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- R.T. : Ce qui m’intéresse particulièrement, comme tu le sais – puis tu en as déjà tellement parlé de l’étape qui précède l’écriture, du rituel, de l’état d’écriture- j’ai déjà beaucoup, beaucoup de richesse dans tes écrits par rapport à ça, mais les questions que j’aimerais explorer davantage aujourd’hui dans le cadre de l’entretien, c’est d’aller…

- L.W. : dans le concret…

- R.T. : dans l’expérience, dans le témoignage de ton expérience. Là, tu m’as déjà fait visiter tes lieux d’atelier, même que tout à l’heure on commençait à parler de « l’atelier imaginaire », de la pensée- c’est d’aller encore plus précisément explorer le vécu de la création pour peut-être être en mesure d’en dégager les mécanismes. Qu’est-ce qui se passe, par exemple, sur le lieu du quai, quand tu es assise, que tu me décrives dans un mode simple, un peu comme si tu me racontes ta journée d’écriture, puis tranquillement avec mes questionnements moi je vais être en mesure, du mieux que je le peux puis selon ton intérêt aussi, d’aller voir qu’est-ce qui se passe. Un peu comme si on voulait le raconter comme une histoire, puis en décrivant, dans la concrétude de la chose, en arriver à mettre des mots sur ce qui se passe dans le sensoriel, ce qui se passe dans l’état, puis le lien qui se fait de cette concrétude-là vers l’accès à l’imaginaire. Une question qui m’intéresse aussi c’est- on voit qu’il y a vraiment des choses qu’on met en place qui vont nous mener à l’écriture, il y a des éléments qu’on a choisis avec le temps, des éléments auxquels on donne de l’importance, une valeur- tu l’as nommé toi-même rituel à certains moments, je pense que tu le nommes encore comme ça- pourquoi est-ce qu’on le nomme rituel en particulier, plutôt que je ne sais pas, conditions de création, ou habitudes? Qu’est-ce qui fait qu’on utilise le mot rituel? Je ne te demande pas de répondre à ça nécessairement maintenant […] - L.W. : Je ne sais pas, je ne me rappelle pas, je l’ai peut-être déjà utilisé, mais c’est drôle parce que maintenant ce n’est pas tellement un mot que j’utiliserais, peut-être parce qu’il est trop relié au sacré, à quelque chose d’un ordre plus religieux…

- R.T. : dans la conception que tu en as toi…

- L.W. : Je trouve que le mot qui me ressemble le plus maintenant, parce que j’en ai employé beaucoup pour parler de la création…

- R.T. : Il y a une grande richesse de vocabulaire dans ta façon de nommer les choses- - L .W. : Oui, puis je me rappelle très bien que j’avais été éblouie par le mot « dessaisissement », au tout tout début, quand j’ai fait mon mémoire de maîtrise avec

Interroger l’intensité. J’avais été fascinée par ce mot-là et je ne savais pas, en sortant de la

classe, si c’était un mot que je venais d’inventer, de m’approprier, ou si c’était un mot que le professeur avait dit. Et je me rappelle très bien de ce mot-là, et que j’étais empêtrée dans tous les « s », que je ne savais pas si je l’écrivais correctement, et il me donnait en tous cas l’image que je ressentais à cette époque-là dans mon écriture, d’être, d’accepter d’être dessaisie. D’accepter d’être dessaisie, d’accepter l’énigme, que tout ça faisait partie du même besoin. Mais aujourd’hui je mettrais, sous le grand chapiteau, ce qui sera le titre du prochain essai, Ma vie flottante. Donc oui, tu donnais l’exemple sur les quais, je pourrais te donner l’exemple de partout dans la maison, avant de commencer à écrire, la promenade, l’espèce de travelling que je fais sur les objets, le temps que je peux passer soit devant une fenêtre, soit devant une bibliothèque, ce sont des lieux qui de toute manière nous ramènent à soi, donc c’est comme de ramener l’extérieur qui finalement est à l’intérieur. De ramener

ça vers soi, puis d’écouter. Écouter, c’est quand on est à la fenêtre, c’est le monde qu’on a à la fenêtre. La première action, être à l’écoute et lâcher prise! Peut-être même avant tout, ce lâcher prise. Accepter de flotter, de ne pas se culpabiliser en disant « je ne fais rien, je ne suis pas en train d’écrire », et de ne pas donner de valeur à ça. Moi, au contraire, je donne de la valeur à ces actions. Quand je suis sur le quai et que je suis juste dans un état, allongée sur le quai ou en train de lire, même dans les marges je suis déjà déportée ailleurs, même en train de lire, je quitte; c’est comme si j’avais un petit paravent devant moi et que je me cachais derrière. C’est toujours ces gestes-là qui reviennent…

- R.T. : On quitte pour…

- L.W. : pour aller là où on a à être… - R.T. : pour être davantage ailleurs…

- L.W. : pour aller, pour être, se préparer une peau qui va recevoir toute cette sensibilité à venir. Elle est déjà là, je peux dire après tant d’années ça fait longtemps que le mouvement est pris, mais il y a quand même une espèce d’habillage, de posture, il y a une posture. Je suis très sensible au bruit; j’en parle beaucoup aussi dans mes livres de ça, et l’eau - le bruit de l’eau, le bruit des feuilles- ça met déjà une distance, ça couvre le reste du monde… - R.T. : Ça crée un lieu en quelque sorte?

