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Je passai les jours suivants à manger à satiété (cela faisait si longtemps !), me reposer, jouer avec Jack et entretenir ma petite maison lorsqu’une nouvelle tempête éclata sans crier gare. Pas question de pêcher dans ces conditions, et même récolter la sève des arbres était devenue une tâche impossible. Je dus vivre simplement sur ma réserve de viande. Voyant la tempête durer une semaine déjà, j’optai pour un compromis et ne pris plus qu’un seul repas quotidien. J’économisai mes forces en limitant mes mouvements autant que possible, mais lorsque ma réserve de bois fut presque épuisée, je pris sur moi de sortir en couper. Avec une telle tempête, les branches tombées au sol ne risquaient pas de manquer, c’était au moins un avantage. Prenant soin de ne m’aventurer qu’à quelques mètres de la maison, je coupai plusieurs bûches avant de rentrer, transi, et répétai l’opération une fois réchauffé jusqu’à obtenir une réserve suffisante.

Pour le reste, je n’avais rien de mieux à faire que de lire et relire les quelques livres auxquels je n’avais jusqu’ici prêté aucune attention, occupé à simplement survivre comme je l’étais. Dans le confort de mon petit lit, au coin du feu avec Jack à mes pieds, un bon livre à la main, à l’abri des hurlements de la tempête, je retrouvais un semblant de civilisation. Je redevenais un peu plus

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55 qu’un simple animal qui luttait contre la mort. J’oubliais même la terrible situation dans laquelle je me trouvais lorsque, l’espace d’un instant, je m’évadais dans mon imaginaire. Pour la première fois depuis longtemps, je me sentais… Bien. J’avais perdu l’habitude de ne rien faire d’autre que me détendre. Du loisir. À la Mégalopole, c’était toujours le rush, il fallait constamment être productif, employé à quelque chose. Voici bien longtemps que je n’avais pas pris de temps pour moi, de temps à être inutile, et cela me fit un bien fou. Sur un petit bout de bois, je décidai de marquer d’une coche les jours qui passaient. Si mes souvenirs étaient bons, j’avais déjà passé vingt-cinq jours dans l’immensité sauvage.

Vingt-cinq jours… Et dire que ce n’était que le tout début !

* * *

J’avais épuisé mon stock de viande depuis plusieurs jours lorsque la tempête se calma enfin. Maudite météo folle, je comprenais mieux pourquoi la zone avait été désertée ; le blizzard avait duré plus d’un mois ! Jack avait bien grandi. Mais durant tout ce temps, aucun Autocoptère n’avait pu partir à ma recherche, c’était certain ! Je commençais à désespérer de jamais quitter cette région. Encore une fois, mes pensées s’envolèrent vers mes proches, qui devaient commencer à perdre espoir de me revoir vivant un jour. J’imaginais leur quotidien ; Alexis au lycée, avec ses copains, obsédés par les holophones, l’holonet, et tout un tas

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d’holo-choses. Holo-ci, holo-ça… Tout est holo, aujourd’hui, comme si la réalité ne suffisait plus. Je me demandais si mon gamin, du haut de ses seize ans, avait eu ne serait-ce qu’une seule expérience authentique. C’est tout juste si les jeunes ne font pas de l’holosexe, maintenant… Et Alison qui cédait à tous ses caprices, tant qu’il lui fichait la paix et qu’elle avait de quoi garnir sa garde-robe… Je me demandais comment allait ma mère.

S’accrochait-elle à l’idée que je réapparaisse, ou était-elle en train de faire son deuil ? C’était un concept étrange, de me dire que pour le commun des mortels, j’étais un fantôme.

Après avoir pêché un petit poisson histoire d’apaiser quelque peu ma faim grondante, je décidai de repartir à la chasse, par cette première journée de (relatif) beau temps. Au moins ma bronchite était-elle totalement passée, avec tout ce repos. L’air était glacial malgré le soleil voilé ; en un mois de tempête, l’atmosphère s’était considérablement rafraichie, si bien que je fus gelé en seulement quelques heures de marche. Cette fois-ci, je pris soin de ne pas trop m’éloigner, préférant décrire des cercles concentriques autour de la maison. Je ne me sentais pas capable de passer une nuit à la belle étoile par ce froid, et je ne souhaitais pas réitérer la longue et pénible marche de la dernière fois.

