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— Vous devez vraiment aimer les animaux, pour venir tous les jours depuis trois mois, sourit la corpulente guichetière.

— Oui, quelque chose comme ça, répondis-je en un souffle.

— Eh bien, bonne visite, monsieur !

Je pris le ticket avec un remerciement et traversai les allées du zoo citadin sous les cris des différents animaux. Les enclos étaient remplis exclusivement d’espèces protégées, que l’on enfermait au nom de la conservation. J’atteignis finalement le bout de l’allée centrale. Un panneau marqué « NOUVEAU : Canis lupus » était fièrement exhibé au-dessus de la minuscule cage.

Le loup tournait en rond, au milieu de l’agitation de la foule. Où qu’il aille se coucher, il était constamment harcelé par des enfants qui hurlaient, l’appelaient, lui jetaient des graviers, le tout sous le regard bienveillant de leurs parents. « Ouste ! leur criai-je. Dégagez ! C’est un être vivant, pas un jouet ! » Aux commentaires outrés des parents, je répondis : « Vous aussi, tirez-vous ! Allez éduquer vos mômes ! » Et ils s’en furent en grommelant. Une fois seul, je m’approchai autant que possible de la cage. Jack vint passer son museau entre les barreaux d’acier et je pus l’effleurer du bout des doigts. Mon pauvre ami, que

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t’avaient-ils fait ? Que t’avais-je fait ? Combien j’avais été idiot de t’arracher à ton habitat naturel ! Combien j’avais été naïf ! Au moment où je sentis une larme rouler entre mes dents serrées, Jack me lécha les doigts comme pour dire « tout va bien, ne t’inquiète pas. »

L’après-midi touchait à sa fin lorsque je me levai. Malgré mon envie de rester là en compagnie du dernier loup, il me fallait gagner ma maigre pitance. « Je dois y aller, dis-je en passant une manche sur mon visage. » Il m’adressa un regard profond et plein d’affection. Je tournai les talons et m’enfuis à grands pas.

* * *

« Paul, c’est quoi ces conneries ? La 18 a commandé un steak saignant, pas à point. Saignant, tu sais ce que ça veut dire ou t’es trop con pour ça ? Apporte la bonne commande au client et excuse-toi ! Ma parole, les vieux débris inutiles comme toi, on devrait les coller en maison de retraite histoire qu’ils fassent chier personne… » C’est avec sourire et excuses que je portai la commande à la table 18, qui m’offrit pour toute réponse un grognement impatient. Derrière moi, j’entendais mes collègues ricaner, critiquer mon inaptitude au travail à la chaîne, me donner de nombreux surnoms parmi lesquels « vieux con » n’était pas le moins flatteur. Ils prenaient la peine de parler à voix suffisamment

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83 basse pour se donner des airs de discrétion, mais suffisamment haute pour que je les entende par-dessus le brouhaha ambiant.

Lorsque vint l’heure de la pause, tous les employés se vissèrent devant l’holoscreen de la salle de repos, avalant un repas rapide réchauffé au micro-ondes. La chaîne Info République tournait en boucle, annonçant les nouvelles sans interruption ; hausse du chômage, nouvelle catastrophe écologique, meurtres, guerres dans tel ou tel coin du monde, hors de la Mégalopole…

— … des réfugiés climatiques auraient battu et violé une jeune femme qui leur venait en aide, a-t-on appris de source policière. En représailles, des individus cagoulés ont poignardé trois jeunes migrants, causant des heurts entre…

— Putain, c’est des animaux, ces gens, marmonna l’un de mes collègues.

— Des fois, acquiesça un autre, je me dis qu’il faudrait rouvrir les camps d’extermination, comme au XXème siècle…

Sans un mot, je quittai la pièce et composai le numéro d’Alexis. Il devait être rentré du lycée, à cette heure-ci. Après quelques sonneries, mon ado de fils se matérialisa.

— Ouais ?

— Hey mon grand ! Comment ça va ?

— Bien.

Silence. Il regardait droit devant lui, concentré.

— Tu fais quoi de beau, dis-moi ?

— Rien. Je joue à Overkill.

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— C’est ton nouveau jeu de tir ?

— Ouais.

Silence, entrecoupé du bruit étouffé de coups de feu.

