• Aucun résultat trouvé

RECUEIL DE RÉCITS DE PRATIQUE

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "RECUEIL DE RÉCITS DE PRATIQUE"

Copied!
64
0
0

Texte intégral

(1)

RECUEIL DE RÉCITS DE PRATIQUE

(2)

Merci...

Merci également...

À l’ensemble des personnes enseignantes qui ont reconstruit ces récits de pratique : Carine, Constance, Éva, Henriette, Jean, Julie, Roberta, Sarah et Stéphanie

Merci pour votre temps et pour votre engagement auprès des élèves et des familles!

Dessin de la page couverture, 10 ans/Angola

À Marie-Ève Caron, Audrey Lamothe-Lachaîne et Gabrielle Morin pour leur participation au projet,

À Marie-Claire Légaré pour la révision linguistique, À Fabian Will pour la mise en page et le graphisme,

Et aux Fonds de recherche du Québec – Société et culture pour le soutien financier.

© Geneviève Audet, Justine Gosselin-Gagné, Caroline Beauregard et Cécile Rousseau, 2022.

Reproduction permise à des fins non-commerciales

Pour citer ce document : Audet, G., Gosselin-Gagné, J., Beauregard, C. et Rousseau C. (2022). Enseigner à des élèves immigrants et réfugiés en contexte de pandémie. Recueil de récits de pratique. Chaire de recherche sur les enjeux de la diversité en éducation et en formation de l’Université du Québec à Montréal et Institut universitaire SHERPA.

(3)

Introduction ... 4

CARINA Ne pas trouver sa place... et autres vignettes ... 6

CONSTANCE Le potentiel de nous apprendre des chose ... 15

ÉVA Donner la voix ... 20

HENRIETTE Tester ses propres limites ... 27

JEAN Coup de coeur motivant ... 34

JULIE Prendre le temps, c’est investir dans l’avenir ... 39

ROBERTA Certaine choses nous appartiennent, mais d’autres non .... 44

SARAH Une classe unie ... 51

STÉPHANIE Une histoire de courage remarquable ... 55

Table des matières

10 ANS / ALGÉRIE

(4)

LE CONTEXTE DE LA RECHERCHE

Jamais dans l’histoire de l’humanité il n’y a eu autant de gens en déplacement. Selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés, plus de 80 millions de personnes sont actuellement déracinées en raison de différentes conjonctures, dont 30 à 40 millions sont des enfants âgés de moins de 18 ans1. Ces derniers sont considérés comme une catégorie particulièrement vulnérable d’immigrants en ce qui a trait aux différentes étapes de leur parcours migratoire ; plusieurs ont vécu ou vivent des traumas, des bris de scolarité ou de la précarité économique, par exemple. Le plus souvent, ces enfants subissent également les contrecoups des difficultés qu’éprouvent leurs parents aux plans psychologique, social et économique notamment.

Depuis 2020, la pandémie de COVID-19 est venue ajouter à l’adversité vécue par les enfants et les familles réfugiés. Il semble en effet que les répercussions de cette situation soient beaucoup plus importantes pour ces familles qui se trouvent à l’intersection de multiples facteurs de risque, exposant ainsi leurs enfants à des difficultés encore plus grandes sur le plan scolaire. Dans l’espoir de soutenir leur réussite éducative, diverses initiatives et pratiques sont mises en œuvre dans les milieux éducatifs qui les accueillent. L’expression artistique, par exemple, est associée à la représentation de l’expérience personnelle et permet à l’enfant de symboliser ce qu’il vit. De nombreux programmes de prévention et d’intervention en milieu scolaire québécois misent sur les effets bénéfiques de l’expression artistique pour réduire les symptômes émotionnels et comportementaux, améliorer l’estime et la confiance en soi, favoriser les stratégies d’adaptation et la résilience ainsi que pour encourager de meilleures relations interpersonnelles.

Introduction

1 https://www.unhcr.ca/fr/au-canada/statistiques-sur-les-refugies/

10 ANS / SYRIE

(5)

LE PROJET DE RECHERCHE

La recherche-action de laquelle découle ce recueil, codirigée par Cécile Rousseau et Caroline Beauregard2, proposait de mettre en place une intervention en classe, se fondant sur le pouvoir des arts afin de favoriser le rétablissement des jeunes, en particulier les jeunes réfugiés en situation de grand retard scolaire au primaire.

Ainsi, l’objectif principal était de documenter si les ateliers d’expression créatrice et d’éveil aux langues constituaient une intervention de premiers soins psychologiques pouvant être déployée en contexte scolaire, dans différents milieux, dans le cadre d’une crise sanitaire comme la pandémie de COVID-19. Plus spécifiquement, il s’agissait de :

1. Documenter comment des enfants immigrants et réfugiés expriment leur expérience de la pandémie durant des ateliers d’expression créatrice et d’éveil aux langues;

2. Vérifier si ces ateliers les aident à reprendre du pouvoir et favorisent ainsi leur bien-être émotionnel et leur disponibilité aux apprentissages;

3. Documenter l’expérience des enseignants face à leurs élèves immigrants et réfugiés durant la pandémie;

4. Mobiliser le milieu communautaire, en articulation avec le milieu scolaire, pour soutenir le rétablissement des jeunes et des familles.

LE RECUEIL DE RÉCITS DE PRATIQUE

Dans le cadre de ce projet de recherche-action, des personnes enseignantes ont également été invitées à discuter de leur pratique en contexte de diversité ethnoculturelle. L’objectif consistait à ce qu’elles racontent un événement vécu il y a quelques années ou récemment mettant en scène une ou un élève réfugié.e et ayant constitué un défi à relever dans le cadre de leur carrière. Le projet a permis de mettre en lumière leur savoir expérientiel développé au fil du temps afin de le réinvestir en formation initiale et continue du personnel enseignant. Nous espérons que ce recueil pourra être mis à profit dans le cadre de la formation dans le champ de l’éducation en contexte de diversité.

2 Projet Les programmes d’expression créatrice et d’éveil aux langues pour soutenir la réussite scolaire des enfants réfugiés, financé par le Programme de recherche sur la persévérance et la réussite scolaires (PRPRS) du gouvernement du Québec.

(6)

Je suis enseignante en classe d’accueil. Avant d’enseigner en accueil, j’ai enseigné le français langue étrangère pendant 14 ans dans un autre pays, mais aussi au Québec. Je faisais du soutien linguistique. J’ai fait cela toute ma vie.

Il y a cinq ans, j’ai eu à ouvrir une classe d’accueil au mois de mai. C’était ma première expérience en accueil. Cette classe comportait des élèves de plusieurs niveaux de scolarisation. Pendant un mois et demi, j’ai dû vivre avec cette réalité. Je n’avais presque pas le temps d’enseigner. Je montrais des choses à mes élèves, mais je ne pouvais pas leur demander de les apprendre. Je leur enseignais tout de même comment nommer les choses, par exemple, leurs vêtements. J’étais complètement perdue. Je ne savais pas quoi faire avec les sept niveaux différents qui se trouvaient devant moi, dans ma classe. Certains élèves en étaient à leurs premiers mots. Ils ne comprenaient que ma gestuelle. J’ai eu énormément de patience. J’expliquais tout avec mes gestes et mon visage. J’ai aussi eu recours à beaucoup de mots de félicitations (Voilà! Tu es capable! Bravo! Excellent! Champion!). J’étais tout le temps dans le positif.

J’avais dans mon groupe une jeune fille de six ans qui aurait dû être en première année. Je pense toutefois qu’elle n’avait jamais fréquenté l’école auparavant. Elle venait de Syrie. Elle n’était pas habituée à s’asseoir et à travailler. Elle ne savait pas ce que c’était. Elle n’était pas à l’aise. Elle bougeait constamment, comme si elle ne trouvait pas sa place. Je lui ai donc permis, exceptionnellement, de se déplacer et de regarder tout ce que j’avais dans le local. Elle avait le droit d’explorer.

LE RÉCIT DE CARINA

Ne pas trouver sa place…

et autres vignettes

10 ANS / ANGOLA

(7)

Lorsqu’elle voulait s’asseoir, elle s’assoyait. Lorsqu’elle souhaitait se déplacer, elle se déplaçait. Elle vivait un choc culturel, je crois. Cependant, elle ne criait pas et ne pleurait pas. Elle était au contraire tellement joyeuse. Elle me souriait. J’ai donc pris la décision de la laisser bouger et de laisser tomber la routine. J’ai eu un déclic :

« Et alors? ». Je lui ai dit que si elle voulait bouger, elle pouvait le faire, mais qu’elle ne devait pas déranger le reste du groupe qui veut travailler. Je lui ai expliqué avec beaucoup de gestes ainsi qu’en arabe. Je lui ai dit qu’elle pouvait prendre un livre ou un jeu. Elle pouvait pratiquer à écrire ou encore jouer à Cherche et trouve.