- L.W. : Ça crée une bulle, ça me permet de mettre comme une espèce de voile qui me protège, comme un rideau qui me protège pour aller là où j’ai besoin d’aller.

- R.T. : Une frontière poreuse ou un lieu qui protège?

- L.W. : Frontière, ça ne serait pas une frontière. C’est ténu, ça ne m’empêche pas de sentir le reste, ce n’est pas coupé. Une frontière c’est quelque chose qui délimite le terrain d’une façon plus volontaire. Dans tous ces gestes-là, il n’y a rien de volontaire. C’est juste un lâcher-prise, c’est juste de « venir à », d’avancer. Tu sais, il y a un poème qui dit « nous avançons par pressentiment / rien ne porte encore de nom », bien, on va vers des choses qui ne sont pas nommées, qu’on ne sait pas quoi, qui sont encore immatérielles. Mais pour que la matière s’installe, pour que l’intensité s’installe, il faut leur donner le contenant. Alors moi je suis le contenant! Je vais vers des lieux, par exemple là où on est assis pour l’entretien, c’est un lieu où je viens à peu près tous les jours de l’année, parce que je suis près des fenêtres, près du feu l’hiver parce que ça me détend – parce que je viens tellement tendue dans le mouvement autre, plus tard quand on va parler de l’écriture- que cette chaleur que je reçois, cet enveloppement-là, que même si j’ai une douleur physique, à continuer, ça me permet de garder mon espèce d’état relâché. Mais le corps, il participe vraiment beaucoup.

- R.T. : Vraiment beaucoup, oui.

- L.W. : Ça, je m’en rends compte de plus en plus, c’est pour ça qu’il y a une raison aussi pour laquelle c’est nécessaire de flotter assez longtemps. Ce n’est pas juste pour arrêter l’agitation et l’excitation – il y a une grande excitation à aller vers l’écriture, parce que j’ai vraiment une joie puis c’est vraiment un plaisir à faire, ce n’est pas une torture, je suis contente de me dire « aujourd’hui, je vais avancer ». Et des fois, je pars d’un titre, puis je sais qu’il faut que je remplisse ce titre-là, que je remplisse la promesse de ce titre-là, je sais qu’il m’annonce quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Je pense par exemple au titre

Mercure ou la pensée fluide, je l’ai eu pendant des années, il revenait toujours dans des

carnets, mais je ne savais pas ce que ça voulait dire, puis un jour, me dire « bien aujourd’hui je m’assois et je commence à écrire ce chapitre-là », puis à essayer de poser les questions « où on s’en va avec ça ». Qu’est-ce qu’il représente Mercure dans ma vie,

qu’est-ce que c’est une pensée fluide, et premièrement qu’est-ce que c’est la pensée : déjà ça, on a tout un programme pour la journée!

- R.T. : Pas mal oui!

- L.W. : Et puis finalement, on s’aperçoit qu’il y a peut-être tout un livre qui va tourner autour de ça. Donc, il y a une excitation, il y a une agitation, il y a une intensité. Il faut essayer de la ralentir, pour moi en tout cas, parce que quand je suis trop excitée, je ne suis pas capable de produire bien, ou c’est confus, donc pour aller…

- R.T. : Il y a un travail sur l’intensité là qui se fait, justement…

- L.W. : Bien l’intensité, tu sais quand j’ai écrit Interroger l’intensité, je savais que c’était très important dans le travail de création, mais quinze ans ou je sais plus combien d’années plus tard, la question que je me pose aujourd’hui ce n’est plus comment ralentir l’intensité. Comment ralentir pour pas que ça prenne trop de place, que ça prenne sa juste place. Moi trop d’intensité ça me dérange. Mais je sais qu’il y a une partie de l’écriture qui est très rapide; il y a une partie lente, il y a une partie rapide. Il y a une partie qui demande beaucoup de patience, tu sais, il y a plusieurs enveloppes qui ont à participer, puis c’est de leur donner leur chance à tour de rôle, puis je dirais … l’intensité c’est un langage, mais il faut apprendre à doser, à canaliser, à s’en servir, je dirais plus au niveau de l’impulsion, l’impulsion du geste, ce qui va déclencher le mouvement.

