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VICTOR MOREAU LE DERNIER LOUP. Éditions Songs of Asgard

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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VICTOR MOREAU

LE

DERNIER LOUP

Éditions Songs of Asgard

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Disposant d'un Master en littérature anglophone, Victor Moreau est un auteur de Fantasy, SF et horreur.

D'abord publié dans le webzine "L'Imaginarius" pour ses nouvelles, il s'attaque ensuite au roman afin de se libérer de toutes les choses qui le révoltent, le dégoutent, le mettent en colère, mais aussi qui l'émerveillent ou lui redonnent espoir.

Correction : Évalie Safranic Couverture par Derek Murphy.

http://www.creativindie.com/

ISBN 978-2-9552395-6-8

© Victor Moreau, 2017

© Éditions Songs of Asgard http://www.songsofasgard.com/

Tous droits réservés

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À Faith, la porteuse de lumière

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Avant-propos

Le livre entre vos mains représente les mémoires de Paul Progeais, zoologue de renom et ami intime. Plus qu’un témoignage, ce récit dévoile les raisons de son dernier geste. C’est pourquoi j’ai décidé de le publier malgré la censure du ministère des valeurs citoyennes, qui juge son contenu « hautement antirépublicain et en contradiction totale avec les valeurs de la démocratie [qu’ils défendent.] » J’ai joué mon rôle de messager.

À vous maintenant de vous faire votre propre idée. Quant aux conséquences de ma décision, je les assumerai pleinement, si le gouvernement décide de mettre ses menaces à exécution.

Frank Desmarais

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Chapitre premier

Ceci est l’histoire d’une révolution. Ma révolution. Je ne parle pas d’un coup d’état en armes, évidemment, mais d’une révolution personnelle, intime, discrète. Un grand homme du passé a dit un jour : « Sois le changement que tu voudrais voir dans le monde. » Alors me voilà, à écrire mes mémoires afin de raconter comment je suis devenu tel que j’étais censé l’être depuis toujours.

Il me fallait juste le déclic. Pour expliquer, il me faut revenir quelques temps en arrière. Il me faut revenir au jour où j’ai reçu un appel qui a changé le cours de ma vie.

Ce jour-là, comme d’habitude, le réveil sonna à 07h59.

Comme d’habitude, je me levai, enfilai mon costume trois pièces après une douche rapide et préparai mon petit-déjeuner, composé principalement de nourriture reconstituée. Comme d’habitude, je m’empaquetai dans la foule qui emplissait l’Autotram d’un bout à l’autre de la rame. « Aujourd’hui — indice de toxicité de l’air : faible, annonçait à chaque station la voix féminine du haut-parleur.

Le port du masque n’est pas nécessaire. » Une fois dehors, je passai devant les sempiternels clochards (ceux qui mendiaient, ceux qui ne demandaient rien et fixaient leurs chaussures usées, ceux qui insultaient le passant, ceux qui semblaient morts), ces formes prostrées qui faisaient autant partie du décor que les

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immeubles, les bouches d’incendie, les boîtes aux lettres. Au- dessus de la Mégalopole, le ciel était d’un gris sale que le soleil matinal se trouvait incapable de percer. Après quelques minutes à naviguer entre la foule, entre les Autopriv embouteillés sur la route, entre les détritus au sol, j’atteignis enfin l’immeuble de l’Agence Républicaine Environnementale. Ne vous fiez pas à son nom ; l’endroit ne payait pas de mine. La façade était sale et décrépie, la cour percée de nids-de-poule, et certaines fenêtres calfeutrées au carton. L’intérieur n’était guère mieux ; une ampoule sur quatre ne fonctionnait plus, et le moindre matériel datait d’au moins vingt ans. Nos appareils étaient des reliques sorties tout droit des balbutiements de l’holotechnologie mais nous suffisaient, pour peu que l’on ne soit pas pressé. Notre travail, au département de biodiversité dont j’étais le directeur, consistait en l’étude et la classification des animaux menacés d’extinction, et la liste s’allongeait de jour en jour. Quotidiennement, nous barrions avec un soupir telle ou telle espèce d’un sinistre « ÉTEINTE » écarlate avant de mettre à jour nos registres.

Mais il était une espèce supposément disparue sur laquelle planait le doute : le canis lupus, plus connu sous le nom de loup gris, ou loup commun. Quelques mois auparavant, un vieux fou qui vivait seul dans les immensités désolées du nord était passé en ville pour se ravitailler. Des loups rôdaient près de sa cabane, racontait-il à qui voulait l’entendre. Le temps que l’ARE l’apprenne, il était déjà reparti, sans donner plus d’informations.

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3 Tout ce que je savais, c’est qu’il vivait près de l’ancien parc de Polar Bear. L’homme avait beau être une célébrité locale, personne ne connaissait l’emplacement exact de sa cahute.

J’essayais bien de financer une expédition ayant pour but de localiser les spécimens pour les étudier, mais pour des raisons de crise économique, remaniement des budgets et autres priorités financières, le ministère de l’écologie mondiale avait refusé de débloquer des fonds pour une mission qu’il jugeait « de second plan. » J’avais ensuite lancé un appel aux dons auprès d’organismes privés et de particuliers… Sans guère plus de succès, jusqu’à ce que ce jour, ma secrétaire interrompe le fil de mes pensées en me présentant un holophone.

— Un appel pour vous, professeur, annonça-t-elle.

— De la part de ?

— Le bureau de James Lecomte, apparemment.

James Lecomte, le célèbre businessman et politicien milliardaire… Mon cœur fit une envolée ; se pourrait-il que… ? Pour toute réponse à mon interrogation silencieuse, ma secrétaire haussa les épaules et me tendit le combiné avant de tourner les talons. Un visage dur au regard perçant se matérialisa.

— Professeur Progeais, annonça une voix profonde et plaisante, combien vous faut-il ?

— Je vous demande pardon ?

— Votre expédition scientifique. Combien coûterait-elle ?

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Durant les quelques secondes que je mis à répondre, je sentis l’impatience silencieuse de mon interlocuteur.

— Eh bien, annonçai-je enfin, au bas mot cinquante-mille crédits républicains…

En réalité il m’en aurait fallu bien plus, mais je ne voulais surtout pas effrayer cet investisseur potentiel.

— Vendu ! s’exclama Lecomte d’une voix qui claqua dans mon oreille.

— Comment cela, « vendu » ?

— Eh bien ; je vous finance ! Quoi d’autre ?

Je changeai l’holophone de main et fis tourner mon fauteuil.

— Où est le piège ?

— Vous êtes un homme méfiant, professeur…

— Je connais les politiciens. Et les milliardaires.

— Il n’y a aucun piège. Tout ce que je demande, c’est de faire partie de l’expédition pour être aux premières loges lorsque vous découvrirez le loup. Considérez-moi comme un mécène philanthrope dont l’ambition est de faire avancer la science et l’écologie. Et qui a les moyens de mener à bien ses projets.

La voix reprit après un silence :

— Alors ? Dois-je entamer les préparatifs ?

Fou de joie, j’acceptai sans aucune hésitation. Enfin, je rencontrais quelqu’un qui partageait mon engouement pour le loup, quelqu’un qui croyait en moi et qui avait à cœur la

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5 biodiversité ! Si j’étais capable de prouver que non, l’animal n’avait pas disparu… C’était l’œuvre de ma vie !

* * *

Un homme vint m’accueillir sur le tarmac de l’aéroport intercitadin. Un homme plutôt grand, bien bâti, au nez busqué et au regard d’acier pétillant. Il me tendit une main avec un sourire tordu et m’apostropha :

— Ah, prof, on n’attendait plus que vous ! Tony Hunter, trappeur professionnel. C’est marrant, comme nom pour un chasseur, vous trouvez pas ? Un peu comme si c’était le destin. On va bosser ensemble. Vous êtes une pointure niveau zoologie,

’paraît ? Je suis pas mal célèbre, moi aussi dans le milieu. J’ai un bon nombre de captures à mon actif. C’est couillu de votre part, ça, de tenter de débusquer un loup. Vous pensez vraiment qu’ils existent toujours ? C’est juste un vieux cinglé qui dit ça, vous savez… Tenez, par ici, montez.

— Vous êtes toujours aussi bavard ? demandai-je avec un sourire tandis que je grimpai les escaliers.

