• Aucun résultat trouvé

Me sentant toujours faible, je passai les jours suivants à reprendre petit à petit mes forces en attendant que l’occupant de cette cabane finisse par rentrer. Dehors, j’avais disposé des cailloux de manière à former un « SOS » géant, dans le cas où l’on enverrait un Autocoptère à ma recherche. Tout ce que j’avais à faire, c’était de tenir jusqu’à l’arrivée des secours. Tenir. Survivre.

Le loup et moi. « Il va falloir te trouver un nom, lui dis-je. » Pour toute réponse, le petit animal me regarda en penchant la tête sur le côté avec un petit bouif. « Voyons… Pourquoi pas Croc-Blanc ? Non, trop prévisible… Je sais ! Jack ! » Comme Jack London, auteur dudit Croc-Blanc. Le louveteau se redressa et vint poser sa tête sur mes genoux. « Le nom te plait, Jack ? lui demandai-je. » Je pris son attitude pour un oui et souris en le grattant derrière les oreilles.

Je restai donc à pêcher quotidiennement aussi longtemps que mon état de santé me le permettait, et je m’améliorais petit à petit. Mais la pêche est un art très aléatoire, et, si lors d’un bon jour je ramenais plusieurs poissons, je pouvais aussi bien faire chou blanc le lendemain. Il me fallait parfois sauter un repas ou deux (surtout avec une gueule supplémentaire à nourrir) mais je me débrouillais avec du sirop d’érable ou de bouleau et me

44

concoctais des infusions d’aiguilles de sapin pour faire le plein de vitamines. Maintenant que j’avais un abri à disposition, je pouvais prendre le temps de récolter correctement la sève des arbres en y pratiquant une entaille en V sous laquelle je plaçais une feuille morte qui guiderait le précieux liquide jusqu’à une casserole. J’en profitai pour couper du bois et me constituer une confortable réserve de bûches et, lorsque la pêche avait été bonne, je passais de longues heures à la recherche de ganodermes à faire infuser pour combattre la bronchite. J’avais également utilisé quelques peaux d’orignaux et un nécessaire à couture pour me confectionner tant bien que mal (je n’ai, à vrai dire, aucune aptitude en ce domaine) une surcouche de vêtements pour me préserver du froid. Avec les peaux de lapin, je me confectionnai de grossières moufles et rembourrai mes bottes.

Mais plus les jours passaient et plus je me rendais compte que Jack ne pourrait pas tenir ainsi. Si je voulais qu’il survive, il me fallait mettre la main sur de la viande. Je repris mon atelier couture et me fabriquai assez grossièrement une ample besace et un sac de couchage rudimentaire à partir des peaux d’orignaux.

Ensuite, je créais de la même manière une gourde en peau de lapin.

Enfin, j’empoignai le fusil et m’enfonçai dans la forêt, en prenant bien soin de mémoriser le chemin. Si en été les orignaux étaient assez faciles à trouver, puisqu’il suffisait de chercher à proximité des points d’eau, la tâche serait plus ardue en hiver, où l’animal errait à la recherche d’un peu de nourriture. Ce ne fut qu’après

Le Dernier Loup

45 plusieurs heures de marche (à contrevent afin de ne pas me faire repérer) que je trouvai enfin une trace qui me redonna espoir ; l’écorce d’un jeune bouleau arrachée en une longue bande, signe qu’un orignal s’en était nourri. L’animal était peut-être déjà loin, mais au moins était-il passé par là. C’était déjà un début de piste.

Je fis renifler l’odeur à Jack, qui trotta sans hésitation dans une direction précise, le museau dans la neige. Je continuai donc à travers la forêt silencieuse jusqu’à ce que le soleil soit haut dans le ciel avant de décider d’une halte bien méritée. Ma respiration était sifflante, difficile, rauque. Je sentais mes forces m’abandonner petit à petit mais je ne pouvais pas faire demi-tour, pas sans avoir ramené quelque chose ! Après un repas constitué de poisson séché accompagné de sirop de bouleau, je repris la route, me levant avec difficulté. La marche dans la neige fut atroce ; je suais à grosse gouttes, peinais à inspirer le moindre brin d’air, et mes jambes semblaient aussi lourdes que du plomb. J’allais renoncer et faire demi-tour lorsque je remarquai soudain, Jack s’arrêta et se tapit ; à plusieurs dizaines de mètres se trouvait un petit groupe d’orignaux, qui ne m’avaient ni vu, ni senti ! Je les voyais farfouiller dans la neige à la recherche d’herbe, grignoter les jeunes pousses de bouleau, arracher l’écorce des arbres adultes. Ils n’étaient pas en très grande forme ; amaigris, le pelage terne…