En classe d’accueil, nous faisons remplir un questionnaire de quatre pages aux parents lors de leur accueil à l’école. Nous demandons des informations sur leur scolarité et leur parcours avant leur arrivée au Canada. Beaucoup d’enfants en situation de guerre ont manqué l’école pendant plusieurs mois. J’ai cependant compris seulement plus tard l’histoire de cette fillette. Dans un autre contexte, j’ai rencontré sa mère. Elle m’a raconté que lorsqu’ils avaient quitté la Syrie, le pays venait de commencer les bombardements et l’État islamique faisait des ravages.

Le père des enfants avait été tué dans leur maison, devant les yeux de sa fille, par l’État islamique. Elle était toute petite. Cela m’a serré le cœur et glacé le cerveau de l’apprendre. C’était vraiment une réfugiée. Pourtant, elle ne paraissait pas si secouée. Elle me disait simplement qu’elle n’avait pas de papa à la maison, qu’il n’y avait que sa maman et sa sœur. Elle n’était pas sur la défensive. Elle voulait seulement jouer. Je me félicite de l’avoir laissée faire. J’aurais pu lui dire de rester assise et de travailler. J’aurais pu la gronder de ne pas avoir fait ses devoirs. J’aurais pu, mais heureusement, je ne l’ai pas fait. Cette décision, je la dois aux formations que j’ai suivies en enseignement efficace et en gestion de classe.

Pour moi, c’était important que cette petite fille, mais aussi que tous les élèves qui venaient de Syrie soient accueillis et qu’ils se sentent bien. Je voulais qu’ils comprennent la culture, les activités et la routine. J’ai utilisé avec eux beaucoup de jeux et de matériel. Je les laissais explorer et toucher le matériel. J’ai aussi fait beaucoup de fiches et j’ai donné des cahiers pour la maison. Je n’exigeais pas nécessairement qu’ils fassent des devoirs, mais je donnais du travail à ceux qui étaient scolarisés, qui comprenaient et qui avaient envie de travailler. Je leur disais :

« Ça, c’est pour toi. » Les gens ne le savent peut-être pas, mais il y a beaucoup de matériel pour les classes d’accueil dans les Centres de services scolaires. S’il n’est pas disponible à l’école, il faut demander à la conseillère pédagogique pour y avoir accès.

***

J’ai ensuite eu un contrat en début d’année, toujours en classe d’accueil, mais cette fois dans une autre école. J’avais un mandat pour des élèves de deuxième cycle. En raison de la guerre en Syrie, nous avions énormément de réfugiés dans nos classes à ce moment. En fait, je crois que cette année-là, nous avons uniquement formé des réfugiés. Nous avons reçu une formation donnée par plusieurs conseillères pédagogiques du Centre de services scolaire pour nous expliquer ce qu’est un réfugié. Lors de cette formation, j’ai appris qu’il fallait avoir de l’empathie et de la patience avec ces élèves, et essayer d’individualiser le plus possible l’enseignement. J’ai aussi appris à laisser les élèves échanger et parler ainsi que l’importance du volume de la voix.

(8)

Dans ce groupe, il y avait un élève syrien qui avait un frère en maternelle. Cet élève n’était pas scolarisé. Son père m’a expliqué qu’il avait fui la Syrie avec ses garçons parce que l’État islamique et les soldats du régime cherchaient les hommes pour les tuer. Il ne craignait pas pour la vie de sa femme ni pour celle de ses deux filles, car elles étaient épargnées. Il a donc fui dès qu’il en a eu la chance. Il a pris ses garçons et il est parti. Cet élève bougeait constamment. Il ne trouvait pas sa place. Il ne comprenait pas les concepts. Il n’était définitivement pas du niveau de quatrième année. Il n’était même pas de niveau de la maternelle puisqu’il ne savait pas compter de un à dix. Il ne connaissait pas le concept de plus petit ou plus grand, et d’ordre croissant ou décroissant. Il ne connaissait pas non plus la droite numérique. Il ne comprenait rien. Nous avions beau lui expliquer en arabe d’écouter, il n’écoutait pas. Dès la première semaine, je me suis rendu compte du problème. J’ai dû demander à une conseillère pédagogique de m’aider. Cela a toutefois pris un mois avant que j’aie de l’aide. Elle est venue en classe pour l’observer. Elle lui a posé des questions avec l’aide de l’interprète et elle s’est rendu compte qu’il avait le sens de la logique. Il n’était pas si « abîmé ». Il avait la capacité d’apprendre, mais il n’était pas dans le bon niveau. À la deuxième étape, j’ai réussi à le faire transférer dans le groupe de premier cycle. L’autre enseignante parlait aussi arabe. Elle n’était toutefois pas contente. De mon côté, je ne pouvais pas aider cet enfant, étant rendue aux tables de multiplication avec mon groupe. Il était incapable de faire quoi que ce soit. Je l’ai accompagné pendant un an. Il coloriait, il copiait des lettres, des mots et des phrases. Cette période a été lourde autant pour moi que pour le groupe puisqu’il dérangeait constamment. C’était aussi un enfant qui était très fatigué. Il avait tellement de choses à apprendre qu’il en avait mal à la tête. Il s’endormait, comme ça, tout simplement, sur son pupitre, dès la deuxième période de la journée. L’après-midi, je n’avais que 30 minutes de travail avec lui parce qu’au retour de la récréation du midi, il voulait se reposer. À l’heure du dîner, il courait dans la cour. Je lui ai donc acheté un coussin en forme d’insecte pour qu’il puisse se reposer. Il dormait même dessus. Les autres enfants me faisaient signe de chuchoter lorsqu’il dormait. Je leur répondais que je m’occupais de mes affaires. Une autre mesure que j’avais mise en place pour lui était de lui accorder la permission de se déplacer à sa guise. Normalement, en classe, les élèves doivent lever la main pour parler ou pour se déplacer. Lui, il en avait le droit sans m’en demander la permission. Ce fut une période intense.

La politique est faite ainsi. Malheureusement, il faudrait que quelqu’un fasse quelque chose. Les enfants sont répartis dans les classes sur la base de leur âge.

Quel âge as-tu? Parfait, la madame va se débrouiller…, sauf que la madame n’a pas les outils. Nous ne pouvons pas continuer à envoyer des enfants analphabètes et sous-scolarisés dans les classes d’accueil. Cela crée un trou immense qui demande beaucoup d’énergie, surtout lorsque nous n’avons pas d’aide. Nous ne pouvons pas nous dupliquer. Nous n’avons que deux bras et une seule tête pour organiser notre travail.

Un jour, j’ai remarqué que cet élève avait des égratignures sur les bras. Elles étaient grosses et longues. J’ai pensé qu’ils avaient un chat à la maison et que celui-ci l’avait attaqué. Le père de l’enfant m’a expliqué qu’en fait, mon élève et son frère plus jeune (il était en maternelle) se battaient violemment. Ils s’en prenaient l’un à l’autre. C’est à ce moment que j’ai compris qu’il y avait un problème avec le plus jeune. J’ai appris plus tard qu’en classe, il était suivi par une technicienne en éducation spécialisée parce qu’il se faisait du mal et blessait les autres. Il n’écoutait pas ce qu’on lui disait. C’était un cas qui présentait un grand besoin. Je ne sais pas

(9)

exactement quel est son problème, mais je crois que le fait de ne pas avoir sa mère près de lui a dû jouer un certain rôle. Nous avons réussi à récupérer le plus vieux qui comprenait ce qui lui était arrivé et qui comprenait les différents changements qu’il vivait. Je ne crois pas que le petit, lui, en avait conscience. Depuis, je prends le temps de préciser en début d’année qu’ici, au Canada, nous ne frappons pas comme dans d’autres pays où les enseignants donnent des punitions physiques aux élèves qui n’écoutent pas.

***

Une autre expérience qui m’a marquée a été le moment où j’ai retrouvé l’un de mes anciens élèves lors d’une pièce de théâtre scolaire organisée dans une école secondaire et à laquelle j’avais été invitée. Depuis l’époque où j’avais eu cet élève dans ma classe, j’avais changé d’école. Cet élève jouait dans la pièce. Le projet avait été monté par une enseignante de classe d’accueil qui mettait sur pied une pièce de théâtre pour les nouveaux arrivants en collaboration avec l’enseignant d’art dramatique. L’objectif était l’intégration des élèves. Mon ancien élève m’a reconnue. Il était souriant! Nous nous sommes pris dans les bras l’un de l’autre.