— Toujours. Ma maman m’a appris la politesse, vous savez. Entretenir son hôte. Rien de plus triste qu’un homme sans conversation, qu’elle disait toujours. Vous êtes pas d’accord ?

À l’intérieur, je fis la connaissance de monsieur Lecomte en personne. Il était comme sur les hologrammes que j’avais vus

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de lui, quoique bien plus impressionnant. Grand, blond cendré, des yeux sombres au regard pénétrant qui surmontaient des pommettes constellées de légères taches de rousseur. Un regard qui semblait scruter votre âme pour en extraire tous les plus profonds secrets.

Lorsqu’il me serra la main d’une poigne de fer, je sus que j’avais affaire à un grand homme, et mon admiration pour lui crût encore.

— Monsieur, c’est un honneur, dis-je en gardant sa paume contre la mienne.

— De même, professeur, de même. Bienvenue à bord.

Il m’asséna une claque sur l’épaule avant que Hunter me présente au reste de l’équipe : le docteur Naomi Kowalski, notre médecin ; Jacob Blauman, météorologue de renom ; Fred Tanner, étudiant et assistant. Nous prîmes places sur les confortables fauteuils et l’Autoplane privé décolla aussitôt. Hunter alluma un holoprojecteur et annonça le plan. Nous nous poserions à Polar Bear, au sud de la baie de Hudson, pour nous installer dans un ancien poste radar abandonné. Partant de là, nous suivrions le parcours migratoire des orignaux, la proie favorite du loup. Si jamais nous venions à trop nous éloigner de notre base d’opération, il nous faudrait transporter une bonne réserve de vivres, la météo pouvant nous forcer à rester au même endroit de longues semaines. Fort heureusement, monsieur Lecomte avait mis le paquet, côté budget ; il avait largement dépassé les cinquante-mille estimés, aussi avions-nous deux drones terrestres qui porteraient plusieurs dizaines de kilos de vivres sans jamais se

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7 plaindre ainsi que des tentes de qualité militaires conçues pour résister aux plus fortes tempêtes. Bientôt nous nous poserions en plein milieu du Grand Nord, pour une expédition aussi périlleuse qu’excitante. Tandis que mon regard se perdait dans l’immensité de la Mégalopole qui rétrécissait sous les nuages, mon cœur tambourinait contre ma poitrine. Je ne m’étais jamais senti aussi vivant.

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Chapitre deuxième

« En cas de pépin, annonça le pilote, trouvez-vous un abri et envoyez-moi un SOS. Je survolerai votre dernière position connue dès que la météo le permettra. Même chose si je n’ai pas de vos nouvelles quotidiennement. » L’Autoplane vrombit et décolla, nous laissant seuls devant l’antique poste radar. Autour de nous, tout n’était que silence, dans la toundra désolée exposée aux vents et au ciel gris-doré. Nous avions beau être en juillet, la température n’excédait pas les dix degrés, dans le meilleur des cas.

L’herbe était aussi terne qu’éparse, et quelques plaques de neige demeuraient dans les endroits les moins exposés. Rien à voir avec la Nature de mes souvenirs d’enfance, où mon grand-père, natif des Premières Nations, m’emmenait jouer. À l’époque, le tapis à mes pieds était aussi vert qu’abondant et se parait de mille fleurs colorées. À l’époque, le loup, bien qu’en déclin, parcourait encore les vastes plaines. Je n’avais pas remis les pieds ici depuis trente ans, depuis le Grand Exode Rural, et de retrouver une Nature si terne, si vide, si endommagée, me fit froid dans le dos. Nous étions probablement les premiers êtres humains à fouler cette terre depuis un long moment.

— Monsieur Blauman, demanda Lecomte, vos estimations quant à la météo ?

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— Eh bien, répondit le petit homme en plongeant son nez aquilin dans ses appareils, difficile de réaliser des prédictions dans cette zone géographique, mais… Voyons… Je dirais que nous devrions passer plusieurs jours de météo calme.

— Très bien. Prenez vos quartiers. Nous partirons demain.

Monsieur Lecomte s’installa dans une chambre et nous primes possession d’un dortoir après y avoir déplié des lits de camp. Un générateur pourvu d’une généreuse réserve de carburant nous fournissait tout le confort de la civilisation, dans ce bâtiment oublié perdu au milieu de la toundra. Nous avions même apporté une cafetière et un micro-ondes. Après un dîner animé par les anecdotes de l’intarissable Hunter, l’équipe alla se coucher. Moi seul restai jusque tard dans la nuit le nez plongé dans mes hologrammes, à étudier la zone, les données zoologiques, le plan d’action…

La traque débuta sous un ciel de plomb aux nuages agités par la brise. Tout en longeant les cours d’eau, nous étions à l’affut de la moindre trace de loup ; tanière, carcasses d’orignaux, déjections… Tanner s’intéressait à tout ce que je faisais et n’avais de cesse de me poser des questions tout en prenant des notes sur son holotab. Quelle joie de rencontrer un aussi jeune homme qui portait attention à la zoologie ! Il nous fallut déjà plusieurs jours pour trouver ne serait-ce qu’un antique antre creusé sous un arbre.

Le repaire avait été abandonné depuis fort longtemps, comme en attestaient les racines qui avaient repoussé entre les épaisses toiles

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d’araignées, mais nous avions tout de même un point de départ.

« Woah, la classe… murmura Tanner tandis que je lui donnais mes explications. » Nous continuâmes donc de longer les rivières tout en suivant le parcours des orignaux, car qui disait loups disait forcément gibier. Guidés par l’expertise de Hunter en la matière, il ne nous fallut que quelques jours de plus pour débusquer un troupeau. À partir de cet instant nous observâmes quotidiennement les cervidés dans l’espoir d’apercevoir leur prédateur. Caché à bonne distance, je notais sur mon holotab toutes mes conclusions, marquais les zones explorées, répertoriais les troupeaux, sans déceler nulle trace d’un quelconque loup. Hunter s’éloignait du groupe avec ses jumelles afin de couvrir une plus grande zone, mais ne repéra rien de plus. Après plus d’une semaine, je commençais à m’impatienter lorsque la première tempête éclata, interrompant nos recherches. Fort heureusement, Blauman l’avait prévue et nous avions eu largement le temps d’installer nos tentes.

Je partageais la mienne avec le docteur Kowalski et Tanner, Hunter avec Blauman, et Lecomte en avait une pour lui seul.

Réunis bien à l’abri autour d’une petite lampe électrique, nous attendions que l’ouragan se calme. Dehors, le vent battait contre la toile tendue, hurlant comme de colère contre les intrus que nous représentions. Par moments, quelque objet porté par les bourrasques venait s’écraser contre notre abri et nous faisait sursauter.

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— Ça va, Kowalski ? demanda Tanner devant l’air tendu de la jeune femme.

— Ça va. Je n’aime simplement pas l’orage.

— Oh, c’est pas juste un orage, corrigea l’étudiant en se penchant vers l’avant, sourire aux lèvres. Vous voyez, c’est plus proche d’un blizzard, mais sans la neige, si l’image vous parle. En fait c’est dû au dérèglement magnétique ainsi qu’à la détérioration de l’atmosphère. Vous verriez les dégâts que ça peut causer ! Attendez, j’ai quelques vidéos enregistrées, vous allez voir !

Il cessa de manipuler son holopad lorsqu’il aperçut le visage figé de Kowalski.

— Oh… lâcha-t-il simplement. Mais, heu… Ici vous ne risquez rien, hein. Blauman a tout calculé. Et puis ce sont des tentes de qualité militaires, elles sont genre, super solides !

Il posa une main rassurante sur celle de la jeune femme qui la retira aussitôt. La mine déconfite de Tanner aurait été presque comique si elle n’avait été si triste. « Désolé, je… » commença-t-il avant de se raviser.

* * *

Le vert pâle des arbres s’était mué en ocre. Au fil des jours, la brise s’était intensifiée et la température chutait encore.

Grâce au matériel transporté par les drones terrestres, nous avions troqué nos vêtements de mi-saison contre un équipement d’hiver,

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même si nous n’étions que début octobre. Les nuits étaient vraiment glaciales, et nous nous pelotonnions dans nos sacs de couchage, bien à l’abri sous nos tentes. C’est ainsi qu’un soir, alors que nous étions réunis autour de notre lampe électrique, nous entendîmes quelque chose. Mon cœur manqua un battement et mon souffle se figea.