Mais peu m’importait, tant qu’ils m’offraient plusieurs kilos de viande ! Je m’allongeai à plat-ventre et me recouvris de neige aussi discrètement que possible avant d’épauler mon fusil. De manière

46

assez cocasse, Jack se coucha lui aussi, comme pour observer ce que j’allais faire. Le plan était simple : attendre que l’un des animaux s’approche de moi. Je n’avais jamais tiré au fusil, et avec cinq balles seulement, autant dire que je n’avais pas droit à l’erreur. Je voulais que ma cible soit aussi proche que possible, surtout vu mon état de fatigue. Même à plat ventre, coudes en terre, je sentais mes mains trembler, et ma vue n’était pas aussi nette que d’habitude.

Je me tins un long moment ainsi dans la neige, tout en priant pour que les orignaux ne s’éloignent pas de moi. Mais au bout d’un long moment, l’un des animaux finit par effectuer quelques pas dans ma direction ! J’étais tendu comme un câble, les dents serrées, la respiration bloquée, le doigt sur la détente… Je n’avais aucune idée de comment viser avec ce fusil, mais je supposai qu’il fallait aligner la petite pointe au bout du canon avec l’encoche qui se trouvait devant la culasse. Après un long moment à se promener à droite à gauche, l’orignal fut à portée de tir, du moins en jugeai-je ainsi. Je fermai un œil, raffermis ma poigne sur le fusil et préparai mon index à faire feu.

La détonation résonna à travers toute la forêt au moment même où une gerbe de neige s’élevait dans les airs. Jack sursauta avec un glapissement. L’orignal détala, terrorisé, immédiatement suivi de ses congénères. Bon sang, comment avais-je pu manquer un tel tir ? Je me relevai aussitôt et partis à la poursuite de ma proie mais peine perdue ; déjà, le cataclop cataclop des sabots

Le Dernier Loup

47 s’estompait, loin dans la forêt. Ma seule chance était alors de suivre les orignaux à la trace, ce qui ne fut pas très difficile, avec l’odorat de Jack. Et puis, les profondes empreintes étaient bien visibles dans la neige. Mais qu’est-ce que ce fut long… Je ne sais combien de temps je suivis ainsi les traces de sabot à travers la forêt. De plus, les bêtes s’étaient enfuies dans le sens du vent, ce qui leur permettrait de me sentir arriver de loin, si jamais je parvenais à les retrouver. Et j’y parvins. Bien des kilomètres plus tard, à bout de souffle, presque au coucher du soleil. Les trois orignaux se trouvaient dans une clairière, visiblement rassurés après leur longue course, mais je n’osais m’approcher à cause du vent. À la place, je choisis de faire tout le tour de la zone, bien à couvert des arbres, afin de me retrouver dans le sens contraire de la brise. Je progressai lentement dans la neige, le plus silencieusement possible, sans détacher les yeux de mes proies.

C’est plusieurs dizaines de minutes plus tard, je pense, que je me retrouvai de l’autre côté de la clairière. Les orignaux étaient toujours là, paisibles, dans l’immensité ivoirine. Le soir tombant projetait de longues ombres sous leurs pattes, et le silence ambiant, brisé seulement par leurs pas dans la neige, possédait quelque chose d’apaisant. L’espace d’un instant, je fus empli de sérénité à la vue d’un tel spectacle et eus envie de rester là, plongé en pleine contemplation de la Nature. Je m’en voulais de faire intrusion dans cet équilibre parfait, moi, l’Homme, le citadin, l’être dénaturé.

Mais l’instinct de survie fut plus fort encore. Je m’approchai alors

48

en rampant aussi près que possible des orignaux. Épaulai mon fusil. Attendis patiemment que l’un des nobles animaux s’approche.

