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PROUST ET LA CHOSE ENVOLÉE

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Academic year: 2022

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PROUST

ET LA CHOSE ENVOLÉE

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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Proust's Challenge to Time (Manchester University Press, 1962) A Foretaste of Proust. A Study of Proust and his Precursors (D.C.

Heath, 1974)

Thèmes proustiens (Nizet, 1979)

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MARGARET MEIN

PROUST

ET LA CHOSE ENVOLÉE

LIBRAIRIE A.-G. NIZET PARIS

1986

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T o u s d r o i t s de r e p r o d u c t i o n e t d ' a d a p t a t i o n r é s e r v é s

@ EDITIONS A.-G. NIZET, 1986.

I.S.B.N. 2-7078-1073 8

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« Je ne sais pourquoi Mon esprit amer

D'une aile inquiète et folle vole sur la mer.

Tout ce qui m'est cher, D'une aile d'effroi

Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi ? » Verlaine : « Sur les Eaux », Sagesse VII

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A LA MÉMOIRE D'EUGÈNE VIN AVER

« Since the Renaissance, contemplation, by which [Lewis] meant the stilling of the soul within the activities of the mind and body so that it might be still as the axis of a revolving wheel is still, had taken new forms and had cultivated in old forms a new significance. » Charles Morgan : The Fountain, Macmillan 1932, Ch. II, p. 22.

(Voir p. 13, note 1)

A ces êtres-là, à ces êtres de fuite, leur nature, notre inquiétude attachent des ailes. Et même auprès de nous, leur regard semble nous dire qu'ils vont s'envoler. La preuve de cette beauté, surpassant la beauté, qu'ajoutent les ailes, est que bien souvent pour nous un même être est successivement sans ailes et ailé.

(RTP, III, 93)

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CATHÉDRALE DE CHARTRES : Rose occidentale XIII. siècle Par la grande rose occidentale de Chartres, qui représente le Jugement dernier, on a su « sceller » de façon symbolique le passage de « la marche » à « l'immobilité » :

« Au-dessous de la rose se trouve le labyrinthe, placé dans la nef à une distance telle du portail ouest que, selon Critchlow, la rose, si elle était déposée au sol, le recouvrirait presque exactement. »

Painton Cowen : Roses médiévales. Editions du Seuil, 1979, p. 99.

Voir Proust et la chose envolée, p. 19 (cf. p. 179)

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Introduction

« [...] la jeune femme [...] à l'attitude suspendue entre la marche et l'immobilité »

Proust : La Recherche, I, 617 (cf., « l'attitude légèrement dansante » d'Odette, I, 222)

« Leur attitude au sage enseigne Qu'il faut en ce monde qu'il craigne Le tumulte et le mouvement.

L'homme ivre d'une ombre qui passe Porte toujours le châtiment

D'avoir voulu changer de place. » Baudelaire : « Les Hiboux ».

Les Fleurs du Mal LXVII, vers 9-14.

Répété à de longs intervalles, le seul battement de l'aile suffit, semble-t-il, à maintenir les grands aigles en équilibre, au dire de Proust, « immobiles, à des hauteurs vertigineuses »1. « L'excédent inemployé » de forces grandioses assure la maîtrise2. Peu importe que Proust n'en soit pas moins capable de se passionner pour le pa- pillon paresseux (1, 798, 839) même endormi (1, 805) ; sous une forme parodique l'aigle au microcosme, dirait-on, à cela près que le papillon ne semble pas capable de dormir en l'air comme certains oiseaux.

1. La première épigraphe, mise en exergue au livre entier, constitue égale- ment la dédicace : « Depuis la Renaissance, la contemplation — p a r quoi il entendait la quiétude de l'âme au sein de l'activité de l'esprit et du corps, tel l'axe au centre d'une roue tournante — a pris un aspect différent et, p a r la culture, a changé la signification des formes anciennes ».

Charles Morgan : Fontaine, Stock, 1961, pp. 39-40.