— Est-ce que je rêve ? s’émerveilla Tanner.

— Vous ne rêvez pas, confirmai-je les larmes aux yeux.

C’est bien un loup. Il appelle ses congénères.

Mais seul le silence nocturne lui répondait, là où habituellement on entendait un véritable concert…

— Wow, c’est juste… Wow…

— Félicitations, professeur, dit Kowalski (mais ses yeux ne trahissaient pas l’ombre d’une émotion.)

— Ne crions pas victoire trop vite. Les hurlements d’un loup peuvent porter jusqu’à plusieurs dizaines de kilomètres, surtout en forêt.

— Allez, prof, s’exclama Tanner, c’est carrément une super nouvelle ! On y est presque !

Le jeune étudiant resta le regard plongé dans la lueur de la lampe, comme incapable de s’exprimer plus encore. Je ressentais la même chose ; la beauté de ces sons me laissait sans voix. Je n’avais jamais rien entendu de tel, et de me retrouver là, en pleine forêt, à proximité du loup, semblait irréel, comme trop parfait pour être autre chose qu’un rêve. Je me demandais ce qu’Alexis, s’il

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13 avait été là avec moi, aurait ressenti. Aurait-il été sensible à la splendeur de ce spectacle, ou bien serait-il resté le nez plongé dans son holotab, oublieux du monde extérieur ? Mon regard se posa de nouveau sur Tanner, ce jeune homme à peine plus âgé que mon fils, et voyant le sourire d’enfant qu’il arborait, je me surpris à lui porter une affection toute particulière.

* * *

« Prof, vous feriez mieux de venir voir ça, me dit Hunter. » Je le suivis à travers la sombre forêt. Le silence n’était brisé que par le bruit de nos pas sur l’herbe terne parsemée de brindilles.

Trois jours s’étaient écoulés, depuis que nous avions entendu les hurlements nocturnes. Trois jours à marcher vers la direction approximative de la source. « À votre avis, demanda Hunter, loup ou pas loup ? » Au sol gisait une carcasse d’orignal entièrement dévorée, poil et os compris. Et très récemment, d’après Hunter. Vu l’état de l’animal, je n’avais aucun doute sur le fait que c’était bien l’œuvre d’un canidé. Mon cœur se regonfla d’espoir. La trace du loup se précisait ; nous étions sur le point de le débusquer. Tanner planta un marqueur GPS à proximité de la carcasse et nous continuâmes à longer les points d’eau pendant plusieurs jours encore.

Concentré comme je l’étais sur les traces, sur le sol, sur l’environnement, je ne le vis pas tout de suite. Ce n’est que lorsque

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je levai les yeux pour m’orienter que je l’aperçus. Mon cœur manqua un battement, mais mon corps réagit aussitôt ; je plongeai au sol et fis signe aux autres de m’imiter. Nous n’avions pas droit à l’erreur ! Nous n’étions pas arrivés si loin pour alerter l’animal et le faire détaler ! Je n’en revenais pas… J’avais réussi ! Le loup n’était pas éteint, il se tenait juste là, bien en face ! Je sortis mes jumelles et l’observai en détail, comme pour m’assurer que j’avais bien le bon animal sous les yeux. Mais je ne faisais pas erreur.

C’était bien un loup ! Amaigri, affaibli, mais en vie. Il marchait lentement, un morceau de viande entre les crocs. Sans plus attendre, je dégainai mon appareil holographique et pris des clichés du loup sous toutes ses coutures. J’étais comme un gamin le jour de Noël ; non, comme un gamin le jour de son premier Noël ! Tanner, aplati à mes côtés, avait pris mes jumelles et observait l’animal, la bouche figée en un O muet. « Messieurs, il semblerait que je doive vous féliciter, dit Lecomte. Vous avez tous fait un excellent travail. » Mais le véritable travail ne faisait que commencer. Hunter sortit un fusil du drone et le monta avec une précision et une rapidité toute professionnelles. Une fois l’animal endormi par la fléchette anesthésiante, il nous faudrait le pucer, lui implanter une balise GPS sous-cutanée, et suivre ses déplacements durant de longs mois. Les précieuses données ainsi récoltées seraient ensuite utilisées par l’ARE pour pister l’évolution du loup et participer à sa préservation. Oh, comme j’avais hâte de voir les résultats ! « Patron, à vous l’honneur, dit Hunter en tendant le fusil

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15 à Lecomte. » Le chef d’expédition s’allongea au sol, ferma un œil et retint son souffle.

La soudaine détonation me fit sursauter, lâcher mon appareil holo et me retourner instantanément. Dans les mains de Lecomte, le fusil exhalait par le canon des volutes de fumée blanche soufflées par la brise ambiante… Je ne comprenais pas.

Que venait-il de se passer ? Le cœur battant, je reportai mon regard vers le loup, étendu dans l’herbe, immobile. Au sol, une flaque vermeille luisait désormais sous le pâle soleil. Si je restai comme paralysé, je vis Tanner se précipiter vers l’animal ; s’agenouiller auprès de lui ; tâter son corps avec des mouvements rapides et tremblants.

— Peut-être vous dois-je quelques explications, déclama Lecomte. (Il se releva et passa le fusil à Hunter.) Voyez-vous, peu de gens savent que mon péché mignon, c’est la chasse. J’ai dû abattre un exemplaire d’à peu près toutes les bestioles qui subsistent au monde, alors vous pensez bien qu’un loup, je n’allais pas laisser passer ça. Excusez la petite mise en scène du type milliardaire soucieux de l’environnement, mais quelque chose me dit que vous auriez refusé mon offre, si vous aviez connu mes véritables motifs, n’est-ce pas, professeur ?

— Comment… (Je déglutis péniblement. Repris une inspiration.) Comment avez-vous pu ?

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— Allons, professeur, ne faites pas votre sucrée. Vous vouliez débusquer un loup ; vous avez eu ce que vous vouliez. Moi aussi. C’est du gagnant-gagnant.

— Mais vous êtes un grand malade ! éclatai-je. Pour ce que nous en savons, il s’agissait peut-être du dernier spécimen !

— Des milliers d’espèces disparaissent chaque année, professeur.

J’esquissai un pas vers lui, les dents serrées, les poings tremblants. Immédiatement, Hunter me mit en joue.

— J’éviterais, si j’étais vous, prof.

Tout sourire avait disparu de son visage habituellement bonhomme. Malgré la rage qui grondait en moi, je fus immédiatement paralysé. Je n’avais jamais été braqué par une arme à feu, et quelque chose me disait, dans le regard de Hunter, que je finirais comme le loup au moindre signe d’agressivité.

Après avoir manqué quelques battements, mon cœur repartit de plus belle, tandis que le goût métallique de l’adrénaline emplissait ma bouche. Hunter jeta un œil à Lecomte et, le fusil toujours braqué sur moi, se passa une langue rapide sur les lèvres.

— Patron, j’aime pas bien ce vent qui se lève. Plus vite on aura fini, plus vite on sera rentrés.

Levant les yeux au ciel, je m’aperçus que de très légers flocons, presque invisibles dans le ciel gris sombre, virevoltaient dans une brise mordante.

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— Très juste, monsieur Hunter, très juste. Il ne me reste plus qu’un petit souvenir à immortaliser et nous pourrons quitter cette horrible forêt pour retrouver le confort de nos pénates. (Il s’approcha du loup.) Monsieur Tanner, si vous voulez bien vous pousser… Vous êtes dans le champ.

Le jeune homme ne bougea pas, comme s’il n’avait rien entendu. Il fixait le loup, caressant sa tête comme il aurait caressé un précieux souvenir sur le point de disparaître. Je croyais deviner le reflet de quelques larmes, dans la lueur de ses yeux.

— Pourquoi, m’sieur ? Je veux dire, c’était pas nécessaire, alors pourquoi vous…

— Bon dieu, Tanner, tonna Leconte en renversant le garçon d’un coup de pied, faites-vous pousser des couilles ! Ne me faites pas regretter d’avoir investi en vous !

L’étudiant se releva lentement et, le visage fermé, s’éloigna sans un mot de plus. Lecomte brandit une holocam et prit un selfie, le pied posé sur le cadavre.

— Je crois bien que c’est le plus beau trophée de toute votre collection, patron.

