Nous ne sommes pas tranquilles
suivi de
Dans l’antichambre du poème : la pratique de la
présence en écriture poétique
Mémoire
Rosalie Trudel
Maîtrise en études littéraires
Maitre ès arts
Québec, Canada
Nous ne sommes pas tranquilles
suivi de
Dans l’antichambre du poème : la pratique de la
présence en écriture poétique
Mémoire
Rosalie Trudel
Sous la direction de :
Résumé
Ce mémoire est composé de deux parties distinctes. La première partie consiste en un recueil de poèmes intitulé Nous ne sommes pas tranquilles. Divisé en trois sections, ce dernier est le fruit d’un travail d’écriture cherchant à conserver l’élan brut et initial de la voix poétique. Une écoute de l’émergence d’une forme authentique et révélatrice du fond du poème s’est faite et s’est raffinée tout au long de la création. L’expression d’un besoin de rejoindre l’autre, que cet autre s’incarne dans le double, la figure amoureuse ou un « nous » collectif, se déploie dans une parole qui appelle la libération et l’espoir.
Ce recueil est suivi d’un essai réflexif se penchant sur l’étape préparatoire à l’activité d’écriture, nommée l’antichambre du poème. Cette recherche de nature poétique, expérientielle et phénoménologique s’appuie sur des entretiens ayant été réalisés avec quatre poètes québécois : Claude Paradis, Louise Dupré, Paul Bélanger et Louise Warren. La pratique de la présence et les rituels personnels ont été examinés lors de ces rencontres, de la perspective du rôle unique qu’ils pourraient détenir dans le processus de création du poème. Les thèmes de l’accompagnement par les autres arts, de l’implication des sens et du corps, de la forme, de la volonté et de l’accueil ont entre autres été abordés. Les témoignages recueillis ont été mis en lien avec les essais et les recueils de ces mêmes auteurs, ainsi qu’avec les œuvres de différents autres poètes et penseurs, tels que Gaston Bachelard, René Lapierre, Paul Chamberland, Susan-Lee Wyche-Smith et Myriam Watthee-Delmotte.
Table des matières
Résumé ... III Table des matières ... IV Remerciements ... V Nous ne sommes pas tranquilles ... 1 I ... 3 II ... 10 III ... 35 Dans l’antichambre du poème : la pratique de la présence en création poétique ... 58 I. Être présence : une introduction ... 59 a. Esquisses et balises : du rituel et de la présence en poésie ... 61 b. Pour une méthodologie de la présence : entretien d’explicitation et phénoménologie 63 II. Claude Paradis ou le voyage immobile ... 66 a. Du matin, chaque matin ... 67 b. De la musique / de la lucidité ... 70 c. Une sédentarité vagabonde ... 72 III. Louise Dupré : prendre la poésie, être pris par la poésie ... 74 a. Chambres ... 74 b. Du rituel ... 76 c. Du corps ... 77 d. De la forme ... 79 IV. Paul Bélanger : de la volonté comme élan et quête en poésie ... 83 a. De la volonté, du consentement (et du risque) ... 85 b. Le corps, encore ... 88 c. La vie rêvée / Le « métier de vivre » ... 90 V. Louise Warren : la cérémonie de l’instant ... 91 a. Reflets : une bulle sur le quai ... 92 b. Être dessaisi ... 94 c. Le rituel du présent ... 96 VI. Dans l’antichambre* du poème : une conclusion ... 101 a. Jonctions, accompagnements et divergences ... 103 b. Le poème, cette révélation ... 105 c. Relance : vers la conscience… et la liberté ... 107 Bibliographie ... 112 La création poétique ... 112 Le rituel ... 112 Les poètes : recueil et essais cités ... 113 Autres ... 114 Annexe : extraits des entretiens ... 115 I. Claude Paradis. ... 116 II. Louise Dupré ... 132 III. Paul Bélanger ... 146 IV. Louise Warren ... 160Remerciements
Je tiens tout d’abord à remercier les quatre poètes qui ont généreusement accepté de participer à cette recherche. En m’offrant leur confiance et en acceptant de visiter avec moi ces lieux intimes de la création poétique, Claude Paradis, Louise Dupré, Paul Bélanger et Louise Warren ont grandement contribué à la richesse de cet essai. Je transmets également ma reconnaissance à mon directeur de maîtrise, François Dumont, pour sa disponibilité et sa rigueur, et à Maurice Legault pour sa guidance sensible.
J’aimerais aussi remercier non seulement ceux qui m’ont accompagnée dans ce projet de mémoire en recherche-création, mais aussi ces « bonnes étoiles » qui ont su me donner foi en mes projets et nourrir mon amour profond de la poésie, tout au long de mon baccalauréat et de ma maîtrise. Un immense merci à mes parents, Denis et Lorraine, pour leur support sans failles. Merci à Frédéric Dufour, à Rifdat Aoidi, à Ève Préfontaine et à Lucie Émond pour les encouragements toujours nourris. Merci à Anne Peyrouse, à Jean-Noël Pontbriand, à Denise Brassard et aux Éditions du Noroît d’avoir cru en ma voix poétique. Merci finalement au Centre de ressources et de transition pour danseurs, au Département des littératures, au Conseil de recherche en sciences humaines, au Fonds de recherche du Québec – société et culture et au Fonds Prix de poésie Rolande-Gauvin.
Que la poésie s’enflamme, rayonne, réconforte. Portons la poésie pour qu’elle continue de nous porter.
je t’ai donné des roches
que la plus belle dans un instant de force te permette de serrer le monde un petit peu dans ta main
fuyons le reste du monde retrouver ce petit corps intact
dans sa soif d’un ciel d’orage
tu avances acidulée fille
tu portes ta crinière sombre retournes les horizons sous tes ongles tes serres se mélange la terre la présence des pierres tapies entre deux buildings clignote
tu te lances entre les cimes je m’attache à ton arc
échevelée
tu rassembles tes forces tu découds le mal ton vol entier se dynamise
pauvre petite moite sous les voûtes ensablées te voilà source vive une trace à ta joue comme herbe folle tu cours vers les tréfonds d’une paille douce claire
je t’aime
quand tu vas parmi les fleurs la bouche sale
toute la puissance de tes pieds avalée par la tourbe
une fable au creux du cou tu appelles
la langueur sourde les épaves toi
algue-papier lovée au sable immanente femme-conifère ton cri fossile ton cri le vent glisse ton oeil dit le temps à marée basse
tu marches
sur les bords du jour vaste champ de signes dans notre danse discontinue ta présence
or noir
est notre dernier refuge un éclat
nous ne sommes pas tranquilles nous brouillons les cartes tout ça
que nous ne savons plus tout ça
qui se retourne contre nous sens-tu
les braises l’amont tout ce
nous
velus et frêles minables et nobles à la recherche d’une transparence je nous veux bêtes de somme attelés aux virages aux racines tout se noie de bord en bord nous avançons je recouds un à un nos murmures nos tessons
avant la redite la chute le météore se dévêtir frémir boire à grands coups ramer son souffle
mettre entre ses jointures copeaux de verre ramer encore jusqu’au matin
fuir le paysage qui s’acharne à la fenêtre
où sommes-nous sinon dans le gouffre
cette faille je l’aime je chéris
nos infinitudes nos cisailles sous la peau
pour ne plus taire ce qui s’échappe j’aime
et je nous couve de silence de neige de cadence
que les vitres craquent que les épidermes s’ébrouent enfin les dents au vent qu’on se serve de moi oblique rescousse feule secours
d’ambitieuses visions qu’on me brise qu’on me chante
vissée sous des airs d’inespérance
qu’on me lance qu’on m’affole
sous l’égide sous la folle herbe d’amour
comme de petites sentences les racines stratifiées dans la roche creuse emplie de dissonances
sale je m’appuie
une lueur entre les doigts je visite le lieu
je veux être choc rupture
mouillage et armature verte d’exaltation de chants réciproques j’adopte la joie ferme sur les pavés
dégagés de l’autre côté
je me coule sans rivage j’entrouvre ma jupe
je me donne à mes dons abondante dissidence
de l’accueil secret des choses j’enveloppe l’humeur du monde chargée de toutes les semences émerveillée et fabulatrice heureuse
immobile je voyage
je prends
et mon sexe rayonne
malgré la nuit les dormances je veille au grain je veille j’entre irradiante dans la moelle repère d’abondance
j’avance
contenue et pleine de semailles
je me penche sur l’horizon j’appelle la fougue
à mes corniches le cœur à l’allant je n’ai plus peur
je refuse que la pénombre s’arrête
je me déleste et je t’entends
j’arrive à tout ce qui advient les bras tétanisés
le ciel engelure
les bourrasques dans le sang je me débats
je me tords
échappée haletante
