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Dans l’antichambre du poème : la pratique de la présence en création poétique

I. Être présence : une introduction

La poésie vient autant du besoin de nous rendre le monde absolument présent que de nous réinventer une présence au monde.

-Louise Dupré

À l’origine de ce projet, L’écriture poétique : le rituel comme pratique de la présence, se trouve une vaste question qui m’habite et imprègne ma pratique artistique plurielle depuis de nombreuses années : comment se prépare-t-on à créer? Comment entrons-nous dans l’état de création, état de présence unique, fertile? Est-il possible de mettre en place certaines stratégies favorisant l’entrée dans ce mode de présence au monde? Pourrions-nous nommer ces stratégies « rituels »? La pratique de la poésie, comme mode d’expression particulier et usage privilégié du langage, nécessiterait-elle le raffinement d’une façon particulière d’être, un état ouvrant vers le dialogue, une « commune présence » (René Char) menant au surgissement du poème? Chez certains poètes québécois, dans leurs recueils, leurs essais, se retrouvent des traces de cette pratique de la présence, de cette attention fine au mode d’entrée dans l’écriture du poème. Mais rares sont les avenues ou les écrits qui traitent directement et de manière plus étoffée de cette étape menant à la création, là où l’attention est mise à créer les conditions propices à la mise en train de l’écriture poétique. Comment se déroule, dans l’atelier et le quotidien du poète, ce rituel? Comment s’inscrit-il dans le vécu et l’expérience renouvelée du poète?

Afin de recueillir des pistes de réponses à ces interrogations, je suis allée à la rencontre de quatre poètes : Claude Paradis, Louise Dupré, Paul Bélanger et Louise Warren. Intéressée par une parole ancrée dans le concret de leur pratique personnelle, j’ai voulu ces entretiens à l’image du voyage en poésie : une co-création dans le moment de la rencontre, une plongée dans la présence au monde, par le monde et via le corps, une prise de risque et une disponibilité à ce qui voudrait apparaître, se donner, se révéler. Après une étude et une lecture des œuvres de chacun d’eux, afin de m’imprégner de leur univers, c’est avec un canevas de questions malléable que je suis entrée en dialogue avec eux. Grâce aux

rudiments de l’entretien d’explicitation de Pierre Vermersch1, une approche psycho-

phénoménologique permettant de guider la personne interrogée vers le vécu de l’expérience, dans une parole ancrée à la première personne, j’ai mis à l’œuvre à la fois ma propre expérience de poète, ma sensibilité humaine et artistique, de même que ma rigueur de chercheure, afin de faire, au mieux de mes moyens, de ces rencontres des moments riches et porteurs.

Ces entretiens se sont déroulés durant l’été 2014, chacun dans des conditions différentes, mais ayant tous duré environ deux heures. La richesse du matériel recueilli, grâce à la générosité des quatre poètes, se décline en un substantiel verbatim, dont des extraits sont joints en annexe de ce mémoire. Le privilège et la confiance qui m’ont été accordés lors de ces interviews sont exceptionnels, et montrent le profond engagement en poésie et le désir de partage et d’approfondissement des connaissances de ces quatre écrivains d’expérience. Avec chacun s’est créé un moment fort, où s’est ouvert un échange autour de la création, de la présence, de l’écriture. Claude Paradis est d’abord venu chez moi, puis j’ai rencontré Paul Bélanger aux bureaux des Éditions du Noroît, pour enfin être reçue chez Louise Dupré dans le quartier Rosemont, puis par Louise Warren dans sa maison de Saint-Alfonse- Rodriguez. J’avais au préalable eu moi-même un entretien à propos de ma pratique poétique avec Maurice Legault, professeur retraité spécialisé en psycho-phénoménologie. Être ainsi accueillie dans l’univers intime de création de ces auteurs a été un véritable privilège. En plus de s’inscrire dans ce projet de recherche, ces entrevues ont été pour moi riches dans mon parcours de poète, de femme en quête de sensible et d’humanité. Ces moments, ancrés dans le vivant et s’intéressant au vécu de la création, ont justement pris forme, été créés dans le présent de ce qui voulait s’y dévoiler, grâce aux révélateurs que sont le dialogue et l’engagement dans ce désir de savoir, de comprendre. Plutôt que le simple parcours étape par étape suivant un questionnaire préétabli, j’ai voulu ces entretiens ouverts à la découverte, en souhaitant humblement que chaque poète puisse, autant que possible, en retirer quelque chose pour lui-même, quelques éléments nouveaux qui les informent au plus près à propos de leur pratique personnelle, et que cela les nourrisse en

retour. S’articulant autour des thèmes du rituel et de la présence, en particulier dans l’étape précédant l’écriture, ces rencontres en ont été en quelque sorte des miroirs. Impliquant un grand état de présence, et s’articulant à la manière d’un rituel, ces moments de discussion offrent en partage et d’une manière unique le témoignage de l’expérience de ces poètes contemporains.

Le présent essai propose donc, via un chapitre consacré à chacun de ces entretiens, la visite de l’atelier – réel dans certains cas, mais surtout imaginaire - de ces hommes et de ces femmes poètes. Il se veut partage de cette expérience, la leur, puis pont et approfondissement de ce qui les relie et les distingue. Mais avant de plonger dans chacune de ces rencontres, quelques précisions s’imposent : les définitions des grandes notions de ce projet, et l’explicitation de son cadre méthodologique.