— Sans conteste, monsieur Hunter.

— Vous n’aviez pas le droit… grinçai-je entre mes dents.

— C’est mon expédition, interrompit le milliardaire, visage cramoisi, j’ai tous les droits ! Qui a payé de sa poche l’intégralité du matériel ? Le salaire d’un médecin personnel, d’un trappeur, d’un météorologue, et d’un zoologue ? Vous ? Non, c’est

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moi ! (Il se pointa du pouce.) C’est moi qui ai payé, c’est moi qui commande !

Je me tournai vers Kowalski et Blauman avant d’exploser :

— Et vous autres, vous vous en foutez ? Il n’y a rien qui vous choque ? Réagissez, bon sang !

— Je suis médecin, pas vétérinaire, répondit simplement Kowalski avec un haussement d’épaules. Pour moi, ce sont les gens, qui comptent.

— Et vous, Blauman, vous n’avez rien à dire ? Ne restez pas planté là !

— Eh bien, commença le petit homme en frottant rapidement sa barbe naissante, je ne suis qu’un humble employé.

Bien que je ne cautionne pas ce genre d’acte, ce n’est pas à moi de dire au patron ce qu’il peut ou ne peut pas faire, tant qu’il respecte notre contrat.

— Je vous trainerai en justice, Lecomte, grinçai-je. Vous allez payer.

— Vous ne ferez rien de tel, professeur, et vous le savez très bien. Mon armée d’avocats obtiendra un non-lieu. Aucun journal n’acceptera de publier quoi que ce soit qui me ferait du tort. Comment un minable petit fonctionnaire de l’ARE pourrait s’en prendre à moi ? Moi, en revanche, j’ai la possibilité de ruiner votre vie. (Il pointa un index épais vers moi.) Sur un simple coup de fil, je peux vous faire licencier, et m’assurer que le seul job que

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19 vous retrouviez, ce soit serveur dans un fast-food ! Vous voulez me pousser jusque-là ?

— Patron, interrompit Hunter en raffermissant sa prise sur le plastique du fusil, il faudrait vraiment qu’on décampe.

— De toute façon, j’en ai fini avec cet endroit. Allons-y, conclut Lecomte en faisant tourner son index en l’air.

— Prof, je peux compter sur votre coopération ? J’ai pas tellement envie de vous abattre ; je vous aime bien dans le fond, c’est rien de personnel.

Je hochai lentement la tête, sans décrocher le regard de Lecomte. Hunter baissa son arme et appela Tanner, qui avait disparu depuis un moment. Le jeune homme revint à grand pas, légèrement essoufflé, les bras croisés sur sa poitrine. Nous marchions depuis quelques instants lorsque Tanner s’agita, comme pris de spasmes. Inquiet, je posai une main sur son épaule en m’enquérant de son état de santé lorsqu’un petit museau sortit de son col comme un diable de sa boîte. Un louveteau ! L’exclamation de surprise que j’échouai à réprimer ne manqua pas d’alerter les autres.

— Eh ben dites donc, s’exclama Hunter, qu’est-ce qu’on a là, petit cachotier ?

— Ne le touchez pas ! hurla Tanner en reculant, les bras serrés contre le petit animal. Vous avez pas déjà fait assez de mal comme ça ? Vous avez soif de plus de sang ?

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— Tout doux, mon gars. Tu penses bien qu’on ferait pas de mal à un petit bout comme ça, hein ? Allez, donne-moi le loupiot, que le prof l’examine.

Il tendit une main, mais le jeune étudiant recula plus encore, les yeux ronds, les dents serrées.

— Tanner, ne soyez pas stupide, intervint Lecomte. J’ai déjà eu ce que je voulais. Votre peluche ne m’intéresse pas le moins du monde. Confiez-la au professeur, qu’on puisse reprendre la route.

— Tanner, dis-je d’une voix calme bien que ferme, où avez-vous trouvé ce louveteau ? (Il ne répondit pas, comme s’il ne m’avait pas entendu.) Tanner !

— Dans… Dans un genre, de, de tanière. Trouvée par hasard pendant que je marchais pour me calmer. J’ai fait comme vous m’aviez montré, j’ai inspecté les lieux, et…

— Tanner, écoutez-moi bien car ma question est capitale : y en avait-il d’autres ?

Il secoua frénétiquement la tête.

— Non. Non, prof, c’était le seul. Ce petit bout était tout seul, et le loup qu’on a tué, j’ai bien regardé, c’était une louve, sûrement sa mère ! Je suis pas un pro, mais je connais un peu les loups, je sais ce que ça veut dire ; les loups, ils vivent en meute.

La sienne est morte, hein ? Sans moi, le petit allait y passer aussi, et je pouvais pas, vous voyez, je pouvais vraiment pas laisser ça se produire, si ?

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— Non, Tanner, vous avez bien fait. (J’esquissai quelques pas vers lui. Il ne recula pas.) Maintenant laissez-moi l’examiner.

L’espoir renaissait ! Ce petit être était peut-être bien le dernier représentant de son espèce. Son existence était inestimable. Mais à peine avais-je fini ma phrase que le louveteau se débattit, sauta au sol et détala. «Non ! Non ! Reviens ! cria Tanner en s’élançant à sa poursuite. » L’appelant de toute la force de mes poumons, je me précipitai après lui. Une seule chose m’importait : m’assurer de la sécurité de Tanner et du louveteau.

Je ne prêtai même pas attention à la brise qui agitait de plus en plus les arbres, se transformant petit à petit en bourrasques, ni à la luminosité qui déclinait à mesure qu’un voile épais obscurcissait le ciel. Petit à petit, je perdais de vue Tanner dans l’épaisse forêt.

C’est que je n’avais plus vingt ans, pour suivre ainsi un jeune en pleine forme ! Hors d’haleine, désespéré, je mis fin à ma course effrénée. Je reprenais lentement mon souffle, le cœur battant à mes oreilles, lorsque je pris conscience d’une chose : tout autour de moi, je n’entendais plus rien d’autre que le hurlement du vent. Où que je porte mon regard, je ne voyais que des torrents de poudre tournoyer dans les airs. Petit à petit, les arbres disparaissaient dans la blancheur environnante, comme à travers un épais brouillard.

Pris de panique, je rebroussai chemin. Le vent hurla de plus belle dans mes oreilles, à un volume presque assourdissant ; je n’y voyais plus qu’à quelques mètres devant moi, comme si j’étais perdu dans les limbes ; de minute en minute, la température

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diminuait. « Tanner ! appelai-je de toutes mes forces. Tanner, où êtes-vous ? » Mais je parvenais tout juste à entendre ma propre voix au milieu du vacarme infernal.

Et soudain la tempête éclata pour de bon.

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Chapitre troisième

Je me retrouvai dans un blizzard de tous les diables. La température avait drastiquement chuté, sans compter la morsure glaciale du vent. Je n’avais jamais connu un tel froid. « Froid » est même un mot bien trop faible pour décrire cette sensation pénétrante et tétanisante. Je n’y voyais pas à deux pas devant moi, et je n’entendais que le hurlement du blizzard dans mes oreilles. À mesure que j’avançais, les silhouettes des conifères secoués par la tempête se matérialisaient devant moi. Je ne sentais déjà plus ni mes mains ni mes pieds, et pourtant les engelures représentaient le dernier de mes soucis ; je m’inquiétais bien plus de tomber en hypothermie, ce qui revenait à une sentence de mort. Je courus dans le blizzard sans me soucier de la direction. Mon regard volait d’arbre en arbre, de rocher en rocher, lorsque soudain, je trouvai un grand trou au pied d’un érable déraciné. Frénétiquement, je creusai sous l’arbre à l’aide de mon précieux couteau. Je n’avais rien d’autre sur moi, la totalité de mon matériel étant resté dans le drone. Mais la terre gelée se montrait dure comme de la pierre, et avec mes doigts gourds, je n’arrêtais pas de lâcher mon précieux outil ! Je détachai avec force tremblements la Paracorde enroulée autour du manche et l’utilisai pour fixer le couteau à ma main, serrant le nœud avec mes dents. Au moins ma prise serait-elle sure.

