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Ma volonté c’est justement l’écoute, ne pas se lasser d’écouter, jusqu’à ce que j’entende et ne rien noter qui n’ait été entendu.

- Marina Tsvetaïeva

Dans ses essais, ses poèmes, on retrouve régulièrement la ponctuation du mot « présence », une préoccupation pour elle, un attachement, une fondation. Tout semble s’ancrer dans cette « présence » pour Paul, en découler et y retourner, comme si elle était à la fois la raison, l’aboutissement et l’essence mêmes de sa pratique d’écriture : « (…) j’ai instauré dans ma vie une pratique quotidienne de l’écriture, autant que possible. Ça ne résulte pas toujours des poèmes, mais ça résulte d’une présence quotidienne à ce que je veux faire, ça c’est sûr. (P.B.) » À la question de la possible existence de ce qu’on pourrait nommer un rituel dans sa pratique d’écriture, Paul me répond :

- P.B. : Le rituel serait simplement ceci de créer de la disponibilité à chaque jour au poème, mais ce n’est pas un rituel au sens fort du terme, c’est une habitude, un

habitus culturel que j’ai pris dans ma vie.

- R.T. : Par habitude, qu’est-ce que tu entends? Est-ce que tu entends le fait de répéter?

- P.B. : C’est que quand je ne le fais pas, ça ne va pas. Il faut que je le fasse. - R.T. : Il y a une nécessité derrière-

- P.B. : Oui, il faut que j’ouvre le cahier, si il y a trois lignes, il y a trois lignes, mais il faut qu’il y ait quelque chose dans le cahier chaque jour.

S’il n’est pas nommément question ici du rituel, que les préparatifs et la mise en place que pourrait comporter le rituel ne sont pas présents, l’habitus dont Paul parle en est un

d’action, de mise en marche, porté par l’intention de laisser sa trace, de pratiquer l’écriture, dans la constance et le renouvellement, dans une quasi-obstination :

(…) comme si ces traces-là constituaient ma mémoire, en parallèle du monde, mais constituaient vraiment ma mémoire et mon existence concrète, réelle. Ce n’est pas les autres qui me la donnent, un peu comme Kafka, (…) c’est ce qu’il y a devant moi et que j’érige petit à petit, jour après jour, mot à mot, ligne à ligne, page à page, pour le cours du temps qui sera mon existence, et ça jusqu’à la fin. (P.B.)

Une nécessité, donc. Un besoin vital, une pratique existentielle, essentielle, mue par une volonté, une motivation intrinsèque et infiniment personnelle. Et c’est le lieu du carnet qui serait à même de donner - et peut-être de devenir - l’état de disponibilité à l’écriture, cette capacité de présence singulière : « (…) quand j’ouvre mon cahier, il ne se passe pas nécessairement quelque chose à chaque fois. Comme je dis, je l’ouvre pour une disposition, j’ai même un cahier pour dessiner, pour faire du dessin gestuel (…) la main à dessin est aussi une main à penser, comme l’écriture, c’est comme l’écriture sans mots. (P.B.) » Être engagé, de corps et de tête, être impliqué pleinement dans ce cheminement de la pensée, disposé à accueillir ce qui se manifestera, ou pas. C’est la mise en mouvement même dans le carnet qui dispose Paul à l’écriture. Être disposé à, selon le Petit Robert, c’est « être préparé à, avoir l’intention de », c’est être « prêt (à) », alors que la disposition est un « état d’esprit passager ». Un état bref, donc, mouvant, mais profondément ancré dans le présent. Un état à attraper dans l’instant.

la force étreint la pierre friable et muette étreint sa volonté

les fulgurantes zébrures bleutées de sa peau62

Se donner des balises, encadrer sa pratique quotidienne de limites temporelles, dans un lieu particulier, et établir ces règles comme on le ferait pour se créer un jeu, a aussi été une voie pour Paul de se maintenir dans une production écrite constante :

- P.B. : Par exemple, quand j’ai fini Origines des méridiens, je pensais vraiment que j’allais passer l’été sur ce livre, puis finalement, en dix jours j’avais tout fini, mais je ne pouvais pas supporter l’idée, si tu veux, que je reste la balance du mois sans l’écriture, alors je me suis inventé un exercice, de façon arbitraire : bon, je suis ici, je suis face à ce paysage, donc je vais écrire le « journal d’un poème », et chaque jour je vais écrire un poème, durant les trente prochains jours où je suis ici, alors ça a donné Répit. Donc,

Répit s’est fait comme ça.

- R.T. : (…) C’est un peu une manière de se créer ou de s’imposer soi-même un rituel, c’est tout à fait ça.

- P.B. : Oui. Oui, tout à fait.

- R.T. : Puis « rituel » - prenons-le hors de son sens religieux, ou même sacré, à la limite - rituel en tant que support à l’émergence d’une certaine créativité, de mise en place consciente de certains éléments, dans le but de favoriser une écriture. Le côté délibéré, je pense que c’est important, dans cette conception-là du rituel.

- P.B. : Oui.

Ces contraintes érigées volontairement ont provoqué, forcé peut-être, la disposition à l’écriture de Paul, le plus important, encore une fois, étant d’ouvrir le cahier et d’y laisser des marques, témoins du jour, de ce passage dans l’unicité de cette journée : « C’est une décision arbitraire – j’insiste sur le mot arbitraire – (…) une volonté, tout simplement de rentrer dans un autre projet, et de sortir, celui-là étant terminé, de passer à autre chose (…) en me faisant violence d’une certaine façon, c’est-à-dire chaque jour, dans les trente prochains jours que je vais passer ici, il y aura un poème, et de l’écrire. Donc c’est juste ça, pour moi, c’est de la volonté. (P.B.) » Mais la volonté à elle seule peut-elle assurer la rencontre avec le poème? La volonté suffit-elle à faire écrire? Relancée dans le temps par la discipline du poète, qui rechoisit chaque jour de s’asseoir et d’ouvrir son carnet, cette volonté n’est pourtant en rien garante d’une pratique qui donnera à tout coup de l’écriture – poétique ou non - et en cela, Paul Chamberland affirme: « Le poème passe, et vous l’accueillez le temps qu’il passe. C’est à prendre ou à laisser. L’intention d’écrire des poèmes n’offre aucune garantie de réussite; elle ne mérite rien63. »

je ne cherche pas ces moments ils viennent alors que ne les attends plus sous la forme de mots d’images de sons de parfums divers

(…)

j’entre en chacun des moments que les mots remontent de leurs sources comme s’ils savaient capter le sillage de l’oubli64

Paul Chamberland avance donc, et cela est le titre de son essai cité plus haut, que « le poème n’arrive que par accident65 ». La volonté ne servirait qu’à entrer dans cette

disposition d’accueil du poème, sans pouvoir en influer la naissance : « le poème n’est pas quelque chose qu’on peut provoquer (…) le poème est un surgissement quand même, peu importe comment on arrange les choses, même si ça prend des années à finir la chose, c’est quand même un surgissement. (P.B.) » Paul renchérit plus loin : « Il n’y a pas de plan, il y a juste une disponibilité à l’écriture. Des fois, il y a des mots qui me travaillent qui vont trouver une résolution, ou ils n’en trouvent pas, mais en tous cas, la possibilité est créée à chaque fois. (P.B.) »