Je ne repérai un orignal solitaire qu’en milieu d’après-midi mais peu m’importait ; je ne m’étais guère trop éloigné de la maison, et j’étais sûr de pouvoir rentrer avant la nuit. Encore une fois je me tapis dans la neige, imité par Jack. Encore une fois je

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57 retins mon souffle. Encore une fois, la détonation retentit à travers toute la forêt, faisant s’envoler des nuées d’oiseaux. Mais le louveteau n’eut pas peur, cette fois. L’orignal vacilla au moment où une gerbe de sang apparut derrière lui puis se tint immobile une seconde. Avant de s’enfuir à toutes pattes. Bon sang ! Quel tireur exécrable ! Aussitôt, je me relevai et partis à sa poursuite, devancé par Jack qui semblait guidé par son instinct de prédateur. Les traces n’étaient pas difficile à suivre, écarlates sur la neige immaculée et je le rattrapai bien vite ; Jack se tenait devant lui en grondant, le dos rond, et l’empêchait d’avancer. L’orignal tournait en rond, affolé, et pliait souvent un genou dans la neige. Je pouvais entendre d’ici son souffle rauque, et ce son me brisa le cœur. Sans réfléchir, j’épaulai mon fusil et fis feu. La balle traversa l’orignal pour aller se loger dans la neige. L’animal eut un dernier sursaut avant de tomber à terre, définitivement immobile. Jack vint sautiller autour de moi, comme pour guetter mon approbation. Je lui caressai la tête en le félicitant, car après tout, n’était-ce pas grâce à lui que j’avais rattrapé la proie ?

* * *

Au coin du feu, à la maison, je manipulai mon fusil. Une balle… Une seule balle pour chasser ou me défendre. Une seule et unique balle jusqu’à la Mégalopole. Jamais ce ne serait suffisant pour le reste du voyage. Il me faudrait une arme dont je pourrais

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fabriquer moi-même les munitions. Il me faudrait un arc. Trouver un bâton adéquat fut relativement simple. Le tailler correctement le fut moins. Mon grand-père m’avait fabriqué des arcs d’enfants, mais les souvenirs remontaient à si loin que je n’étais pas sûr de la façon de faire. De plus, je soupçonnais que pour une utilisation réelle, il me faudrait fournir bien plus d’efforts. J’observai mon bâton avec attention, réfléchissant à la marche à suivre. Si je me souvenais bien, la poignée devait être plus épaisse que les extrémités. Je délimitai donc une zone au milieu du bâton et entrepris d’affiner le bois du côté interne de la courbure naturelle.

Copeau par copeau, l’arc prit forme, tandis que j’avais soin de bien égaliser chaque côté. Lorsque je fus satisfait de mon ouvrage, je taillai les encoches dans lesquelles viendraient se loger la corde, laquelle serait faite de boyaux séchés, cadeau du propriétaire de ce logis.

L’étape suivante demanderait plus de travail, car pour fabriquer des flèches il me faudrait du bois parfaitement droit. Je me mis donc en quête du bâton idéal et trouvai, après une longue errance, un petit bouquet de gerbes-d’or aux tiges bien rectilignes que je fis sécher quelques jours. Pendant ce temps-là, je sculptai des pointes de flèches assez grossières en os d’orignal et partis à la recherche de plumes tombées au sol. Si l’empennage ne fut pas très difficile à fixer (de simples encoches suffirent à faire tenir les ailettes), il fut plus compliqué de faire tenir les pointes. En plus de tailler le bout de la flèche pour y insérer l’os sculpté, je dus

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59 renforcer la prise en serrant un morceau de boyau séché autour du bois.

Mon premier arc fut prêt en quelques jours seulement. Il était tout de guingois mais semblait fonctionnel. Je me rendis dehors et bâtis hâtivement une butte de neige ; je n’allais tout de même pas risquer de briser mes précieuses flèches contre une surface solide ! Face à ma cible improvisée, je tendis l’arc et fis feu. La flèche décrivit une courbe improbable et alla se planter au sol, à plusieurs mètres de son but. Nouvel essai, même résultat.

Encore. Et encore. L’arc tirait dans toutes les directions sauf en face. Je le retaillai donc morceau par morceau, redressai au-dessus du feu les flèches qui n’étaient pas parfaitement droites (et en perdis deux dans les flammes), retendis la corde, et ainsi de suite à mesure des résultats obtenus, jusqu’à être capable de toucher ma cible presque à tous les coups.

Parallèlement à cela, j’entraînais Jack à la chasse.

Normalement, les louveteaux apprenaient avec leurs congénères au sein de la meute, mais là, faute de mieux… J’avais fabriqué une sorte de mannequin en peau d’orignal et en bois, que j’utilisais comme cible. Imitant le loup (et sans tenir compte de l’air ridicule que je devais avoir), je lui montrai comment attaquer. Si au premier abord il me considéra d’un œil perplexe, il finit par comprendre et se jeter sur la cible. Une fois les bases bien intégrées, je lui appris à se lancer systématiquement sur le

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mannequin dès que j’y tirais une flèche, et en quelques jours seulement, il fut prêt à passer aux choses sérieuses.

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