pourpres joues sous le joug exergues d’un été
et seins grenades je danse
vibrante dans la vastitude de toutes mes sauvageries
je veux trouver le seuil des eaux lisses
j’avale et recrache l’espace les élans échevelés
dans l’effondrement les batailles
je renverse les digues rappelle les loups le feu la fraie sous le granit la chair enfouie pleine de stigmates je crée des architectures tous les commencements
je suis celle
qui arrive et celle qui repart
cette puissance en toi quand les orients s’ajustent à ta course
tu m’habites me déloges quelque part
je sais que tu me vois pareille à moi-même tes yeux caressent mes défaillances tous ces bouts de peau que je laisse
à ta merci
je suis emmêlée hybridée atteinte
je hume tes cils ta chair je marche
ta silhouette
un angle mort
tes pas égaux aux miens nos fuites se recourbent l’eau se retire
nous avalons nos ombres accouchons des cendres quand l’encre siffle perfore ta peau sous tes fibres nos jeux tout s’élève les offrandes le chaos
je ne pèse rien si ce n’est ton visage
j’imagine
tout ton corps comme un placard toutes tes peaux déposées
je danse tes pas
un bijou cassant au fond du ventre
je recopie des poèmes recycle la cadence sur les surfaces lisses je broie nos babillages j’aime à ne plus entendre le désir
j’aurais aimé te dire l’immensité des fleurs et ton cœur bataille le corps promesse un passage à la fois
tu te caches dans ma gueule
ta main est un gisement d’émeraude sous nos détonations
dans ton désir souriant je me suis enfargée
dans les fils de ta langue haute perchée parmi la mousse tu dégoulines tes odeurs fracassent tout
déclic de nos brumes j’achève de te rendre à ton désir j’aspire
la source de tes tripes avide oeuvrante dans tes chairs
tu m’imposes une présence
je te dénude
devant moi tu culmines sous la fraie ton ventre nos tressaillements dans l’œil de l’été
haute la flambée des peaux si près la sève
la mort
j’aboie j’avale je féroce
à faire sourdre ta ligne de vie je décrasse les aurores
je te scalpe à la recherche de ton cri nous nous nageons
fouettés
le lit pend du plafond
les chiens ont répondu à l’appel mélange la saveur de tes os toi avec ton corps de couleuvre les tisons s’allument partout au bout de tes cils
tu remodèles l’errance dans ta clameur sourde tu arraches l’aurore agile tu t’entremêles entre les vivants toutes fenêtres ouvertes tu retrouves entre deux crissements ta veine ton velours sous les ongles cette partie si fine sauvage à bout d’elle-même
les joues au ciel l’enfant découvre le mal du monde à ses pieds il rit si fort il sait le détournement des heures l’horizon instable sous le lit du fleuve il cherche la confiance en sa stature l’appel de la grève
ses écorces commencent à se mêler au sel l’enfant s’en va rougi d’avenir
il est le mage le malheur jamais à nous jamais en paix il avale son souffle répand sa foi retourne ses fables envahit le lieu de tous nos reculs prend demeure en nous force vive il est le seul
envol l’avenir goût brûlant
dans les branches brisures de ciel l’odeur de l’enfant le ballant d’un souffle en partance traversée d’une nuit claire
il vente si fort
tu peines à voir venir la pluie glisse sur les os les fondations dans le limon dans l’anse des tremblements furtifs un début d’amour
je suis parfois tellement loin au cœur du monde que je ne sais plus si je saurai comment en revenir et si revenir est nécessaire car c’est en ce lieu que tout advient en retrait comme caché j’aimerais faire connaître la volonté douce d’être corps en vie dans l’eau la ville mêmeseulesurtoutseule avec tous les accompagnements rivières aux jambes et tête dans les feux la gloire de l’insecte brille entre les heures
regarde
tuvois tupeux être transparence et chair tu vois que cela advient quand du plusprofond detonregard le souvenird’être au monde te prend ledésirdu refugeradiantdans le cœur dumondel’amourdumondes’élèveetredescend commerêve enéveil tu le sais quelque part dans l’aortelesreins tu es si fier lorsque tu te souviens danstesos
quand devrons-nous reprendre
mains sur les hanches courants de fond et propagandes nos bassins coupoles d’abandon de violences se terrent si loin dans l’éventualité d’une couche d’un nid où nous poserons-nous loin de nos ficelles de nos avances de nos nausées le cœur cheminée à vingt comme à trente ans déjà usé déjà latence l’étal n’est pas qu’un comptoir de boucher où s’alignent les cadavres entre le montant et la marée basse une suspension
je nous entends penser je nous entends frémir
craindre
et désirer
les pieds duveteux gravelle le corps comme autant de bouches offertes nous palpitons
allumons des torches une après l’autre sans jamais les éteindre
bientôt nous prendrons feu nous serons le brasier bientôt nous jaillirons autant de repères sur les berges de loin pour nous contempler
tu me brûles me dévores et m’effaces le passé toujours à la traîne tes tentacules me siphonnent me tailladent rapace mon bassin est fêlé plein de bave plein de pu de sang souillé volcan tisonnant ma colonne une guerre en moi une sourde attaque je ne gagnerai pas nous serons victorieux scintillants et vifs dans la jouissance féroce amalgame de colères d’enchantements de longues poussées vers les bruissements du soleil
et de l’altérité nos tranchées
le poisson fuit l’eau affleure
je n’arrive plus à me défaire de mes appartenances
nous sommes du réel
nous sommes à l’emporte-pièces nous surgissons
empêtrés à genoux gisants
nous répétons les tentatives achevons de nous montrer comme d’habiles outardes des monstres de tendresse les fissures de nos semelles aboient
je broie nos babillages recycle la cadence j’aime à ne plus entendre le ciel s’ouvre
dans une odeur de charbon la ville cherche son point de fuite je rassemble nos petites affaires raccommode l’étrange appel des oies je nous vois
nous lèche à nous pourfendre les vannes sont ouvertes
je prends les commandes harnachée de l’intérieur je me féconde
la mort aux trousses
l’insidieuse lumière blafarde mon œil révulsé
je me bats
je décline vos invitations je suis attablée au danger endimanchée de balafres
l’acier de ma croupe s’engage vers vous au-delà des cloisons
je me porte sur la neige dans le sillon
l’arborescence le ciel est beau le ciel
je me saoule de toutes les manières j’achève de nous montrer
j’effrite la pensée en mes os j’avalanche
je voudrais qu’on m’écrase, petite jusqu’à ce que ma moelle prenne terre tu dis l’avenir à coups de couteaux
tu effeuilles le temps la douleur
t’agite et se solde j’évacue l’inespérance
le visage ficelé
qu’on reconditionne la mer morte qu’on mette de l’avant les tombeaux tes tout petits doigts frôlent le velours déjà, chardons, tu t’attaches
grande fauchée grande noire je fais de la brise un hangar je suspends les altérations dans les morsures
hors de nous la pluie tout traîne encore les roches l’amour les bottes le désordre nous sommes vivants
gluants sur le rivage
nous vivons d’étranges heures le fleuve est grand
les habits emmêlés
faire de petits feux attendre recommencer nager vers les falaises rejeter les roseaux revoir les salanges arroser le ciel
urger vers la mer
réfléchir quand soudain un souffle s’attarde au large
je respire et j’espère que tu sauras où chavirer dans les pointes du soleil les ripostes se font tendres l’atmosphère s’accélère contre toute attente et avec toute langueur
tu relances ton souffle à des kilomètres tu pleures des giboulées
tu attises l’hiver
plié en deux et traversé d’hippocampes tu refais ta trace
tu fonds dans le ciel et tout se rattache un pan à la fois tout se reçoit douce conquête un à un réconciliés
nous nous prolongeons jusqu’aux assises jusqu’aux os
ne disons rien prenons place le dos et les paumes haletantes nous raccorder nous dissoudre j’avance nous dansons sur l’étal le temps manque
chaque frémissement s’étend
de toute sa moiteur lourde chacun de nos morceaux de travers
sous le velours des marées nos trait burinés
remâchent
nos semblants de sagesse je grafigne nos éternités
dans l’indifférence des plaines les feux se donnent à voir tout s’empiète, tout s’empêtre un long silence reprend ses droits
Dans l’antichambre du poème : la pratique de la
présence en création poétique
I. Être présence : une introduction
La poésie vient autant du besoin de nous rendre le monde absolument présent que de nous réinventer une présence au monde.
