chute

Au livre II des Essais, on lit le récit d'une chute de che- val et d'un évanouissement qui marqua assez Montaigne pour qu'il le donne en exemple d'« exercitation» à la mort. Le récit commence pourtant sur un ton familier et presque badin.

Pendant nos troisiesmes troubles ou deuxiesmes (il ne me souvient pas bien de cela), m'estant allé un jour promener à une lieue de chez moy, qui suis assis dans le moiau de tout le trouble des guerres civiles de France, estimant estre en toute seureté et si voisin de ma retraicte que je n'avoy point besoin de meilleur equipage, j'avoy pris un cheval bien aisé, mais non guiere ferme. A mon retour, une occasion soudaine s'estant pre- sentée de m'aider de ce cheval à un service qui n'estait pas bien de son usage, un de mes gens, grand et fort, monté sur un puis- sant roussin qui avoit une bouche desesperée, frais au demeu- rant et vigoureux, pour faire le hardy et devancer ses campai- gnons vint à le pousser à toute bride droict .dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroier de sa roideur et de sa pesanteur, nous envoyant

1. « Cadavre» procède étymologiquement du latin cadere, tomber.

2. III, 10, p. 1010.

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l'un et l'autre les pieds contremont: si que voilà le cheval abbatu et couché tout estourdy, moy dix ou douze pas au delà, mort, estendu à la renverse, le visage tout meurtry et tout escorché, mon espée que j'avoy à la main, à plus de dix pas au delà, ma ceinture en pieces, n'ayant ny mouvement ny senti- ment, non plus qu'une souche1

Montaigne, se dénommant soudain «le petit homme», rejoue son évanouissement, au Hl d'une phrase. Il glisse hors de son point de vue subjectif au moment même de la colli- sion (non sans ironie pour sa petite taille), puis se dépeint à travers les yeux d'autrui comme «mort». De fait le récit complet de l'accident s'élabore nécessairement avec les pro- pos rapportés des proches de Montaigne, qui lui ont permis d'en reconstituer après-coup la continuité par-dessus les failles de sa conscience. Ainsi la complétude du récit se paye d'une certaine trahison de l'expérience. Psychologique- ment, Montaigne ne se réapproprie que progressivement sa subjectivité, à mesure qu'il retrouve sa lucidité, sur le che- min du retour, mais son récit revient à l'usage du« je» tout de suite après le tableau qui l'a dépeint comme« mort». Cela ne va pas sans jeter quelque suspicion sur l'emploi de pro- noms de première personne qui apparaissent dès lors étran- gement anticipés. Comment comprendre «je» dans «je commença y à reprendre un peu de vie» ou plus loin dans « je ne sçavoypourtantnyd'où jevenois nyoù j'allois» (où à tra- vers l'usage d'une même marque linguistique se déclinent des instances hétérogènes, d'abord un« je» phénoménolo- gique pur, puis des« je» à valeur de troisième personne)?

Cette inquiétude ne demeure d'ailleurs pas étrangère à Montaigne. Elle s'annonce dans son texte par l'animation d'une multiplicité de formes réfléchies dont la plus pro- blématique est sans doute celle-ci:

Il me sembloit que ma vie ne me tenoit plus qu'au bout des lèvres ... 2

1. II, 6, p. 373.

2. II, 6, p. 374. Je souligne.

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Il ne faut pas s'étonner que cet ébranlement des pro- noms personnels le conduise à une réflexion explicite non seulement sur la conscience que nous avons de notre corps et de nos pensées mais aussi sur ce qui peut en être dit avec nos instruments de langage. La question est tout à la fois celle du contenu de l'expérience et de la validité des marques subjectives. Montaigne y apporte une réponse radicale mais d'application difficile:

Chacun sçait par experience qu'il y a des parties qui se brans- lent, dressent et couchent souvent sans son congé. Or ces pas- sions qui ne nous touchent que par l'escorse, ne se peuvent dire nostres. Pour les faire nostres, il faut que l'homme y soit engagé tout entier ; et les douleurs que le pied ou la main sentent pen- dant que nous dormons, ne sont pas à nous'.

De fait Montaigne poursuit son récit en recourant à des instances de première personne, pour désigner des actes et même des pensées où il est pourtant clair qu'il n'était pas

« engagé tout entier». Ainsi ce geste machinal pour entrouvrir son pourpoint(« je me travaillais d'entr'ouvrir mon pourpoinct à belles ongles») ou cet ordre qu'il donne à ses domestiques sans en avoir aucune conscience claire («ils disent que je m'advisay de commander qu'on donnast un cheval à ma femme, que je voyoy s'empestrer et se tracasser dans la chemin»). Il nous arrive donc d'avoir des gestes, des mouvements affectifs, des soupirs, des paroles et même des pensées non subjectives. Com- ment les situer par rapport à nous-mêmes? Pour y parve- nir Montaigne ne renonce pas aux marques subjectives mais il leur applique des correctifs qui les vident de sub- stance:« si sçay que je ne sentoy en l'imagination rien qui me blessat : car il y a plusieurs mouvemens en nous qui ne par- tent pas de nostre ordonnance», « c'estoyent des pensemens vains, en nuë, qui estoyent esmeuz par les sens des yeux et des oreilles; ils ne venqyent pas de chez moi», etc. Ce soulève-

1. Ibid., p. 376. Je souligne.

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ment de la parole de Montaigne contre elle-même, c'est assurément la meilleure trace, et la plus fidèle, de son expérience.

Mais le récit de Montaigne est aussi remarquable à d'autres égards. Et d'abord parce que c'est sans doute la première fois qu'on raconte une extase sur un mode aussi purement phénoménologique, hors de tout cadre inter- prétatif, qu'il soit médical, mythologique ou religieux.

Ainsi la façon dont Montaigne, par deux fois, cite La Jérusalem délivrée du Tasse est intéressante. Sans doute

peut-on y voir un hommage indirect au poète que Mon- taigne avait pu voir aliéné à lui-même et se survivant dans sa prison de Ferrare. A l'époque, Montaigne avait éprouvé moins de «compassion» que de «dépit» face à l'infirmité soudaine de ce grand esprit. Il se pourrait qu'à raconter son propre évanouissement, Montaigne se sente soudain une proximité inattendue à celui qui vient de

«prendre un saut» dans la déraison. Relisant le Tasse à la lumière de sa chute dans la folie, il trouve rétrospective- ment en lui-même les traces d'une expérience de l'égare- ment. Le premier emprunt qu'il lui fait («mais continuant à douter de son retour à la vie, son esprit stupéfait est frappé d'égarement») est extrait du chant XII qui raconte le combat de Tancrède et Clorinde1La citation s'applique à Tancrède qui, épuisé de son combat avec Clorinde et désespéré de l'avoir tuée, s'étonne de revenir à la vie après un évanouissement. Le second emprunt (« comme un homme qui tantôt ouvre les yeux et tantôt les ferme, moi- tié endormi et moitié éveillé») est au chant VIIF et se rapporte à l'agonie d'un chevalier danois qui sera miracu- leusement ramené à la vie par un saint homme. Dans les deux cas, Montaigne découpe vigoureusement le texte de

1. La]érosalem délivrée, chant XII, stance 74. Montaigne cite l'original italien. J'adopte la traduction de J.-M. Gardair, Paris, Classiques Garnier, 1990.

2. Ibid., chant VIII, stance 26.

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