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Je me réveillai transi mais en vie. Dehors, le silence qui régnait désormais contrastait avec le hurlement de la veille. Je n’avais aucune idée de l’endroit où je me trouvais. Quant à situer l’ancienne station qui nous avait servi de base… Perdu, frigorifié, affamé, ma seule chance était de faire route vers le sud-est, en direction de la Mégalopole. Je me savais à plusieurs centaines de kilomètres de la première agglomération, mais l’espoir me faisait tenir. Sous l’épais manteau blanc, les arbres étaient parfaitement immobiles. Une brume légère flottait entre les conifères, mais la visibilité restait plutôt bonne. Haut dans un ciel indéfini, un soleil flou tentait de percer le voile blanc. C’était un silence de mort qui régnait, ajoutant une atmosphère dramatique qui faisait écho à ma terrible situation. La tempête avait fait place à un calme plat. Pas une branche ne bougeait, pas un animal ne lançait son cri, pas un seul souffle d’air ne sifflait à mes oreilles.

Soudain, un son distant me fit stopper net ; avais-je rêvé ? Était-ce le bruit du vent ? Je tendis l’oreille, immobile, retenant ma respiration. Le son me parvint de nouveau, comme un murmure issu de la forêt elle-même, un écho répété d’arbre en arbre. Je partis à la recherche de sa source, me fiant au volume qui tantôt augmentait, tantôt diminuait. Ce n’est qu’après un long moment

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29 de marche que le bruit se précisa ; une triste complainte, un gémissement aigu et répété. Il me fallut encore quelques instants pour en localiser précisément l’origine, et la découverte que j’y fis me glaça les sangs ; dans une crevasse se trouvait le cadavre gelé de Tanner. Le malheureux avait dû chuter, aveuglé par la tempête, et mourir de froid, incapable d’escalader la paroi désormais couverte de neige. Je contemplai le corps à moitié enseveli. Le pauvre garçon était mort pour protéger une espèce quasi éteinte, et pendant ce temps-là, une pourriture comme Lecomte respirait encore… Toute l’injustice de ce monde me revint en plein visage avec la force d’un impérieux coup de poing. Bien que je n’eus pas connu très longtemps cet étudiant qui débordait d’un naïf enthousiasme, j’avais la sensation d’avoir perdu un ami, presque un fils. Mais je n’avais pas le temps de pleurer sa mort, car à côté du corps ne se trouvait nul autre que le louveteau, qui tournait en rond et grattait la neige en gémissant ! Détachant ma Paracorde, j’entrepris de descendre dans la crevasse récupérer le petit animal.

Le sacrifice de Tanner ne serait pas vain. Le louveteau s’enfuit vers la paroi opposée en gémissant de peur, et je dus le pourchasser un bon moment avant de parvenir à l’attraper. Tandis qu’il se débattait entre mes mains, je lui caressais tête en lui murmurant des paroles rassurantes, et s’il tremblait toujours, il finit néanmoins par se laisser faire. Je pus donc le fourrer dans mon blouson et escalader la crevasse. Mon deuil devrait attendre encore

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quelques temps ; chaque minute passée ici mettait ma vie en danger.

Après un moment d’une marche éprouvante, le petit loup semblait s’être accommodé de ma présence ; il ne tremblait plus et ne manifestait plus aucune intention de s’enfuir, comme s’il avait compris que je représentais son unique chance de survie.

Néanmoins, il gémissait régulièrement, en proie aux grondements de son estomac. Mais que pouvais-je faire pour nourrir ce petit bout, alors que je n’avais déjà rien à manger pour moi ? Je tentai bien de lui donner un morceau de cambium, mais il s’en détourna après l’avoir reniflé quelques secondes.

Je marchai un long moment, m’orientant avec le peu de soleil qui luisait derrière la chape de plomb. La neige craquait à chacun de mes pas, résonnant dans mes oreilles. En plus de l’écorce de bouleau, je trouvai pour me nourrir un petit arbuste d’aubépine dorée dont je récoltai jusqu’à la dernière baie (le louveteau en accepta quelques unes) avant de me remettre péniblement en route sous une brise naissante. Craignant que ce souffle ne soit l’annonciateur d’une nouvelle tempête, j’accélérai le rythme autant que possible malgré la fatigue. Chacun de mes pas envoyait des vagues de douleur dans tout mon corps, mais je persistai néanmoins de longues heures durant. Plus je parcourrais de distance chaque jour, plus vite je serais à l’abri. En chemin, je cherchai de quoi faire du feu, et si je trouvai bien quelques amadouviers, champignons d’écorce (malheureusement non

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31 comestibles) qui me serviraient d’allume-feu, il me manquait toujours une pierre à étincelles.