Toutes les références sont à l'édition de la Pléiade, A la recherche du temps perdu (RTP) en trois volumes, Gallimard, Paris, 1954 ; à la même édition de Contre Sainte-Beuve (CSB) précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles 1971 ; et également de Jean Santeuil (JSPJ), précédé de Les Plaisirs et les Jours 1971 ; CG : Correspondance Générale de M. Proust. 6 vol., Plon, Paris, 1930-36. Lettres à André Gide (LAG), Ides et Calendes, Neuchâtel, 1949. Pour ce qui est des manuscrits, les références sont au Second Carnet et au Cahier 57 dont les cotes à la Bibliothèque Nationale sont 16638 et 16697 N.A.F.

respectivement. Selon M. Henri Bonnet, le Carnet I, déjà transcrit p a r M. P.

Kolb, est sans doute de 1908-09 : ' Les autres viennent après. Ces Carnets suivent un moment de l'élaboration de l'œuvre. Le Cahier 57, le plus important des Cahiers [...] est, pour les pages de droite — grosso modo — de 1911 et, pour le reste, de 1913-1917 environ . L'italique est partout notre fait, sauf avis con- traire.

RTP, III, 1068, p. 67. Note 1 ; cf., III, 72 et pp. 19, 143-45, 149, 154 etc. 165 n. 9.

2. III, 26. « A la dérive », soit au figuré, soit a u propre, il suffit d'un

« coup d'aviron » (III, 1068, p. 67. Note 2). (Cf. p. 155 et sqq.).

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On n'en finirait pas du reste de dire les torts du farniente, de

« la douce oisiveté ». Quant aux biens, Proust se charge d'en chanter les louanges au point de voir dans le farniente sinon la « vraie trêve de Dieu » tout au moins « un temps d'arrêt », une belle variante de

« la douceur de la suspension de vivre » (JSPJ, 286-89 et 7). Tout en s'accordant avec Gide pour affirmer que La Recherche est « une œuvre de long loisir », on a vite fait de crier au désir du moindre effort. C'est au lecteur de choisir entre deux partis à prendre : reprocher à Proust le culte de la paresse, tant bien que mal légitimé, ou plutôt lui être reconnaissant d'avoir su si bien s'y prendre pour venir à bout des « intermittences », justement en les simulant. Le beau stratagème de part et d'autre, de « reprendre des forces pour mieux aimer » 3 et, du même coup, mieux créer, faire œuvre d'art 4.

Et si, à la réflexion, les deux partis n'étaient pas si nettement opposés qu'on l'aurait cru à première vue ?

Aucun doute que Proust n'ait tout mis en œuvre pour s'insinuer dans l'intervalle « entre la marche, [mieux encore la fuite] et l'immo- bilité », « juste milieu », élément vital dont il se sert comme d'un point de repère d'où scruter à la loupe tous les stades intermédiaires jusqu'aux interstices infimes du va-et-vient incessant entre le mobile et l'immobile, à l'endroit et à l'envers, comme suspendu dans l'entre- deux, dominé par le vain désir paradoxal de suspendre le mouvement perpétuel :

« [...] cette fuite [innombrable de passantes] était ici ra- menée à un mouvement tellement lent qu'il se rapprochait de l'immobilité »

(I, 797) (Cf., I, 905 et la vue à vol d'oiseau dont on jouit quand on voyage en avion)

et, en beau prélude à l'épisode bizarre du « paralytique ascensionnis- te », donc sur un ton cette fois parodique en proportion :

« [...] mais, pour que cela n'eût pas l'air d'être en cédant à la menace, non pas tout d'un coup, mais comme sous l'action des freins westinghouse qui ralentissent progressivement la marche des trains jusqu'à l'arrêt complet. »

(I, 979-80 ; ce qui n'est pas sans présenter une analogie — fût-ce dans un registre opposé à celui cité — avec « l'attitude suspendue entre la marche et l'immobilité » d'une Odette détentrice de la danse en

3. Pascal : « Discours sur les passions de 1 amour » Pensées, éd., L. uruns- chvicg, Hachette, Paris 1904, p. 130. Il s'agit du moment où Mauriac croit pren- dre Pascal sur le fait des « Intermittences » : « Pascal a connu exactement ce que Proust a appelé 'les intermittences du cœur', comme en témoignent ces lignes étonnantes :

'L'attachement à une même pensée fatigue et ruine 1 esprit . de 1 homme.