Bang ! De nouveau, la détonation brisa la paix de ces lieux. Les orignaux s’enfuirent à toute vitesse, à l’exception d’un seul qui resta immobile un instant avant de plier les pattes antérieures pour s’écrouler de côté dans la neige. J’avais réussi ! J’étais un chasseur, désormais ! Un prédateur ! Un survivant ! Mais mon cœur se serra lorsque je remarquai, en m’approchant, que l’animal respirait encore. Si je devais tuer pour me nourrir, la souffrance inutile d’un animal ne m’apportait que du dégoût et du chagrin. Je devais y mettre un terme. « Pardonne-moi…

murmurai-je à son oreille alors que, les mains tremblantes, je lui plongeai mon couteau dans le cœur. » Du moins était-ce mon intention ; je sentis la pointe bloquer sur une côte et dus retourner la lame dans la plaie. Le cri d’agonie de l’orignal m’emplit d’horreur et c’est la vision brouillée par des larmes que je mis fin à son tourment après avoir dû insister un bien trop long moment.

Je restai à genoux dans la neige, le cœur battant, le souffle court, les mains tremblantes, jusqu’à ce qu’une chose me fasse soudain revenir à la réalité : la nuit tombait. Il était bien trop tard pour rentrer à la cabane, désormais. Il ne me restait plus qu’à construire un abri. Je recouvris la carcasse de neige pour masquer son odeur, ô combien alléchante pour les prédateurs comme pour les charognards, puis m’occupai de creuser dans la neige. Fort

Le Dernier Loup

49 heureusement, j’avais emporté avec moi une pelle trouvée dans la cabane, ce qui me facilita grandement la tâche. Devant mon petit abri, je découpai un large morceau de viande et le cuisis au-dessus d’un petit feu de camp. Qu’il était bon de changer un peu de l’écorce et du poisson ! Pour la première fois depuis longtemps, je me sentis parfaitement rassasié, et il semblait en aller de même pour Jack. J’allai me coucher lorsque je découvris un ciel étoilé comme je n’en avais encore jamais vu. Je n’avais rien remarqué, absorbé comme je l’étais par mon feu et ma pitance. L’espace d’un instant, je m’arrêtai, submergé par cette écrasante beauté malgré la situation, et réalisai alors qu’à la Mégalopole, les étoiles étaient en permanence voilées par la lumière et la pollution. Personne n’admirerait jamais un tel spectacle, ni Alexis, ni ma mère, ni Frank, et cette pensée m’attrista quelque peu.

* * *

À peine levé, je passai une bonne partie de la matinée à découper consciencieusement la carcasse de l’orignal tandis que Jack se régalait. J’emportai dans ma besace autant de viande que possible, mais aussi la peau, les boyaux et quelques os. Je n’avais aucune compétence en la matière, et j’avoue que l’ouvrage me donna plus d’une fois la nausée. Et encore, heureusement que le gel empêchait l’odeur de trop embaumer ! Sur le chemin du retour, mon sac pesait un âne mort (ou plutôt un orignal mort ?), peut-être

50

cinquante ou soixante kilos, mais je refusai de jeter le moindre bout de viande. J’avais besoin de tout ce contenu ! Pour couronner le tout, une brume matinale flottait entre les arbres, réduisant mon champ de vision. Je m’orientais grâce à la faible lueur qui perçait la purée de pois, tout en espérant ne pas faire fausse route. Mais après quelques heures de marche seulement, mes épaules et mon dos me faisaient souffrir le martyre. J’étais hors d’haleine, et je me sentais faible comme si j’avais marché une journée entière. Je décidai donc de faire une pause et laissai tomber mon énorme sac avec un soupir de soulagement. Au-dessus d’un petit feu, je me fis une nouvelle infusion de ganoderme, avec l’espoir d’atténuer un peu ma bronchite. À mes pieds, Jack remuait la queue en se roulant dans la neige, visiblement heureux de cette promenade.