Wow! Cela nous a fait du bien de nous retrouver. Cela nous a réchauffé le cœur.

C’était bon de prendre le temps de se dire bonjour et de se revoir dans la joie.

***

J’ai aussi rencontré dans ma pratique en classe d’accueil un enfant qui n’écoutait jamais. Il était vraiment pénible. Son père parlait parfaitement français puisqu’avant d’arriver au Québec, il avait eu un parcours de migration en France. L’enfant, pour sa part, ne parlait pas français. Il ne le comprenait pas non plus. Je crois qu’il n’y avait que le père qui était passé par la France pour envoyer de l’argent à sa famille en Syrie. Ils ont ensuite déménagé directement ici. L’enfant n’avait donc pas eu de scolarisation en français. Il s’est retrouvé avec une feuille de route puisqu’il ne m’écoutait pas moi, et qu’il n’écoutait pas non plus au service de garde. Même après lui avoir expliqué en arabe les règles avec l’aide de collègues et ce qu’il devait faire, il ne le faisait pas.

Souvent, au moment de travailler, cet enfant ne trouvait plus ses crayons. Je lui en donnais à répétition. Je suis même allée lui en acheter, mais il les cassait toujours.

Je lui disais que les crayons ne se cassent pas tout seuls, il faut que quelqu’un mette de la pression. Néanmoins, je lui en donnais toujours un autre. Parfois, je reprenais le crayon, pour pouvoir lui rendre à la période suivante. Un jour, il m’a servi la même histoire : « Je n’ai plus de crayon. » Cela m’a énervée parce que je venais de lui en donner un. J’ai ouvert son pupitre. Il n’y avait pas de crayon. Je savais qu’il rapportait le soir tout son matériel à la maison. Cela s’inscrit dans l’esprit de propriété qui est très forte dans nos groupes. Comme ils ont payé les fournitures scolaires, ils ne veulent pas les perdre. C’est toutefois frustrant parce qu’il leur arrive d’oublier certaines choses à la maison et qu’ils ne les ont pas lorsque nous en avons besoin. C’est pour cette raison que j’ai, par exemple, une boîte de crayons de couleur en classe, malgré le fait qu’ils en ont tous individuellement une. Je lui ai alors demandé de m’apporter son sac à dos. La veille, il avait pris son matériel pour le rapporter chez lui. Je l’ai laissé aller chercher son sac lui-même, puis me

(10)

l’apporter à mon bureau. En ouvrant son sac, j’ai trouvé mes cartes et mes jeux.

J’ai ouvert la bouche pour dire quelque chose. Mes yeux sont devenus grands. Les élèves qui étaient près ont vu ma réaction et ont voulu savoir ce qui se trouvait dans le sac de leur collègue. Ils attendaient que j’explose et que je dise quelque chose. J’ai alors réalisé que je ne devais pas attirer une attention négative sur cet élève. Je me suis rappelé ma formation en enseignement efficace1. Les autres auraient pensé qu’il était un voleur et je ne voulais pas lui apposer une étiquette.

À la dernière seconde, j’ai refermé ma bouche. Je lui ai dit que j’allais lui donner un autre crayon. Je lui ai dit que nous allions en reparler à la récréation2. Je lui ai aussi demandé de me laisser son sac à dos.

Après avoir envoyé les enfants dehors, j’ai écrit un courriel au père de l’élève. Je ne savais pas de quelle manière aborder l’incident. J’avais une patate très chaude entre les mains. En enveloppant le tout de quelques phrases, je lui ai demandé s’il avait remarqué que depuis quelque temps, son fils ramenait des choses à la maison. Sa réponse m’a laissée perplexe. Il m’a dit : « Oui madame, je sais. J’ai vu plusieurs fois. » Je lui ai alors répondu que j’aimerais le rencontrer à l’école pour lui parler. La situation ne pouvait plus continuer. Je ne voulais pas continuer avec lui à l’écrit. Je ne voulais pas qu’il sente que je l’accuse. Je lui ai demandé pourquoi il ne m’en avait pas parlé. Ce matériel est le mien. J’achète des jeux en rabais que je considère être utiles dans la classe. J’avais beaucoup de matériel, donc je n’en faisais pas l’inventaire tous les jours. Je lui ai donc posé la question en voulant savoir s’il était furieux contre son fils. En fait, il a ri et souri. Il pensait que c’était moi qui donnais le matériel à son fils. Je lui ai dit que cela n’avait pas de sens que je donne 12 toupies à son fils. Je lui en aurais donné qu’une seule. C’est à ce moment qu’il a réalisé que cela ne venait pas nécessairement de moi. Pour moi non plus, cela n’avait pas de sens. Lorsque tu aimes un jeu, tu l’apportes à la maison, tu joues un peu, puis tu le rapportes. Tu n’apportes pas 12 toupies chez toi juste pour dire!

***

À la même période, il m’est arrivé une autre situation avec un élève qui m’a vraiment chamboulée. Je considère que le cas de cet élève est très important.

En Roumanie, le pays d’où je viens, nous avons une expression qui dit :

« Tu comprends quand la monnaie tombe ». Cette expression fait référence aux cabines téléphoniques dans lesquelles il faut insérer de la monnaie pour faire un

1 Il ne faut jamais accuser un élève devant tout le monde. Lorsque nous confrontons un élève, les autres attendent que cela tourne au cirque. Il ne faut pas non plus le faire en face à face, mais plutôt à ses côtés pour qu’il ne se sente pas confronté (comme en position de lutte). Ces techniques sont toutes des techniques de gestion de classe.

2 L’une des règles que j’ai est de laisser bouger les élèves. C’est très important pour eux de sortir dehors. Je ne les garde jamais plus qu’une fois par semaine à l’intérieur lors de la récréation pour leur expliquer ce qu’ils doivent faire. Il ne faut pas exagérer parce qu’ils ont besoin de bouger, particulièrement en hiver lorsqu’ils rentrent directement à la maison après l’école parce qu’il fait froid. Aussi, souvent, les parents ne sortent pas vraiment la fin de semaine parce qu’ils ne connaissent pas encore le quartier ou encore parce qu’ils sont trop fatigués. Il est donc impératif, comme l’air que nous respirons, de ne pas les bloquer en classe pour terminer leurs travaux. Comme en accueil nous les avons pour deux ans, ils auront tout le temps pour reprendre leur travail. Lorsque j’ai une morale à leur donner parce qu’ils me dérangent en classe par exemple, je les garde auprès de moi pendant la récréation. Ils se déplacent avec moi et ils me répètent ce qu’ils ont à faire. De cette manière, ils ne perdent pas leur récréation, ils bougent et ils respirent. Ils ne peuvent pas m’accuser de quoi que ce soit puisque je ne les garde pas ligotés et que je ne les empêche pas de bouger. Ils viennent dehors avec moi et nous faisons une révision.

(11)

appel. Dans la situation que je vais raconter, la cabine téléphonique est tombée et je n’avais toujours pas compris. J’avais demandé aux élèves de présenter leur pays d’origine. Je demandais à ceux qui ne voulaient pas le faire d’en présenter un autre.

Un garçon devait présenter la Jordanie. Il parlait arabe. Comme cet élève était au niveau du troisième cycle, il était en mesure de nommer les pays voisins à celui qu’il présentait. Je donnais cet exercice aux élèves pour leur faire pratiquer le sud, le nord, l’est et l’ouest afin qu’ils apprennent les points cardinaux3. Un des pays voisins de la Jordanie est Israël. Il ne l’a toutefois pas mentionné lors de sa présentation. La première fois, j’ai cru qu’il l’avait simplement oublié. Après un moment, je lui ai dit :

« Mais là, regarde! C’est Israël. » J’ai répété à six reprises « Israël ». En le répétant, cela m’a frappée. Je me suis dit « Arrête! » Cela ne fonctionnait pas. Je me suis rendu compte que je le mettais mal à l’aise. Le reste du groupe aussi me regardait.

Sa sœur jumelle me regardait. Tout le monde semblait me dire : « S’il vous plaît, arrêtez! » Je l’ai donc remercié pour sa présentation et lui ai demandé s’il voulait nous parler de la végétation et des saisons que nous retrouvions en Jordanie. J’ai essayé de passer à autre chose.