C'est pourquoi pour la solidité du plaisir de l'amour, il faut quelquefois ne pas savoir que l'on aime et ce n'est pas commettre une infidélité parce qu on n'en aime pas d'autre ; c'est reprendre des forces pour mieux aimer' ».

Mauriac : Rencontre avec Pascal. Paris, 1926, pp. 17-18.

4. III, 72 ; cf., III, 1068, p. 67, Note 1.

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puissance, le tout en contraste éclatant avec la « vibrante tension » d'un Saint-Loup à son tour singulièrement ambivalent ; cf., p. 148-51) E n artiste à qui un trop-plein de forces créatrices d o n n e r a t o u j o u r s bien du fil à retordre, Proust, p o u r sa part, cherche d'instinct une contrainte où s'appuyer, afin de mieux centraliser son moi, n o t a m m e n t

« en restreignant [son] activité ». P o u r faire œuvre d'art, P r o u s t et Gide avaient tous deux besoin de croire à une puissance illimitée de créer et, en p a r t i s a n s de la disponibilité, à la durée, chez eux, de forces infinies à maintenir en puissance et en équilibre. La dernière réserve de l'inspiration, la meilleure, celle que nous vaut l' « excédent inemployé » de forces s u p r ê m e s ; à ce titre, le P r o u s t de La Recherche nous semble évoquer le Gide des Faux-Monnayeurs, le 18-12-21 (Jour- nal, 709). Plus que toute autre, c'est la maxime gidienne qui a u r a i t p u servir à P r o u s t de devise et cela au sens le plus p r o f o n d :

« L'art naît de contrainte, vit de lutte, m e u r t de liberté ».

On c o m p r e n d que le n a r r a t e u r eût t a n t voulu « s ' i n c a r n e r en quelque aigle étendu s u r le seul a p p u i de la t e m p ê t e » (I, 654). A moins de trouver de quoi faire contrepoids à son m o u v e m e n t centri- fuge p o u r mieux l'équilibrer, l'impulsion créatrice chez P r o u s t risque d'aller d i m i n u a n t au fil des années, de s'éparpiller en p u r e perte.

Habile à renverser le prognostic de Pascal en ce qui concerne le

« divertissement » et l'impossibilité p o u r l ' h o m m e de « savoir de- m e u r e r en repos dans une c h a m b r e », P r o u s t se voit destiné à cher- cher et à trouver le m o u v e m e n t dans le repos, tout au moins le mou- vement en puissance dans la perspective m ê m e d u repos 5, mais p l u t ô t le repos dans le m o u v e m e n t au besoin vertigineux6, p a r préférence, et dans la mesure d u possible, sans p o u r a u t a n t « c h a n g e r de place » plus que cet autre g r a n d sédentaire qu'est Baudelaire, c o m m e P r o u s t a d o n n é à « p l a n e r » en rêve, bref à « faire des voyages s u r place ».

A notre avis, l'épigraphe baudelairienne se veut ironique, mais ce n'est p a s aller dans le sens de MM. Crépet et Blin, qui ont beau chercher de l'ironie dans le p o è m e ayant p o u r titre « Les H i b o u x » 7.

5. « Ses yeux agités rencontrèrent tout à coup le calme de son lit, sur l appui mince et droit duquel son drap, comme une aile blanche, était à demi replié [...] » (JSPJ, 829). (Cf., pp. 143 et sqq.).

« [...] et ayant replié sur son corps l'aile blanche de son drap, [Jean] s'en- dormit » (JSPJ, 830).

6. « Mais d'autres veulent [...1 que le repos naisse de la vitesse effrénée, qui n est même plus sentie » (JSPJ, 704). (Cf., II, 1021, ainsi que II, 269 ; I, 482 ; et également la première épigraphe-dédicace oft se résume à merveille dans 1 équilibre de « l'axe au centre d'une roue tournante », le paradoxe du repos qui ne se gagne qu'au prix du « mouvement perpétuel ») ; à cet égard voir aussi la fin même de ce livre, p. 179 ; selon Proust, il n'y a pas jusqu'aux

« êtres » qui ne fassent l'objet de cette « illusion du premier regard » et cela du moment où ils entrent dans le champ visuel de l'observateur, si clairvoyant fût-il : II, 1021 ; 269 ; il arrive à Proust ainsi qu'à Wordsworth de citer à cet égard « la marche insensible mais éternelle » des sphères célestes (cf., pp. 174 et 178).

