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Faux pas de Michaux

Dans sa position vis-à-vis de l'expérience, on pourrait définir le Henri Michaux de Bras cassé comme un anti-Troppmann. Non seulement, il fait une chute réelle dans le monde (là où Troppmann la suspend indéfiniment pour mieux la vivre), mais il a toute confiance en la possibilité d'en expérimenter l'expérience, c'est-à-dire de la tenir sous le regard inquisiteur de l'observation, sans s'en trou-ver défait pour autant.

Je fis un jour une chute. Mon bras, ny résistant pas, cassa. Ce n'est pas grand-chose qu'un bras cassé. C'est arrivé à plusieurs, à beaucoup.

Ce serait néanmoins à observer bien1

Observer «bien», donc, c'est ce que s'est proposé Michaux - mais observer bien l'inobservable, « ce qui se dérobe» comme le dit le titre du recueil, et tout d'abord la dérobade du sol (puis la perte de l'usage du bras droit, et la souffrance). L'observation n'en est donc

évi-1. Bras cassé, in Face à ce qui se dérobe, Paris, Gallimard, 1975, p. 7.

L'accident est daté de 1957 dans les« Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d'existence» rédigés par Michaux et publiés dans le Henri Michaux de Robert Bréchon· (NRF, «La Bibliothèque idéale», 1959) avant d'être repris dans les Cahiers de l'Herne «Henri Michaux'' (1966). Une première publication en revue eut lieu dans

Tel Quel, printemps 1962, p. 3-15.

demment pas une au sens classique du terme. Effective-ment, par le mot «observation», Michaux désigne une attitude, familière chez lui, de distance, de précision cruelle et de délogement de soi-même, qui transperce les pôles classiques de l'observant et de l'observe en les démultipliant vertigineusement. Cette attitude «observa-trice», Michaux l'a conduite (elle l'a conduit) spectacu-lairement dans des situations extrêmes, comme les crises de folie expérimentale suscitées par des prises d'hallu-cinogène. Ce qui s'observe alors, c'est tout autant qu'une débâcle du moi, ce site de résistance presque abstrait où, contre toute destruction, se maintient la pulsion observatrice (mais d'où est-elle elle-même obser-vée?). L'« observation» de situations beaucoup plus banales suscite des paradoxes analogues. Lorsque par exemple Michaux «observe» un événement instantané comme sa propre chute sur le sol, qui est l'observateur?

d'où observe-t-il et dans quelle temporalité? Ici la méta-phore optique touche ses limites.

Disons tout de suite que l'écriture a part à l'« observa-tion», c'est-à-dire en fait à une reconstruction de l'expé-rience «en différé». L'écriture «donne le temps» - celui qui manquait à l'événement pour pouvoir être observé.

Elle forge un temps expérimental, où toutes les significa-tions condensées de l'expérience se laissent déplier. «Bras cassé» commence ainsi par une très longue phrase2 qui renoue avec le présent de la chute mais aussi freine verba-lement son cours et permet de l'appréhender comme une composition de «vues fixes». Le temps de la phrase dilate infiniment le temps de la chute et en autorise une saisie synoptique. Ce que Michaux appelle «observer bien»,

1. Sur ce thème cf. l'importante étude de Claude Mouchard, «La pen-sée "expérimentale" de Michaux», in Ruptures sur Henri Michaux, R. Dadoun, «Traces», Payot, 1976.

2. J'ai analysé cette phrase d'un point de vue formel dans «La phrase et l'expérience du temps», Poétique, no 79.

c'est donc se faire le lecteur de sa propre expérience. C'est aussi une invite à lire avec lui :

Soudain pivotent, dirait-on, enlacés ensemble, se détachent, et de moi se libèrent mes deux pieds Ge venais de glisser), cependant que mon corps, basculant de dessus la terre et sous-trait à son emprise, s'engage en l'air, en arrière, quand plus sou-dain encore, dans mon dos, un brusque brutal se plaque contre moi, le sol, le sol évidemment, ce ne peut être que lui, le sol revenu, sur quoi je gis maintenant, inerte, un sol dur, un sol comme un père punisseur et intransigeant qui m'eût guetté au retour de l'école buissonnière, une sorte de père quasi instanta-nément revenu, cassant, borné, buté comme personne et totale-ment incompréhensif!.

