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b Pour une méthodologie de la présence : entretien d’explicitation et phénoménologie

L’art moderne tente d’habiter l’espace même de la présence (…). - Fabrice Midal « À quoi (…) peuvent bien servir ces conversations, à quels improbables éclaircissements, quand on sait que c’est dans l’exercice même de l’écriture que tout se joue pour l’écrivain, comme pour le peintre dans l’atelier4? » : voilà une interrogation lancée par André Major et

qui mérite à coup sûr réflexion. Pourquoi avoir choisi la forme de l’entretien? À quoi bon interroger ainsi les poètes et les inciter à poser un regard sur leur propre processus créateur? « Il me semble qu’outre la lecture, bien sûr, l’entretien est la façon la plus directe d’aborder les écrivains5 (…) » : en effet, et cela est particulièrement à propos lorsque les enjeux d’une

recherche, comme c’est le cas ici, ne sont que peu ou pas abordés dans les œuvres et les études.

Immergé dans son expérience, l’exercice de la mise à distance, du regard réflexif sur le poème, sur l’acte d’écriture et sur le processus l’accompagnant, de l’amont à l’aval, est difficile en soi pour le poète, comme il l’est au demeurant pour tout artiste ou praticien. L’exercice et la visée de l’entretien sont non seulement de questionner en tentant de faire surgir des réponses soulevées par les principales interrogations de cette recherche, mais surtout de guider l’écrivain vers le vécu de son expérience, d’agir comme révélateur d’une conscience de la création encore enfouie dans la mémoire sensible du poète. Mais alors, tel que se le demandait Yves Bonnefoy, « peut-on, quand on prétend à la poésie, quand on s’y efforce, en parler authentiquement6? » Pour tenter d’y parvenir et d’accompagner les poètes

vers cette parole vraie, j’ai adopté une approche psycho-phénoménologique nommée l’«entretien d’explicitation ».

Les bases de l’entretien d’explicitation (ou d’aide à l’explicitation) de Pierre Vermersch ont donc servi d’outils lors des entrevues qui ont été réalisées. Formée à l’EDE (entretien

4 André Major [dir.], L’écriture en question : entretiens radiophoniques, Montréal, Leméac, 1997, p. 8. 5 Ibid., p. 8.

d’explicitation) par M. Maurice Legault, professeur titulaire à la Faculté des sciences de l’éducation, j’ai utilisé cette approche qui m’a paru particulièrement appropriée pour la recherche sur les processus de création de la poésie. Pierre Vermersch définit les différents types d’entretiens comme étant « un ensemble de pratiques d’écoute basées sur des (…) techniques de formulations de relances (questions, reformulations, silences) qui visent à aider, à accompagner la mise en mots d’un domaine particulier de l’expérience en relation avec des buts personnels et institutionnels divers7. » De manière plus spécifique, et dans le

but de recueillir des informations, la technique d’aide à l’explicitation vise à :

- Faire décrire le déroulement d'une action vécue ; - Favoriser et/ou provoquer la prise de conscience ; - S'informer de ce qu'une personne a fait ;

- Aider quelqu'un à s'informer de ce qu'il a fait, etc8.

Non directif, favorisant dans ses paramètres un grand état de disponibilité et d’écoute, l’entretien d’explicitation est ancré dans le présent : il permet de soutenir et de baliser une enquête dont les fruits sont mis en lumière au fur et à mesure du chemin. Il cherche à mettre en mots les phénomènes explorés et investis, dans le vocabulaire même du créateur, au plus près de son expérience authentique.

Ainsi, l’entretien d’explicitation se rattache de façon générale à la sphère de la phénoménologie, dont « le terme ‘‘phénomène’’, dérivé du grec phainesthai, signifie ‘‘laisser apparaître à la clarté’’, ‘‘apparaître telle qu’elle est’’, ‘‘se révéler’’. Ce qui se révèle ou se laisse voir en phénoménologie, c’est ce qui se montre de lui-même, ce qui constitue le sens ou l’essence d’un phénomène 9 .». Selon Fabrice Midal, « [la]

phénoménologie est cette discipline qui consiste à regarder le phénomène tel qu’il est mais tel qu’il ne se montre pas immédiatement10 ». Albert Camus, en affirmant que : « la

phénoménologie se refuse à expliquer le monde, [qu’]elle veut seulement être une

7 Pierre Vermersch, L’entretien d’explicitation, op.cit., p. 17.

8 Groupe de Recherche sur l’explicitation, le site de recherche du GREX, http://www.grex2.com [consulté le

10 avril 2015].