7. Baudelaire : Les Fleurs du Mal. Edition critique établie par Jacques Cré- pet et Georges Blin, Corti, Paris 1942. Voir ibid., LXVII « Les Hiboux » p. 73, notes critiques pp. 413-15.

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Il n 'en est pas moins vrai que l'ambivalence de Baudelaire se mesure à sa certitude de n'avoir qu'à se fier à la paresse pour se tirer d'af- faire : « Pourquoi contraindre mon corps à changer de place, puisque mon âme voyage si lestement ? » (Projets).

Que Proust eût relevé de l'ironie dans le poème intitulé « Les Hiboux » ne fait pas de doute, du moment où l'on le surprend en pleine parodie de ce moi des derniers jours — (cf., JSPJ, 309, cité plus se à représenter en moi profond, « tel qu'en lui- même enfin l'Eternité le change » ; certes mais toujours sous les traits d un Noë-mage ; Proust et cet alter ego biblique nous font l'impression d être amoureux, l'un et l'autre, des « ténèbres » pour le moins autant que leur correspondant animal, oiseau nocturne préféré de Baudelaire, le hibou, ct justement pour les mêmes raisons. Du Noë qui « ne put si bien voir le monde que de l'arche, malgré qu'elle fût close et qu'il fît nuit sur la terre » (JSPJ, 6) au Proust mourant qui « [sait] de- meurer en repos dans une chambre [noire] », « clairvoyant » dans les ténèbres, il n'y a qu'un pas : « Moi, l'étrange humain qui, en attendant que la mort le délivre, vis les volets clos et ne sais rien du monde, reste immobile comme un hibou et, comme celui-ci, ne vois un peu clair que dans les ténèbres ».

C'est ainsi que Proust, à l'exemple de Baudelaire, a su nuancer la contemplation telle que l'entendaient Pascal ou le protagoniste de Charles Morgan, — (voir l'épigraphe-dédicace) — pour en tirer le schéma que voici, selon le plan où se déroule soit l'activité soit la quiétude ou encore l'une sous forme de l'autre : « [...] la contempla- tion, par quoi il[s] entendai[ent] la quiétude de l'âme au sein de l'activité de l'esprit et [de l'immobilité] du corps [...] ». Encore Bau- delaire confond-il l'âme et l'esprit en un seul et même élan, véritable Aufschwung, de nostalgie : « [...] puisque mon âme voyage si leste- ment ». Dans une sorte d' « anti-Pascal » en puissance 8, les hiboux, bien choisis pour « enseigner aux sages », semblent au poète justifier la thèse, soutenue sur un ton légèrement parodique, de la pensée contre le mouvement ; comme si l'une devait forcément exclure l'autre et inversement. Ainsi s'ouvre un débat dont les origines remontent jusqu'à Donne, commentateur extatique de la danseuse, Elizabcth Drury en pleine pirouette : « Her pure and eloquent blood/ [...] so distinctly wrought, / That one might almost say, her body thought » ; débat dont il s'agit de savoir s'il y a moyen de concilier la pensée et le mouvement, qui bat son plein chez les symbolistes, notamment Valéry et Yeats, et qui continue encore.

En tout état de cause, la * suracuité du regard intérieur » dont Proust fait preuve, « la qualité de vision » qui lui est propre, voilà la raison la plus importante pour laquelle Gide a voulu prêter à son

8. On a de la peine à croire que, pace la chronologie, Pascal eût su, encore moins voulu concilier les « voyages sur place » tels que devaient les rêver Baudelaire et Proust d'une part et, d'autre part, — tout au moins interprété

s e l o n l ' E s p r i t d e l ' E g l i s e , — l ' a c t e d e « d e m e u r e r e n r e p o s , d a n s u n e c h a m b r e » .