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Malgré tout, la tâche fut aussi longue qu’ardue, et je crus m’évanouir à plusieurs reprises. Je ne sentais presque plus mon corps et pire : la sueur causée par cet effort précipité achevait de diminuer ma température corporelle. Je voyais déjà ma dernière heure approcher. Cachée derrière les arbres, la Mort observait en ricanant ma pathétique tentative de survie. Pourquoi lutter ? Pourquoi prolonger cette inutile souffrance alors qu’il serait tellement plus facile de tomber face contre terre dans un sommeil éternel, apaisant, salvateur ? Je ne sais combien de temps je passai ainsi dans le blizzard. Une heure ? Deux ? Toujours est-il qu’au moment-même où je rampai dans ma tanière, le froid devint plus supportable et je restai un long moment recroquevillé, le corps entier agité de spasmes incontrôlables.

* * *

La tempête dura deux jours de plus. Deux jours durant lesquels je n’osai pas risquer de réitérer mon expérience de mort imminente dans le blizzard. Deux jours durant lesquels je n’eus rien à manger. Mais le pire était la soif. Espérant ne pas m’intoxiquer, je fis fondre entre mes mains un peu de neige et la bus avidement. Le reste du temps, lorsque je ne dormais pas, je restais aussi immobile que possible afin d’économiser mon énergie. L’état quasi comateux dans lequel je me trouvai eut au moins l’avantage de faire passer le temps plus vite, tout en laissant

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25 mon corps au repos. Durant cette attente, mes pensées allaient vers mes proches. En premier lieu mon ado de fils, Alexis. Dire que je ne l’avais que brièvement eu à l’holophone avant de partir… « Ok, avait-il simplement répondu lorsque je lui avais annoncé l’imminence de mon départ. » Que ressentirait-il en apprenant la disparition de son vieux père ? De la peine ? De l’agacement ? De l’indifférence ? Bien que cette pensée me meurtrît le cœur, peut- être valait-il mieux qu’il ne ressente rien. Cela lui éviterait de souffrir. L’inquiétude, l’angoisse de ne pas savoir, et puis le déchirement lorsqu’enfin la réponse tombe et que l’espoir disparait… Ma mère serait probablement dans cet état-là, si jamais la nouvelle ne l’avait pas foudroyée sur place. Après son mari, son fils unique… Je doutais qu’elle ait la force de surmonter une telle épreuve. Et ce bon vieux Frank, mon éditeur et meilleur ami qui était si heureux que je monte enfin cette expédition, lui aussi serait dévasté. Le connaissant, il s’en voudrait de m’avoir encouragé à partir. Enfin, ma disparition ferait au moins une heureuse : Alison, mon ex-femme. Elle entamerait probablement une petite danse de la joie pour fêter la nouvelle. Cette pensée me fit sourire malgré la situation.

Le troisième jour, tout mon instinct me hurlait de rester à l’abri mais, poussé par la faim, je m’aventurai dehors. Une longue branche que je plantai devant mon abri de fortune constituerait un repère. Dehors, je n’entendais que la sinistre complainte du vent et ne voyais que la valse nerveuse des lourds flocons. Je me jurai

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de ne pas trop m’éloigner de l’abri, afin d’y revenir aussi rapidement que possible en cas de besoin. À mesure que j’avançais, les arbres apparaissaient et disparaissaient à quelques mètres seulement devant moi ; tout se ressemblait, j’étais comme perdu dans un océan de neige plantée de quelques troncs ! À travers le hurlement du vent, j’entendis un crac et une énorme branche tomba au sol à quelques centimètres de moi seulement. Je ne sentais plus mon visage, mes mains ni mes pied, j’avais du mal à garder les yeux ouverts ou à simplement avancer, et tout ceci après quelques mètres seulement ! Je trouvai non loin un bouleau, dont j’arrachai l’écorce à l’aide de mon couteau. Quand j’étais petit, mon grand-père m’emmenait souvent en promenade avec lui, bien avant la Crise Écologique. Comme je l’ai déjà mentionné, il était natif des Premières Nations et il aimait donner au petit citadin que j’étais des astuces sur comment vivre dans la Nature.

Je pense qu’il regrettait que ma mère soit partie pour la Mégalopole avec un occidental, et plus encore que son petit-fils ne soit pas élevé selon la tradition. Et l’une des choses qu’il m’avait apprises, c’était que l’écorce de certains arbres était comestible ! J’en mâchais donc un généreux morceau avant de me souvenir d’un détail, et de recracher le tout avec un pouah ! C’était l’écorce interne, qui était comestible ! Quel idiot… Aussitôt, je creusai encore un peu plus le bouleau et en récoltai le cambium salvateur.

Si ma faim était loin d’être apaisée, je décidai malgré tout de retourner dans mon abri, gelé comme je l’étais. Mais où était-

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27 il ? J’étais persuadé qu’en marchant dans cette direction… Mais non, rien d’autre que le blanc neigeux ne s’offrait à moi. J’avais dû faire un pas dans le mauvais sens ! Pris de panique, j’accélérai le rythme autant que possible ; je ne me sentais pas la force de passer encore une heure ou deux épuisé, affamé, gelé, à construire un nouvel abri en plein blizzard ! Un sanglot incontrôlé s’empara de moi tandis que je sentais la mort approcher. Je revins sur mes pas ; partis dans une autre direction ; non, pas la bonne ! Je fis volte-face, tournai à gauche, à droite, en rond… Comment s’orienter dans une forêt lorsqu’un arbre ressemble à un autre et que l’on n’y voit pas à dix mètres ?

Soudain, je repérai la branche que j’avais plantée dans la neige ! Mon abri se trouvait à quelques mètres de moi seulement, et j’avais bien failli le manquer ! Je m’y engouffrai en un plongeon et m’étalai au sol, immobile, épuisé, congelé.

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Chapitre quatrième

Je me réveillai transi mais en vie. Dehors, le silence qui régnait désormais contrastait avec le hurlement de la veille. Je n’avais aucune idée de l’endroit où je me trouvais. Quant à situer l’ancienne station qui nous avait servi de base… Perdu, frigorifié, affamé, ma seule chance était de faire route vers le sud-est, en direction de la Mégalopole. Je me savais à plusieurs centaines de kilomètres de la première agglomération, mais l’espoir me faisait tenir. Sous l’épais manteau blanc, les arbres étaient parfaitement immobiles. Une brume légère flottait entre les conifères, mais la visibilité restait plutôt bonne. Haut dans un ciel indéfini, un soleil flou tentait de percer le voile blanc. C’était un silence de mort qui régnait, ajoutant une atmosphère dramatique qui faisait écho à ma terrible situation. La tempête avait fait place à un calme plat. Pas une branche ne bougeait, pas un animal ne lançait son cri, pas un seul souffle d’air ne sifflait à mes oreilles.

Soudain, un son distant me fit stopper net ; avais-je rêvé ? Était-ce le bruit du vent ? Je tendis l’oreille, immobile, retenant ma respiration. Le son me parvint de nouveau, comme un murmure issu de la forêt elle-même, un écho répété d’arbre en arbre. Je partis à la recherche de sa source, me fiant au volume qui tantôt augmentait, tantôt diminuait. Ce n’est qu’après un long moment

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29 de marche que le bruit se précisa ; une triste complainte, un gémissement aigu et répété. Il me fallut encore quelques instants pour en localiser précisément l’origine, et la découverte que j’y fis me glaça les sangs ; dans une crevasse se trouvait le cadavre gelé de Tanner. Le malheureux avait dû chuter, aveuglé par la tempête, et mourir de froid, incapable d’escalader la paroi désormais couverte de neige. Je contemplai le corps à moitié enseveli. Le pauvre garçon était mort pour protéger une espèce quasi éteinte, et pendant ce temps-là, une pourriture comme Lecomte respirait encore… Toute l’injustice de ce monde me revint en plein visage avec la force d’un impérieux coup de poing. Bien que je n’eus pas connu très longtemps cet étudiant qui débordait d’un naïf enthousiasme, j’avais la sensation d’avoir perdu un ami, presque un fils. Mais je n’avais pas le temps de pleurer sa mort, car à côté du corps ne se trouvait nul autre que le louveteau, qui tournait en rond et grattait la neige en gémissant ! Détachant ma Paracorde, j’entrepris de descendre dans la crevasse récupérer le petit animal.

