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J’avais décidé de ne plus attendre après les secours. Il était probable que les recherches aient déjà été abandonnées, de toute façon. Jack avait encore grandi ; il avait presque atteint sa taille adulte. Je me mis en route avec autant de matériel que possible sans toutefois me surcharger. J’emportai donc le fusil, mon arc et ses cinq flèches, une pelle à neige, une hachette, mon couteau, mon sac de couchage artisanal, ma gourde, une casserole, une poêle, quelques morceaux de tissus et de bois, et un nécessaire à couture.

J’avais fait sécher la viande au-dessus du feu et l’avais presque réduite à l’état de poudre avant de la mélanger à de la graisse fondue, préparant là un approximatif pemmican, nourriture traditionnel des natifs. Ainsi, je pourrais transporter un joli stock de nourriture sans risque de la voir périmer, si jamais le gibier venait à manquer. L’idée d’affronter de nouveau la Nature hostile ne m’enchantait guère, mais c’était le prix à payer pour retrouver la civilisation. Retrouver les miens. M’assurer que le loup ne disparaisse pas après Jack. Quitter mon petit sanctuaire, je dois l’avouer, me terrifiait. Mais pas seulement ; j’en avais un pincement au cœur, comme si je laissais derrière moi une part de ma vie. On connait tous cela, à un moment ou à un autre de notre existence, ce sentiment lorsque l’on abandonne le foyer auquel on

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s’était attaché. Ces murs m’avaient sauvé la vie. Cette cheminée avait été une source de réconfort. Ce lit m’avait rattaché plus que tout au luxe de la civilisation. J’aurais presque pu vivre ici. Établir mes marques. J’aurais pu être un Walden du nord. Mais ma vie d’avant me manquait. Mes proches me manquaient. Alors, avec un dernier regard d’affection mélancolique, je quittai cette petite maison et m’aventurai dans l’immensité des bois.

Le début du voyage fut plutôt agréable, préparé, aguerri, équipé comme je l’étais. Je me serais presque cru en randonnée ; Jack trottait à mes côtés, tandis que je traversais la forêt et les plaines enneigées, admirant chaque arbre, chaque panorama, chaque lac gelé, chaque rivière tumultueuse. J’appréciais la brise fraîche, l’odeur des sapins, le chant des oiseaux. On n’entendait presque aucun oiseau, à la Mégalopole. On ne sentait pas cet air pur, frais, vivifiant. Je trouvais quelques lapins à chasser, et s’il me fallut un peu de pratique pour parvenir à toucher de mes flèches ces petits animaux bondissant, je pris vite le coup de main. Il me suffisait d’anticiper les mouvements de ma proie, de prendre en compte la vitesse de ma flèche, et le tour était joué. Et ceux que je manquais, Jack les attrapait entre ses puissantes mâchoires et me les ramenait, tout fier de lui. Ceux-là, généralement, je les lui laissais ; il l’avait bien mérité. Je croisai aussi un orignal solitaire, qui m’offrit une belle traque après que ma première flèche n’ait fait que le blesser. Une fois que je l’eus abattu, je découpai juste la quantité de viande dont Jack et moi avions besoin. Je savais que

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63 dans la Nature, rien ne serait gaspillé, contrairement à la ville.

D’autres animaux se chargeraient de la carcasse derrière moi. Les rivières qui croisèrent mon chemin m’apportèrent elles aussi une belle source de nourriture. Je progressai à bon rythme, et le froid était supportable, emmitouflé dans mes peaux d’orignaux. La forêt fit place à la plaine ; la plaine fit place à de la colline ; la colline fit place à de la montagne. J’avais parcouru sans encombre une belle distance et me trouvais maintenant dans une région plus rocheuse et plus boisée. C’était le signe que je m’approchais du sud. Que je m’approchais de mon but… Une fois cette montagne franchie, le relief diminuerait jusqu’à me ramener à l’orée de la Mégalopole. Il me suffisait pour cela de continuer toujours plus au sud.