-Louise Dupré
À l’origine de ce projet, L’écriture poétique : le rituel comme pratique de la présence, se trouve une vaste question qui m’habite et imprègne ma pratique artistique plurielle depuis de nombreuses années : comment se prépare-t-on à créer? Comment entrons-nous dans l’état de création, état de présence unique, fertile? Est-il possible de mettre en place certaines stratégies favorisant l’entrée dans ce mode de présence au monde? Pourrions-nous nommer ces stratégies « rituels »? La pratique de la poésie, comme mode d’expression particulier et usage privilégié du langage, nécessiterait-elle le raffinement d’une façon particulière d’être, un état ouvrant vers le dialogue, une « commune présence » (René Char) menant au surgissement du poème? Chez certains poètes québécois, dans leurs recueils, leurs essais, se retrouvent des traces de cette pratique de la présence, de cette attention fine au mode d’entrée dans l’écriture du poème. Mais rares sont les avenues ou les écrits qui traitent directement et de manière plus étoffée de cette étape menant à la création, là où l’attention est mise à créer les conditions propices à la mise en train de l’écriture poétique. Comment se déroule, dans l’atelier et le quotidien du poète, ce rituel? Comment s’inscrit-il dans le vécu et l’expérience renouvelée du poète?
Afin de recueillir des pistes de réponses à ces interrogations, je suis allée à la rencontre de quatre poètes : Claude Paradis, Louise Dupré, Paul Bélanger et Louise Warren. Intéressée par une parole ancrée dans le concret de leur pratique personnelle, j’ai voulu ces entretiens à l’image du voyage en poésie : une co-création dans le moment de la rencontre, une plongée dans la présence au monde, par le monde et via le corps, une prise de risque et une disponibilité à ce qui voudrait apparaître, se donner, se révéler. Après une étude et une lecture des œuvres de chacun d’eux, afin de m’imprégner de leur univers, c’est avec un canevas de questions malléable que je suis entrée en dialogue avec eux. Grâce aux
rudiments de l’entretien d’explicitation de Pierre Vermersch1, une approche
psycho-phénoménologique permettant de guider la personne interrogée vers le vécu de l’expérience, dans une parole ancrée à la première personne, j’ai mis à l’œuvre à la fois ma propre expérience de poète, ma sensibilité humaine et artistique, de même que ma rigueur de chercheure, afin de faire, au mieux de mes moyens, de ces rencontres des moments riches et porteurs.
Ces entretiens se sont déroulés durant l’été 2014, chacun dans des conditions différentes, mais ayant tous duré environ deux heures. La richesse du matériel recueilli, grâce à la générosité des quatre poètes, se décline en un substantiel verbatim, dont des extraits sont joints en annexe de ce mémoire. Le privilège et la confiance qui m’ont été accordés lors de ces interviews sont exceptionnels, et montrent le profond engagement en poésie et le désir de partage et d’approfondissement des connaissances de ces quatre écrivains d’expérience. Avec chacun s’est créé un moment fort, où s’est ouvert un échange autour de la création, de la présence, de l’écriture. Claude Paradis est d’abord venu chez moi, puis j’ai rencontré Paul Bélanger aux bureaux des Éditions du Noroît, pour enfin être reçue chez Louise Dupré dans le quartier Rosemont, puis par Louise Warren dans sa maison de Saint-Alfonse-Rodriguez. J’avais au préalable eu moi-même un entretien à propos de ma pratique poétique avec Maurice Legault, professeur retraité spécialisé en psycho-phénoménologie. Être ainsi accueillie dans l’univers intime de création de ces auteurs a été un véritable privilège. En plus de s’inscrire dans ce projet de recherche, ces entrevues ont été pour moi riches dans mon parcours de poète, de femme en quête de sensible et d’humanité. Ces moments, ancrés dans le vivant et s’intéressant au vécu de la création, ont justement pris forme, été créés dans le présent de ce qui voulait s’y dévoiler, grâce aux révélateurs que sont le dialogue et l’engagement dans ce désir de savoir, de comprendre. Plutôt que le simple parcours étape par étape suivant un questionnaire préétabli, j’ai voulu ces entretiens ouverts à la découverte, en souhaitant humblement que chaque poète puisse, autant que possible, en retirer quelque chose pour lui-même, quelques éléments nouveaux qui les informent au plus près à propos de leur pratique personnelle, et que cela les nourrisse en
retour. S’articulant autour des thèmes du rituel et de la présence, en particulier dans l’étape précédant l’écriture, ces rencontres en ont été en quelque sorte des miroirs. Impliquant un grand état de présence, et s’articulant à la manière d’un rituel, ces moments de discussion offrent en partage et d’une manière unique le témoignage de l’expérience de ces poètes contemporains.
Le présent essai propose donc, via un chapitre consacré à chacun de ces entretiens, la visite de l’atelier – réel dans certains cas, mais surtout imaginaire - de ces hommes et de ces femmes poètes. Il se veut partage de cette expérience, la leur, puis pont et approfondissement de ce qui les relie et les distingue. Mais avant de plonger dans chacune de ces rencontres, quelques précisions s’imposent : les définitions des grandes notions de ce projet, et l’explicitation de son cadre méthodologique.
a. Esquisses et balises : du rituel et de la présence en poésie
Fort heureusement, le rite est toujours présence, et la littérature toujours déborde de la norme. - Myriam Watthee-Delmotte Il importe de tenter de mettre en mots les termes clefs de l’enjeu qui nous importe ici. Définissons d’abord au plus près les concepts de rituel et de présence.
Pour les fins de cette recherche, je définirai le rituel comme un ensemble, de conduites - parfois créées, toujours choisies - mises en place et répétées, de façon collective ou individuelle, dans le but d’avoir accès à une dimension particulière de l’être ou de la réalité. Le rituel comporte des balises, ayant des référents culturels, religieux, sociaux ou personnels, qui permettent de mettre en place un cadre, dans lequel opèreront de manière particulière des comportements spécifiques. Le rituel peut être vu comme une mise en scène : un choix de paramètres - temporalité, lieu, acteurs, objets - et un déroulement sont discriminés par rapport à d’autres, en raison de leur potentiel à mener celui ou ceux qui y prennent part à la réalisation d’un état donné. Le rituel vise la transformation. Transformation de l’être, de ses perceptions, de son état, de sa conscience. Le rituel, s’il est
paramètres visant l’objectif commun d’un état de présence accru et d’un éveil optimal des différentes ressources créatives et imaginaires de l’artiste. La fonction particulière du rituel permettrait au créateur, en tant que pratique de la présence, de développer une conscience et une connaissance sensible particulières.