La suite du trajet fut une torture, même si la brume s’était dissipée en fin de matinée. Fort heureusement, je n’avais que peu dévié de mon chemin ; je reconnaissais à peu près les lieux, et j’étais sûr d’être dans la bonne direction, même s’il me fallait me rediriger un peu vers l’ouest. Nouvelle pause, aussi bien pour déjeuner que pour me reposer encore, et me voilà reparti. Le bon gros morceau de viande m’avait redonné quelques forces, mais mon épaule droite était dure comme de la pierre. La raideur se répandait dans tout le dos et dans la nuque, me refilant un horrible mal de crâne. Je marchais si lentement que le crépuscule poignit alors que j’étais à peine à plus de mi-chemin. Je mis donc à profit les dernières heures de jour et mes dernières forces pour creuser

Le Dernier Loup

51 mon abri, préparer un bon morceau de viande, faire fondre un peu de neige (ma gourde étant vide) et allai m’écrouler dans mon sac de couchage, épuisé. Jack vint se coucher contre moi, ajoutant une source de chaleur bienvenue.

Je mis une journée de plus à rentrer. Une journée à souffrir, à progresser péniblement dans la neige, à faire des pauses toutes les deux heures tant la fatigue était intense. J’étais justement assis sur un arbre déraciné, occupé à reprendre mon souffle, lorsque je vis ; plus loin, dans la neige, se trouvait ce qui ressemblait à… Une silhouette humaine ! Assise, tout comme moi, contre un arbre ! Immédiatement je me levai pour courir en hélant l’homme. Enfin un contact humain ! Enfin quelqu’un à qui parler ! Quelqu’un qui pourrait m’aider ! Oh, comme j’étais extatique, en cet instant ! Comme j’étais…

Déçu. Abattu. Dépité. Car l’homme, découvris-je, n’était plus qu’un cadavre à demi dévoré par les charognards. Vu les peaux et les fourrures qu’il portait sur lui, je le soupçonnais d’être le propriétaire de ma maison. Et puis de toute façon, qui d’autre se serait aventuré seul ici ? Avec cette découverte disparaissait tout espoir que le vieux fou me porte assistance. Son tibia brisé ne laissait que peu de doute sur la cause de sa mort ; le pauvre bougre avait dû faire une mauvaise chute sur la colline avoisinante et mourir de froid à quelques kilomètres seulement de son abri, incapable de se déplacer. Difficile de dire à quand remontait son trépas. J’avais sous les yeux le sort que j’aurais pu partager, si je

52

n’avais pas eu de chance. Si je n’avais pas appris toutes sortes d’astuces grâce à mon grand-père. Si je n’avais pas trouvé la maison. Devais-je lui offrir la sépulture que méritait tout homme ? Cela me semblait la meilleure chose à faire, et pourtant, je ne pus m’y résoudre. Je ne me sentais pas de creuser des heures dans la terre gelée avec le risque qu’une nouvelle tempête éclate à tout moment. La dignité de cet homme valait-elle ma vie ? Et puis, quelque chose me disait qu’un vieux fou vivant seul dans la Nature hostile n’avait que faire d’une tombe que personne ne verrait. Je l’imaginais heureux de savoir que son corps constituait un repas pour les rares animaux qui existaient encore dans cette région.

Ainsi va le cycle de la vie. Après une minute à me recueillir près du cadavre, c’est avec une immense gratitude envers cet inconnu qui m’avait offert de quoi survivre que je repris la route.

Quel soulagement ce fut, de retrouver la silhouette de la maison contre le soleil couchant ! Je laissai tomber ma besace au sol et m’écroulai sur le lit, la respiration saccadée. Dès que j’eus récupéré un minimum, j’enveloppai la viande dans un morceau de tissu et l’enfouis précieusement dans la neige devant mon habitation. Au moins le froid ambiant me servirait-il de congélateur naturel ! Maintenant que je disposais d’une confortable réserve de viande, je décidai de réparer le toit ainsi que la fenêtre brisée à l’aide de longues bandes d’écorce de bouleau.

Mon grand-père m’avait expliqué que ses ancêtres utilisaient ce matériau afin d’imperméabiliser leurs canoés. L’entreprise ne fut

Le Dernier Loup

53 pas très difficile ; je dus simplement faire quelques pauses afin de ménager mon souffle, toujours rauque à cause de la maladie, et très vite je pus constater les bénéfices de mon ouvrage. La température à l’intérieur avait augmenté de quelques degrés, et si cela ne semble pas faire une énorme différence dit ainsi, c’était pour moi une amélioration majeure côté confort. Home sweet home, comme on dit. J’étais le nouvel occupant de la maison, le nouveau vieux fou solitaire, le nouveau Walden du Grand Nord.

Documents relatifs