Le sacrifice de Tanner ne serait pas vain. Le louveteau s’enfuit vers la paroi opposée en gémissant de peur, et je dus le pourchasser un bon moment avant de parvenir à l’attraper. Tandis qu’il se débattait entre mes mains, je lui caressais tête en lui murmurant des paroles rassurantes, et s’il tremblait toujours, il finit néanmoins par se laisser faire. Je pus donc le fourrer dans mon blouson et escalader la crevasse. Mon deuil devrait attendre encore

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quelques temps ; chaque minute passée ici mettait ma vie en danger.

Après un moment d’une marche éprouvante, le petit loup semblait s’être accommodé de ma présence ; il ne tremblait plus et ne manifestait plus aucune intention de s’enfuir, comme s’il avait compris que je représentais son unique chance de survie.

Néanmoins, il gémissait régulièrement, en proie aux grondements de son estomac. Mais que pouvais-je faire pour nourrir ce petit bout, alors que je n’avais déjà rien à manger pour moi ? Je tentai bien de lui donner un morceau de cambium, mais il s’en détourna après l’avoir reniflé quelques secondes.

Je marchai un long moment, m’orientant avec le peu de soleil qui luisait derrière la chape de plomb. La neige craquait à chacun de mes pas, résonnant dans mes oreilles. En plus de l’écorce de bouleau, je trouvai pour me nourrir un petit arbuste d’aubépine dorée dont je récoltai jusqu’à la dernière baie (le louveteau en accepta quelques unes) avant de me remettre péniblement en route sous une brise naissante. Craignant que ce souffle ne soit l’annonciateur d’une nouvelle tempête, j’accélérai le rythme autant que possible malgré la fatigue. Chacun de mes pas envoyait des vagues de douleur dans tout mon corps, mais je persistai néanmoins de longues heures durant. Plus je parcourrais de distance chaque jour, plus vite je serais à l’abri. En chemin, je cherchai de quoi faire du feu, et si je trouvai bien quelques amadouviers, champignons d’écorce (malheureusement non

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31 comestibles) qui me serviraient d’allume-feu, il me manquait toujours une pierre à étincelles.

Je mis à profit les dernières heures de soleil en bâtissant un véritable abri dans la neige ; Je ne voulais pas me retrouver pris au dépourvu dans les ténèbres et le froid nocturnes. Sans autre outil que mon couteau, l’entreprise dura un long moment. Je dus creuser un large trou, suffisamment profond pour que je puisse être isolé du froid, et construire un mur circulaire, tout autour. La partie la plus délicate fut de placer un dôme approximatif pour surmonter le tout. Les moellons que je façonnais étaient grossiers et inégaux et me rappelaient l’époque où, avec mon grand-père, nous bâtissions de semblables abris. Le louveteau, assis à côté de moi, me considérait d’un œil interrogateur et curieux, émettant parfois de petits jappements qui m’arrachèrent un sourire malgré moi.

Mon œuvre terminée, j’explorai les environs à la recherche de baies ou de bouleau et rentrai me coucher sans l’ombre d’un blizzard, contrairement à mes craintes.

* * *

En plein milieu de la nuit, je me redressai soudainement avec la tête qui tournait. Ce n’était pas normal, après ce repos j’aurais dû me sentir au moins un peu mieux ! Je partis d’une toux rauque et compris, lorsque j’eus du mal à reprendre mon souffle, mon erreur mortelle ; je n’avais pas laissé d’ouverture au plafond

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de mon abri ! Quel imbécile… Le CO2 accumulé m’aurait tué si je ne m’en étais pas aperçu ! D’un poing rageur, je pratiquai plusieurs petits trous le long de la paroi neigeuse et y plaquai les lèvres pour aspirer l’air frais salvateur avant d’y plaquer la truffe du louveteau inconscient. Il revint à lui en un petit couinement et me fixa d’un regard éberlué avant de me lécher le visage.

* * *

Je me réveillai avec une violente quinte de toux et une respiration sifflante ! Voilà bien ma chance ! J’espérais ne pas avoir attrapé de pneumonie… La longue marche vers le sud-est à travers la forêt enneigée fut entrecoupée (bien trop rarement) d’un frugal festin de baies ou d’écorce, tout juste de quoi éviter de m’évanouir. Le louveteau montrait lui aussi des signes de faiblesse dus à l’épuisement mais tenait bon malgré tout, comme s’il avait une totale confiance en ma capacité à le nourrir tôt ou tard. Je parvins à mettre la main sur un ganoderme, champignon qui fortifie le système immunitaire, tout en espérant ne pas m’être trompé d’espèce. J’avais eu de la chance ; il disparaitrait peu de temps après les premières neiges. Les couinements du louveteau affamé me déchirèrent le cœur, mais que pouvais-je y faire, à part lui caresser la tête et tenter de le rassurer ? Mes jambes ne me portaient qu’à grand peine, et bien souvent je trébuchai sur absolument rien pour m’écrouler à plat ventre. Dans ces moments-

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33 là, le petit animal attrapait mon blouson entre ses dents et tirait en grognant jusqu’à ce que je me relève péniblement et reprenne la marche. Bien plus que l’instinct de survie, c’était la responsabilité d’une espèce entière qui me poussait à continuer. Chaque pas était une torture, tandis que je bravais la neige de l’aube au crépuscule.

J’avais l’impression de porter des œillères ; tout ce que je voyais, c’était les arbres en face de moi qui se dessinaient petit à petit. Ma vision périphérique ne m’offrait qu’un flou obscur qui faisait écho à l’incessant bourdonnement indistinct dans mes oreilles. Chaque inspiration sifflante ne m’apportait que peu d’oxygène. Le soir, la fatigue était telle que construire mon abri était insoutenable, et j’y passais deux fois plus de temps que nécessaire. J’avais toutefois fini par mettre la main sur une pierre à étincelles, et il me fallut un peu de pratique (ainsi qu’un effort de mémoire) pour réussir à allumer un petit feu dont la chaleur fut la bienvenue. Pour cela, je posai le champignon d’écorce précédemment cueilli et désormais sec sur la pierre et grattai le tout avec la pointe de mon couteau jusqu’à faire jaillir une petite étincelle. Une fois le champignon embrasé, il ne me resta plus qu’à le poser délicatement au milieu d’un tas de brindilles sèches. Enfin, une fois cet allume-feu bien parti, je disposai en tipi quelques bâtons ramassés au hasard, laissant le louveteau jouer dans la neige. Le bois humide crépita un instant avant de capituler et de s’embraser à son tour. La douce chaleur m’évita probablement la mort… Grâce à ce petit feu, je pus faire cuire dans une pierre creuse un peu de sève de bouleau

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précédemment récoltée ; le sirop ainsi obtenu constituerait une bonne boisson énergisante qui, je l’espérais, me permettrait de tenir encore un peu plus longtemps. Fort heureusement, le louveteau accepta d’en laper un peu et sembla retrouver un peu d’énergie avant de ressortir affronter le froid.

Chaque seconde passée dans la Nature me rappelait combien je n’avais pas ma place ici. J’appartenais à la société, à la Mégalopole, à la civilisation, pas à ces étendues hostiles dans lesquelles j’étais totalement inadapté ! Sans les conseils d’enfance de mon grand-père, je serais déjà mort ! J’admirais les loups mais n’en étais pas un pour autant ! Voilà le genre de pensées qui hantait mon esprit à mesure que je progressais dans la neige en crachant mes poumons et en grelottant. Je ne me rendis même pas compte, sur le moment, que le paysage changeait. Petit à petit, le terrain se muait en une légère montée, si bien que je finis par atteindre une sorte de crête, laquelle redescendait ensuite doucement vers des plaines parsemées de collines. J’avais une vue imprenable sur la pointe des conifères peuplant les forêts avoisinantes, sur les lacs brumeux sertis au milieu telles des gemmes, sur les montagnes, loin à l’horizon. Mais, à mon grand désespoir, je ne voyais nulle ville, nul village, rien… La poitrine prise de soubresauts, je tombai à genoux, épuisé, gelé, prêt à tout abandonner. Malgré tout, je ne pus m’empêcher d’admirer la vue qui s’offrait à moi ; ce serait peut-être la dernière merveille que je verrais avant de m’écrouler face contre neige pour un repos éternel. Cette beauté serait mon

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35 tombeau. Ce n’était peut-être pas si mal. Ce serait infiniment moins triste qu’une sinistre pierre tombale grise posée à côté de dizaines d’autres dans un alignement de béton parfait. Pour moi, l’aventure prenait fin ici, et…

Soudain, je repérai une forme brune, cubique, dans la lointaine plaine en contrebas, à proximité d’une rivière mousseuse.