- R.T. : Ce qui le lance…

- L.W. : Qui va le lancer-là, pour ça c’est bon ça, parce que c’est comme un moteur. - R.T. : Oui, il y a une mise en train, il faut que ça parte de quelque part.

- L.W. : Il y a un jaillissement, un mouvement, mais la fièvre-là, je veux dire l’idée d’écrire dans la fièvre puis dans l’augmentation, tu sais moi ce n’est pas une écriture du cri, ce n’est pas du tout mon monde. C’est plutôt, pour moi, je l’avais défini il y a déjà plusieurs années, mais c’est encore comme ça, c’est aller dans un monde de réduction, un monde de dépouillement…

- R.T. : De soustraction…

- L.W. : De soustraction, tout ça. L’intensité pour moi passe dans ce langage-là. Ça marche encore comme ça, même que je voudrais réduire de plus en plus, arriver à l’essentiel, c’est ça le but ultime pour moi.

- R.T. : Oui, toute l’importance du silence, puis du vide, puis…

- L.W. : Parce que ces éléments-là, que ce soit silence, vide, tout ça, ils ont déjà leur propre poids, ils sont tellement déjà nourris, c’est comme si le silence avait des racines, le vide aussi, donc ça a tellement été nourri, c’est tellement des mots qui ont été usés et qu’il faut réinventer, donc il y a déjà beaucoup de travail à faire contre les clichés. Il y a tellement de choses qui nous attendent en cours de route, que c’est pour moi très important tout l’aspect de « avant l’écriture », du flottement, d’écrire en périphérie, de tourner autour de son objet… Il y a quelque chose un peu du monde des autistes dans cette approche-là, sans être autiste, une manière de circonscrire le monde, de faire des trajets, des aller-retour, tout ça pourquoi? Pour se préparer à recevoir ce qui va venir, puis aussi une façon d’amener, de s’amener tranquillement vers le rêve. Pourquoi rêver est si important? Parce que quand on commence à rêver, on est déjà dans l’accomplissement. De rêver un livre, je sais que je vais le faire. […] Rêver est un élément essentiel dans la préparation pour passer à l’accomplissement. Déjà on commence à penser à des matériaux! Que ça soit, je ne sais pas moi, une pièce qu’on veut faire dans une maison, on va prendre tel matériau, tout ça, bien c’est pareil pour un livre! Ah! je l’imagine, il pourrait y avoir un chapitre qui porterait ce

points lumineux! Pour sentir les points lumineux, comment je pourrais les faire apparaître dans une page.

- R.T. : Toute l’inventivité est en marche!

- L.W. : Des questions comme ça, c’est déjà là, et rêver aussi évite peut-être de mettre sur papier plein de choses qui seraient inutiles, toujours dans cet esprit-là d’aller vers l’essentiel, d’aller dans la réduction. Et j’ai rêvé si longtemps le premier livre que je crois que ça m’a laissé une marque, et j’ai rêvé tellement fort des choses dans ma vie, et que tous ces rêves-là se réalisent, ou se sont réalisés, que pour moi c’est une bonne expérience. Rêver est une expérience très positive et je ne crains pas non plus – dans les vrais rêves, on se souvient juste des fragments, des lambeaux, des morceaux, des fractions- mais j’aime ça cette façon-là de voir, d’entrevoir, c’est encore être dans l’entre, donc on est toujours dans un passage, on n’est pas… tu sais, c’est le brouillard, c’est un pied dans le concret, un pied dans l’imaginaire, on est en route, on va vers quelque chose.

- R.T. : Mais c’est la capacité à habiter l’« entre » que tu pratiques aussi… - L.W. : Oui…

- R.T. : Ou de tolérer l’« entre » aussi, ce qui n’est pas donné nécessairement, ce n’est pas un lieu qu’on connaît…

- L.W. : Ce n’est pas un lieu qu’on connaît, c’est quelque chose pourtant que je connais depuis l’enfance. C’est un lieu qui m’est apparu quand j’en ai parlé de ce tableau de Denise Lioté, où je me sentais vraiment dans un lieu inconnu, un passage de lumière, dans le flou, on est dans le flottement chez elle aussi. Pourtant, ça fait à peu près quinze ans que je côtoie cette œuvre-là, son œuvre, et j’ai eu quand même un flash très concret de cette œuvre à ma dernière visite dans son atelier. Je me suis dit, « mais pourquoi je n’y ai pas pensé avant ?» Elle a un atelier qui donne au niveau des toits de Paris. Les vieux ateliers à Montparnasse, c’est juste en face de la librairie Tschann, ça te donne un peu une idée, si tu connais ce boulevard-là, et donc elle est au septième étage, elle est dans les nuages. Elle est tout à fait au niveau du ciel et des passages du ciel et c’est ce mouvement-là que je ressens maintenant, cette peau-là du ciel, que je ressens. L’entre, pour moi, ça correspond au passage, le passage, c’était peut-être le lieu le plus formateur pour moi, c’est là que je dormais. Je n’avais pas de chambre à moi. […] Donc, le passage correspond à l’entre, pour moi, je l’ai déjà évoqué dans quelques textes, ce lieu-là. Qu’est-ce que c’est un passage? C’est un creux dans l’espace, il y a le plafond, mais il n’y a aucun mur, c’est un lieu où il y avait juste l’espace pour mon lit, le coffre à jouets, une petite commode, il y avait une tablette pour les livres à la tête de mon lit, il y avait les portes des autres chambres, mais c’est un lieu de circulation.