Comment alors ne pas confondre rituel et habitude? « Entre l’habitude classique de restreindre le rite au domaine du sacré et la tentation de dire rituels tous les comportements routiniers, le spectre de repérage et d’explication du rite demeure vaste2. » L’écart qui
sépare rite et routine est réel et primordial, de même qu’il l’est entre ce que l’on pourrait nommer les « conditions de création » et le rituel dans toute sa plénitude. L’entretien réalisé avec Louise Dupré, entre autres, a permis de mieux nommer ce qui les distingue, et surtout en quoi leur place dans la création est différente.
Le rituel permettrait donc d’accroître la présence du créateur, entre autre en « [centrant] l’attention et l’intérêt sur ce qu’il donne à vivre3. » Mais qu’est-ce qu’être présent?
Comment définir la présence? La teneur du mot présence peut paraître évidente. Pourtant, s’y pencher permet de relever des observations éclairantes sur sa substance même. Être présent, c’est être dans un état de disponibilité, être capable d’attention, être en mesure de diriger sa conscience vers un objet donné. Le présent, c’est l’endroit où se place notre imagination, dans un moment défini, c’est « ce qui existe dans cette partie du temps » (Petit Robert). Pourquoi alors s’intéresser à la présence et au rituel en création littéraire, tout particulièrement en poésie? Mon hypothèse consiste à avancer que le rituel permettrait de mener à l’état de création. Cet état n’est pas stable, il demande à être nourri, entretenu, réaffirmé. La présence est un mode d’existence amplifié : il provient de l’être et y mène. C’est un mouvement circulaire de présence à présence.
b. Pour une méthodologie de la présence : entretien d’explicitation et
phénoménologie
L’art moderne tente d’habiter l’espace même de la présence (…). - Fabrice Midal « À quoi (…) peuvent bien servir ces conversations, à quels improbables éclaircissements, quand on sait que c’est dans l’exercice même de l’écriture que tout se joue pour l’écrivain, comme pour le peintre dans l’atelier4? » : voilà une interrogation lancée par André Major et
qui mérite à coup sûr réflexion. Pourquoi avoir choisi la forme de l’entretien? À quoi bon interroger ainsi les poètes et les inciter à poser un regard sur leur propre processus créateur? « Il me semble qu’outre la lecture, bien sûr, l’entretien est la façon la plus directe d’aborder les écrivains5 (…) » : en effet, et cela est particulièrement à propos lorsque les enjeux d’une
recherche, comme c’est le cas ici, ne sont que peu ou pas abordés dans les œuvres et les études.
Immergé dans son expérience, l’exercice de la mise à distance, du regard réflexif sur le poème, sur l’acte d’écriture et sur le processus l’accompagnant, de l’amont à l’aval, est difficile en soi pour le poète, comme il l’est au demeurant pour tout artiste ou praticien. L’exercice et la visée de l’entretien sont non seulement de questionner en tentant de faire surgir des réponses soulevées par les principales interrogations de cette recherche, mais surtout de guider l’écrivain vers le vécu de son expérience, d’agir comme révélateur d’une conscience de la création encore enfouie dans la mémoire sensible du poète. Mais alors, tel que se le demandait Yves Bonnefoy, « peut-on, quand on prétend à la poésie, quand on s’y efforce, en parler authentiquement6? » Pour tenter d’y parvenir et d’accompagner les poètes
vers cette parole vraie, j’ai adopté une approche psycho-phénoménologique nommée l’«entretien d’explicitation ».
Les bases de l’entretien d’explicitation (ou d’aide à l’explicitation) de Pierre Vermersch ont donc servi d’outils lors des entrevues qui ont été réalisées. Formée à l’EDE (entretien
4 André Major [dir.], L’écriture en question : entretiens radiophoniques, Montréal, Leméac, 1997, p. 8. 5 Ibid., p. 8.
d’explicitation) par M. Maurice Legault, professeur titulaire à la Faculté des sciences de l’éducation, j’ai utilisé cette approche qui m’a paru particulièrement appropriée pour la recherche sur les processus de création de la poésie. Pierre Vermersch définit les différents types d’entretiens comme étant « un ensemble de pratiques d’écoute basées sur des (…) techniques de formulations de relances (questions, reformulations, silences) qui visent à aider, à accompagner la mise en mots d’un domaine particulier de l’expérience en relation avec des buts personnels et institutionnels divers7. » De manière plus spécifique, et dans le
but de recueillir des informations, la technique d’aide à l’explicitation vise à :
- Faire décrire le déroulement d'une action vécue ; - Favoriser et/ou provoquer la prise de conscience ; - S'informer de ce qu'une personne a fait ;
- Aider quelqu'un à s'informer de ce qu'il a fait, etc8.
Non directif, favorisant dans ses paramètres un grand état de disponibilité et d’écoute, l’entretien d’explicitation est ancré dans le présent : il permet de soutenir et de baliser une enquête dont les fruits sont mis en lumière au fur et à mesure du chemin. Il cherche à mettre en mots les phénomènes explorés et investis, dans le vocabulaire même du créateur, au plus près de son expérience authentique.
Ainsi, l’entretien d’explicitation se rattache de façon générale à la sphère de la phénoménologie, dont « le terme ‘‘phénomène’’, dérivé du grec phainesthai, signifie ‘‘laisser apparaître à la clarté’’, ‘‘apparaître telle qu’elle est’’, ‘‘se révéler’’. Ce qui se révèle ou se laisse voir en phénoménologie, c’est ce qui se montre de lui-même, ce qui constitue le sens ou l’essence d’un phénomène 9 .». Selon Fabrice Midal, « [la]
phénoménologie est cette discipline qui consiste à regarder le phénomène tel qu’il est mais tel qu’il ne se montre pas immédiatement10 ». Albert Camus, en affirmant que : « la
phénoménologie se refuse à expliquer le monde, [qu’]elle veut seulement être une
7 Pierre Vermersch, L’entretien d’explicitation, op.cit., p. 17.
8 Groupe de Recherche sur l’explicitation, le site de recherche du GREX, http://www.grex2.com [consulté le
10 avril 2015].
9 Alexandra Bachelor et Purushottam Joshi, La méthode phénoménologique de recherche en psychologie,
description du vécu11 », nous rapproche de la psycho-phénoménologie, approche à laquelle
puise de manière plus spécifique l’aide à l’explicitation. De fait, la psycho-phénoménologie peut être définie comme la « science empirique de l’activité mentale telle qu’elle peut être saisie subjectivement dans le vécu12. » Et c’est précisément un des objectifs poursuivis par
l’EDE et par cette recherche: amener le sujet à décrire son vécu, sans chercher à l’expliquer ou à l’analyser, c’est-à-dire de restituer en mots une expérience ancrée en lui de façon intime, individuelle. En ce sens, « [le] vécu, au sens du vécu phénoménologique, est nécessairement unique et spécifié13. »
Directement inspirée par l’entretien d’explicitation, la manière de questionner le concret de la création, de maintenir la personne interrogée dans une position de parole incarnée, en effectuant des relances et en encourageant une présence à soi-même, a été particulièrement à propos et aidante lors des entretiens réalisés avec les poètes. Ces rencontres, moments uniques dont la dynamique d’échange et d’interactions s’est déployée de façons distinctes, auront permis à divers degrés de mettre en relief le vécu de l’écriture du poème, et en particulier le ou les moments menant à ce geste. Comme le souligne bellement André Major : « (…) même s’il n’est pas sûr, au départ, que la rencontre aura vraiment lieu, (…) quand c’est le cas, une sorte de miracle se produit, car l’écrivain, cet être vivant par et pour l’écriture, se risque alors dans l’aventure déstabilisante de la parole, loin de ses repères habituels (…)14 ». Chacun des quatre poètes, Claude Paradis, Louise Dupré, Paul Bélanger
et Louise Warren, de par la générosité et l’authenticité de son témoignage, me semble avoir contribué à révéler davantage en quoi consiste le fait de vivre de façon renouvelée la rencontre avec l’émergence du poème.