Le lendemain, le père de cet élève s’est présenté à l’école, son passeport palestinien en main. Il s’est rendu au secrétariat pour parler au directeur. Celui- ci n’était pas encore là. Il a donc expliqué à la secrétaire que la Palestine était un état reconnu, malgré le fait qu’Israël ne le reconnaisse pas. Il lui a montré son passeport et lui a proposé de lui en faire une copie. Elle lui a dit que ce n’était pas nécessaire et lui a dit qu’elle allait avertir l’enseignante (moi-même) de son passage.

Heureusement, elle en avait vu d’autres et savait comment agir. Heureusement qu’elle ne l’a pas laissé entrer dans ma classe. Cela serait tourné au cirque à la puissance mille. De son côté, elle ne comprenait toutefois pas ce qui se passait. Le père ne lui avait pas bien expliqué le contexte, je crois.

Lorsque la secrétaire m’a dit que le père était passé, j’ai gelé et j’ai eu chaud en même temps. J’ai réalisé ma gaffe. Cet élève était palestinien. Le fait de mentionner Israël était comme toucher une patate chaude. Je m’y suis brûlée. Cependant, personne ne nous avertit du danger d’aborder ces sujets. Par exemple, avec les Syriens, nous savons qu’il y a des conflits dans leur pays. Les enfants le nomment parfois en classe, entre eux : « Tu sais que je pourrais te haïr parce que tu es chrétien et moi je suis musulman. » J’arrête tout de suite ces discussions et je leur réponds qu’au Canada, toutes les religions (et je prends le temps de toutes les nommer) sont égales. Certains me répondent qu’il y en a une qui est meilleure que les autres et ils savent laquelle. À cela, je réponds par la négative. C’est un sujet à éviter en classe. C’est une autre patate chaude. Je me contente donc de l’aborder au début de l’année. De toute manière, ils vont en parler en classe ordinaire avec le cours d’éthique et culture religieuse. Il vaut mieux, en accueil, ne pas s’embarquer sur un terrain chaud qui peut nous brûler.

Pour revenir à la situation de cet élève palestinien, je suis heureusement tombée sur la mère quelques jours plus tard alors qu’elle venait chercher ses enfants.

Je ne savais pas comment aborder le sujet avec elle, qui était très délicate et compréhensive. Elle était enseignante d’anglais dans son pays. Nous nous sommes saluées. J’ai voulu m’excuser. J’ai donc commencé en disant : « Excusez-moi madame… » Au même moment, elle a dit : « Excusez mon mari… » Je lui ai dit

3 Je dis aux élèves en début d’année que nous ne nous limitons pas au français et aux mathématiques, mais que nous réalisons aussi des projets de géographie et de science.

(12)

que je pensais avoir compris quel avait été le souci avec le fait que je mentionne Israël. Je lui ai dit que c’était un sujet géopolitique que je n’abordais jamais en classe, que je n’avais fait aucun enseignement en ce sens et que je n’avais donné aucune information non plus et que je n’avais rien dit sur l’un ou l’autre des pays, que c’était uniquement un exercice pour nommer les pays avoisinants. Je lui ai aussi dit que je croyais au départ que son fils ne l’avait simplement pas vu comme les pays sur ma carte sont très petits. Je lui ai demandé de m’excuser. Je lui ai dit que, comme eux, j’étais arrivée dans ce pays il y a plusieurs années, que je venais de Roumanie, là où nous n’avions aucune idée des conflits qui pouvaient survenir dans d’autres pays. Je lui ai assuré que je n’avais pas eu de mauvaise intention.

Elle m’a demandé en retour d’excuser son mari et m’a fait parvenir plus tard une boîte de bonbons. Je ne savais pas si je devais accepter ce cadeau, mais d’un autre côté, je savais que si je le refusais, j’allais l’offusquer. J’ai appris plus tard que le Tibet et la Chine ainsi que le Bangladesh et le Pakistan sont d’autres pays qui sont à couteaux tirés. Il est donc important de dire aux enfants qu’ici, au Canada, nous sommes respectueux. Si jamais il nous arrive de mettre le pied sur la queue du dragon alors il faut s’excuser. C’est important de le faire. Dans mon cas, personne ne m’avait prévenue. Je n’en avais aucune idée. Je ne voulais pas que l’on m’accuse de manquer de respect ou de ne pas reconnaître un pays.

Avec du recul, je me rappelle avoir regardé la carte avec l’élève. La Palestine n’apparaissait pas dessus, donc je lui ai demandé de choisir un autre pays. Il a pris la Jordanie et voilà, je croyais que c’était réglé.

***

Je me suis aussi rendu compte qu’avec mes élèves, c’est important d’avoir des plans de travail explicites en couleur. Il leur faut beaucoup de duo-tangs, un pour chaque matière parce que si les fiches sont mises tout au même endroit dans un cartable, elles s’enlèvent facilement, s’envolent et se déchirent. Alors, ils ne font plus leurs devoirs. Cela me donne envie de m’arracher les cheveux mais, en même temps, c’est à moi, comme adulte, de contrôler, d’organiser, d’ordonner et d’aider l’élève. En classe, j’ai quatre règles : 1. Je lève la main pour parler et me déplacer;

2. Je regarde la personne qui me parle4; 3. Je fais ce qu’on me demande lorsqu’on me le demande; 4. Je donne le meilleur de moi-même. En début d’année, j’envoie à la maison l’agenda, dans lequel je fais imprimer les quatre règles sur une page et leur traduction écrite par les élèves sur une autre. Je les avertis que s’ils ont écrit un mauvais mot, leurs parents vont le voir puisque je leur demande de signer la feuille. Lorsque les enfants ne sont pas assez scolarisés pour traduire les règles, je demande à quelqu’un d’autre de le faire, comme la secrétaire de l’école ou la dame du service de garde. J’ai répété ces règles pendant deux mois avec mes élèves.

C’est très important de se donner de tels outils en début d’année et de se donner le temps de les appliquer.

Il faut aussi savoir calmer le parent, avant de calmer les élèves. Lorsque les parents sont anxieux et nerveux, ils ne sont pas en mesure de calmer leurs enfants qui vont par la suite arriver en classe avec leurs peurs. Parfois aussi, les parents ne

4 Cette règle fait écho à la formation d’enseignement efficace que j’ai suivie. Peu importe qui parle à l’élève, que ce soit un adulte, un autre élève, les concierges, le directeur, maman ou un ami, ce n’est pas à l’autre personne à chercher son regard. Si l’élève n’écoute plus l’enseignant, il faut le regarder.

(13)

se rendent pas compte qu’ils ne comprennent pas un tel concept et ne sont pas en mesure d’aider leur enfant. Prenons par exemple, les mathématiques. Même si les mathématiques sont les mathématiques et que c’est un langage qui peut être expliqué en différentes langues, ce n’est pas expliqué de la même manière partout dans le monde. Donc, même si un parent est éduqué, il n’a peut-être pas appris les mathématiques de la même manière que nous les enseignons ici. Je me suis rendu compte que les Chinois connaissent très bien l’algèbre. Ils peuvent faire toutes sortes d’équations. Cependant, ils ne comprennent pas l’arithmétique alors que c’est notre façon québécoise et canadienne de faire. C’est aussi important d’expliquer aux parents qu’ici, les enfants ont le droit à l’erreur et que j’ai, moi aussi, le droit à l’erreur dans ma classe. C’est de cette manière que nous apprenons au Canada. Ce n’est pas par échec, mais par essai et erreur. C’est important parce que certains parents mettent de la pression sur leurs enfants.

Dans la même lignée, je parle toujours aux parents en début d’année d’hygiène de vie. Je leur parle entre autres du nombre d’heures de sommeil dont leur enfant a besoin. Il faut leur rappeler que les enfants doivent mettre de côté la tablette électronique et la télévision une heure avant d’aller se coucher pour que le cerveau puisse commencer à se calmer. Ce n’est pas moi qui ai inventé ça, c’est ce que les spécialistes disent. Il faut aussi les sensibiliser au type de nourriture qu’ils envoient à l’école en guise de collation. Certains envoient n’importe quoi, sauf des fruits et des légumes.

C’est important pour moi d’impliquer les parents et de les remercier pour leur appui. C’est important qu’ils se sentent appréciés. Cela les amène à accepter des projets de l’école et cela les valorise. En accueil, nous avons des parents très motivés parce qu’ils étaient souvent très bons dans leur pays d’origine. C’est frustrant pour eux parce que ce qui les limite ici c’est leur compréhension du français. Il y a aussi la culture mais c’est autre chose…

Finalement, quelque chose que mes élèves mettent beaucoup de temps à apprendre mais qui est très important pour moi, c’est leur enseigner à se respecter soi-même. C’est de cette manière que nous sommes amenés à respecter les autres.

