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à l’aube j’écris en retrait du monde qui m’habite au méridien de la ville et de la vie

- Paul Bélanger

« Mais j’écrivais avec une régularité qui supposait une grande disponibilité et une totale mobilisation de mes ressources d’écrivain. Tous les jours donc, pendant une heure, pour écrire une moyenne page – une page qui tient le coup – il faut être présent, intensément présent à ce qu’on écrit16 »; dit André Brochu à André Major lors d’un entretien. Comme

Brochu, Claude écrit avec une « régularité déconcertante17 ». Dès l’aube, été comme hiver,

avant même que la maisonnée ne s’éveille, il passe de la chambre à l’atelier, auprès de la fenêtre, des livres, la lumière de la lampe se posant sur sa table, y créant un espace d’accueil, un écrin pour le petit matin.

Dès qu’on les touche, les livres parlent,

mais à travers un silence qui abrite la parole18.

Le livre sur la table, l’avant-dernier recueil de Claude Paradis, paru en 2009, s’amorce avec

ces mots : « Je n’écris pas, je lis19 ». Cette pratique renouvelée de la lecture, elle est

centrale et essentielle à l’émergence de sa propre poésie. Selon des paramètres étonnamment précis, paramètres qui seront décrits un peu plus loin, Claude côtoie plusieurs auteurs, chaque matin : « C’est devenu un rituel auquel je m’abandonne avec la plus grande joie, comme si j’échappais ainsi à l’insignifiance. La poésie me sauve, me garde vivant20. »

Ces voix qui l’accompagnent, Claude amorce avec elles une conversation, il leur répond, et ainsi trouve en partie l’élan vers le mouvement de l’écriture. Cette place de la lecture est si

16 André Major [dir.], L’écriture en question : entretiens radiophoniques, op. cit., p. 19-20. 17Ibid., p. 18.

18 Claude Paradis, Carnet d’un improbable été, Montréal, Éditions du Noroît, 2013, p. 16. 19 Claude Paradis, Le livre sur la table, Montréal, Éditions du Noroît, 2009, p. 9.

primordiale pour lui que tout ce recueil, Le livre sur la table, se veut un hommage à ces ouvrages qui peuplent son monde poétique. L’acte de lecture est à ce point incontournable pour lui, qu’il affirme : « Je ne peux pas écrire si je ne lis pas 21».

Peu comprennent que j’aime

quand tout s’éteint après les départs et quand, sous ma lampe, j’ouvre un livre non pas pour lire, mais pour entrer enfin vraiment dans la vie commune

sans ériger de murs, pour entendre tout en moi la seule conversation possible, celle par laquelle s’emmêlent impatiences et passions –

ce qu’on appelle littérature22.

Claude ouvre donc un premier livre, et alors se met en branle une séquence définie, délibérément choisie d’actions : un rituel, donc, où il se consacre à la lecture de trois livres de poésie, soit « un auteur étranger, un auteur québécois, et puis un français23», passant de

l’un à l’autre, pour ensuite terminer avec un essai, qui lui le mènera vers son propre carnet d’écriture. En ce sens, il dit : « (…) j’ai besoin qu’un poète me montre une ambiance, me montre un chemin (…) (C.P.) » Ce besoin essentiel de s’allier d’autres voix littéraires afin de lancer l’écriture, Claude Paradis le partage avec René Lapierre. Pour consentir à l’écriture, faire le pas duquel surgira le premier mot, l’accompagnement par la parole de l’autre demeure la clef : « (…) puisque si ‘‘la voix écoute’’, comme l’a écrit Paul Gifford, il faut bien qu’elle y ait consenti. non [sic] pas en faisant silence, en s’effaçant comme voix, mais au contraire en se liant à d’autres voix, en respirant et en touchant, en se mêlant avec amour de tout ce qui la regarde et de tout ce qui lui échappe24. »

En plus de ce contact incontournable et quotidien avec les livres, Claude parcourt chaque journée avec une grande vigilance sensible, pour y puiser la matière de sa poésie : « (…) ce que je vais faire dans le reste de la journée, même si je ne serai pas en écriture, je suis en écriture, parce que j’emmagasine. (C.P.) » Claude parle de cette « phase initiale de

21Ibid., p. 9. 22Ibid., p. 17.

23 Claude Paradis, extrait d’entretien. Dorénavant, les citations tirées de l’entretien avec Claude Paradis

seront indiquées par la mention : (C.P.)

préparation à l’écriture 25», et de l’état qu’il y cultive comme en étant un de « passivité

active (C.P.) », car « c’est tout ça l’écriture, ce n’est pas juste le moment où tu t’installes pour écrire, c’est le processus : faut se nourrir pour écrire (…) [et] se nourrir veut dire être attentif intellectuellement et sensoriellement à son monde (…). (C.P.) » Cette « contemplation active26 », telle que la nomme Annie Dulong, c’est en effet « tout le travail

préparatoire, (…) cet effort de présence nécessaire pour avoir la plus petite des idées27. » Et

cette présence densément prégnante à ce qui l’entoure, elle est l’essence même de la pratique poétique de Claude, tel qu’il nous le partage dans cet extrait du Carnet d’un

improbable été :

Je m’attache à reconnaître les signes (…) des livres bien rangés, quelques photographies et quelques pierres choisies en raison

de je ne sais quel caprice de beauté, tout suggère que parfois j’ai porté mon attention à son extrême limite

de sensibilité pour que s’arrête le temps28.

Cet état de concentration sensible où tout prend une autre ampleur, une autre résonance, Claude le cultive aussi grâce à sa relation intime avec la musique : « Bach et tantôt Chopin, René Char et Saint-Denys Garneau, Jacques Brault et Rainer Maria Rilke m’escortent jusqu’au matin29. » Dès son entrée matinale dans sa chambre d’écriture, dans le silence de

l’aube, il choisit une ambiance, un rythme, qui façonneront son espace poétique et l’entraîneront vers un sentiment accru de sa propre présence.

25 Annie Dulong, « Arpenter l’horizon : poèmes, photographies, nouvelles et réflexions, suivi de Pour une

théorie de l’acte créateur », thèse (doctorat), Université Laval, 2006, p. 210.

26Ibid., p. 211. 27Ibid., p. 210.