11 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Éditions Gallimard (Coll. Folio/Essais), 1942, p.65. 12 Pierre Vermersch, L’entretien d’explicitation, op. cit., p. 208.
13 Maurice Legault, « Les symbolisations non verbales en recherche qualitative. Une méthodologie de
II. Claude Paradis ou le voyage immobile
Les poèmes, ce ne sont pas d’abord des choses qui s’écrivent, ils ne commencent pas au moment où ils sont couchés par écrit; ce sont des présents offerts à l’attentif.
- Paul Celan
Claude Paradis, le « livre sur la table15 », aux aurores, prend place dans ses quartiers.
Entouré, isolé, accompagné et libéré à la fois par les livres et les carnets dont sont peuplées ses bibliothèques, Claude se pose dans son bureau-atelier. Une lampe, un carnet, une fenêtre. Une musique, un essai, des poésies. Claude s’incarne dans ce geste répété de s’asseoir - printemps, été, automne, hiver - près des branches en saillie, dans le domaine des oiseaux, des échos.
Claude, poète réputé sédentaire, voyage. Il entre dans le domaine des apparitions. Claude est venu chez moi, à ma rencontre pour en témoigner. Pendant qu’il prenait part à mes questions, je l’imaginais, chez lui, à l’aube; c’est qu’un jour, j’avais eu la chance d’entrer dans son domaine, sa pièce d’écriture. La passion de Claude pour la poésie est sans bornes. D’une exigence et d’un engagement peu communs, sa rigueur sensible et sa constance font de lui un marathonien des mots.
Ce premier entretien, j’ai choisi de le réaliser avec Claude, puisqu’il est, parmi les quatre poètes interrogés, celui que je connais le mieux. Une relation a pu se développer entre nous depuis l’été 2011, lors des quatre mois où il a été mon mentor, m’accompagnant pour l’échafaudage de mon premier recueil de poésie, L’Ondée. Une conversation avec lui m’a donc semblé pouvoir être la suite organique à notre dialogue déjà amorcé autour de la poésie et de la création. Ainsi, cette occasion d’échange avec Claude fut une première expérimentation de la forme de l’entretien, une rampe de lancement en vue des trois autres rencontres à venir.
a. Du matin, chaque matin
à l’aube j’écris en retrait du monde qui m’habite au méridien de la ville et de la vie
- Paul Bélanger
« Mais j’écrivais avec une régularité qui supposait une grande disponibilité et une totale mobilisation de mes ressources d’écrivain. Tous les jours donc, pendant une heure, pour écrire une moyenne page – une page qui tient le coup – il faut être présent, intensément présent à ce qu’on écrit16 »; dit André Brochu à André Major lors d’un entretien. Comme
Brochu, Claude écrit avec une « régularité déconcertante17 ». Dès l’aube, été comme hiver,
avant même que la maisonnée ne s’éveille, il passe de la chambre à l’atelier, auprès de la fenêtre, des livres, la lumière de la lampe se posant sur sa table, y créant un espace d’accueil, un écrin pour le petit matin.
Dès qu’on les touche, les livres parlent,
mais à travers un silence qui abrite la parole18.
Le livre sur la table, l’avant-dernier recueil de Claude Paradis, paru en 2009, s’amorce avec
ces mots : « Je n’écris pas, je lis19 ». Cette pratique renouvelée de la lecture, elle est
centrale et essentielle à l’émergence de sa propre poésie. Selon des paramètres étonnamment précis, paramètres qui seront décrits un peu plus loin, Claude côtoie plusieurs auteurs, chaque matin : « C’est devenu un rituel auquel je m’abandonne avec la plus grande joie, comme si j’échappais ainsi à l’insignifiance. La poésie me sauve, me garde vivant20. »
Ces voix qui l’accompagnent, Claude amorce avec elles une conversation, il leur répond, et ainsi trouve en partie l’élan vers le mouvement de l’écriture. Cette place de la lecture est si
16 André Major [dir.], L’écriture en question : entretiens radiophoniques, op. cit., p. 19-20. 17Ibid., p. 18.
18 Claude Paradis, Carnet d’un improbable été, Montréal, Éditions du Noroît, 2013, p. 16. 19 Claude Paradis, Le livre sur la table, Montréal, Éditions du Noroît, 2009, p. 9.
primordiale pour lui que tout ce recueil, Le livre sur la table, se veut un hommage à ces ouvrages qui peuplent son monde poétique. L’acte de lecture est à ce point incontournable pour lui, qu’il affirme : « Je ne peux pas écrire si je ne lis pas 21».
Peu comprennent que j’aime
quand tout s’éteint après les départs et quand, sous ma lampe, j’ouvre un livre non pas pour lire, mais pour entrer enfin vraiment dans la vie commune
sans ériger de murs, pour entendre tout en moi la seule conversation possible, celle par laquelle s’emmêlent impatiences et passions –
ce qu’on appelle littérature22.
Claude ouvre donc un premier livre, et alors se met en branle une séquence définie, délibérément choisie d’actions : un rituel, donc, où il se consacre à la lecture de trois livres de poésie, soit « un auteur étranger, un auteur québécois, et puis un français23», passant de
l’un à l’autre, pour ensuite terminer avec un essai, qui lui le mènera vers son propre carnet d’écriture. En ce sens, il dit : « (…) j’ai besoin qu’un poète me montre une ambiance, me montre un chemin (…) (C.P.) » Ce besoin essentiel de s’allier d’autres voix littéraires afin de lancer l’écriture, Claude Paradis le partage avec René Lapierre. Pour consentir à l’écriture, faire le pas duquel surgira le premier mot, l’accompagnement par la parole de l’autre demeure la clef : « (…) puisque si ‘‘la voix écoute’’, comme l’a écrit Paul Gifford, il faut bien qu’elle y ait consenti. non [sic] pas en faisant silence, en s’effaçant comme voix, mais au contraire en se liant à d’autres voix, en respirant et en touchant, en se mêlant avec amour de tout ce qui la regarde et de tout ce qui lui échappe24. »
En plus de ce contact incontournable et quotidien avec les livres, Claude parcourt chaque journée avec une grande vigilance sensible, pour y puiser la matière de sa poésie : « (…) ce que je vais faire dans le reste de la journée, même si je ne serai pas en écriture, je suis en écriture, parce que j’emmagasine. (C.P.) » Claude parle de cette « phase initiale de
21Ibid., p. 9. 22Ibid., p. 17.
23 Claude Paradis, extrait d’entretien. Dorénavant, les citations tirées de l’entretien avec Claude Paradis
seront indiquées par la mention : (C.P.)
préparation à l’écriture 25», et de l’état qu’il y cultive comme en étant un de « passivité
active (C.P.) », car « c’est tout ça l’écriture, ce n’est pas juste le moment où tu t’installes pour écrire, c’est le processus : faut se nourrir pour écrire (…) [et] se nourrir veut dire être attentif intellectuellement et sensoriellement à son monde (…). (C.P.) » Cette « contemplation active26 », telle que la nomme Annie Dulong, c’est en effet « tout le travail
préparatoire, (…) cet effort de présence nécessaire pour avoir la plus petite des idées27. » Et
cette présence densément prégnante à ce qui l’entoure, elle est l’essence même de la pratique poétique de Claude, tel qu’il nous le partage dans cet extrait du Carnet d’un
improbable été :
Je m’attache à reconnaître les signes (…) des livres bien rangés, quelques photographies et quelques pierres choisies en raison
de je ne sais quel caprice de beauté, tout suggère que parfois j’ai porté mon attention à son extrême limite
de sensibilité pour que s’arrête le temps28.
