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Le jour du grand départ arriva enfin. Après plus d’un mois passé dans ma grotte à panser nos blessures et réapprovisionner mes stocks, je me sentais prêt à reprendre la route. De vilaines cicatrices, épaisses et sombres, parcouraient mon buste et mes bras, mais au moins étais-je guéri. Jack marchait de nouveau normalement, et son pelage avait presque recouvert les anciennes blessures. Je hissai mon sac sur mes épaules et quittai la caverne, abandonnant derrière moi le fusil désormais inutile. La marche à travers la forêt ne fut pas très pénible, même si le relief s’accentuait quelque peu. C’était bon signe ; j’avais déjà pénétré les montagnes plus au sud et n’aurais plus qu’à les traverser pour atteindre la Mégalopole. Je n’ai rien de bien intéressant à relater sur cette partie de mon aventure ; lorsque j’eus presque terminé mon pemmican, j’en gardai précieusement les dernières boulettes et chassai un lapin par-ci par-là, aidé de Jack. Je rencontrai quelques blizzards, durant mes pérégrinations, mais aucun ne me mit dans une situation aussi terrible que lors de ma rencontre avec l’ours. J’étais devenu petit à petit capable de prédire les tempêtes, me fiant aux changements dans les vents, dans la température, dans l’attitude de la faune locale qui s’abritait largement à l’avance. J’avais donc le temps de bien construire mon abri de

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73 neige et de faire le plein d’écorce, d’eau, de sirop, avant de m’emmitoufler confortablement dans mon sac de couchage et ma peau d’ours en attendant que la tempête passe.

Je fis route continuellement vers le sud-est, dans une ligne aussi droite que possible. Je progressais rapidement, et lorsque la météo jouait en ma faveur, je me permettais même de poursuivre la route une partie de la nuit. La forêt enneigée était magnifique, à la lueur de la lune. Les silhouettes des arbres se découpaient contre un ciel étoilé de milliards de feux, minces bandes noires aux bords blancs. Le silence régnait en maître, uniquement brisé par le crissement de mes pas sur la neige lumineuse, créant une atmosphère irréelle, onirique, apaisante.

J’atteignis très vite les abords de la civilisation. Devant moi se dressait un antique panneau annonçant le nom de la petite ville, aujourd’hui oublié. Enfouie sous la neige, l’ancienne route était à peine visible. De part et d’autre de ce mince sillon, les coquilles vides des maisons, magasins, bâtiments publics, se tenaient immobiles, béantes, sinistres. Le silence parfait n’était brisé que par la légère brise qui sifflait entre les murs défraichis.

L’espace d’un instant, je m’imaginais cette ville à l’époque où elle était peuplée, ses rues bruissant d’activité, les habitants se saluant cordialement avant de se rendre au travail, au magasin, à leurs loisirs. Je m’imaginais cette ville avant le Grand Exode Rural.

C’était comme si j’avais déjà retrouvé un peu de civilisation. Mon but était proche. Il ne me restait plus qu’à suivre la route,

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traversant d’autres villes fantômes. Je sifflai Jack et me remis en route vers le sud-est. Vers la civilisation.

* * *

Je souriais, lorsque j’atteignis le point de contrôle aux abords de la Mégalopole, et accélérai le pas malgré moi. J’avais réussi ! J’avais rempli ma mission ! Grâce à moi, le loup serait préservé ! Je voulais crier ma joie au premier venu. Oh, comme cela faisait longtemps que je n’avais pas échangé quelques mots avec l’un de mes semblables ! Mais dès qu’ils m’aperçurent, les policiers en armure complète me braquèrent, criant : « halte là ! » J’obtempérai.

— Identifiez-vous !

— Mon nom est Paul Progeais, énonçai-je calmement, et je suis porté disparu depuis maintenant huit mois. Je voudrais prévenir ma famille que je suis sain et sauf, et la communauté scientifique que j’ai fait une découverte extraordinaire.

— Attendez un instant.

Sans baisser son fusil, l’agent fit un signe de tête à l’un de ses collègues qui s’affaira immédiatement sur son holocomp et passa un coup de fil avant de hocher la tête. Ils m’intimèrent de m’avancer jusqu’à la barrière et entreprirent de me fouiller. Jack montra aussitôt les crocs et gronda.

— Calmez votre chien, ordonna l’officier.

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— Monsieur, répondis-je en bombant le torse, ce n’est pas un chien ; c’est un loup.

— Ouais ben ça pourrait être le yéti, ce serait pareil.

Calmez-le avant que je l’abatte.

Je rassurai Jack jusqu’à ce qu’il accepte de se coucher en rond avec un soupir.

— C’est quoi, ça ? demanda l’agent en manipulant mon arc.

— Un outil de survie. C’est moi qui l’ai fabriqué.

Il inspecta l’arc quelques temps encore puis passa au couteau avant de me rendre les deux objets avec un signe de tête envers ses collègues. Ensuite, je dus poser mon pouce sur leur holocomp. Après une brève recherche, la projection 3D afficha un portrait de moi bien rasé, bien coiffé, souriant. L’officier leva un pouce en l’air.

— Attendez ici. On va venir vous chercher.

Un silence tendu s’installa avant que l’officier ne reprenne :

— Alors comme ça c’est un loup, votre bestiole. Je vois pas trop la différence avec un chien…

— Détrompez-vous ; de nombreux traits distinguent les deux espèces, à commencer par…

Je coupai court à mon monologue devant la posture impassible de l’agent et gardai le silence jusqu’à ce que mon escorte se présente au point de contrôle, constituée de deux

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Autopriv et d’un Autovan. Des hommes en costumes noirs en sortirent et virent s’entretenir avec les policiers un bref instant avant de se tourner vers moi.