9 Alexandra Bachelor et Purushottam Joshi, La méthode phénoménologique de recherche en psychologie,

description du vécu11 », nous rapproche de la psycho-phénoménologie, approche à laquelle

puise de manière plus spécifique l’aide à l’explicitation. De fait, la psycho-phénoménologie peut être définie comme la « science empirique de l’activité mentale telle qu’elle peut être saisie subjectivement dans le vécu12. » Et c’est précisément un des objectifs poursuivis par

l’EDE et par cette recherche: amener le sujet à décrire son vécu, sans chercher à l’expliquer ou à l’analyser, c’est-à-dire de restituer en mots une expérience ancrée en lui de façon intime, individuelle. En ce sens, « [le] vécu, au sens du vécu phénoménologique, est nécessairement unique et spécifié13. »

Directement inspirée par l’entretien d’explicitation, la manière de questionner le concret de la création, de maintenir la personne interrogée dans une position de parole incarnée, en effectuant des relances et en encourageant une présence à soi-même, a été particulièrement à propos et aidante lors des entretiens réalisés avec les poètes. Ces rencontres, moments uniques dont la dynamique d’échange et d’interactions s’est déployée de façons distinctes, auront permis à divers degrés de mettre en relief le vécu de l’écriture du poème, et en particulier le ou les moments menant à ce geste. Comme le souligne bellement André Major : « (…) même s’il n’est pas sûr, au départ, que la rencontre aura vraiment lieu, (…) quand c’est le cas, une sorte de miracle se produit, car l’écrivain, cet être vivant par et pour l’écriture, se risque alors dans l’aventure déstabilisante de la parole, loin de ses repères habituels (…)14 ». Chacun des quatre poètes, Claude Paradis, Louise Dupré, Paul Bélanger

et Louise Warren, de par la générosité et l’authenticité de son témoignage, me semble avoir contribué à révéler davantage en quoi consiste le fait de vivre de façon renouvelée la rencontre avec l’émergence du poème.

11 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Éditions Gallimard (Coll. Folio/Essais), 1942, p.65. 12 Pierre Vermersch, L’entretien d’explicitation, op. cit., p. 208.

13 Maurice Legault, « Les symbolisations non verbales en recherche qualitative. Une méthodologie de

II. Claude Paradis ou le voyage immobile

Les poèmes, ce ne sont pas d’abord des choses qui s’écrivent, ils ne commencent pas au moment où ils sont couchés par écrit; ce sont des présents offerts à l’attentif.

- Paul Celan

Claude Paradis, le « livre sur la table15 », aux aurores, prend place dans ses quartiers.

Entouré, isolé, accompagné et libéré à la fois par les livres et les carnets dont sont peuplées ses bibliothèques, Claude se pose dans son bureau-atelier. Une lampe, un carnet, une fenêtre. Une musique, un essai, des poésies. Claude s’incarne dans ce geste répété de s’asseoir - printemps, été, automne, hiver - près des branches en saillie, dans le domaine des oiseaux, des échos.

Claude, poète réputé sédentaire, voyage. Il entre dans le domaine des apparitions. Claude est venu chez moi, à ma rencontre pour en témoigner. Pendant qu’il prenait part à mes questions, je l’imaginais, chez lui, à l’aube; c’est qu’un jour, j’avais eu la chance d’entrer dans son domaine, sa pièce d’écriture. La passion de Claude pour la poésie est sans bornes. D’une exigence et d’un engagement peu communs, sa rigueur sensible et sa constance font de lui un marathonien des mots.

Ce premier entretien, j’ai choisi de le réaliser avec Claude, puisqu’il est, parmi les quatre poètes interrogés, celui que je connais le mieux. Une relation a pu se développer entre nous depuis l’été 2011, lors des quatre mois où il a été mon mentor, m’accompagnant pour l’échafaudage de mon premier recueil de poésie, L’Ondée. Une conversation avec lui m’a donc semblé pouvoir être la suite organique à notre dialogue déjà amorcé autour de la poésie et de la création. Ainsi, cette occasion d’échange avec Claude fut une première expérimentation de la forme de l’entretien, une rampe de lancement en vue des trois autres rencontres à venir.