Cet état de concentration sensible où tout prend une autre ampleur, une autre résonance, Claude le cultive aussi grâce à sa relation intime avec la musique : « Bach et tantôt Chopin, René Char et Saint-Denys Garneau, Jacques Brault et Rainer Maria Rilke m’escortent jusqu’au matin29. » Dès son entrée matinale dans sa chambre d’écriture, dans le silence de
l’aube, il choisit une ambiance, un rythme, qui façonneront son espace poétique et l’entraîneront vers un sentiment accru de sa propre présence.
25 Annie Dulong, « Arpenter l’horizon : poèmes, photographies, nouvelles et réflexions, suivi de Pour une
théorie de l’acte créateur », thèse (doctorat), Université Laval, 2006, p. 210.
26Ibid., p. 211. 27Ibid., p. 210.
b. De la musique / de la lucidité
La poésie est l’exercice, la passion et le terrain privilégié de la liberté. - Roberto Juarroz
Chez Claude Paradis, nous retrouvons un désir insatiable de comprendre le monde pour mieux y vivre, et ce par et pour le poème. Ce désir s’exprime à travers une insatiable quête de transmission, qui se fait par l’enseignement, par l’écriture. En emmagasinant les voix, les points de vue, les regards sur l’existence, la société, l’art et la littérature, Claude renoue quotidiennement avec la tentative d’être humain, malgré les absurdités et la vitesse qui nous entourent. Son rapport au monde, Claude le qualifie de « misanthropique » : « (…) j’aime le monde et je le déteste (…) la solitude est la meilleure partie de mon humanité, c’est fou, hein… (C.P.)» La lucidité de Claude l’anime et le blesse à la fois: « Je ne sais pas vivre, écrit Paul-Marie Lapointe : j’apprends quotidiennement à supporter sa clairvoyance30. »
Cette clairvoyance, elle semble être adoucie par la musique qui le guide et le rassemble vers sa parole poétique. Cette musique, elle recrée autour de lui un espace-temps habitable par sa sensibilité et sa révolte :
J’étudie le silence d’une musique, seul je me risque à déchirer des parois lumineuses. Il importe d’identifier, parmi les choses, ce qu’il faut sauver de la dérive des jours. J’habite déjà assez ce monde auquel je n’adhère pas : la distance s’accroît entre ce que je deviens et ce que je regarde31.
C’est donc pour se donner des assises, pour l’aider à soutenir l’exigence de son existentialisme et de sa quête, que Claude se baigne dans l’univers musical: « En fait il y aurait comme trois éléments dans ma pratique à moi : c’est l’écoute de la musique, la lecture et l’écriture. (C.P.) » Ces musiques, auxquelles il voue un amour et une curiosité vastes, semblent être le baume dont il a besoin pour refaire le chemin vers ses cahiers
d’écriture. Une ambiance, un rythme, une mélodie ; la musique ouvre l’espace du poétique, tel que l’écrit Louise Warren: « L’œil tout entier est engagé dans cette démarche qui rassemble, concentre, unit les énergies de l’alchimiste et rappelle aussi les cercles concentriques de la musique, du rythme, chaîne inépuisable qui conduit à la création32. »
Dès son entrée dans son bureau d’écriture, dans cette « démesure que [lui] permet la solitude33 », Claude « [sélectionne] des pièces qui ne vont pas brusquer le jour (…) ne
[viendront] pas détruire le passage des oiseaux à l’extérieur (…). (C.P.) » Lors de notre entretien, Claude me confie que ce matin-là, en regardant « la part du ciel qui descend par la fenêtre (C.P.) », il a écouté la musique de François Couturier : « (…) ça allait avec les arbres devant moi, ça allait avec mon état d’être, ça venait l’accompagner, le souligner. (C.P.) » Dans tout cela, le poète recherche toujours un certain bien-être, comme avec la musique jazz, qui le « rend heureux, car le jazz [lui] fournit un rythme qui ressemble au cœur (C.P.) ».
Ce jazz que préfère souvent Claude aux autres styles et dont il s’imprègne, il éveille à la fois son corps et son imaginaire. Lors de cette étape préparatoire à l’écriture, il le guide vers cet état de présence particulière, présence intime à soi et au monde: « le jazz (…) créée une ambiance qui est au plus près de l’individu (…) [il] ressemble à la poésie, dans le sens que la personne qui l’a [écrit] et qui [le] joue est dans un processus d’attention à l’ambiance, à la sensation, à exprimer qui il est, et ça j’ai besoin de ça. (C.P.) »
À travers la musique,
j’entends se déployer l’espace en toute liberté34.
C’est le rythme même, en engageant le corps et les sens, car « [c’est] le corps qui sent, et ce sentir est précisément l’esprit35 », qui nourrit Claude et l’aide à maintenir dans le
mouvement et la présence à l’écriture, en l’encourageant « à exprimer le rythme d’être au
32 Louise Warren, La forme et le deuil. Archives du lac, Montréal, Éditions de L’Hexagone, 2008, p. 82. 33 Claude Paradis, Carnet d’un improbable été, op. cit., p. 59.
34Ibid., p. 59.
35 Pierre Bertrand, Le cœur silencieux des choses, essai sur l’écriture comme exercice de survie, Montréal,
monde, le rythme d’être là. (C.P.) » S’amorce alors un dialogue de présence à présence, une sorte de réfléchissement fertile entre deux modes d’être, deux expressions et deux langages, ceux du poète et ceux du musicien : « (…) j’aime un musicien qui me dit qu’il est là, il dit : voilà, c’est comme ça que je suis. Et dans ma poésie, ce n’est que ça : dire comment je me sens. (…) dans le rythme jazz, on me propose une respiration (…) et je vais chercher la mienne en même temps. (C.P.) »
c. Une sédentarité vagabonde
par quel creuset l’espace transforme-t-il nos doutes
- Gilbert Langevin
Réputé grand sédentaire, la posture de Claude, assis dans le même bureau depuis tant d’années, peu sembler figée, voire rigide. Mais le poète a sa propre manière de voyager, ou plutôt de se nourrir d’un vagabondage salvateur, en cultivant une façon personnelle de renouveler son point de vue sur le monde, dans l’espace même de sa chambre d’écriture: « Parce que je ne voyage pas, je ne bouge pas, mais je bouge dans l’axe intérieur, beaucoup (…). (C.P.) »
Partout l’espace occupe l’espace. Apprenant enfin à regarder autour de moi, j’éprouve la définition de l’équilibre36.
Claude partage avec ses confrères poètes cette préoccupation envers le danger que représente une écriture paraissant tout à coup trop facile. Adopter puis répéter une façon de faire et certaines conditions de pratique peut avec le temps devenir fertile. Il est alors nécessaire de briser des habitudes : « La tentation est toujours grande d’essayer de répéter les conditions qui ont donné les bons résultats. C’est même là l’origine de toutes les habitudes. Cette tentative est forcément vouée à l’échec, puisque du fait de la répétition, voulue et planifiée, les conditions d’abord apparues comme un don ou une grâce en sont
subtilement transmuées37. » Claude va alors ressentir le besoin de « brasser » l’espace qu’il
occupe afin de relancer le poème : « (…) je dois me déstabiliser. (C.P.) » Et ce changement, il sait quand et comment le faire, grâce encore une fois à cette pratique de l’écoute et de la présence qui lui permet de demeurer sensible à ce qui l’entoure et à ce qui l’habite : « Il tourne tout le temps, mon espace (…). À tous les quatre, cinq mois, mon espace est redéfini. (C.P.) » Le poète, immobile, transmue l’espace autour de lui, car « [la] poésie n’a pas de nord38! »
III. Louise Dupré : prendre la poésie, être pris par la poésie
Familier des dualités, le poème est ce funambule qui ne cesse de côtoyer l’abîme, d’avancer plus loin sur les traces de l’inconnu qui peut faire signe à chaque instant.