Alexis bougeait la tête de droite à gauche comme pour accompagner les mouvements de son personnage.

— Ça te dirait qu’on se voie, prochainement ? Holociné, café, promenade au parc, c’est toi qui me dis !

— Je sais pas. J’ai pas mal de devoirs, à l’école.

— J’ai acheté la dernière Holostation. Le vendeur m’a dit qu’elle était vraiment super.

— Je sais. C’est celle que j’ai.

— On pourra y jouer si tu veux. J’ai pris des jeux de combats, de tir, de course…

Je tentai un sourire plein d’espoir, mais pas sûr qu’il le remarquât.

— Ouais, si tu veux, ouais.

— Tu voudrais venir quand ?

— Je sais pas, je te dirai. Je dois y aller, maman m’appelle.

— Pas de problème, faisons ça. À plus tard mon grand !

* * *

Seul chez moi, je zappais en boucle parmi les quatre-cent-quarante chaînes sans rien trouver d’intéressant. J’aurais voulu

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85 voir Frank, mais il était au travail ; entre son emploi du temps et le mien, pas facile de se trouver un moment. Mon regard tomba sur le numéro d’Info-Sciences du mois de juillet où figurait mon visage ainsi que le museau de Jack. En sous-titre, on pouvait lire :

« Révolutionnaire ! Le professeur Progeais ramène un spécimen de loup ! » Mais à part un article, une poignée de mains et des congratulations, rien de concret n’avait eu lieu. Le dernier loup croupissait au fond d’une cage, dans le zoo d’une ville polluée à laquelle il n’appartenait pas. Et c’était moi qui l’avais trahi. Je détournai le regard et aperçus l’holophone posé sur la table. Aucun appel, aucun message de la part d’Alexis depuis des semaines. Je me remis à zapper en soupirant. Comment en étais-je arrivé là ? Était-ce cela, la vie ? Passer quarante-cinq heures par semaine avec pour manager un gamin deux fois plus jeune que moi qui me rabrouait constamment ? « Paul, criait-il, va falloir travailler plus vite, si tu veux garder ton poste ! Paul, va sortir les poubelles ! Paul, nettoie-moi ça ! » Et moi, qui gardais le silence, par peur de perdre ce job qui suffisait à peine à régler le loyer hors de prix de mon minuscule studio et les factures astronomiques qui allaient avec ? Consommer des conserves de synthétique plus proche du poison que de la réelle nourriture, la faute au prix exorbitant du naturel ? Quelle vaste blague. C’est amusant ; j’avais pensé à la vie citadine tous les jours, lors de mon exil forcé. Je m’en étais langui. J’en avais rêvé. Mon seul but était de quitter cette maudite forêt qui voulait ma mort, de laisser derrière moi cet

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environnement hostile au profit du confort de la modernité. Le confort de la modernité… Cette notion m’arracha un sourire sinistre. Quelle vaste blague. À l’instar de Jack, j’étais enfermé dans une cage sans issue. Était-ce là le prix de la « sécurité » ? Notre république se targuait de nous offrir la liberté. Mais quelle liberté, au juste ? Celle de choisir le nom du tyran qui nous exploitera pour les années à venir ? Celle de travailler, de consommer, de fermer sa gueule ? Voilà qui devrait être notre devise : Travaille, consomme, ferme ta gueule.

J’étais tout à ces considérations lorsque sonna l’alarme programmée. L’heure de se rendre au Burger Hut pour une nouvelle soirée palpitante… Pourtant, je ne me levai pas du canapé. J’en avais assez de faire le choix « raisonnable. « J’en avais assez de me répéter combien j’étais chanceux d’avoir un emploi stable, quand bien même ledit emploi tenait plus de l’esclavage. J’en avais assez de me donner des excuses pour ne pas agir, de tout accepter par peur de perdre le petit confort que m’apportait la société. Qu’avais-je besoin d’holoscreen géant, d’holophone dernier cri, d’Autopriv de sport, d’appareils toujours plus gadgets les uns que les autres, alors que j’avais très bien vécu dans une simple cabane de bois avec le strict minimum ? Je n’avais jamais été plus heureux, plus accompli, plus vivant que dans les bois, luttant pour ma survie. Ma vie n’avait jamais eu autant de sens. Aussi, je sus exactement quoi répondre lorsque l’holophone

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87 sonna et que l’hologramme furieux de mon manager se matérialisa.