Il faut aussi respecter les autres pour être respecté. En terminant, je sais que le travail que je fais dans en classe d’accueil est très important. J’en ai conscience, mais de l’entendre de temps en temps, cela fait aussi du bien.

***

Pendant la pandémie, nous n’avons pas reçu de réfugiés. Tous mes élèves étaient des immigrants de catégorie économique ou familiale. Cette année a été très éprouvante. Comme je revenais au travail après mon congé de maternité, j’avais 60 % de ma tâche régulière. Je partageais ma classe avec une enseignante nouvellement diplômée et n’ayant pas beaucoup d’expérience. Cela a été différent de ce que je connais habituellement. J’ai aussi eu la classe la plus indisciplinée que je n’avais jamais eue. J’ai dû mettre en place des feuilles de route pour six élèves.

Ils parlaient en même temps, n’écoutaient pas les autres. Sur les six, quatre ne sont pas parfaits, mais ont fait du progrès. Ils ont compris que ce n’était pas un jeu. Je vois de plus en plus de jaune et de vert sur leurs feuilles de route.

(14)

Je crois que cela a été particulièrement difficile pour la personne avec qui je partage ma classe. Dernièrement, elle a été tellement découragée, qu’elle m’a écrit pour me dire qu’elle ne savait plus quoi faire. Comme j’ai dû arrêter de travailler pendant trois mois, je l’ai laissée se débrouiller toute seule. Je m’en veux, mais en même temps, j’étais tellement épuisée. Avec une classe comme la mienne, il ne faut pas préparer du travail pour un niveau, mais pour sept. Comme je ne dormais pas, j’étais en mode survie. J’aurais aimé qu’une personne à l’école prenne l’enseignante qui partageait ma tâche sous son aile pour lui expliquer, mais tout le monde était tellement débordé que ce n’était pas possible. En début d’année, les élèves agissaient comme s’ils n’avaient jamais été scolarisés. Ils avaient complètement oublié les consignes et il a fallu tout reprendre avec eux, malgré le fait que j’avais certains élèves depuis trois ans5.

La pandémie est vraiment venue mettre sa touche de couleur dans notre année.

Comme d’habitude, il a fallu mettre en place un système de gestion de classe avant d’enseigner, mais d’un autre côté, il fallait aussi enseigner parce que le temps passait vite. Les élèves n’écoutaient pas. Il ne faut surtout pas se gêner dans ces situations pour demander de l’aide aux conseillères pédagogiques, aux psychoéducatrices et aux techniciennes en éducation spécialisée. Nous ne sommes jamais les seules responsables. Nous nous inscrivons dans une équipe-école et tous les adultes sont là pour le bien-être des enfants, mais aussi pour la santé mentale de l’enseignante.

Je me suis mise à utiliser des plateformes en ligne. Les parents ont ainsi accès à mes messages et j’ai accès aux leurs. Certains collègues ont donné leur numéro de téléphone aux parents pour échanger des messages textes sur différentes applications, mais moi, je ne l’ai pas fait. Je préfère utiliser les plateformes d’enseignement et je publie des contenus d’activités qui se déroulent en classe.

Ces plateformes ne sont pas nouvelles de cette année, mais c’était la première fois que je les utilisais. En contexte de pandémie, les ordinateurs portables de l’école se sont envolés très vite. Nous avions constamment deux ou trois classes fermées. Je ne pouvais donc pas utiliser ces ordinateurs dans ma classe. Je suis donc allée chercher d’anciens ordinateurs portables qui devaient être mis à jour depuis quelques années et que personne n’avait touchés depuis. Normalement, je devrais avoir une période par semaine avec les ordinateurs dans ma classe. Je suis heureuse si j’y arrive une fois par mois parce que nous n’avons pas assez de matériel.

Néanmoins, notre école faisant partie des écoles ciblées par le programme Une école montréalaise pour tous, nous avons accès à des périodes d’activité gratuites qui sont tenues par le Centre de services scolaire ou encore par la municipalité.

Ce programme vaut vraiment la peine! Mes élèves ont eu des ateliers de codage informatique. Ce programme a été mis en place à l’école avant la pandémie. Il permet d’attirer les élèves qui sont faibles en mathématiques ou en français et qui ont une faible estime de soi en raison de leurs résultats scolaires. C’est un peu la paille qui leur permet de respirer sous l’eau. Ils reviennent en classe en sachant qu’ils vont pouvoir travailler en jouant. Le codage nous permet aussi de voir plein de choses telles que le plan cartésien, les mathématiques et l’écriture d’histoires en se situant dans le temps et l’espace en écrivant des suites d’actions.

5 Habituellement, les élèves font deux ans en classe d’accueil. Cependant, à cause de la fermeture de l’école au mois de mars 2020 et de l’école à distance qui a nous a amenés à presque perdre nos élèves, nous les avons gardés pour une troisième année.

carina

(15)

Je suis enseignante en classe d’accueil depuis un peu plus de dix ans. J’ai décidé de parler d’un projet que je réalise depuis plusieurs années et qui amène les élèves des classes d’accueil à se raconter. Ce projet a marqué un tournant dans notre manière d’aborder l’intégration de ces enfants. Auparavant, lorsque j’ai commencé à enseigner, nous, les enseignantes en classe d’accueil, mettions l’accent sur la nécessité qu’ils s’approprient la nouvelle culture afin qu’ils s’intègrent. Nous avions des projets d’intégration qui impliquaient que des élèves québécois jouent le rôle de tuteur et leur montrent des choses. À la suite de l’implantation de ce projet et avec l’expérience, je me suis rendu compte que quelque chose clochait. J’ai pris conscience de la relation inégalitaire et à sens unique qui se créait entre les élèves de l’accueil et les élèves du régulier. Les élèves du régulier étaient fiers d’aider mais je sentais que mes élèves, à un moment donné, en avaient assez de recevoir l’aide d’un pair. Les élèves nouvellement arrivés ont eux aussi des compétences, des vécus et des connaissances. J’ai l’impression que nous pensions que cette partie de leur vie n’était plus importante. Ils ont toutefois eux aussi le potentiel de nous apprendre des choses. Maintenant, nous effectuons des jumelages entre les élèves de l’accueil et ceux du régulier. Les élèves ont donc un jumeau avec qui ils font des activités et avec qui ils partagent leur culture et leur langue.

LE RÉCIT DE CONSTANCE

Le potentiel de nous apprendre des choses

14 ANS / AFGHANISTAN

(16)

Le projet est l’initiative d’un projet de recherche auquel nous avons participé à ses débuts et que nous avons perpétué et modifié avec le temps. C’est un projet d’écriture qui, à l’origine, il y a environ dix ans, avait pour objectif d’amener les enfants à écrire dans un contexte significatif pour eux afin de favoriser leur motivation à l’écriture. Il leur permettait aussi de se raconter en collaboration avec leurs familles puisque les parents étaient, au départ, invités à venir écrire avec eux à l’école. De plus, le projet avait la qualité de valoriser la langue d’origine car les enfants pouvaient écrire dans leur langue. Nous avons conservé du projet les lignes directrices mais nous l’avons adapté au contexte de l’école primaire. Nous nous sommes basés sur la littérature jeunesse en trouvant des albums en lien avec différents thèmes tels que les souvenirs associés au pays d’origine, l’annonce du départ, le départ, l’arrivée, l’adaptation et la projection dans l’avenir. Nous avons des canevas d’écriture adaptés à tous les niveaux de scripteurs. Certains élèves vont seulement dessiner, d’autres feront un peu d’écriture accompagnée d’un dessin et pour d’autres, il sera possible d’écrire dans leur langue d’origine. Nous accompagnons aussi les thèmes de sous-thèmes pour aider les enfants à faire émerger leurs souvenirs. Par exemple, nous commençons par lire un album, puis nous discutons en groupe. Nous posons des questions du type : est-ce que tu te rappelles de ton école? Nous demandons aux enfants s’ils savent pourquoi ils sont partis? Quel était le contexte? Quelles ont été leurs émotions et leur réaction?

Les enfants partagent alors leurs souvenirs. Avec les années, j’ai entendu de nombreuses histoires! Lorsqu’ils arrivent à la tâche d’écriture, ils ont des outils pour les aider à récupérer leurs souvenirs.