- Hélène Dorion
« (…) [N]ous sommes prêts à la poésie39 », cela est-il vraiment possible? Sur quoi
pouvons-nous nous appuyer pour dire que nous sommes prêts pour elle, pour l’accueillir, la contenir, l’écrire, la porter? « Déconcertante, la vérité poétique laisse affleurer à la parole l’inattendu, l’inexprimable, l’ineffable. Quand nous sommes prêts à entreprendre cette quête subjective, toujours merveilleuse et horrible, quand nous n’en sommes pas effrayés, alors nous sommes prêts à la poésie40 », affirme Louise Dupré. Être prêt, cela signifie donc
rencontrer sa peur, la dompter, l’adoucir, mais comment?
Avec Louise, chez elle, dans ses appartements, nous avons visité ces lieux effrayants, cette zone du très intime où la peur peut jaillir à chaque détour. Plonger en poésie, c’est ouvrir la voie à tout ce qui loge en nous. Oui, cela effraie. Louise, pour cela, s’entoure, se prémunit, se prépare. Avec Louise, je suis allée à la rencontre de ce que nous avons appelé les rituels permettant d’adoucir cette croisade. Extrêmement généreuse, dans une curiosité presque ludique et une grande présence d’esprit, Louise m’a invitée à découvrir avec elle le lieu où elle vit en poésie.
a. Chambres
Pour aller vers le poème, Louise habite une pièce, ou plutôt l’espace de son lit, grande barque ancrée toute à l’avant de son appartement du rez-de-chaussée. Autour du lit, chacun des murs est « blanc, blanc et nu41 », à part celui qui lui fait face. Celui-là est habité d’un
39 Louise Dupré, « Cela, oui, le poème », dans De l’écriture du poème, Montréal, Le groupe de création
Estuaire (Coll. Essai), 1997, p. 96.
appel au vide, à la vastitude, aux envols et à l’imaginaire : y trône un large dessin de Louise Robert, blanc lui aussi, à peine teinté, taché, surtout ouvert, et invitant : « C’est un tableau abstrait et c’est un tableau où il y a des blancs, des silences (…) et pour moi le silence fait partie de l’écriture, surtout de la pratique poétique (…) oui, le silence, le blanc a autant de place que les mots. Il n’y a pas de poésie si le blanc n’est pas inscrit à même le poème, des respirations, des lieux aussi pour les lecteurs, des lieux pour le non-dit, que ce soit l’indicible, que ce soit ce qui ne veut pas se dire, ou on peut parler de respiration. Pour moi, c’est capital42.» Sur cette œuvre, on peut lire l’inscription cela aurait pu être dans un rêve.
Dans ce lit, de ces lieux rendus possibles et habitables par l’espace d’accueil qu’ouvre ce tableau, Louise s’invite à habiter l’antichambre de la poésie. D’une complicité avec le langage plastique de Louise Robert, avec ses couleurs, mais surtout ses blancs, la poète plonge à la rencontre de l’inconscient, du souvenir, de l’infiniment intime. L’écrivaine, à la manière de la photographe de son recueil Chambres, « se retire seule dans une chambre pour agrandir certains portraits qui l’intriguent (…) c’est alors que lui [reviennent] un à un les détails la mémoire43. »
Ce lit, elle s’y retrouve au matin pour écrire, et s’il n’y a pas d’écriture du matin, c’est qu’il n’y en aura pas ce jour-là. Le lit-refuge, c’est l’endroit où la fragilité surgira sans trop de heurts, où la mise à nu trouvera son nid, les mots leur perchoir. Au creux des draps, la peau est mémoire du sommeil, des enlacements; allongés, les membres se souviennent de la mort, des naissances. Dans la chaleur de l’édredon, « le corps prépare le rituel44 ».
(…) les signes
figures quand se découpent blanches les chambres leur éphémère
fixité
le malheur ne serait-il pas là emmurée dans un poème et vivante y consentir
sur le fond noir les mots
42 Louise Dupré, extrait d’entretien. Dorénavant, les citations tirées de l’entretien avec Louise Dupré seront
indiquées par la mention : (L.D.)
s’exposent
incertitude sur fond noir45
b. Du rituel
car il faut des mots à mourir de plaisir46
Avec Louise, nous nous interrogeons sur le rituel, sur ses rituels, ceux contenus par la chambre, le lit, les murs blancs, le tableau. Et nous touchons à des questions qui l’animent depuis longtemps, dans sa propre pratique, mais aussi comme professeure à l’UQÀM. Et c’est d’abord de « conditions d’écriture » dont elle parle à ses étudiants, car « on n’écrit pas n’importe où, n’importe quand », car « si vous n’aimez pas le lieu, le moment, vous n’aimerez pas écrire, parce qu’écrire c’est très difficile. (L.D.) » Ce grand effort qu’exige l’écriture provoque des résistances : se mettre au travail peut devenir un enjeu de taille, voire un élément anxiogène. Mais pourquoi est-ce donc une tâche si ardue? C’est qu’elle comporterait chaque fois une rencontre avec l’inconnu, l’altérité, tel que le souligne Myriam Watthee-Delmotte. Écrire, c’est aller vers un espace nouveau, encore innommé; en ce sens, cette dernière affirme que « [le] rite (…) joue un rôle anxiolytique : il atténue l’angoisse éprouvée devant l’incertitude47. » Savoir rassembler autour de soi un ensemble
d’éléments rassurants, reconnaissables, qui nous supportent et créent un contenant - Louise parle de son lit comme étant « un lieu où [elle est] entourée, et protégée et ouverte (L.D.) » - des balises donc dans lesquelles se situer, serait un moyen de trouver la sécurité nécessaire pour être en mesure de se mettre en état d’écriture, sinon la tentation de différer, de repousser le ‘’passage à l’acte’’ serait trop grande, peut-être : « (…) pour toutes sortes de raisons, on veut écrire consciemment, mais inconsciemment on ne veut pas, c’est trop difficile, ça fait mal, on atteint des choses trop douloureuses de l’être (…) des régions fragiles, les plus friables de soi. (L.D.) » Écrire peut faire peur, écrire demande du courage,
45 Ibid., p. 53.
46 Louise Dupré, Plus haut que les flammes, Montréal, Éditions du Noroît, 2010, p. 24.
du courage pour entrer et persister dans un état de présence attentive, de sensorialité, de porosité.
Cette habileté d’engagement et de concentration dans l’écriture, telle que soulignée dans la thèse « The Magic Circle, Writers and Ritual », est soutenue par le rituel, rituel qui est marqué par la discipline, l’engagement et l’identité de l’écrivain48. Et c’est avec la pratique,
une suite de tentatives, d’essais-erreurs, qu’il parvient peu à peu à identifier ce qui est à même de mieux l’aider à se propulser dans l’écriture. Pour identifier ces « conditions qui déclenchent le processus d’écriture, ou qui l’enclenchent plutôt, (…) c’est important d’apprendre à se connaître. (L.D.) » Et c’est peut-être là où se trouve une des clefs de l’écriture poétique : dans cette pratique et cet accompagnement de soi-même, cette « façon de défier ce qui nous entoure, nos barrières, nos frontières, nos résistances, pour plonger en soi (L.D.) » qui avec le temps se raffine et permet de mieux accéder à l’émergence du poème, à son langage, qui lui, est à redécouvrir chaque fois.
c. Du corps
(…) vulnérable mais tangible,
elle consent comme écrire c’est certain les jours oui le corps passe49
Au sortir du sommeil, installée dans son lit, pour mieux s’entourer de « plaisir, bien-être et sécurité (L.D.) », Louise va vers un face-à-face avec elle-même, vers « une écriture qui essaie d’entrer dans le psychisme. (L.D.) » Elle va à la rencontre de la mémoire, voire de l’inconscient et de l’interdit, grâce à un « laisser-aller essentiel » de « certains sons, certaines images, certains traits de l’inconscient, certains signifiants [lorsqu’ils] remontent.