Je mis à profit les dernières heures de soleil en bâtissant un véritable abri dans la neige ; Je ne voulais pas me retrouver pris au dépourvu dans les ténèbres et le froid nocturnes. Sans autre outil que mon couteau, l’entreprise dura un long moment. Je dus creuser un large trou, suffisamment profond pour que je puisse être isolé du froid, et construire un mur circulaire, tout autour. La partie la plus délicate fut de placer un dôme approximatif pour surmonter le tout. Les moellons que je façonnais étaient grossiers et inégaux et me rappelaient l’époque où, avec mon grand-père, nous bâtissions de semblables abris. Le louveteau, assis à côté de moi, me considérait d’un œil interrogateur et curieux, émettant parfois de petits jappements qui m’arrachèrent un sourire malgré moi.

Mon œuvre terminée, j’explorai les environs à la recherche de baies ou de bouleau et rentrai me coucher sans l’ombre d’un blizzard, contrairement à mes craintes.

* * *

En plein milieu de la nuit, je me redressai soudainement avec la tête qui tournait. Ce n’était pas normal, après ce repos j’aurais dû me sentir au moins un peu mieux ! Je partis d’une toux rauque et compris, lorsque j’eus du mal à reprendre mon souffle, mon erreur mortelle ; je n’avais pas laissé d’ouverture au plafond

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de mon abri ! Quel imbécile… Le CO2 accumulé m’aurait tué si je ne m’en étais pas aperçu ! D’un poing rageur, je pratiquai plusieurs petits trous le long de la paroi neigeuse et y plaquai les lèvres pour aspirer l’air frais salvateur avant d’y plaquer la truffe du louveteau inconscient. Il revint à lui en un petit couinement et me fixa d’un regard éberlué avant de me lécher le visage.

* * *

Je me réveillai avec une violente quinte de toux et une respiration sifflante ! Voilà bien ma chance ! J’espérais ne pas avoir attrapé de pneumonie… La longue marche vers le sud-est à travers la forêt enneigée fut entrecoupée (bien trop rarement) d’un frugal festin de baies ou d’écorce, tout juste de quoi éviter de m’évanouir. Le louveteau montrait lui aussi des signes de faiblesse dus à l’épuisement mais tenait bon malgré tout, comme s’il avait une totale confiance en ma capacité à le nourrir tôt ou tard. Je parvins à mettre la main sur un ganoderme, champignon qui fortifie le système immunitaire, tout en espérant ne pas m’être trompé d’espèce. J’avais eu de la chance ; il disparaitrait peu de temps après les premières neiges. Les couinements du louveteau affamé me déchirèrent le cœur, mais que pouvais-je y faire, à part lui caresser la tête et tenter de le rassurer ? Mes jambes ne me portaient qu’à grand peine, et bien souvent je trébuchai sur absolument rien pour m’écrouler à plat ventre. Dans ces

moments-Le Dernier Loup

33 là, le petit animal attrapait mon blouson entre ses dents et tirait en grognant jusqu’à ce que je me relève péniblement et reprenne la marche. Bien plus que l’instinct de survie, c’était la responsabilité d’une espèce entière qui me poussait à continuer. Chaque pas était une torture, tandis que je bravais la neige de l’aube au crépuscule.

J’avais l’impression de porter des œillères ; tout ce que je voyais, c’était les arbres en face de moi qui se dessinaient petit à petit. Ma vision périphérique ne m’offrait qu’un flou obscur qui faisait écho à l’incessant bourdonnement indistinct dans mes oreilles. Chaque inspiration sifflante ne m’apportait que peu d’oxygène. Le soir, la fatigue était telle que construire mon abri était insoutenable, et j’y passais deux fois plus de temps que nécessaire. J’avais toutefois fini par mettre la main sur une pierre à étincelles, et il me fallut un peu de pratique (ainsi qu’un effort de mémoire) pour réussir à allumer un petit feu dont la chaleur fut la bienvenue. Pour cela, je posai le champignon d’écorce précédemment cueilli et désormais sec sur la pierre et grattai le tout avec la pointe de mon couteau jusqu’à faire jaillir une petite étincelle. Une fois le champignon embrasé, il ne me resta plus qu’à le poser délicatement au milieu d’un tas de brindilles sèches. Enfin, une fois cet allume-feu bien parti, je disposai en tipi quelques bâtons ramassés au hasard, laissant le louveteau jouer dans la neige. Le bois humide crépita un instant avant de capituler et de s’embraser à son tour. La douce chaleur m’évita probablement la mort… Grâce à ce petit feu, je pus faire cuire dans une pierre creuse un peu de sève de bouleau

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précédemment récoltée ; le sirop ainsi obtenu constituerait une bonne boisson énergisante qui, je l’espérais, me permettrait de tenir encore un peu plus longtemps. Fort heureusement, le louveteau accepta d’en laper un peu et sembla retrouver un peu d’énergie avant de ressortir affronter le froid.