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ami jusqu'à « la quiétude de l'âme » (LAG, 111) par quoi il entendait entre autres choses le don de voir le repos là ou nous simples lecteurs n'aurions vu et ne verrions selon toute probabilité que le mouvement perpétuel, un moyen comme un autre de « suspendre » ce dermer .

« Et plus inquiète est l'image, plus calme est le miroir, plus contem- platif le regard » (LAG, 111). Entre « le bien-être » auquel Proust nous croit capables d'atteindre, « en restreignant notre activité », d'une part, et « la contemplation » au sens où l'entendait Gide : « la quié- tude de l'âme » d'autre part, tout nous mène à croire qu'il y a proche parenté sinon équivalence. La définition du terme « bien-être » *

* bien-être : « sensation agréable procurée par la satisfaction de besoins physiques, l'absence de tensions psychologiques V [...] quiétude [...]

sérénité ».

laisse entendre que, pour en justifier l'usage, un certain équilibre est à désirer, ou même un rapport de cause à effet à déduire sinon entre l'esprit et le corps, par exemple « l'esprit fatigué/ immobilisé » et

« le corps réveillé » (JSPJ, 312) et inversement (JSPJ, 309, cité plus loin), alors entre l'état du corps comme de l'esprit d'une part, et l'état de l'âme d'autre part, l'un en raison de l'autre ; ce qui tourne Il l'ironie pour le narrateur, du fait qu'il lui fallait, en somme, par op- position à son ami, Saint-Loup, au « pas gymnastique », tourner dans le vide, « obligé de goûter, sans bouger, par l'imagination seulement, et tous à la fois, les plaisirs des jeux, du bain, de la marche, etc., » (/, 654 ; cf., la manière dont Jean Santeuil « goûtée] comme une jouissance profonde, en suivant sans bouger les aventures pressantes des héros de roman, la fatigue de son corps et l'agilité de son esprit » (JSPJ, 309), et enfin l'art de « savoir demeurer en repos dans une chambre », tel que le pratique Baudelaire) 9.

On constate que Proust s'intéressait au symbolisme de la roue, sans oublier celle « mythologique » de la bicyclette, susceptible par- fois d'être confondue avec le rouet, le calembour aidant10. Dans le cas cité de la roue « mythologique » (note 10), il est juste que le mot à double entente soit « filer », terme équivoque bien fait pour résumer la dualité d'une Albertine si paradoxalement « prisonnière » et « fugi- tive » à la fois, aussi bien que successivement. Quoi qu'il en soit, il y a mieux encore. A « la stylisation de la roue dans l'art du moyen 9. Le thème de l'évasion revient en véritable leitmotiv chez un Baudelaire toujours épris de l'Idéal. On n'a qu'à se reporter aux poèmes qu'il aurait écrits dans le but de s'évader, grâce à l'art, « n'importe où hors du monde » :

« L'Invitation au Voyage » et « Le Voyage » ; comme également aux Petits Poè- mes en Prose : « La Solitude », « Vocations », « Anywhere out of the world » et « Bienfaits de la lune » ; (voir l'édition citée, pp. 413-14) ; à ce titre, il ne faudrait pas oublier à quel point ce thème de l'évasion dans un monde idéal sous-tend « La Chevelure » et le poème en prose correspondant : « Un Hémis- phère dans une chevelure ».

10. III, 1101, p. 488. Note 1 . .

* « Tour à tour rapide et penchée, sur sa roue mythologique de sa bi- cyclette -[sic], comme elle était les jours de pluie, sous la tunique de caoutchouc guerrier qui la coiffait de serpents, en filant sur sa roue mythologique [...] ».

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âge » Proust s'intéressait tant et si bien que, de l'analogie entre « la roue de direction » de « [son] mécanicien, l'ingénieux Agostinelli » d'une part, et, d'autre part, « les croix de consécration que tiennent les apôtres adossés aux colonnes du chœur dans la Sainte-Chapelle de Paris » — (« roue de direction (qu'on appelle volant) — assez sem- blable aux croix de consécration », CSB, 67 ; cf., E. Mâle : L'Art reli- gieux du XIIIe siècle, p. 20, fig. 9) — il a su tirer une roue de son invention qu'il appelle « roue de consécration » justement pour dési- gner dans La Recherche « la roue de direction » du chauffeur désireux d'éviter, « si possible, la morte saison [à Balbec] ». Il s'agit donc tou- jours d'un chauffeur chez qui transparaît, à peine transposé, l'original, l'Agostinelli des « Journées en automobile » (« Les Eglises sauvées »,

