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Je me retrouvai dans un blizzard de tous les diables. La température avait drastiquement chuté, sans compter la morsure glaciale du vent. Je n’avais jamais connu un tel froid. « Froid » est même un mot bien trop faible pour décrire cette sensation pénétrante et tétanisante. Je n’y voyais pas à deux pas devant moi, et je n’entendais que le hurlement du blizzard dans mes oreilles. À mesure que j’avançais, les silhouettes des conifères secoués par la tempête se matérialisaient devant moi. Je ne sentais déjà plus ni mes mains ni mes pieds, et pourtant les engelures représentaient le dernier de mes soucis ; je m’inquiétais bien plus de tomber en hypothermie, ce qui revenait à une sentence de mort. Je courus dans le blizzard sans me soucier de la direction. Mon regard volait d’arbre en arbre, de rocher en rocher, lorsque soudain, je trouvai un grand trou au pied d’un érable déraciné. Frénétiquement, je creusai sous l’arbre à l’aide de mon précieux couteau. Je n’avais rien d’autre sur moi, la totalité de mon matériel étant resté dans le drone. Mais la terre gelée se montrait dure comme de la pierre, et avec mes doigts gourds, je n’arrêtais pas de lâcher mon précieux outil ! Je détachai avec force tremblements la Paracorde enroulée autour du manche et l’utilisai pour fixer le couteau à ma main, serrant le nœud avec mes dents. Au moins ma prise serait-elle sure.

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Malgré tout, la tâche fut aussi longue qu’ardue, et je crus m’évanouir à plusieurs reprises. Je ne sentais presque plus mon corps et pire : la sueur causée par cet effort précipité achevait de diminuer ma température corporelle. Je voyais déjà ma dernière heure approcher. Cachée derrière les arbres, la Mort observait en ricanant ma pathétique tentative de survie. Pourquoi lutter ? Pourquoi prolonger cette inutile souffrance alors qu’il serait tellement plus facile de tomber face contre terre dans un sommeil éternel, apaisant, salvateur ? Je ne sais combien de temps je passai ainsi dans le blizzard. Une heure ? Deux ? Toujours est-il qu’au moment-même où je rampai dans ma tanière, le froid devint plus supportable et je restai un long moment recroquevillé, le corps entier agité de spasmes incontrôlables.

* * *

La tempête dura deux jours de plus. Deux jours durant lesquels je n’osai pas risquer de réitérer mon expérience de mort imminente dans le blizzard. Deux jours durant lesquels je n’eus rien à manger. Mais le pire était la soif. Espérant ne pas m’intoxiquer, je fis fondre entre mes mains un peu de neige et la bus avidement. Le reste du temps, lorsque je ne dormais pas, je restais aussi immobile que possible afin d’économiser mon énergie. L’état quasi comateux dans lequel je me trouvai eut au moins l’avantage de faire passer le temps plus vite, tout en laissant

Le Dernier Loup

25 mon corps au repos. Durant cette attente, mes pensées allaient vers mes proches. En premier lieu mon ado de fils, Alexis. Dire que je ne l’avais que brièvement eu à l’holophone avant de partir… « Ok, avait-il simplement répondu lorsque je lui avais annoncé l’imminence de mon départ. » Que ressentirait-il en apprenant la disparition de son vieux père ? De la peine ? De l’agacement ? De l’indifférence ? Bien que cette pensée me meurtrît le cœur, peut-être valait-il mieux qu’il ne ressente rien. Cela lui éviterait de souffrir. L’inquiétude, l’angoisse de ne pas savoir, et puis le déchirement lorsqu’enfin la réponse tombe et que l’espoir disparait… Ma mère serait probablement dans cet état-là, si jamais la nouvelle ne l’avait pas foudroyée sur place. Après son mari, son fils unique… Je doutais qu’elle ait la force de surmonter une telle épreuve. Et ce bon vieux Frank, mon éditeur et meilleur ami qui était si heureux que je monte enfin cette expédition, lui aussi serait dévasté. Le connaissant, il s’en voudrait de m’avoir encouragé à partir. Enfin, ma disparition ferait au moins une heureuse : Alison, mon ex-femme. Elle entamerait probablement une petite danse de la joie pour fêter la nouvelle. Cette pensée me fit sourire malgré la situation.

Le troisième jour, tout mon instinct me hurlait de rester à l’abri mais, poussé par la faim, je m’aventurai dehors. Une longue branche que je plantai devant mon abri de fortune constituerait un repère. Dehors, je n’entendais que la sinistre complainte du vent et ne voyais que la valse nerveuse des lourds flocons. Je me jurai

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de ne pas trop m’éloigner de l’abri, afin d’y revenir aussi rapidement que possible en cas de besoin. À mesure que j’avançais, les arbres apparaissaient et disparaissaient à quelques mètres seulement devant moi ; tout se ressemblait, j’étais comme perdu dans un océan de neige plantée de quelques troncs ! À travers le hurlement du vent, j’entendis un crac et une énorme branche tomba au sol à quelques centimètres de moi seulement. Je ne sentais plus mon visage, mes mains ni mes pied, j’avais du mal à garder les yeux ouverts ou à simplement avancer, et tout ceci après quelques mètres seulement ! Je trouvai non loin un bouleau, dont j’arrachai l’écorce à l’aide de mon couteau. Quand j’étais petit, mon grand-père m’emmenait souvent en promenade avec lui, bien avant la Crise Écologique. Comme je l’ai déjà mentionné, il était natif des Premières Nations et il aimait donner au petit citadin que j’étais des astuces sur comment vivre dans la Nature.

Je pense qu’il regrettait que ma mère soit partie pour la Mégalopole avec un occidental, et plus encore que son petit-fils ne soit pas élevé selon la tradition. Et l’une des choses qu’il m’avait apprises, c’était que l’écorce de certains arbres était comestible ! J’en mâchais donc un généreux morceau avant de me souvenir d’un détail, et de recracher le tout avec un pouah ! C’était l’écorce interne, qui était comestible ! Quel idiot… Aussitôt, je creusai encore un peu plus le bouleau et en récoltai le cambium salvateur.

Si ma faim était loin d’être apaisée, je décidai malgré tout de retourner dans mon abri, gelé comme je l’étais. Mais où

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27 il ? J’étais persuadé qu’en marchant dans cette direction… Mais non, rien d’autre que le blanc neigeux ne s’offrait à moi. J’avais dû faire un pas dans le mauvais sens ! Pris de panique, j’accélérai le rythme autant que possible ; je ne me sentais pas la force de passer encore une heure ou deux épuisé, affamé, gelé, à construire un nouvel abri en plein blizzard ! Un sanglot incontrôlé s’empara de moi tandis que je sentais la mort approcher. Je revins sur mes pas ; partis dans une autre direction ; non, pas la bonne ! Je fis volte-face, tournai à gauche, à droite, en rond… Comment s’orienter dans une forêt lorsqu’un arbre ressemble à un autre et que l’on n’y voit pas à dix mètres ?

Soudain, je repérai la branche que j’avais plantée dans la neige ! Mon abri se trouvait à quelques mètres de moi seulement, et j’avais bien failli le manquer ! Je m’y engouffrai en un plongeon et m’étalai au sol, immobile, épuisé, congelé.

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