* * *

Après une semaine de marche tranquille, un blizzard s’était levé sans crier gare. Je n’avais rien senti, rien vu venir. Pas l’ombre d’une brise annonciatrice, pas un nuage qui défilait dans un ciel de plus en plus gris. Rien. La quiétude environnante s’était soudainement muée en apocalypse blanche. J’aurais pu creuser un abri de neige, mais le vent aurait rendu la tâche extrêmement laborieuse, et j’avais peur de me retrouver gelé en pleine action, incapable de poursuivre mon ouvrage. À la place, je m’abritai derrière une sorte de falaise qui me coupait du vent et progressai

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dans l’espoir de trouver un abri naturel. La décision s’avéra judicieuse (ou du moins le croyais-je) car je repérai après un instant de marche une caverne, profonde, large, spacieuse, et surtout : coupée du vent ! Je m’y engouffrai avec soulagement et m’assis sur le sol pierreux. Ici, contrairement à un abri de neige, je pourrais me faire un bon feu. C’était dans ce but que je farfouillais dans mon sac, gêné par l’obscurité, lorsque je sentis l’odeur. Si je ne l’avais tout d’abord pas remarquée avec mon nez gelé, elle était désormais prenante, âcre, entêtante. Que pouvait-il bien y avoir dans cette caverne pour dégager de telles effluves ? Des effluves sauvages, animales… Et Jack qui grondait sourdement, tapi au sol… En silence, j’allumai à tâtons une petite branche. À pas de loup, je repoussai l’obscurité jusqu’à ce que la lumière ne révèle mes pires craintes : Un ours dormait ici ! Un énorme ours noir, dont le poitrail se soulevait si lentement que j’aurais pu le croire mort ! Malgré le danger imminent, je ne pus m’empêcher d’admirer la bête, l’un des derniers représentants de son espèce sur Terre. Quelle beauté ! Quelle grandeur ! Quelle force imposante, même en plein sommeil ! Et soudain, l’instinct de survie l’emporta sur l’admiration. Je reculai lentement, lentement, lentement, prenant soin de ne pas perdre de vue l’énorme animal qui pourrait me tuer d’un seul coup de patte s’il le voulait. Et même sans le vouloir, à vrai dire. Je reculais encore avec prudence lorsque je buttai contre une pierre. Déséquilibré, je tombai à la renverse avec force fracas. Aussitôt, j’entendis grogner dans les ténèbres. Sans

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65 plus attendre, je ramassai mon sac, mon fusil, et me ruai à l’extérieur après avoir sifflé Jack. Plutôt braver le blizzard que risquer la colère d’un ours noir acculé au fond de son antre ! Mon cœur s’emballa lorsqu’à travers le hurlement de la tempête j’entendis de lourds pas dans la neige. Ce maudit ours m’avait suivi ! Je courus à en perdre haleine, zigzagant à travers les arbres, mais toujours le crissement des pattes sur la neige et les grognements de colère me parvenaient aux oreilles. Pire, même : ils se rapprochaient ! Ne pouvant espérer battre de vitesse un tel animal, je fis face à l’énorme bête, qui s’arrêta immédiatement.

Lorsqu’elle se dressa sur ses antérieurs en grognant, je gonflai la poitrine, écartai les bras, et hurlai aussi fort que possible. Jack aboyait férocement, toutes dents dehors. Mais cela ne fut pas suffisant ; l’ours devait m’en vouloir de l’avoir ainsi surpris en plein sommeil dans sa tanière. Il reposa les pattes au sol et chargea.

Les mains tremblantes, j’épaulai mon fusil. Visai. Plus qu’une balle. Une seule et unique balle. Une seule et unique chance de sauver ma peau. Je n’avais pas droit à l’erreur.

Mon index allait presser la détente lorsque le coup de patte m’envoya rouler sur plusieurs mètres. Après ce choc initial, la suite n’est plus très claire. J’ouvris les yeux pour tomber nez à nez avec une énorme tête ursine. L’animal hurla, dégageant un souffle fétide aux relents de viande, et m’asséna un nouveau coup de griffes. Et un autre. Et encore un. De ses dents, il attrapa mon manteau et je fus retourné sur le ventre. J’étais sonné. Groggy.

