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Je me réveillai après un sommeil de dix ans, ou du moins était-ce là l’impression que j’avais. À peine m’étais-je redressé qu’une violente quinte de toux s’empara de moi jusqu’à ce que je crache dans la cheminée un épais mucus. Je me sentais encore très faible, la tête me tournait, mais au moins je n’étais plus gelé ; le feu n’était plus qu’un tas de braises tièdes et la température était agréable, même si la fenêtre brisée et le toit abîmé laissaient entrer un courant d’air glacé. Une fois tous mes sens recouvrés, la première chose qui me frappa fut l’odeur. Et pour cause : dans un coin de la pièce unique étaient étendus au sol des peaux et des boyaux en train de sécher ! Principalement d’orignaux et de lapins, d’après ce que j’en voyais. Dans un autre coin se trouvait un établi garni de nombreux outils ; hache, hachette, pierre à aiguiser, scie, marteau, tournevis… Du matériel de toute sorte était rangé sur des étagères : morceaux de cuir, de bois, de métal, de tissus…

L’ancien occupant de ces lieux disposait de tout le nécessaire pour bricoler à peu près n’importe quoi ! Lorsque je me relevai (avec difficulté), je fus agréablement surpris de constater que ma cheville ne me faisait presque plus souffrir ; encore un peu de repos et cette entorse ne serait plus qu’un mauvais souvenir. Je sentais toutefois des picotements dans les pieds, et après avoir

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39 retiré douloureusement mes chaussures, une inspection me révéla une nouvelle inquiétante : j’avais des engelures sur les orteils. Je pris une casserole suspendue sur le manteau de la cheminée et allai d’un pas tremblant à la rivière voisine pour y récolter un peu d’eau, que je fis chauffer à une température plutôt tiède avant d’y plonger les orteils. Ignorant les démangeaisons et l’insupportable douleur (signe que mes sensations revenaient et que la gelure guérissait), je fis bouillir dans une autre casserole le reste de l’eau en vue de la consommer une fois refroidie. Tandis que j’appréciai ce bain salvateur, mon regard tomba sur un petit miroir crasseux et je fus consterné de constater combien j’avais changé ; au lieu du visage auquel j’avais jusqu’ici fait face quotidiennement, c’était un être émacié, aux yeux rouges cernés d’un noir bleuté, à la peau gris pâle, à la barbe hirsute et au cheveu fou, qui me fixait d’un regard hagard.

Je me repris après quelques secondes et détournai les yeux pour découvrir le reste de la pièce. Contre un mur se trouvait une étagère emplie de livres. D’un œil distrait, je lus les titres écrits sur les tranches ; Walden ou la vie dans les bois de Thoreau, Robinson Crusoé de Defoe… Au moins ces ouvrages étaient-ils thématiques ! Mais la véritable surprise m’attendait lorsque j’inspectai plus minutieusement l’intérieur ; sous un lit confortable bien qu’abîmé, près de l’âtre, je trouvai… Un fusil ! Je saisis l’arme dans mes mains comme s’il se fût agit du Graal. J’en caressai le bois sombre, le métal froid, et posai la crosse contre

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mon épaule. Il s’agissait d’une véritable antiquité mais elle semblait parfaitement fonctionnelle. Lorsque j’ouvris la culasse, je découvris, ô joie, cinq balles chargées ! C’était peu, mais cela représentait un atout non négligeable pour ma survie. J’eus beau ensuite retourner toute la maison, je ne trouvai pas de munition supplémentaires. Cette maison ne semblait pas avoir été abandonnée lors du Grand Exode Rural. Était-ce le logis du vieux fou qui avait vu un loup ? L’espoir envahit tout mon être ; cet homme pourrait me porter assistance ! À moins qu’il ne se montre hostile envers l’intrus que j’étais, qui violait son domicile et se servait de ses affaires sans vergogne…

Le grondement qui résonna dans mes entrailles me rappela à la réalité et je me dirigeai avec difficulté vers la rivière non loin.

Je ramassai au sol une longue branche à peu près droite et y fixai mon couteau à grand renfort de Paracorde. En quelques minutes seulement, mon harpon improvisé fut prêt à l’emploi, et je n’étais pas peu fier de ma création ! Mon grand-père m’avait appris à pêcher à la lance, et si cela semblait simple dans mes souvenirs, il n’en était rien. Pour commencer, je dus attendre un long moment ne serait-ce que pour apercevoir un poisson. Ensuite, j’avais beau me rappeler que la réfraction de l’eau déformait ma perception de l’animal, je manquai systématiquement mon coup. L’épuisement et la bronchite n’aidaient guère, il fallait dire… Je fus vite à bout de souffle, et toujours sans poisson ! Je décidai donc de changer de tactique. Pieds nus, je rentrai dans l’eau glacée pour y laisser

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41 glisser mes mains, attendant patiemment de sentir un poisson frétiller entre mes doigts. La tâche fut ardue, et plus d’une carpe s’enfuit à travers le courant, goguenarde. Je me sentais ridicule mais oubliai bien vite ce sentiment lorsque je finis tant bien que mal par sortir de l’eau une prise frétillante.

Immédiatement, le louveteau se précipita sur le poisson, que je repris in extremis. « Non ! lui dis-je en pointant un index vers lui. Moi d’abord. Toi ensuite. » En réponse, il montra les crocs et grogna. Il fallait que je pose des barrières immédiatement, que je m’affirme comme le mâle alpha de la meute. Aussi, je lui pinçai l’oreille avec un « psst ! » jusqu’à ce qu’il se calme. En vain. Aveuglé par la faim comme il l’était, il me mordit la main et secoua la tête en grondant. Face à son regard farouche et à ses crocs hostiles, je fus tétanisé. Mais si je montrais le moindre signe de faiblesse, il prendrait le dessus et je ne pourrais jamais totalement l’apprivoiser. Rassemblant tout mon courage, je lui mordis l’oreille presque jusqu’au sang et le frappai au museau.

Immédiatement, il se retira en couinant et se recroquevilla au sol devant le poing que je levais. Histoire de faire passer le message, je pris le temps de vider l’animal et de le faire cuire au-dessus d’un bon feu de bois, malgré ma furieuse envie de mordre sans plus attendre les chairs nourrissantes. L’adage qui dit que l’appétit est le meilleur des condiments est bien vrai ; ce fut le repas le plus succulent de toute ma vie et j’en dévorai jusqu’à la dernière miette, moi qui étais végétarien ! Le regard que me lançait le pauvre

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louveteau affamé me brisa le cœur, mais il était indispensable que je ne cède pas. Lorsque j’eus terminé mon repas, je lui donnai les restes (que j’avais volontairement laissé en généreuse quantité.) Il se jeta sur le poisson et le dévora en quelques secondes. Il ne broncha pas tandis que je lui grattais la tête, et vint même se frotter à moi une fois rassasié.

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