« En Mémoire des Eglises assassinées » I, CSB, 67) tel que Proust l'avait déjà vu mais à une époque depuis longtemps révolue, sous les traits d'un apôtre en puissance (cf. « Le Jeune évangéliste » II, 1028) ; ironiquement pour Agostinelli, le pressentiment, chez Proust, d'une « roue de consécration » devenue, en plus d'une « roue de supplice », un instrument de mort (que ferait pressentir « la morte saison ») devait tragiquement se réaliser par la suite car « ce jeune homme » est mort « à vingt-six ans, dans un accident d'aéroplane, au large d'Antibes » (CSB, 66). Dans La Recherche, cependant, à la seule exception d'une allusion discrètement voilée à « [son] mécanicien » au cours de l'épisode où le narrateur rencontre un aviateur (cf., p. 163- 71), Proust nous fait grâce d'une ironie dont la vie était autrement prodigue :

« Et en tous cas, la Compagnie, n'ayant qu'à demi confiance dans la véracité du jeune évangéliste, appuyé sur sa roue de consécration *, désirait qu'il revînt au plus vite à Paris. »

(II, 1028)

* Comparer le narrateur « [appuyé] au calme de Saint-Loup », tant il s'attache à trouver l'immobilité au sein de la mobilité même dont se compose paradoxalement le soi-disant « calme » de son ami (I, 806 ; cf., p. 149 et sqq.).

C'est toujours la même nostalgie du « calme » qui se laisse deviner à travers la description d'un Agostinelli, semblable, selon Proust,

« à quelque pèlerin ou plutôt à quelque nonne de la vitesse », et déjà capable, dirait-on, de concilier en sa personne, ou peu s'en faut, le repos et le mouvement ; assis au volant dont on aurait de la peine à dire si celui-ci était mobile ou déjà, par une préfiguration de la mort tragique, comme figé dans l'immobilité des « croix de consécration », ou si l'on peut dire : « sanctifié » :

« Il ne paraissait pas s'en servir tant il restait immobile, mais la tenait [la roue de direction] comme il aurait fait d'un symbole dont il convenait qu'il fût accompagné ; ainsi les saints, aux porches des cathédrales, tiennent l'un une ancre, un autre une roue *, une harpe, une faux, un gril, un cor de chasse, des pinceaux. *

(CSB, 67)

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* Ce qui est du plus haut intérêt, c'est qu'en juxtaposant ainsi l'ancre et la roue, qui symbolisent respectivement le repos de la Foi et la volatilité de la Fortune, Proust montre à quel point l'antinomie du repos et du mouvement fait partie intégrante de sa pensée intime. Si une roue de moulin intéresse tant l'écrivain C et ses deux jeunes admirateurs, c'est que, réduite à l'immobilité par une vigne-vierge, elle leur semble paradoxalement concilier le repos et jusqu'au mouvement en puissance (JSPJ, 190) ; (cf., p. 138, n. 34).

On ne sait p a s si, au cours de ses pèlerinages ruskiniens, il était arrivé à P r o u s t d'étudier, dans l'évolution de la rosace, le passage de l'oculus r o m a n à la roue, et de celle-ci à la rose n . Ce sont, semble-t- il, les roues de la F o r t u n e qui se c o m p r e n n e n t de m a n i è r e centrifuge, celles à prière et enfin les rosaces de manière centripète. De « la mobilité aléatoire de la roue », à j u s t e titre celle de la Fortune, on est passé à l'immobilité de la rose ; il suffit de r e m p l a c e r la seule voyelle u p a r la consonne s p o u r que le m o u v e m e n t vertigineux de « la roue » ralentisse j u s q u ' à « l'arrêt complet » qu'est la rose. E n ce qui c o n c e r n e la g r a n d e rose occidentale de Chartres, qui r e p r é s e n t e le J u g e m e n t dernier, on a su « sceller » de façon symbolique le passage de « la m a r c h e » à « l'immobilité » :

« Au-dessous de la rose se trouve le labyrinthe, placé dans la nef à une distance telle d u portail o u e s t que, selon Critchlow, la rose, si elle était déposée a u sol, le recouvrirait p r e s q u e exacte- m e n t ».