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Mon corps tellement endolori que je ne sentais plus rien. Je restai immobile, faisant le mort pour que l’ours se désintéresse de moi mais en vérité, j’aurais été bien incapable de bouger si je l’avais voulu. Et soudain, l’ours hurla et fit un bond en arrière. J’étais étendu les bras en croix, la tête sur le côté. À travers mes yeux mi-clos, je devinai la silhouette de l’animal dans un flou dansant. Jack se tenait sur son dos, les mâchoires plantées dans le cou massif ! L’ours secoua la tête jusqu’à déloger le loup, qui atterrit prestement dans la neige. Immédiatement, les deux bêtes chargèrent l’une vers l’autre ; Jack sauta, la gueule ouverte ; l’ours leva une patte massive. En un couinement, le loup fut projeté au sol. La neige se couvrit de gouttes écarlates projetées alentour.

L’ours se dressa sur ses pattes arrière et grogna avant de courir vers Jack. Je devais agir, même si je sentais mes dernières forces m’abandonner ! Rassemblant toutes mes forces, j’empoignai une grosse pierre trouvée sous la neige. L’ours fit volte-face en hurlant et se dressa debout, lorsqu’il la reçut en plein museau. C’est ça, perds du temps et laisse-moi attraper mon fusil ! Mes doigts tendus effleurèrent le bois glacé. L’empoignèrent. Le portèrent à mon épaule. Je tanguais en tous sens comme si j’étais fin ivre. Mes mains tremblaient comme les branches des sapins alentours. Ma respiration saccadée m’empêchait de stabiliser mon tir. L’ours me fonça dessus, la bave aux lèvres. C’était le tout pour le tout ! J’attendis la dernière seconde. J’attendis que l’énorme tête se trouve presque contre le bout de mon fusil. Je sentais de nouveau

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67 le souffle fétide annonciateur de mort. Lâchant une profonde expiration, je pressai la détente.

Bang ! L’ours passa juste à côté de moi avant de s’écrouler dans la neige, glissant sur plusieurs mètres. Je me relevai en hâte.

Titubai. Me raccrochai à un arbre. M’approchai de la bête pour m’assurer de sa mort. Elle ne respirait plus. Son imposante carcasse était définitivement immobile et ses yeux fixaient le flou de la tempête sans le voir. Immédiatement, je me précipitai vers Jack. Une énorme lacération barrait son épaule droite. Il était affalé dans la neige, émettant un léger couinement à chaque expiration saccadée. Soudain je m’écroulai, mes dernières forces m’abandonnant. Du sang coulait tout autour de moi, mon sang ! Et par hectolitres, avais-je l’impression ! Désorienté, en plein blizzard, je n’avais aucune idée de l’endroit où se trouvait la caverne. Le dernier loup allait-il mourir ici après avoir triomphé de cette force de la Nature ? Quel gâchis ! Transi jusqu’à l’os, je dégainai mon couteau. Tiens, aucune sensation dans ma main…

Mauvais signe… Avec autant d’ardeur que l’approche de la mort me le permettait, j’ouvris le ventre de l’ours et en dégageai les entrailles fumantes pour ramper à l’intérieur. Instantanément, la température remonta. Je savais que la carcasse perdrait environ un degré par heure, ce qui me laissait bien un jour et demi de température positive. J’allai chercher Jack, immobile dans la neige, et trouvai par je ne sais quel miracle la force de le trainer jusqu’à mon abri de fortune. Je posai mon sac en grimaçant de

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douleur et cherchai les morceaux de tissus que j’avais emmenés pour me faire de rudimentaires bandages. Après avoir enlevé mes vêtements, je fus terrifié de l’ampleur des dégâts. Mon manteau, ma veste, mon pull, mon pantalon et mon sous-vêtement thermique avaient été lacérés par les puissantes attaques de l’ours ; bon courage pour couper le vent ou retenir la chaleur avec ça…

Mais ce n’était pas le pire ; de profondes entailles parcouraient mon torse, mon dos et mes bras, laissant s’écouler mon sang bien trop rapidement à mon goût. Une fois les bandages solidement fixés, je m’occupai de Jack avant de fermer la carcasse de l’ours avec ses entrailles. Bien au chaud et à l’abri, je dévorai une grande quantité de pemmican avant de sombrer dans un sommeil proche du coma, pour m’éveiller après un temps indéterminé. Vu la température, je dirais au moins douze heures.