— Professeur Progeais ? Tim Masterson, chargé de coordination pour l’ARE. Nous sommes ici pour nous occuper du spécimen.

— Comment cela, vous en occuper ? m’alarmai-je en les voyant maîtriser Jack avec un collet pour lui passer muselière et harnais.

— C’est la procédure standard, professeur.

Jack me lança un regard empli de détresse et d’incompréhension tandis qu’ils le faisaient monter dans un fourgon noir. Je voulais m’élancer vers lui, le rassurer, mais l’agent s’interposa.

— Monsieur, s’il-vous-plait. Tout ira bien.

— Qu’allez-vous faire de lui ?

— Nous allons le conduire dans un centre adapté où il recevra les soins appropriés à une espèce protégée.

Il tapa sur l’arrière de l’Autovan qui démarra immédiatement. J’ouvris la bouche mais l’agent me devança.

— Montez, me dit-il en ouvrant la portière de son Autopriv. Je vous ramène à la maison.

* * *

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77 Au sortir de l’aéroport d’Ottawa, un visage familier m’attendait.

— Paul, mon vieux, comment ça va ? lança Frank comme si on s’était quittés la veille.

Mais la force de son étreinte laissait deviner la joie qu’il avait de me revoir.

— Tu es seul ? demandai-je alors qu’il me guidait vers son Autopriv.

— Tu vois quelqu’un d’autre ?

— Tu as très bien compris ce que je veux dire… soupirai-je.

Mais en réalité son humour facile m’avait manqué.

— Désolé, vieux. Tu sais comment sont les jeunes ; toujours occupés avec leurs copains, leurs holophones, leurs jeux… Alexis a dit qu’il passerait te voir une fois installé dans ton nouveau chez-toi.

— Et ma mère ?

Il observa un silence et détourna le regard.

— Frank ?

— Désolé, vieux ; elle est morte quelques semaines après ta disparition. Probablement le choc, d’après les médecins.

Vraiment navré…

J’avais beau m’être préparé à cette éventualité, la nouvelle me laissa sans voix. Frank me posa une main compatissante sur l’épaule avant de me faire monter dans son Autopriv. Il enclencha

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l’autopilote et c’est après plusieurs minutes de silence que je repris :

— Comment Alexis a-t-il réagi en apprenant mon retour ?

— À ton avis ? répondit mon ami sans quitter des yeux la route. Il était super content.

— Frank… soupirai-je.

— Bon, d’accord… Il a dit « ah ok, c’est cool. » (Il jeta un œil en ma direction.) Mais tu sais ce que ça veut dire, chez lui. Il n’est simplement pas très démonstratif, comme tous les jeunes de son âge.

Ah ok, c’est cool, une voix résonnait-elle dans ma tête.

Voilà tout ce que mon fils trouvait à dire pour mon retour miraculeux. Je tentai de masquer l’amertume dans ma voix par une fausse ironie, lorsque je poursuivis :

— Et Alison ? Pas trop déçue ?

— Arrête, elle ne te déteste pas à ce point.

— Ah non ? fis-je en levant un sourcil.

— Elle n’a pas particulièrement manifesté d’enthousiasme, si c’est ce que tu veux savoir. Mais elle n’a pas non plus hurlé de désespoir.

— Dommage. Ça aurait été drôle à imaginer.

Lorsque l’Autopriv s’arrêta devant un bâtiment de brique sombre, Frank m’ouvrit la portière et tint son parapluie au-dessus de moi.

— Ça va, tu n’as pas à te donner cette peine, tu sais.

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— T’inquiète, ça me fait plaisir.

Tandis que nous gravissions les étroits escaliers durant six étages, je fus surpris de constater que je n’étais même pas essoufflé, là où un an plus tôt j’aurais craché mes poumons.

— Home sweet home, dit Frank en ouvrant la porte au bout du couloir. Tu m’excuseras, j’ai dû me débarrasser d’une partie de tes meubles, comme cet appart’ est plus petit que ton ancien. Mais pour le reste, j’ai tout remis plus ou moins comme c’était avant.

— Frank, sérieusement, il ne fallait pas…

— C’est à ça que servent les amis ! me coupa-t-il. Côté finance, vu que tout le département de biodiversité a été fermé suite à ton… départ… je t’ai trouvé un petit job dans un fast food.

C’est de la merde, mais ça devrait te dépanner le temps que tu trouves quelque chose de mieux. Je t’ai fait le plein dans les placards et le frigo. (Il ouvrit portes et tiroirs pour prouver ses dires.) Rien que du végé, bio, enfin les trucs que tu aimes, quoi.

Ah, et tu devrais avoir l’holonet d’ici quelques jours, le temps que le contrat soit valide.

— Merci, Frank, il…

— tut tut ! Si tu me dis encore une fois « il ne fallait pas », je reprends tout. Bon, tu as tout ce qu’il te faut ?

— Je crois, oui.

— Bien. Appelle-moi si tu as besoin de quelque chose. (Il m’asséna une claque sur l’épaule.) Allez, vieux : bon aménagement, et bon retour parmi nous !

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La porte claqua et je m’affalai sur le vieux fauteuil de cuir synthétique que je possédais depuis des années. Ce n’est qu’au moment où je fermai les yeux avec un soupir que je réalisai pleinement : j’étais rentré. J’étais à la maison.

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