Bien que nous utilisions beaucoup les livres, nous essayons chaque année de varier la façon de faire vivre le projet aux élèves. Parfois, il nous arrive d’avoir un enfant pendant deux années consécutives. Nous voulons donc lui permettre de le vivre de manière différente. Nous avons par le passé demandé aux élèves d’écrire un journal, de réaliser un film et de performer une pièce de théâtre, entre autres. Le film d’animation qui a été réalisé dans le cadre du projet est maintenant utilisé comme outil déclencheur pour l’amorce. Il est aussi présenté aux élèves du régulier, avec un cahier d’accompagnement et d’activités afin de les sensibiliser par exemple, aux réalités associées à l’apprentissage d’une nouvelle langue.

Chaque année, le projet fait vivre beaucoup d’émotions aux élèves et aux adultes.

Pour les enseignantes, c’est une expérience très exigeante. Il faut accueillir beaucoup d’émotions. Nous continuons tout de même à réaliser ce projet car, malgré le fait que les enfants vivent de la peine et de la colère par moment, cela ne représente pas pour eux une expérience négative. Au contraire, nous constatons que cela leur fait du bien de pouvoir extérioriser ces émotions. D’année en année, les situations sont assez semblables. C’est sûr qu’il y a toujours des surprises mais les histoires de camp de réfugiés se ressemblent beaucoup. Toutefois, certaines d’entre elles ont été plus difficiles que d’autres et sont ressorties du lot. Je raconterai donc l’histoire d’une élève réfugiée syrienne qui a eu besoin de plus d’accompagnement. Puis, je parlerai de la situation particulière des demandeurs d’asile.

Une année, j’ai eu dans ma classe une élève syrienne qui avait une belle sensibilité.

Au moment d’aborder le thème du départ, les raisons de celui-ci et la guerre, la jeune fille a extériorisé beaucoup d’émotions. Nous avons en classe un livre qui raconte l’histoire d’un jeune réfugié auquel elle s’identifiait particulièrement. Elle se l’est approprié et le conservait toujours avec elle. Je la voyais l’expliquer à ses amis dans les corridors. J’ai compris qu’elle avait vraiment besoin d’en parler. Nous

(17)

lui avons donc offert un suivi individuel ainsi qu’un journal pour qu’elle puisse se raconter dans sa langue. Après un certain temps, elle nous a dit qu’elle ne pouvait pas parler de ces choses-là chez elle. Ses parents ne voulaient pas. C’est la première fois que j’ai eu à faire un suivi avec la famille à ce propos. Nous avons fait une rencontre avec la maman de la jeune fille. Elle s’est ouverte à nous. Elle nous a raconté qu’au moment de quitter la Syrie, ils avaient été séparés d’une partie de leur famille qu’ils avaient eu à la laisser derrière eux. Son histoire était très triste.

Elle a beaucoup pleuré lors de cette rencontre. Elle nous a confié qu’elle ne voulait pas reparler de cette situation car cela lui faisait vivre trop d’émotions et de souvenirs douloureux. Elle se sentait très coupable d’être ici, sans l’autre partie de sa famille. Elle a accepté que la fillette discute à l’école de ses souvenirs et de son parcours. Toutefois, les services que peuvent donner les intervenants de l’école sont limités. C’est parfois même frustrant pour les psychoéducateurs car leur champ d’intervention est limité à l’école. Ils ne peuvent pas faire d’intervention systémique, comme accompagner la famille par exemple. Néanmoins, nous avons référé la maman vers des ressources. Cette situation comportait une plus grande charge émotionnelle que ce que j’avais vécu par le passé.

Cette année, malgré le contexte pandémique, j’ai entrepris la réalisation du projet. Nous avons d’ailleurs regardé le film d’animation récemment pour tranquillement entamer le processus. Ce qui représente un défi cette année est l’important écart d’âge qui existe entre mes élèves. J’ai des tous petits de six ans et des plus grands qui vont jusqu’à douze ans. Les petits bougent beaucoup. Ils ont de la difficulté à rester assis. Je ne peux donc pas faire comme je fais habituellement avec les plus vieux. Ils ne sont pas disposés à parler et à écouter en retour. Ils ont des choses à dire mais dès que quelqu’un d’autre prend la parole, ils décrochent.

Ils sont capables de s’exprimer mais je dois rapidement les mettre en action par la suite. Je vais devoir réfléchir à des modalités différentes. Je pense même que nous n’aurons pas le choix d’être deux cette année pour gérer le groupe. Cela met en lumière le fait que l’âge est un facteur plus important que la langue à prendre en compte dans la réalisation de ce projet.

Par rapport à la situation particulière des demandeurs d’asile, l’année dernière a été très différente de ce que j’avais vécu auparavant. C’était très rare d’avoir ce type de clientèle dans notre région. J’avais déjà eu une élève demandeuse d’asile qui venait du Mexique et elle avait dû quitter en deux semaines car la demande de sa famille avait été refusée. Cela avait été une situation très triste. Donc, l’année dernière, c’était la première fois que la majorité de mon groupe était composée d’élèves demandeurs d’asile. Ce contexte a eu un impact sur la manière dont les enfants ont vécu le projet. Il n’est pas allé les chercher de la façon qu’il rejoint les élèves réfugiés. Je ne m’attendais pas à cela. Lorsque j’ai commencé le projet, il a suscité un flot important d’émotions, ce qui n’était jamais arrivé auparavant. Je me suis rendu compte, malgré le fait que je connaisse la réalité des demandeurs d’asile, qu’ils ne rencontrent pas du tout les mêmes enjeux que les réfugiés. Les élèves réfugiés, même s’ils aiment leur pays, savent, par le discours de leurs parents, qu’ils ont quitté une situation de danger. Donc, pour eux, arriver ici signifie arriver dans un meilleur environnement.

(18)

Toutefois, ce n’est pas du tout le cas pour les demandeurs d’asile. Ils s’ennuient vraiment de leur pays. Ce sont souvent les enfants de médecins, d’avocats. Ils ont eu à quitter un milieu aisé pour un contexte plus précaire ici. Plusieurs élèves ressentaient de vives émotions en discutant de leurs souvenirs. Certains pleuraient.

Je n’avais jamais eu cela. Il y avait beaucoup plus d’émotions qui se vivaient, mais c’était correct que cela se passe dans ce contexte. À la fin de la journée, ils ne pleuraient plus. J’ai aussi remarqué que le thème du départ était reçu de manière très différente chez les élèves réfugiés et chez les demandeurs d’asile. Les enfants réfugiés savaient qu’ils étaient partis en raison de la guerre. Les élèves demandeurs d’asile, ils ne savaient pas pourquoi. Ils donnaient des réponses d’adulte mais qu’ils ne semblaient pas comprendre. Toutefois, de mon côté, je les connaissais les raisons. Cette situation mettait en évidence que l’immigration est un processus et que tous les élèves ne sont pas au même endroit, en même temps. Cela me plaçait devant un groupe divisé alors qu’habituellement, ces discussions servent à créer un partage dans lequel les élèves se reconnaissent. Ce fut pour moi une belle leçon. Je me suis rendu compte qu’après toutes ces années, j’avais pris un certain air d’aller avec ce projet. Peut-être aurais-je pu anticiper davantage cette situation.

D’un autre côté, je sais que de toute manière certains enfants pleurent lors de ces activités donc je ne crois pas que cela ait changé grand-chose au final.

Réaliser ce projet demande aux intervenants beaucoup d’investissement et mobilise beaucoup d’empathie. Les activités font émerger des émotions pures, dont celle de la souffrance. Ce sont des choses qui peuvent nous ébranler et nous confronter. Il faut savoir porter ces émotions afin de laisser toute la place à l’élève.

Il faut se contrôler pour être en mesure d’offrir une écoute active. Même si cela nous fait vivre des émotions, il faut se concentrer sur celles de l’élève. Tout ce que nous avons à faire, c’est accueillir l’élève et être là pour lui. C’est tout. Même si ce projet fait vivre des émotions intenses autant à l’intervenant qu’aux élèves, j’ai toujours senti qu’au final, l’expérience est positive. Bien que nous discutions de choses difficiles, personne ne rentre déprimé à la maison. Tout le monde a hâte de continuer le processus la semaine suivante.