- R.T. : De transition…

- L.W. : C’est un lieu où les gens circulent, les gens passent, les gens parlent, mais c’était un lieu pour moi. Ma mère, l’hiver, faisait sécher son linge sur une corde dans le passage, j’avais tout un peuple, si je peux dire, d’inconnus suspendus au-dessus de mon lit! Parfois, des corps figés, parce qu’elle les rentrait, raidis par le froid, la glace. Et donc, comme j’avais déjà un imaginaire assez galopant, c’est facile pour un enfant, pour un petit enfant- j’ai quand même été là de 0 à 10 ans. Tu sais, c’était un lieu qui était formateur. Et j’avais aussi les voix, la chaleur, donc je n’étais jamais en paix, je n’avais jamais la tranquillité. Je me suis toujours endormie dans le bruit, j’avais la chaleur, ce n’était pas aéré, j’avais les musiques des autres. Je suis quelqu’un qui absorbe facilement. Tu sais, j’ai aimé le titre de Nicoletta Dolce, La porosité au monde, pour parler de mon travail, parce que je suis très

dormir ailleurs, c’était ça ma chambre. Et jamais je n’ai pensé, d’ailleurs, que ce serait autre chose. Un enfant se fixe dans ce qu’on lui donne…

- R.T. : C’est ce qu’il connaît…

- L.W. : Ce qu’il connaît, c’est ça. Puis, quand ma sœur est partie, c’était l’aînée, elle est partie la première, j’ai compris que je pourrais avoir accès à sa chambre, après mes frères sont partis et j’ai pu rechanger de chambre, et connaître leur lieu aussi. Mais, l’entre, c’est comme si j’y avais toujours été! Donc, pour faire abstraction du bruit des autres, il fallait déjà que je me fasse une couverture sonore, un lieu à moi, donc ça part de très très loin- - R.T. : Et ça a parti de toi donc, cette capacité de te créer un lieu habitable-

- L.W. : Oui-

- R.T. : Poreux, mais quand même cette bulle-là dont tu parlais, cette pratique-là, cette capacité-là tu l’as développée très tôt.

- L.W. : Oui, et d’être à l’écoute aussi du bruit des autres pour que ça devienne des bruits familiers qui ne fassent pas peur, parce que tu ne vois pas, mais tu entends. Par exemple, la télé ouverte, de faire la différence entre les cris au théâtre, ou bon … Les musiques de chacun, chacun se distinguait par les musiques qu’ils écoutaient, mes deux frères, ma sœur. Les ronflements! Il y a ça aussi, de se dire là c’est pas un loup! (rires) C’est mon père qui ronfle ou c’est ma mère qui ronfle!

- R.T. : De trouver une sécurité dans tout ça…

- L.W : Oui, de se sentir en sécurité dans ce lieu-là ouvert. Donc, moi j’ai toujours été dans l’ouvert! (rires)

- R.T. : Bien oui!

- L.W. : C’était pour moi un lieu, tu sais parce que maman un jour me dit : « Pauvre petite, au début on t’a mise dans la salle à manger », quand j’étais dans le moïse, bébé bébé, elle dit « t’étais avec nous dans la salle à manger », donc je pouvais imaginer, tu sais d’être encore dans la circulation, tu sais nous, on habitait avec ma grand-mère et ma tante qui étaient en bas- tu sais d’être toujours entourée de voix, puis du piano, tu sais de bruit toujours! Il fallait que je crée mon propre bruit. Et l’écriture c’est se faire sa musique, c’est se faire son bruit, donc ça part de très loin. C’est bien avant de mettre des mots. La langue est là depuis l’enfance.

- R.T. : Ou une sorte de pré-langage qui a fini par aboutir ou qui, à chaque fois que tu vas sur le bord du lac ou ailleurs, retrouve ce chemin-là, ou le passage…

- L.W. : C’est parce que c’est facile pour moi à trouver, c’est très facile. Et puis le monde