Painton Cowen : Roses médiévales. E d i t i o n s d u Seuil, 1979, p. 99.

Combien P r o u s t se fût réjoui aussi de voir couchée p a r écrit une affirmation qui n'est p a s sans évoquer soit l'aigle de ses rêves, ca- pable de se m a i n t e n i r en équilibre, « immobile, à des h a u t e u r s verti- gineuses », soit l'oiseau fabuleux des légendes orientales (cf., 1, 68.5 ; JSPJ, 396), « d'une force et d'une taille prodigieuses », « l'oiseau.

Rock » (II, 400 ; cf., JSPJ, 43 N. 1, 923-24, n. 1), ou encore l'aigle de Saint Jean, tel que le m a î t r e verrier le r e p r é s e n t e i m m é d i a t e m e n t au-dessus d u c œ u r m ê m e de la g r a n d e rose orientale de C h a r t r e s :

« Les roses veulent [...] effectivement, dans l'exaltation des lignes verticales, m a r q u e r un t e m p s d'arrêt, c o m m e p o u r dire avec l'injonction du p s a u m e 45 : ' Arrêtez ! Sachez que c'est m o i qui suis Dieu »

W. L a r c h e r : « A p r o p o s de ' Roses médiévales ' de Painton Cowen » (cf., I, 902)

C'est sans doute p o u r des raisons complexes et p r o f o n d e s que P r o u s t admire, chez le Gide des Caves, et va j u s q u ' à p r a t i q u e r lui-même

11. Painton Cowen : Roses médiévales Ed., du Seuil, 1979.

12. Notre-Dame de Chartres, juin 1980, No 43, p. 14.

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« la composition en rosace » 13 ou « rayonnante » ; le mot est de Maurice Bardèche qui l'oppose nettement à celle « en chapelet » 14.

La « rose des vents », sinon la rosace proprement dite, c'est la méta- phore indispensable à quiconque recherche inlassablement un état d'équilibre stable, et Proust ne nous déçoit guère à ce sujet, témoin l'accolade d'un calembour réservé au mot-clef « rayonne », dans une véritable « Carte de Tendre » devenue animée :

« D'ailleurs, si tranquille qu'on se croie quand on aime, on a toujours l'amour dans son cœur en état d'équilibre instable.

Un rien suffit pour le mettre dans la position du bonheur, on ravonne, on couvre de tendresses non point celle qu'on aime, mais ceux qui nous ont fait valoir à ses yeux [...] ; on se croit tranquille, et il suffit d'un mot [...] pour que tout le bonheur [...] s'écroule, [...] pour que tourne la rose des vents et que se déchaîne la tempête intérieure à laquelle un jour on ne sera plus capable de résister. »

(III, 224) Chez Proust, jusqu'au mouvement de la pensée est centrifuge et

« rayonne » à tel point que, tel Montaigne, il a fort à faire pour la

« circonscrire », avant de la réintroduire dans le corps du texte, comme dans « un vase où toute la spiritualité [de l'auteur] serait [ainsi] enclose » (cf., la surabondance de regards dont « déborde » Oriane, p. 44). Force lui est de « rappeler à soi tout ce qui de [luil était au-dehors » un peu comme, en s'endormant, Albertine « s'était réfugiée, enclose, résumée dans son corps » (III, 70). Il en va de même de la pensée de Proust, s'il s'essaie à « la posséder tout en- tière » et, paradoxalement, par un procédé en principe involontaire, qui simule à s'y méprendre l'acte de s'endormir (III, 70 ; cf., p. 32 et sqq.). Si, par la suite, le mouvement centrifuge se renouvelle, c'est plutôt en sourdine, comme qui dirait celui d'une pensée assagie,

« soumise », dont la vie, comme celle d'une Albertine endormie,

« exhale vers [lui] son léger souffle » (cf., ch. I, p. 32 et ch. IV, p. 154).