Mon cœur s’emballa ; Était-ce une hallucination, un mirage, une ultime farce jouée par la Mort avant de m’emporter ? Ou bien voyais-je vraiment le contour d’une maison ? Pris d’une énergie dont je ne pensais pas disposer, je dévalai la pente en direction de la silhouette, le cœur à la fois empli d’espoir et de crainte. Le louveteau me suivit en glapissant, comme s’il avait compris les raisons de mon émoi. De nouveau dans la forêt, je perdis de vue l’habitation et dus me fier à mon instinct pour estimer la bonne direction à travers les arbres. Je sentis mon pied accrocher une racine et m’envolai avant d’atterrir brutalement dans la neige. Le souffle coupé, je roulai le long de la pente sur plusieurs mètres avant de m’écraser avec un hurlement contre un conifère. La douleur envoya des échardes dans mon cerveau et je n’y vis rien d’autre que des ténèbres étoilés pendant quelques instants.

Immobile dans la neige, les bras en croix, je repris petit à petit mon souffle tandis que le loupiot me léchait le visage et me grattait la manche. D’une main, je tâtai les dégâts ; je n’avais rien à la tête ; mes côtes étaient douloureuses mais ne semblaient pas cassées ni même fêlées. Idem pour les bras ; « Aïe », lâchai-je toutefois

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lorsque je touchai ma cheville droite. Voilà bien ma chance, je m’étais fait une entorse ! Maudissant mon sort, je repris la route en clopinant. Cette maison était mon dernier espoir de survie ! Après une semaine dans le froid, sans rien à manger ou presque, je ne prêtais même plus attention aux tremblements qui agitaient mon corps, ni au fait que je ne sentais plus mes extrémités. La faim qui grondait en moi me lacérait l’estomac. La fatigue pesait sur mes épaules comme une lourde armure qui m’encombrait sans que je puisse l’ôter. J’avais perdu toute vision périphérique et le moindre son me parvenait comme à travers un casque. Je doutais de pouvoir tenir encore ne serait-ce qu’une journée. C’était la fin, je me retrouvais à bout de force. J’avais atteint – non, dépassé, et de loin ! – mes limites.

Lorsque la maison apparut comme par magie, quelques dizaines de mètres après la lisière de la forêt, mon cœur manqua un battement. Je clopinai à travers la plaine, les yeux rivés sur mon but. Une fois de plus je trébuchai et finis en rampant vers la porte.

Pourvu qu’elle soit ouverte, pourvu qu’elle soit ouverte, pourvu qu’elle soit ouverte… Elle l’était ! L’effort à fournir pour atteindre la poignée fut colossal, et je dus rassembler mes dernières forces pour me trainer dans l’entrée. Dans un flou presque inconscient, je rampai vers une cheminée, à côté de laquelle se trouvaient, ô miracle, une bonne réserve de bûches et un peu d’écorce sèche.

Les mains tremblantes, le souffle court, la vision troublée, j’allumai un feu et sentis une chaleur salvatrice m’envelopper. Je

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37 retirai en hâte mes gants, ma veste et mon pull puis m’écroulai devant la cheminée, collé au petit corps chaud du louveteau.

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Chapitre cinquième

Je me réveillai après un sommeil de dix ans, ou du moins était-ce là l’impression que j’avais. À peine m’étais-je redressé qu’une violente quinte de toux s’empara de moi jusqu’à ce que je crache dans la cheminée un épais mucus. Je me sentais encore très faible, la tête me tournait, mais au moins je n’étais plus gelé ; le feu n’était plus qu’un tas de braises tièdes et la température était agréable, même si la fenêtre brisée et le toit abîmé laissaient entrer un courant d’air glacé. Une fois tous mes sens recouvrés, la première chose qui me frappa fut l’odeur. Et pour cause : dans un coin de la pièce unique étaient étendus au sol des peaux et des boyaux en train de sécher ! Principalement d’orignaux et de lapins, d’après ce que j’en voyais. Dans un autre coin se trouvait un établi garni de nombreux outils ; hache, hachette, pierre à aiguiser, scie, marteau, tournevis… Du matériel de toute sorte était rangé sur des étagères : morceaux de cuir, de bois, de métal, de tissus…

L’ancien occupant de ces lieux disposait de tout le nécessaire pour bricoler à peu près n’importe quoi ! Lorsque je me relevai (avec difficulté), je fus agréablement surpris de constater que ma cheville ne me faisait presque plus souffrir ; encore un peu de repos et cette entorse ne serait plus qu’un mauvais souvenir. Je sentais toutefois des picotements dans les pieds, et après avoir

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39 retiré douloureusement mes chaussures, une inspection me révéla une nouvelle inquiétante : j’avais des engelures sur les orteils. Je pris une casserole suspendue sur le manteau de la cheminée et allai d’un pas tremblant à la rivière voisine pour y récolter un peu d’eau, que je fis chauffer à une température plutôt tiède avant d’y plonger les orteils. Ignorant les démangeaisons et l’insupportable douleur (signe que mes sensations revenaient et que la gelure guérissait), je fis bouillir dans une autre casserole le reste de l’eau en vue de la consommer une fois refroidie. Tandis que j’appréciai ce bain salvateur, mon regard tomba sur un petit miroir crasseux et je fus consterné de constater combien j’avais changé ; au lieu du visage auquel j’avais jusqu’ici fait face quotidiennement, c’était un être émacié, aux yeux rouges cernés d’un noir bleuté, à la peau gris pâle, à la barbe hirsute et au cheveu fou, qui me fixait d’un regard hagard.

Je me repris après quelques secondes et détournai les yeux pour découvrir le reste de la pièce. Contre un mur se trouvait une étagère emplie de livres. D’un œil distrait, je lus les titres écrits sur les tranches ; Walden ou la vie dans les bois de Thoreau, Robinson Crusoé de Defoe… Au moins ces ouvrages étaient-ils thématiques ! Mais la véritable surprise m’attendait lorsque j’inspectai plus minutieusement l’intérieur ; sous un lit confortable bien qu’abîmé, près de l’âtre, je trouvai… Un fusil ! Je saisis l’arme dans mes mains comme s’il se fût agit du Graal. J’en caressai le bois sombre, le métal froid, et posai la crosse contre

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mon épaule. Il s’agissait d’une véritable antiquité mais elle semblait parfaitement fonctionnelle. Lorsque j’ouvris la culasse, je découvris, ô joie, cinq balles chargées ! C’était peu, mais cela représentait un atout non négligeable pour ma survie. J’eus beau ensuite retourner toute la maison, je ne trouvai pas de munition supplémentaires. Cette maison ne semblait pas avoir été abandonnée lors du Grand Exode Rural. Était-ce le logis du vieux fou qui avait vu un loup ? L’espoir envahit tout mon être ; cet homme pourrait me porter assistance ! À moins qu’il ne se montre hostile envers l’intrus que j’étais, qui violait son domicile et se servait de ses affaires sans vergogne…

Le grondement qui résonna dans mes entrailles me rappela à la réalité et je me dirigeai avec difficulté vers la rivière non loin.

Je ramassai au sol une longue branche à peu près droite et y fixai mon couteau à grand renfort de Paracorde. En quelques minutes seulement, mon harpon improvisé fut prêt à l’emploi, et je n’étais pas peu fier de ma création ! Mon grand-père m’avait appris à pêcher à la lance, et si cela semblait simple dans mes souvenirs, il n’en était rien. Pour commencer, je dus attendre un long moment ne serait-ce que pour apercevoir un poisson. Ensuite, j’avais beau me rappeler que la réfraction de l’eau déformait ma perception de l’animal, je manquai systématiquement mon coup. L’épuisement et la bronchite n’aidaient guère, il fallait dire… Je fus vite à bout de souffle, et toujours sans poisson ! Je décidai donc de changer de tactique. Pieds nus, je rentrai dans l’eau glacée pour y laisser

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41 glisser mes mains, attendant patiemment de sentir un poisson frétiller entre mes doigts. La tâche fut ardue, et plus d’une carpe s’enfuit à travers le courant, goguenarde. Je me sentais ridicule mais oubliai bien vite ce sentiment lorsque je finis tant bien que mal par sortir de l’eau une prise frétillante.