D'emblée, voici la chute rejouée, diffractée en aspects et moments bien qu'inéluctable dans sa fin. Elle dramatise instantanément la totalité d'une destinée. Sa microscopie temporelle enveloppe dans sa soudaineté toute l'histoire singulière de Michaux, mais aussi quelque chose d'une histoire de l'Être.

L'<< état de boule» et la Chute

C'est que durant tout un premier âe;e de sa vie, l'être d'Henri Michaux se confondit avec un Etre beaucoup plus vaste et d'un caractère presque divin. Tantôt il se sentait ne faire qu'un avec Lui et tantôt il Le considérait, à côté de lui, comme un dieu dont il se serait imparfaitement séparé,et avec Lequel il aurait gardé une relation privilégiée. Cette étrange situation ontologique est évoquée dans un texte intitulé Portrait de A., que nous pouvons considérer comme un autoportrait à la troisième personne2

1. «Bras cassé», p. 12.

2. Les «Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d'exis-tence» établissent par recoupements l'identité de «A. » et de la per-sonne de Michaux.

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Jusqu'au seuil de l'adolescence il formait une boule hermétique et suffisante, un univers dense et personnel et trouble où n'entrait rien, ni parents, ni affections, ni aucun objet, ni leur image, ni leur existence, à moins qu'onne s'en servît avec violence contrelui1

Cet enfant presque autiste, fermé à la nourriture et aux mots, «s'en tenant à son minimum mi.nce mais ferme, et sentant passer en lui de grands trains d'une matière mys-térieuse», était aussi une sorte d'être transcendant: parfait et autosuffisant, s'entretenant de sa propre substance, comme un dieu qui se serait abstenu de l'impureté de la Création. Cependant, cette «perfection» fut bientôt menacée, acharné qu'était l'extérieur (parents, médecins et condisciples), à entamer l'intégrité pure de «la boule»:

La boule donc perdit sa perfection.

La perfection perdue, vient la nutrition, viennent la nutrition et la compréhension. A l'âge de sept ans, il apprit l'alphabet et mangea2

En un moment insituable (et qui n'est sans doute pas unique, qui est peut-être l'affaire de toute une vie) A. vit donc une Chute. Une Chute double, car, A. tombe comme un Dieu qui se serait fait homme, et en se créant homme, aurait encore déchu au statut d'homme tombé.

Dieu cependant n'a pas disparu. Il subsiste pour A., avec tous ses caractères divins, qui ont été les siens propres, et dont il se trouve à présent coupé par une forme de scissi-parité, jamais totalement accomplie toutefois.

Ses premières pensées furent sur la personne de Dieu.

Dieu est boule. Dieu est. Il est naturel. Il doit être. La perfection est. C'estlui. Il est seul concevable. Il est. De plus il estimmense3

Un bouleversement alors a dû se faire, dont il ne nous est rien dit. Un grand débat a dû avoir lieu en A., un 1. «Le portrait de A. » (1930), in Plume, Paris, Poésie/Gallimard,

p. 110.

2. Ibid., p. 112.

3. Ibid.

grand combat peut-être. Car en un soudain retournement voici que A. semble vouloir se détacher de la perfection qui faisait l'objet de toutes ses pensées. II semble éprouver le besoin de la Chute, comme si la Chute lui apparaissait à présent indispensable à son accomplissement.

Comme les Espagnols ont besoin de l'idée du péché, et du Christ martyrisé, misérable, objet des traitements les plus injustes et les plus cruels qui furent jamais, et cette race faite pour le tragique n'eût pas été accomplie si ce compagnon bou-leversant lui eût fait défaut; ainsi la notion du paradis perdu et de la chute de l'homme lui était profondément nécessaire.

A: l'homme après la chute1

Cependant, rien n'est résolu. La Chute n'est pas don-née, pas complètement tout au moins. Par de multiples et impalpables adhérences, A. reste comme attaché à l'état de boule, incapable d'en sortir tout à fait. Peut-être qu'on le retient, qu'on l'empêche de tomber pour de bon, comme les autres hommes, alors qu'il en aurait tellement besoin. A ses yeux alors, toutes les valeurs se renversent.

L'idée de paradis change de signe. C'est un paradis vrai-ment humain, plein de l'imperfection humaine et des prestiges de l'action, un paradis de la Chute, auquel il aspire.

L'idée d'action le hante, comme le paradis impossible à sa nature, la cure invraisemblable.

(

...