Étant seule à porter le projet avec les élèves, il m’amène à accueillir un nombre impressionnant d’histoires. Je sais toutefois que si quelque chose arrive et sort de mon champ de compétence d’accompagnatrice, je peux référer. Je me sens soutenue dans ce processus. Je ne me sens pas seule. Si j’ai besoin, je peux en parler, entre autres, avec la psychoéducatrice. Néanmoins, j’ai conscience du risque que représente le fait de côtoyer toute cette souffrance. Parfois, j’ai peur que cela me rende moins sensible. Je crains que cela ait un impact sur mon rôle de mère et sur la manière dont je peux accueillir les émotions de mes propres enfants. Je sais qu’il ne faut pas comparer les souffrances mais, tout de même, parfois il faut que je me parle. Je dirais que de travailler en classe d’accueil et de manière plus générale dans notre milieu fait en sorte que ma perspective des choses est différente. J’ai l’impression que cela me ramène à la réalité et me fait prendre conscience de mon confort. Cela me permet aussi d’avoir un regard différent sur ce qui se passe ailleurs dans le monde. Ce n’est pas normal, selon moi, de voir des bombes exploser à la télévision et de ne rien ressentir. Avec mon travail en classe d’accueil, ces gens qui sont touchés par la guerre sont ceux avec qui je partage mon quotidien. Cela me confronte mais je crois que c’est sain. Je préfère être confrontée que de ne pas l’être et rester indifférente devant le journal télévisé le soir.

(19)

Je ne suis pas certaine de ce que ce projet et aux ateliers d’expression créatrice apporte exactement aux élèves, en termes d’impact. Je sais, car ils m’en parlent, qu’ils aiment parler de leur pays. Aussi, grâce aux formations que j’ai suivies, j’ai l’impression que le fait d’avoir l’occasion de se raconter peut les aider à passer à travers certains deuils et traumatismes. D’autant que pour certains, c’est impossible d’en parler chez eux. Je crois aussi que le fait d’avoir la possibilité de partager des choses et d’écrire dans leur langue participe chez les élèves au développement de leur estime de soi et valorise leur identité culturelle.

Pour ma part, ce projet m’amène à me développer en tant que personne.

Pour moi, cette capacité de s’ouvrir à différentes réalités est une richesse. Cela me permet de travailler mon côté humain. Comme je le disais, il me fait vivre des émotions intenses et m’amène à côtoyer la souffrance. Néanmoins, j’en retire beaucoup de positif en fin de compte. Pour moi, ce qui compte, c’est de voir les enfants avoir le goût de s’ouvrir, de les voir vouloir continuer le projet, être fiers de ce qu’ils écrivent et de voir leur résilience. Le processus est peut-être difficile mais il est très beau. Je ne crois pas que ce soit négatif.

Constance

(20)

Je suis enseignante en classe d’accueil au troisième cycle. L’histoire que je vais raconter remonte au début de ma carrière au Québec. À la base, j’ai une formation européenne en enseignement. Lorsque je suis arrivée à Montréal avec ma famille, j’ai refait un baccalauréat complet. L’événement en question est arrivé environ deux ans après la fin de mes études. J’étais alors une jeune enseignante de classe d’accueil au secondaire. J’avais obtenu un poste à la suite de l’ouverture d’une nouvelle classe en cours d’année, au courant de la troisième étape. La classe comptait une quinzaine d’élèves de 14 à 16 ans. Comme j’avais fait mon stage dans cette école, je connaissais déjà un peu l’environnement, l’équipe scolaire ainsi que la direction. Je me sentais assez confiante vis-à-vis mes compétences et ma connaissance de l’environnement.

Ma classe a très bien commencé. J’étais confiante et super heureuse de pouvoir faire mes prouesses dans mon nouveau pays. Les jours ont passé et, malgré mes efforts, j’ai remarqué un jeune élève un peu démotivé. Il n’offrait pas le rendement que je souhaitais. Mes ambitions, comme toute enseignante qui commence sur le marché du travail, étaient assez hautes. Cela signifiait pour moi de permettre à l’enfant qui arrivait complètement allophone, donc qui ne parlait aucunement la langue française, de partir au mois de juin, avec un bagage qui pourrait le rendre fonctionnel pour sa deuxième année d’accueil ou pour qu’il puisse intégrer une classe régulière. Comme j’avais des adolescents de 14-16 ans dans ma classe, je savais que certains d’entre eux pourraient aussi entrer sur le marché du travail à la fin de l’année. J’essayais d’avoir différentes façons de motiver mes élèves.

LE RÉCIT D’ÉVA

Donner la voix

10 ANS / PHILIPPINES

(21)

J’utilisais des visuels dans la classe et beaucoup de matériel de manipulation en français. Nous prenions des marches autour de l’école pour connaître un peu l’environnement. Dans ma classe, j’avais mis toutes les cartes sur la table pour pouvoir, premièrement, motiver ces enfants et, deuxièmement, les ouvrir à l’amour pour la langue française. Pour eux, cette langue en était une de fonctionnement dans la société. Moi, je voulais aller au-delà de cela : je souhaitais qu’ils l’aiment.

Cela s’inscrivait dans un objectif de scolarisation, mais aussi de réussite dans la société d’accueil permettant de s’épanouir et de s’ouvrir des portes.

À l’époque, je faisais avec eux des sorties culturelles. Pour moi, c’était presque un pari déjà gagné. Pour la majorité de mes élèves, cela fonctionnait très bien. Ils entraient dans mon jeu. Cet enfant, par contre, m’a accrochée plus particulièrement.

J’avais demandé une rencontre avec ses parents et il m’avait répondu qu’ils n’étaient pas disponibles. C’était une première petite cloche puisque nous demandions toujours de pouvoir contacter les parents ou un tuteur pour répondre à nos questions ou pour parler des bulletins et de l’intégration de l’élève. Ses notes se sont mises à diminuer. Je ne pouvais pas rejoindre les parents, mais je n’étais pas encore prête à ouvrir la porte à une demande des services. Je voulais faire toutes les démarches. Cela impliquait de rencontrer les parents, de rencontrer l’élève et, au besoin, de rencontrer la psychoéducatrice. J’invitais assez régulièrement l’élève à mes récupérations et il répondait bien en individuel. Lorsque c’était avec les autres élèves, il me demandait de remettre la séance à la semaine suivante. Encore une fois, cela m’a allumé l’esprit. Ce n’était pas toujours possible de travailler en récupération en individuel. Souvent, je travaillais en récupération par force ou par besoin. J’observais aussi chez lui une certaine apathie quand il arrivait dans la classe. Je me considère assez expressive et théâtrale lorsqu’il faut motiver mes élèves. J’avais essayé plusieurs de mes trucs avec lui mais ça ne fonctionnait toujours pas. J’observais aussi qu’il n’était pas ouvert à l’amitié des autres élèves. C’était un enfant assez solitaire tandis qu’habituellement, les enfants des classes d’accueil se tiennent toujours ensemble. Parce que c’était un élève du secondaire, je sentais que le temps était moins généreux avec lui. Je souhaitais que le temps que nous avions ensemble soit bien utilisé. Habituellement, l’action-réaction fonctionnait avec la majorité des enfants présents aux séances de récupération, mais cela ne fonctionnait pas pour lui. J’ai senti qu’il n’était pas là. C’est ce qui m’a amenée à vouloir aller au fond des choses et voir ce que cela pouvait donner. Je voulais voir s’il avait besoin de plus de temps ou s’il avait besoin que sa récupération se fasse le matin. Je souhaitais avoir l’opinion de cet enfant sur le programme scolaire pour que je puisse l’aider un peu plus. J’ai pris une note dans mon journal pour me rappeler que je souhaitais le rencontrer. Je voulais gagner sa confiance. Je sentais que j’allais probablement avoir accès à des témoignages autres que ceux concernant ses résultats. Je me suis préparée, mais je ne l’étais pas pour recevoir le témoignage que cet élève m’a livré.

J’avais préparé un très bon discours sur l’importance de la réussite scolaire.

J’ai commencé par lui parler de l’importance de bien travailler à l’école et de la fierté d’avoir des résultats. En classe d’accueil, nous n’avons pas de moyenne.

Chacun a son rythme et travaille selon ses compétences, ses besoins, ses défis et ses forces. J’utilisais des termes assez pédagogiques et didactiques. Je n’étais pas prête à m’ouvrir car nous étions dans une séance de récupération. L’objectif de mon intervention était de présenter le motif de la récupération et de sa présence en classe. Je lui ai parlé un peu du résultat de sa dernière dictée. J’étais assez passionnée dans mon discours, mais je savais que je n’avais pas beaucoup de temps.