Chaque seconde passée dans la Nature me rappelait combien je n’avais pas ma place ici. J’appartenais à la société, à la Mégalopole, à la civilisation, pas à ces étendues hostiles dans lesquelles j’étais totalement inadapté ! Sans les conseils d’enfance de mon grand-père, je serais déjà mort ! J’admirais les loups mais n’en étais pas un pour autant ! Voilà le genre de pensées qui hantait mon esprit à mesure que je progressais dans la neige en crachant mes poumons et en grelottant. Je ne me rendis même pas compte, sur le moment, que le paysage changeait. Petit à petit, le terrain se muait en une légère montée, si bien que je finis par atteindre une sorte de crête, laquelle redescendait ensuite doucement vers des plaines parsemées de collines. J’avais une vue imprenable sur la pointe des conifères peuplant les forêts avoisinantes, sur les lacs brumeux sertis au milieu telles des gemmes, sur les montagnes, loin à l’horizon. Mais, à mon grand désespoir, je ne voyais nulle ville, nul village, rien… La poitrine prise de soubresauts, je tombai à genoux, épuisé, gelé, prêt à tout abandonner. Malgré tout, je ne pus m’empêcher d’admirer la vue qui s’offrait à moi ; ce serait peut-être la dernière merveille que je verrais avant de m’écrouler face contre neige pour un repos éternel. Cette beauté serait mon

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35 tombeau. Ce n’était peut-être pas si mal. Ce serait infiniment moins triste qu’une sinistre pierre tombale grise posée à côté de dizaines d’autres dans un alignement de béton parfait. Pour moi, l’aventure prenait fin ici, et…

Soudain, je repérai une forme brune, cubique, dans la lointaine plaine en contrebas, à proximité d’une rivière mousseuse.

Mon cœur s’emballa ; Était-ce une hallucination, un mirage, une ultime farce jouée par la Mort avant de m’emporter ? Ou bien voyais-je vraiment le contour d’une maison ? Pris d’une énergie dont je ne pensais pas disposer, je dévalai la pente en direction de la silhouette, le cœur à la fois empli d’espoir et de crainte. Le louveteau me suivit en glapissant, comme s’il avait compris les raisons de mon émoi. De nouveau dans la forêt, je perdis de vue l’habitation et dus me fier à mon instinct pour estimer la bonne direction à travers les arbres. Je sentis mon pied accrocher une racine et m’envolai avant d’atterrir brutalement dans la neige. Le souffle coupé, je roulai le long de la pente sur plusieurs mètres avant de m’écraser avec un hurlement contre un conifère. La douleur envoya des échardes dans mon cerveau et je n’y vis rien d’autre que des ténèbres étoilés pendant quelques instants.

Immobile dans la neige, les bras en croix, je repris petit à petit mon souffle tandis que le loupiot me léchait le visage et me grattait la manche. D’une main, je tâtai les dégâts ; je n’avais rien à la tête ; mes côtes étaient douloureuses mais ne semblaient pas cassées ni même fêlées. Idem pour les bras ; « Aïe », lâchai-je toutefois

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lorsque je touchai ma cheville droite. Voilà bien ma chance, je m’étais fait une entorse ! Maudissant mon sort, je repris la route en clopinant. Cette maison était mon dernier espoir de survie ! Après une semaine dans le froid, sans rien à manger ou presque, je ne prêtais même plus attention aux tremblements qui agitaient mon corps, ni au fait que je ne sentais plus mes extrémités. La faim qui grondait en moi me lacérait l’estomac. La fatigue pesait sur mes épaules comme une lourde armure qui m’encombrait sans que je puisse l’ôter. J’avais perdu toute vision périphérique et le moindre son me parvenait comme à travers un casque. Je doutais de pouvoir tenir encore ne serait-ce qu’une journée. C’était la fin, je me retrouvais à bout de force. J’avais atteint – non, dépassé, et de loin ! – mes limites.

Lorsque la maison apparut comme par magie, quelques dizaines de mètres après la lisière de la forêt, mon cœur manqua un battement. Je clopinai à travers la plaine, les yeux rivés sur mon but. Une fois de plus je trébuchai et finis en rampant vers la porte.

Pourvu qu’elle soit ouverte, pourvu qu’elle soit ouverte, pourvu qu’elle soit ouverte… Elle l’était ! L’effort à fournir pour atteindre la poignée fut colossal, et je dus rassembler mes dernières forces pour me trainer dans l’entrée. Dans un flou presque inconscient, je rampai vers une cheminée, à côté de laquelle se trouvaient, ô miracle, une bonne réserve de bûches et un peu d’écorce sèche.

Les mains tremblantes, le souffle court, la vision troublée, j’allumai un feu et sentis une chaleur salvatrice m’envelopper. Je

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37 retirai en hâte mes gants, ma veste et mon pull puis m’écroulai devant la cheminée, collé au petit corps chaud du louveteau.

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