)

Il voudrait agir. Mais la boule veut la perfection, le cercle, le repos2

La perfection devient à ses yeux une infirmité, la

«boule» un défaut, un manque à naître.

Il n'est qu'une boule. Il s'entête. Il est à l'affût du mouve-ment. Il est le fœtus dans un ventre3

1. Ibid., p. 113.

2. Ibid., p. 119.

3. Ibid.

Là où il avait cru vivre de l'autosuffisance d'un dieu, il n'était peut-être qu'enclos dans un ventre. La boule, traversée par «de grands trains d'une matière mysté-rieuse», n'était peut-être pas une, ni statique, mais faite d'un enveloppé et d'un enveloppant, qui conjoignaient leurs forces pour adhérer l'un à l'autre. Et à présent que le monde a dénoncé cette solidarité, c'est de naître qu'A.

éprouve le besoin. Il voudrait pour de bon tomber d'un ventre. En sortir.

Pour A. la Chute est donc l'objet d'une essentielle ambivalence. Longtemps refusée par le perfectionnisme divin de l'enfant, et finalement subie, elle ouvre à la relation au monde et promet une véritable naissance.

Dès lors, elle cesse d'être vécue comme une déchéance.

En arrachant le moi à sa clôture, sans doute l'expose-t-elle à la nudité et à la souffrance, mais elle lui donne la vie, elle le met en mouvement et l'incite au prolonge-ment de ce mouveprolonge-ment. Elle est un appel au départ, voire à l'envol. Le seul mal absolu désormais, et A. en est menacé par le jeu de forces mystérieuses, serait de demeurer entre« boule» et Chute, mal né pour toujours, dans une forme d'agonie originaire. Or voici que des dizaines d'années plus tard, Michaux, qui n'est plus A., qui est né depuis bien longtemps, au hasard d'une glis-sade sur une route de montagne, vit l'événement instan-tané d'une chute. Et dans le temps de cette chute se rouvre un débat qui semblait pourtant dépassé par le fait même de l'existence: l'alternative dramatique entre naître et se résorber dans l'être, s'émanciper de toute attache ou céder à l'emprise de forces originaires. Et ce débat prend alors la forme d'une lutte corporelle vio-lente entre attraction du Haut et retour au Bas, envol et atterrement. Remettant en question l'œuvre d'une vie, la chute rappelle le drame d'une ascension barrée, brusque-ment débrusque-mentie et livrée à la défaillance.

Entre envol et atterrement

La chute de « Bras cassé» commence par l'illusion de son contraire. Michaux nous la décrit d'abord comme un déta--chement et un envol («mon corps, basculant de dessus la

terre et soustrait à son emprise, s'engage en l'air»). Dans un premier temps, la chute fait éprouver l'euphorie d'un adieu à tous les appuis. li semble que le corps, accédant miracu-leusement à l'apesanteur, pourrait se délier de lui-même.

Nous avons déjà observé chez Rousseau semblable com-pensation imaginaire qui transforme la chute en lévitation et l'angoisse en plaisir. Mais cette illusion kinesthésique avait alors une valeur de vérité: elle figurait bien le carac-tère ultimement paradisiaque de la chute rousseauiste. Dans le cas de Michaux, le sentiment d'envol se présente plutôt comme un leurre préludant à une issue catastrophique. En effet, Michaux l'adulte est renvoyé comme d'une claque à la mémoire du sol et à celle de la terre qui« revient en force».

C'est donc ça une chute! Et c'est ça la terre, lorsque après quelques instants où elle s'était dérobée à vous (et vous à elle) elle vous revient en force et vos membres relâchés n'arrivent plus à la tenir en respect1

Ainsi la station droite de l'homme debout n'avait rien de paisible. Elle composait avec des forces à l'affût de sa première défaillance. Et celui qui se croyait libre et déta-ché de la terre ne faisait que jouir d'un sursis. En un éclair se recroisent forces ascensionnelles et gravitationnelles. Et le destin semble vouloir se recomposer au pire. A mieux considérer l'œuvre de Michaux, on se rend compte que l'« accident» de «Bras cassé» n'a rien d'accidentel. Aussi subit, inattendu et trivialement douloureux qu'il soit, il renoue avec un drame de l'envol empêché qui obsède l'imaginaire de Michaux dès l'époque de Plume et dont on trouve des résurgences tard dans sa vie.

1. Face à ce qui se dérobe, p. 12.

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