— Paul, tu fous quoi ? Ton service a commencé il y a un quart d’heure ! Ça y est, t’as chopé Alzheimer ? Rapplique tout de suite, c’est le bordel ici, on dirait que tous ces connards se sont donnés le mot pour venir au même moment !

— Va te faire foutre, Jeff, lâchai-je le plus calmement du monde.

— Attends, t’as dit quoi, là ?

— Tu m’as parfaitement bien entendu. Va te faire foutre.

Et tu peux passer le message à tous les larbins qui te lèchent le cul : qu’ils aillent se faire foutre eux aussi.

— Paul, je te donne exactement dix minutes, tu m’entends, dix minutes pour…

L’hologramme disparut lorsque je raccrochai. Je savais ce qu’il me restait à faire. Je descendis dans la rue et appelai un Autocab. « À Blackburn, dis-je à l’automate. » Je laissai mon regard vagabonder sur les bâtiments, gris sous le ciel gris, sur les sans-abris réfugiés dans des ruelles, sur les embouteillages qui s’éloignaient petit à petit tandis que nous laissions Ottawa derrière nous. À la sortie de la ville, l’Autocab passa un premier point de contrôle, mais les officiers de police ne nous importunèrent que quelques minutes. Idem pour celui à l’entrée de Blackburn, quelques minutes plus tard.

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— Que venez-vous faire ici, monsieur… (coup d’œil à ma carte d’identité) Progeais ?

— Professeur. Mon ex-femme et mon fils habitent ici.

Il m’observa encore un instant avant de faire signe à l’automate d’y aller. Très rapidement, Alexis apparut en même temps que la jolie maison de banlieue. Il se trouvait dans la petite cour à jouer au basket avec Ben, son beau-père. Des éclats de rire ponctuaient les dribbles et les paniers. Lorsqu’Alison sortit sur le perron, une assiette débordant de crêpes en main, les garçons la rejoignirent à grands pas. Avant de disparaître dans la maison, Ben passa un bras affectueux sur l’épaule d’Alexis.

— Monsieur, vous êtes arrivé.

— Faites demi-tour, demandai-je à l’automate qui redémarra aussitôt.

Épilogue

Eh bien, il semblerait que mon récit s’achève ici. Autour de moi s’étend la Mégalopole et tout le stress, toute l’agitation, toute l’angoisse et toutes les injustices qu’apporte une civilisation à l’agonie. Mon esprit s’envole vers l’immensité sauvage, parsemée d’arbres centenaires, de lacs cristallins, de rivières mousseuses, d’animaux qui, par miracle, n’ont pas encore péri de la main de l’homme. Je n’ai besoin que d’une fraction de seconde pour me décider. Maintenant je le sais : ma place n’est pas ici, parmi mes semblables. Tout comme le loup, je suis une espèce indomptée, recluse, en voie d’extinction. Ma place n’est pas ici.

J’irai visiter le zoo pour la dernière fois. Je me cacherai quelque part et attendrai l’heure de la fermeture, puis j’irai libérer Jack. Je prendrai pour cela des outils, mais aussi mon couteau, car rien ni personne ne doit m’arrêter. Le temps que vous lisiez ces lignes, nous serons loin. Ne tentez pas de venir nous chercher. J’abattrai quiconque pénètrera dans ma forêt. Que mes proches me pardonnent, mais qu’ils soient aussi en paix. Je vais bien. Mieux que jamais, même. Alexis, sache que malgré notre éloignement, je t’aime et t’aimerai toujours. Deviens un homme fort et ne laisse jamais personne te dire comment vivre ta vie. Alison, je sais que je n’ai pas été le meilleur des époux. Puisses-tu trouver la force de

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me pardonner. Non pour moi, mais pour toi-même. Frank, mon vieux, merci de tout ce que tu as fait pour moi. Calmement, je rassemble mes affaires. Vérifie la solidité de mon arc. Pour moi, l’aventure ne fait que commencer. Dans quelques instants, je refermerai cet holocomp, définitivement. Je n’en ai plus besoin, désormais.

Je suis libre.

Quelques

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