Ce qui ne fait aucun doute, c'est que la dichotomie du mobile et de l'immobile ne cesse de préoccuper Proust tout au long de son œuvre, y compris l'étude du regard (cf., p. 43-44). Si les yeux de Robert de Saint-Loup sont « bougeants », en indice infaillible d'un personnage toujours en mouvement, en revanche, le regard d'Albertine a beau être parfois « fixe », il n'en est pas moins paradoxalement mobile jusque dans l'immobilité, comme il se doit du reste chez

« un être de fuite », à plus forte raison chez « La Fugitive » :

« Ses yeux, même fixes, donnaient l'impression de la mobi- lité, comme il arrive par ces jours de grand vent où l'air, quoique

13. « J'aurais beaucoup à vous dire de ce roman [Les Caves] dont les épisodes convergent, composés comme dans une rose d'Eglise » [sic] (Lettre du 6 mars 1914, Lettres à André Gide Ides et Calendes 1949, p. 25).

14. Maurice Bardèche : Marcel Proust romancier, Paris, 1971, p. 204.

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invisible, laisse percevoir la vitesse avec laquelle il passe sur le fond de l'azur. »

(I, 856 ; cf., la motilité éclatante des yeux de la princesse de Guermantes, II, 41)

Dans le cadre des mouvements tantôt centrifuges, tantôt centri- pètes, le thème des larmes, respectivement versées ou retenues, prend une signification des plus riches. Du deuxième au troisième chapitre,

« A la recherche des neiges d'antan », on passe du Villon du Testa- ment à celui de « La Ballade des dames du temps jadis » et, du même coup, de la douleur contenue à la nostalgie de la beauté, de l'innocence perdue sans retour, de « ce qui ne se retrouve jamais ». Il s'agit de tout un culte du gratuit, de « l'éphémère pour l'éphémère » au même titre que « l'art pour l'art ».

Enfin, en ce qui concerne « Les ailes, le vol et l'aviation », on remarquera jusqu'à quel degré, à l'aide de symboles, Proust arrive à résoudre, en les sublimant, ses problèmes de création littéraire. A cet égard, ce qui ne cesse de l'attirer, c'est surtout le mouvement le plus léger qui soit, à partir de l'infime battement des « ailes rapides, tremblantes et tièdes d'une clarté prête à reprendre son vol [...] » (1, 704) jusqu'au retour, vers le passé, de « certaines impressions »,

« d'un vol plus léger, plus immatériel, plus vertigineux, plus infaillible, plus immortel que ces dislocations organiques » (II, 92).

Si, parmi les thèmes proustiens, traités dans la première série, c'est celui du désir que nous avons privilégié, parmi ceux que nous avons choisis ici, c'est bien celui des « ailes, du vol et de l'aviation » qui nous semble l'emporter sur les autres. Entre les thèmes du désir et du vol, se trouve d'ailleurs un lien si « nécessaire » que souvent l'un ne se comprend que par rapport à l'autre, comme le prouve « le désir ailé » ; il n'en faut pas davantage pour satisfaire à l'exigence proustienne et, sans autre forme de procès, accorder aux ailes le statut de métaphore « inévitable », et non de l' « à peu près ». Le principe de fugacité dont les ailes sont le symbole, sous-tend la théorie proustienne de l'amour, du désir et de la beauté.: « A ces êtres-là, à ces êtres. de fuite, leur nature, notre inquiétude attachent des ailes » (III, 93). Selon Proust, l'amour naît de la peur, vit d'inquié- tude, meurt de certitude ou, pour le citer en détail : L'amour pour un être naît de « la peur de le perdre », vit de « l'incertitude de le re- trouver », meurt de « la certitude de le garder » (III, 93 ; cf., p. 130).

En fin de compte, le thème des ailes, du vol et de l'aviation nous semble aller de pair avec celui du désir, qu'il complète en l'enrichis- sant, et, en tout point, constituer une question originale dans l'his-

toire des recherches proustiennes.

Nous tenons à remercier MM. J.W.K. Aschenbrenner, Denis Boak, Jean Morel et Jean-Yves Tadié, qui ont bien voulu nous permettre de

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