48 Susan-Lee Wyche-Smith, « The Magic Circle : Writers and Ritual », Thèse (doctorat), University of
Washington, 1988, p. 44.Cette recherche en psychologie et en psychophysiologie suggère que, à travers des rituels encourageant un état de conscience qui favorisent la créativité, les processus cognitifs des écrivains sont intégrés à leurs actions physiques et modifiés par elles. Cette thèse examine donc les raisons historiques ayant mené au déni des rituels dans le processus d’écriture, récolte des preuves anecdotiques reliées au rituel, présente des recherches pertinentes qui le relient au concept d'émotion comme un agent actif dans la connaissance, et explore certaines des implications qu'une théorie de l’émotion aura pour la recherche et l'enseignement de l’écriture.
(L.D.) » Et ce type de laisser-aller est exigeant, il engage tout, le corps y compris. Il implique de se maintenir dans une tension soutenue et juste, qui n’est ni de l’ordre de l’abandon complet, ni du trop grand volontarisme, mais de quelque chose qui serait quelque part entre les deux, une tension qui supporte la plongée et dont le mot « dessaisissement », employé par Louise Warren dans Interroger l’intensité, se rapproche beaucoup : « (…) dans l’écriture, il y a ce double mouvement-là : d’une part d’un laisser-aller - d’un dessaisissement, si tu veux- et de contrôle d’une certaine façon, de conscience, et un ne peut pas aller sans l’autre (...) le dessaisissement exige un saisissement. (L.D.) » L’anthropologue Ian Barbour suggère d’ailleurs qu’une des fonctions les plus importantes du rituel serait d’englober, de limiter et de déployer la tension50.
Ce lieu de création auquel accéder et dans lequel persister, il existe grâce à une grande attention poreuse, un état mental et physique à la fois. Il s’agit là d’un état immersif, englobant, prenant, somatique, en quelque sorte. La présence passe inévitablement par le corps, dans le fait d’exister, tout entier :
Voilà pourquoi, par le rite, le corps atteint alors à la grâce de la chair qui ne cesse de s’impressionner elle-même, pourquoi le mouvement prend une densité, - il s’irradie littéralement, comme c’est le cas dans la danse contemporaine – et pourquoi, ce faisant, le corps ouvre de nouvelles surfaces, découvre de nouvelles matières, convoque des mouvements qui dépassent entièrement ‘’l’organique’’, déplaçant la frontière du possible et de l’impossible, offrant la vie elle-même à contempler51.
Louise décrit avec ces mots le moment d’où, une fois les conditions d’écriture réunies, quelque chose se met en marche en elle, organiquement : « il y a une sorte d’électricité, d’influx électrique, comme ça, ça monte par le cou, puis ça atteint les bras, c’est corporel, l’écriture. (L.D.) » Cette décharge intérieure d’énergie, elle la partage avec Louise Warren, qui elle utilise l’image de l’arc tendu et de la flèche pour représenter l’intensité de l’énergie et de la concentration qui l’animent lorsqu’elle prend son crayon. Dans les deux cas, un grand état de tension physique, une excitation des sens est en cours, le corps étant en quelque sorte densifié dans le geste d’écriture, pendant quelques heures, « puis, (…) à un
50 Susan-Lee Wyche-Smith, op. cit., p. 46. Traduction libre de : « (…) one of the most important functions
that ritual peforms : to encompass, limit, and deploy tension. »
moment donné je sens que, tu sais la petite flamme là, le petit influx nerveux qui monte vers le cerveau et qui va vers le bras aussi, il est éteint. Je suis fatiguée et je ne pourrai pas aller plus loin. (L.D.) » Grâce à un geste spontané des deux mains, Louise arrive à décrire encore plus précisément le trajet de cet influx d’énergie, alors que je vois ses paumes qui partent du ventre, « et qui montent jusqu’à la gorge, et qui vont au cerveau, et ensuite qui irradient dans les bras. (L.D.) » J’encourage Louise à poursuivre cette description :
- R.T. : Puis il y avait ici tout à l’heure derrière ton cou-
- L.D. : Une chaleur. Une chaleur, une énergie qui passe. (…) Une électricité. Une flamme.
- R.T. : Il y a vraiment quelque chose de vif! - L.D. : Tout à fait.
L’élan vers l’écriture du poème est éminemment physique, une expérience totale ressentie dans une intimité cellulaire, et qui met en branle l’être tout entier. L’écriture de Louise « part du ventre (L.D.) » énergie primaire et créatrice partageant sa source avec la libido, le désir, l’essence de la vie, « c’est une écriture de l’intime, c’est une écriture de l’intériorité, c’est une écriture du chuchotement, souvent, ou de la colère, enfin, c’est une écriture de la pulsion. (L.D.) » Cette écriture, elle va à la rencontre de tout, elle voyage aussi dans les zones ébranlées, éprouvées, vers toute la charge émotive contenue dans la mémoire du corps. Dans ce cadre du rituel pouvant la contenir, libérée et en mouvement, cette souffrance habite l’espace de la création, l’atelier du poète : « (…) si on s’entoure, si on se donne les conditions, les rituels pour laisser remonter la douleur, elle va remonter, parce que le ventre, le ventre c’est la sexualité, c’est le bonheur, mais c’est la douleur aussi, c’est les tripes. Et effectivement, pour que la douleur remonte, il faut qu’on soit dans un lieu, qu’on ait des rituels qui permettent à la douleur de remonter. Faut qu’elle ait sa place. (L.D.) » La douleur, vibrante dans cet espace créé pour elle, peut alors exister « hors de soi, et elle a pris forme »; « elle dépasse la douleur brute. (L.D.) »
d. De la forme
il doit bien y avoir une façon d’approcher la langue
sans qu’elle se fracasse au moindre mouvement comme un destin trop lourd
pour une seule femme tu tournes, tu tournes en rond
dans ta bouche52
Dans toute cette plongée de Louise vers cet espace habitable pour la mémoire, pour l’entièreté de ce qu’elle est, de ce qui s’apprête à se dévoiler, une autre écoute doit aussi se faire, celle de la forme qui adviendra, toujours nouvelle, jamais connue. Louise est poète, oui, mais aussi nouvelliste, dramaturge, romancière - elle voyage d’un genre à l’autre, qu’elle alterne dans l’écriture. Sa pratique de la poésie, toujours soutenue par le rituel, a ceci de particulier qu’elle n’est pas supportée par la préexistence d’une forme ou d’une logique qui la sous-tendrait : « Le genre le plus exigeant, c’est la poésie, parce que c’est un genre littéraire qui fonctionne contre nos processus habituels de réflexion. (…) Si j’écris une nouvelle, un roman, un récit, il y a une suite, ça respecte ce qu’on a appris à l’école depuis la première année : mettez vos idées en ordre, il y a une suite, soit chronologique, soit rationnelle, il y a une suite d’idées. (L.D.) » Louise poursuit en convoquant les écrits d’Anton Ehrenzweig sur la psychologie de l’imagination artistique, lui qui, comme par la suite de nombreux penseurs et artistes, a mis en lien le concept de la pensée associative et la poésie. Susan-Lee Wyche-Smith se réfère pour sa part à la pensée de Prescott (The Poetic
Mind), qui comparait l’état poétique à celui de rêve éveillé, d’abstraction ou de méditation,
état de conscience fréquent et habituel pour le poète, alors qu’il advient beaucoup plus rarement pour la majorité des gens53. Et c’est dans ce type d’état que la pensée par
association serait active, mode de pensée que les poètes auraient appris à cultiver et à déployer, alors qu’on nous a davantage encouragés à le restreindre, voire à l’étouffer :