(22)

L’élève me regardait. Il faut imaginer un jeune qui frôlait les 16 ans, assez bien bâti et qui me pose alors une question toute simple. Il m’a demandé s’il pouvait me montrer quelque chose? Je pensais qu’il avait peut-être refait sa production écrite ou encore corrigé sa dictée. Je pensais qu’il allait me dire qu’il avait compris tout ce que je lui avais dit et qu’il était prêt à s’investir. À ma grande surprise, il a ouvert sa chemise et m’a montré une cicatrice d’à peu près sept à dix centimètres. Je suis restée sans mot. Il m’a dit : « Madame, tu me demandes de travailler à l’école, mais moi j’ai lutté pour ma vie pour arriver ici. » J’ai essayé de prendre toutes mes forces pour rester professionnelle et de rester dans le cadre. Mes expériences antérieures m’ont aidée à ne pas vivre un trop gros choc, mais j’ai été surprise. En fait, au fond de moi, je pleurais à chaudes larmes, mais je ne pouvais pas montrer toutes mes émotions. J’ai aussi été émue d’être témoin d’un geste aussi direct. C’est aussi venu chercher mon côté maternel. Je lui ai demandé s’il voulait m’expliquer. Je lui ai proposé de se revoir à un autre moment parce que je sentais que cela pouvait sortir du cadre. Il m’a expliqué qu’il voulait me le raconter sur place. Il m’a raconté avoir frôlé la mort parce qu’il avait été victime d’une mine en passant dans un champ. Il était sur le point de mourir quand il a été soigné, puis envoyé en Turquie.

De là, par différents autres passages, il était arrivé au Canada. Il était en attente des documents de parrainage de son oncle. Pour lui, le passage à l’école était un passage obligatoire jusqu’à ses 16 ans. Après, il voulait quitter pour se trouver un but et réussir sa vie, mais surtout pour la gagner. C’était loin du côté artistique, esthétique et même intellectuel de la langue française. J’ai compris qu’il n’était pas prêt encore à s’investir et qu’il demandait un peu de temps. J’ai aussi compris qu’il ne voulait pas me décevoir. Il voulait être à la hauteur de l’énergie et des ressources que j’investissais en lui.

C’est un événement m’a marquée profondément. Je ressens des émotions assez présentes en évoquant cet épisode. C’est un événement que je n’oublierai bien évidemment jamais comme humain ou comme enseignante. Je l’ai remercié pour le témoignage. Je lui ai expliqué que j’allais accepter son témoignage et que je n’allais plus lui parler de ses dictées, ni d’écriture, mais que je l’invitais quand même à continuer à faire son travail. Je l’ai invité à participer aux récupérations que j’allais programmer par la suite avec un groupe d’élèves. J’ai renoncé à la récupération individuelle. Ce n’était pas nécessairement parce que je ne voulais plus l’accueillir, mais j’ai cru sur le moment, que c’était important que cet enfant puisse rester dans un cadre scolaire. L’objectif de la récupération était de travailler sur les défis scolaires. Cependant, j’ai fait une demande auprès de mes collègues, comme la psychologue et la psychoéducatrice, qui avaient d’autres compétences que les miennes pour qu’elles puissent l’assister et l’écouter. Je sentais que s’il s’était ouvert si rapidement devant son enseignante, c’était un gage de confiance, mais aussi qu’il avait probablement vu en moi une sorte de figure maternelle.

D’un côté, je voulais exploiter positivement sa confiance pour pouvoir diriger sa souffrance, sa douleur et ses attentes sur le bon chemin.

En même temps, je voulais que nous sortions tous gagnants de cette situation, autant lui que ses collègues de classe. En deux semaines, j’ai préparé une sorte de conférence ouverte à l’heure du dîner, avec tous les élèves de la classe qui voulaient participer. C’était très court. Nous nous étions dit que nous allions, s’ils le voulaient, parler un peu de ce qu’ils avaient vécu. L’objectif était de les amener à parler de leur parcours puisque, comme le programme pédagogique est chargé, nous n’avions pas eu de place pour le faire. À ce moment, j’ai commencé à utiliser une phrase qui se résume comme suit : « Si tu penses que c’est trop personnel pour toi,

(23)

si tu penses que ce que tu veux nous raconter est trop personnel pour toi, tu as le droit de ne pas participer à la discussion. » Je conseille ce type d’intervention à tout enseignant, qu’il soit expérimenté ou non. Comme c’était à l’heure du dîner, je permettais aux élèves de quitter la classe. Je savais qu’il y avait toujours quelqu’un qui surveillait à l’extérieur. C’était un va et vient qui permettait de les garder sous surveillance. À l’époque, comme pour moi l’objectif c’était l’apprentissage de la langue, je n’avais pas pensé tout de suite à aller chercher un interprète pour pallier la barrière de la langue. Par la suite, si j’observais des comportements ou des attitudes plus délicats, je faisais le suivi auprès de mon équipe. Je sentais ce besoin d’ouvrir une porte à ces élèves. C’était très nouveau pour moi car je me souvenais que, lorsque j’avais repris mes études en arrivant ici, je ne me sentais pas prête à m’ouvrir. En faisant un parallèle avec ce que j’avais vécu, je me suis rendu compte que j’aurais probablement aimé que, dans le cadre de notre accueil à l’université, on nous offre un lieu où nous pouvions nous ouvrir à des discussions sur notre intégration et notre implication.

Le témoignage de cet élève m’a beaucoup ouvert l’esprit sur le fait qu’il y a d’autres façons de faire aimer la langue, sans nécessairement passer par les cours de grammaire. C’est peut-être aussi simple que de s’asseoir avec eux pour ouvrir une discussion. Je dois dire qu’avant d’entamer la discussion de groupe, je ressentais une peur folle. Je ne savais pas ce que j’allais recevoir comme témoignages. Je crois que ce sont mes expériences antérieures et une certaine maturité qui m’ont permis d’être capable de continuer la discussion et de l’arrêter au moment où cela devenait personnel et délicat. Toutefois, les témoignages que j’ai obtenus étaient très timides. Certains me disaient que c’était difficile parce que leur famille était restée dans leur pays. À leur âge, ils ont laissé des amis, des cousins et leur famille élargie dans leur pays. C’étaient des témoignages typiques de familles nouvellement arrivées. De plus, l’élève qui m’avait fait son témoignage en récupération n’a pas participé.

Je me suis dit qu’un jour j’allais concocter un questionnaire que nous pourrions offrir aux enfants et aux familles pour avoir, dès leur arrivée, accès à leur parcours et en savoir un peu plus sur leur vécu. Avec cet enfant qui m’a offert son témoignage, j’avais attendu quelques semaines avant d’intervenir. Je me disais que si l’accueil avait été différent peut-être que cela lui aurait permis d’être plus rapidement pris sous l’aile de l’école au complet. Il était extrêmement intraverti. Il ne croyait pas que c’était intéressant de parler de son vécu. J’avais l’impression que c’était un peu le résultat de tout ce tumulte entre, d’un côté, son désir de réussir à l’école et, de l’autre, sa survie. Il avait besoin de vivre, de manger et d’entretenir sa famille. Je ne sais pas s’il avait l’intention d’envoyer de l’argent à sa famille restée dans son pays mais, maintenant, je sais qu’il y a plusieurs parents qui veulent aider d’une manière ou d’une autre ceux qu’ils ont laissés derrière.

L’année s’est terminée d’une manière très agréable. Il ne faisait pas tous ses devoirs, mais il a commencé à travailler. De mon côté, je lui avais trouvé un tuteur dans la classe, quelqu’un qui était un peu avancé en français et qui pouvait l’aider. Au moment où nous nous sommes quittés, nous nous étions dit que nous allions nous donner des nouvelles. J’ai appris qu’il travaillait dans une pizzéria et qu’il était devenu très bon. Il a dit qu’il allait m’inviter à manger une pizza là où il travaillait. J’aimerais bien savoir ce qui s’est passé avec mon élève. Il doit être adulte maintenant. L’histoire s’est terminée avec la fin de l’année scolaire puisque c’était sa dernière année au secondaire. J’avais parlé de ce jeune à la psychologue

Références

Documents relatifs

Il faut alors être capable de sous-tirer de l'énergie électrique au moteur soit en la dissipant dans un rhéostat de dissipation (pour le moteur à courant continu, il faut en

En présence de parenthèses, on effectue les calculs entre parenthèses

Pour chacune des affirmations suivantes, dire si elle est vraie ou fausse et justifier la réponse1. Quelle que soit la valeur du réel k, la fonction f k est

L a mortalité due au cancer est estimée par le taux de mortalité en excès, calculé à partir de la mortalité observée dans les registres (durées de vie individuelles), à

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des

Cette difficulté à reconnaître que le travail génère du stress et que certaines situations de souffrance pourraient être évitées, si tant est qu’elles

Nous avons souvent besoin de comparer, d'opposer notre école moderne à quelque chose et, sans trop réfléchir, nous utilisons l' expres- sion « école traditionnelle

Nous avons distingué les reprises selon qu’elles apparaissaient pour la première fois dans la séance et ne pouvaient avoir que le texte original lu par l’enseignant comme source