À peine relevé sur un coude, une vive douleur me lança dans tout le haut du corps. Mes plaies étaient rouges, gonflées, suppurantes. Un début d’infection… Dehors, le blizzard hurlait toujours mais je n’avais pas le choix ; il me fallait braver le froid et le vent pour récolter de la gomme de sapin. Tremblant, je marchai jusqu’au premier conifère venu, y fis une entaille et y récoltai la précieuse gomme. De retour dans mon abri de fortune, transi de froid, je mis feu à un petit bâton et fis chauffer la gomme avant de la laisser tiédir pour l’appliquer sur mes plaies et celles de Jack. Retirer les bandages souillés fut une torture, mais l’application de ma pommade artisanale me soulagea

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69 immédiatement. Jack accepta de grignoter faiblement quelques bouts de tripes et sembla regagner quelques forces. C’était bon signe. Je refusais de mourir ici, après tout ce temps, après toutes ces péripéties ! J’avais trop enduré, trop sacrifié, pour m’avouer vaincu !

* * *

La tempête dura cinq jours en tout. Cinq jours durant lesquels je ne quittai pas les entrailles de l’ours. Entre deux phases de repos, j’engloutissais mon pemmican ou changeais mes bandages, mais je fus vite à cours de tissu propre. Au bout de trente-six heures la température à l’intérieur de la carcasse devait avoisiner les zéro degrés, mais elle restait supportable tant que je ne sortais pas de mon sac de couchage. Et lorsque la tempête prit fin, je mis le nez dehors. Avec mes vêtements déchirés, le froid s’insinuait sous les couches protectrices et me glaçait les sangs.

J’avais la sensation que la température avait chuté de moitié, bien que ce ne fût probablement pas le cas. Si je reprenais la route dans ces conditions, je mourrais gelé avant même la fin de la première journée ! Péniblement, je me mis en marche à la recherche de la grotte de l’ours. Elle n’était pas très loin, mais dans le blizzard j’aurais bien été incapable de la retrouver. Je tombai dessus après seulement quelques dizaines de minutes à tourner en rond autour de la carcasse, mon meilleur point de repère. Je vidai le précieux

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contenu de mon sac et couchai Jack à l’abri des parois de pierre, puis je m’en allai découper le cadavre de l’ours après avoir chassé les corbeaux qui s’étaient amassés en croassant. La tâche fut longue, et ce pour plusieurs raisons : mes blessures me lançaient et entravaient mes mouvements ; le froid engourdit vite mes membres, me ralentissant plus encore ; la chair gelée était dure et résistante contre mon couteau ; et surtout, je n’avais aucune compétence en la matière. Il m’avait déjà été difficile de découper un orignal, alors un ours ! Transi de froid, j’atteignis la caverne le sac et les bras chargés à ras-bord de viande. Le temps de me réchauffer auprès d’un bon feu et je repartis récupérer cette fois la peau de l’ours que j’étalai sur le sol de la grotte pour qu’elle sèche.

Durant mon séjour dans cet abri je me reposai autant que possible. Le reste du temps, lorsque je disposais d’un semblant d’énergie, je transformais en pemmican une bonne partie de la viande et consommais le reste grillé sur le feu. Quotidiennement, je sortais récolter de la gomme pour panser nos plaies. Les aiguilles constituaient un excellent thé plein de vitamines. Je devais également faire bouillir de l’eau pour nettoyer mes bandages souillés. Grâce au nécessaire à couture, je rapiéçai les déchirures de mes vêtements avec la peau d’ours une fois celle-ci séchée et grattée, et avec la fourrure restante je me confectionnai une sorte de cape extrêmement chaude dans laquelle je m’envelopperais. Je ne comptais pas mourir ici, pas après tout ce que j’avais traversé ! J’avais tenu plus de cinq mois dans un

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71 environnement hostile, avec pour seul équipement un simple couteau. Paradoxalement, rien de ce que j’avais pu accomplir au long de ma vie, à la Mégalopole, ne m’avait apporté une telle satisfaction. Je me sentais entier. Je me sentais homme. Non, bien plus que ça, en fait ; je me sentais vivant.

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