Immédiatement, le louveteau se précipita sur le poisson, que je repris in extremis. « Non ! lui dis-je en pointant un index vers lui. Moi d’abord. Toi ensuite. » En réponse, il montra les crocs et grogna. Il fallait que je pose des barrières immédiatement, que je m’affirme comme le mâle alpha de la meute. Aussi, je lui pinçai l’oreille avec un « psst ! » jusqu’à ce qu’il se calme. En vain. Aveuglé par la faim comme il l’était, il me mordit la main et secoua la tête en grondant. Face à son regard farouche et à ses crocs hostiles, je fus tétanisé. Mais si je montrais le moindre signe de faiblesse, il prendrait le dessus et je ne pourrais jamais totalement l’apprivoiser. Rassemblant tout mon courage, je lui mordis l’oreille presque jusqu’au sang et le frappai au museau.

Immédiatement, il se retira en couinant et se recroquevilla au sol devant le poing que je levais. Histoire de faire passer le message, je pris le temps de vider l’animal et de le faire cuire au-dessus d’un bon feu de bois, malgré ma furieuse envie de mordre sans plus attendre les chairs nourrissantes. L’adage qui dit que l’appétit est le meilleur des condiments est bien vrai ; ce fut le repas le plus succulent de toute ma vie et j’en dévorai jusqu’à la dernière miette, moi qui étais végétarien ! Le regard que me lançait le pauvre

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louveteau affamé me brisa le cœur, mais il était indispensable que je ne cède pas. Lorsque j’eus terminé mon repas, je lui donnai les restes (que j’avais volontairement laissé en généreuse quantité.) Il se jeta sur le poisson et le dévora en quelques secondes. Il ne broncha pas tandis que je lui grattais la tête, et vint même se frotter à moi une fois rassasié.

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Chapitre sixième

Me sentant toujours faible, je passai les jours suivants à reprendre petit à petit mes forces en attendant que l’occupant de cette cabane finisse par rentrer. Dehors, j’avais disposé des cailloux de manière à former un « SOS » géant, dans le cas où l’on enverrait un Autocoptère à ma recherche. Tout ce que j’avais à faire, c’était de tenir jusqu’à l’arrivée des secours. Tenir. Survivre.

Le loup et moi. « Il va falloir te trouver un nom, lui dis-je. » Pour toute réponse, le petit animal me regarda en penchant la tête sur le côté avec un petit bouif. « Voyons… Pourquoi pas Croc-Blanc ? Non, trop prévisible… Je sais ! Jack ! » Comme Jack London, auteur dudit Croc-Blanc. Le louveteau se redressa et vint poser sa tête sur mes genoux. « Le nom te plait, Jack ? lui demandai-je. » Je pris son attitude pour un oui et souris en le grattant derrière les oreilles.

Je restai donc à pêcher quotidiennement aussi longtemps que mon état de santé me le permettait, et je m’améliorais petit à petit. Mais la pêche est un art très aléatoire, et, si lors d’un bon jour je ramenais plusieurs poissons, je pouvais aussi bien faire chou blanc le lendemain. Il me fallait parfois sauter un repas ou deux (surtout avec une gueule supplémentaire à nourrir) mais je me débrouillais avec du sirop d’érable ou de bouleau et me

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concoctais des infusions d’aiguilles de sapin pour faire le plein de vitamines. Maintenant que j’avais un abri à disposition, je pouvais prendre le temps de récolter correctement la sève des arbres en y pratiquant une entaille en V sous laquelle je plaçais une feuille morte qui guiderait le précieux liquide jusqu’à une casserole. J’en profitai pour couper du bois et me constituer une confortable réserve de bûches et, lorsque la pêche avait été bonne, je passais de longues heures à la recherche de ganodermes à faire infuser pour combattre la bronchite. J’avais également utilisé quelques peaux d’orignaux et un nécessaire à couture pour me confectionner tant bien que mal (je n’ai, à vrai dire, aucune aptitude en ce domaine) une surcouche de vêtements pour me préserver du froid. Avec les peaux de lapin, je me confectionnai de grossières moufles et rembourrai mes bottes.

Mais plus les jours passaient et plus je me rendais compte que Jack ne pourrait pas tenir ainsi. Si je voulais qu’il survive, il me fallait mettre la main sur de la viande. Je repris mon atelier couture et me fabriquai assez grossièrement une ample besace et un sac de couchage rudimentaire à partir des peaux d’orignaux.

Ensuite, je créais de la même manière une gourde en peau de lapin.

Enfin, j’empoignai le fusil et m’enfonçai dans la forêt, en prenant bien soin de mémoriser le chemin. Si en été les orignaux étaient assez faciles à trouver, puisqu’il suffisait de chercher à proximité des points d’eau, la tâche serait plus ardue en hiver, où l’animal errait à la recherche d’un peu de nourriture. Ce ne fut qu’après

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Le Dernier Loup

45 plusieurs heures de marche (à contrevent afin de ne pas me faire repérer) que je trouvai enfin une trace qui me redonna espoir ; l’écorce d’un jeune bouleau arrachée en une longue bande, signe qu’un orignal s’en était nourri. L’animal était peut-être déjà loin, mais au moins était-il passé par là. C’était déjà un début de piste.

Je fis renifler l’odeur à Jack, qui trotta sans hésitation dans une direction précise, le museau dans la neige. Je continuai donc à travers la forêt silencieuse jusqu’à ce que le soleil soit haut dans le ciel avant de décider d’une halte bien méritée. Ma respiration était sifflante, difficile, rauque. Je sentais mes forces m’abandonner petit à petit mais je ne pouvais pas faire demi-tour, pas sans avoir ramené quelque chose ! Après un repas constitué de poisson séché accompagné de sirop de bouleau, je repris la route, me levant avec difficulté. La marche dans la neige fut atroce ; je suais à grosse gouttes, peinais à inspirer le moindre brin d’air, et mes jambes semblaient aussi lourdes que du plomb. J’allais renoncer et faire demi-tour lorsque je remarquai soudain, Jack s’arrêta et se tapit ; à plusieurs dizaines de mètres se trouvait un petit groupe d’orignaux, qui ne m’avaient ni vu, ni senti ! Je les voyais farfouiller dans la neige à la recherche d’herbe, grignoter les jeunes pousses de bouleau, arracher l’écorce des arbres adultes. Ils n’étaient pas en très grande forme ; amaigris, le pelage terne…

Mais peu m’importait, tant qu’ils m’offraient plusieurs kilos de viande ! Je m’allongeai à plat-ventre et me recouvris de neige aussi discrètement que possible avant d’épauler mon fusil. De manière

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assez cocasse, Jack se coucha lui aussi, comme pour observer ce que j’allais faire. Le plan était simple : attendre que l’un des animaux s’approche de moi. Je n’avais jamais tiré au fusil, et avec cinq balles seulement, autant dire que je n’avais pas droit à l’erreur. Je voulais que ma cible soit aussi proche que possible, surtout vu mon état de fatigue. Même à plat ventre, coudes en terre, je sentais mes mains trembler, et ma vue n’était pas aussi nette que d’habitude.

Je me tins un long moment ainsi dans la neige, tout en priant pour que les orignaux ne s’éloignent pas de moi. Mais au bout d’un long moment, l’un des animaux finit par effectuer quelques pas dans ma direction ! J’étais tendu comme un câble, les dents serrées, la respiration bloquée, le doigt sur la détente… Je n’avais aucune idée de comment viser avec ce fusil, mais je supposai qu’il fallait aligner la petite pointe au bout du canon avec l’encoche qui se trouvait devant la culasse. Après un long moment à se promener à droite à gauche, l’orignal fut à portée de tir, du moins en jugeai-je ainsi. Je fermai un œil, raffermis ma poigne sur le fusil et préparai mon index à faire feu.

La détonation résonna à travers toute la forêt au moment même où une gerbe de neige s’élevait dans les airs. Jack sursauta avec un glapissement. L’orignal détala, terrorisé, immédiatement suivi de ses congénères. Bon sang, comment avais-je pu manquer un tel tir ? Je me relevai aussitôt et partis à la poursuite de ma proie mais peine perdue ; déjà, le cataclop cataclop des sabots

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