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La poésie est l’exercice, la passion et le terrain privilégié de la liberté.

- Roberto Juarroz

« L’entrée en poésie n’est pas de tout repos, on le voit. C’est une expérience éprouvante, d’une étrange lucidité, dont nul ne sort indemne, où l’on touche de près les métaphores de réussite et d’échec, de présence et d’absence, de vie et de mort qui surgissent des profondeurs insondables du langage125. » Avec ou sans le rituel, c’est une tentative de

prendre corps dans l’imaginaire, dans l’espace de rêverie de l’atelier poétique. Et pour cela, pour y entrer, il est parfois nécessaire d’en baliser le chemin. : « Créer n’est pas se mettre au travail. C’est se laisser travailler dans sa pensée consciente, préconsciente, inconsciente, et aussi dans son corps, ou du moins dans son Moi corporel ainsi qu’à leur jonction, à leur dissociation, à leur réunification toujours problématiques. Le corps de l’artiste, son corps réel, son corps imaginaire, son corps fantastique, sont présents tout au long de son travail et il en tisse des traces, des lieux, des figures dans la trame de son œuvre126.» Cet état de corps

et d’esprit est cultivé et recherché, cette pratique renouvelée vise une présence attentive, ouverte, augmentée. En ce sens, il est étonnant d’observer jusqu’à quel point l’antichambre du poème détient une grande parenté avec la méditation.

On affirme parfois à tort que la méditation est une sorte de descente égoïste en soi-même, une entrée dans l’intériorité en même temps qu’une coupure du monde, dans le but de trouver un apaisement, un lieu de bien-être. Pourtant, la méditation, sous ses jours immobiles et recueillis, est active, tel que l’est l’immense concentration du poète dans l’atelier. Selon Bachelard, « la méditation active, l’action méditée est nécessairement un travail de la matière imaginaire sur notre être127. » Ce qui relie ces deux pratiques, c’est

l’entrée dans l’expérience : la rencontre consentie entre le soi et le réel, l’ouverture aux possibles d’une telle rencontre et peut-être surtout, le courage qu’elle sous-tend. Enraciné

125 Claude Lévesque [dir.], La poésie comme expérience, Montréal, Éditions Hurtubise (Coll. Constantes),

2009, p. 20.

126 Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre. Essais psychanalytiques sur le travail créateur, Paris, Éditions

entre ciel et terre, ancré à la fois dans sa corporéité et son imaginaire, le méditant, le pratiquant, le poète laisse advenir un autre accès au monde qu’il habite et qui l’habite. Loin d’être passif, il consent, il persiste, il demeure dans cette stature de gisant, oui, mais surtout de guerrier prêt à toute éventualité.

Accepter seulement, faisant partie:

à la fois recueilli et dispersé dans l’infini128.

La création, la poésie, la méditation sont en quelque sorte le geste répété de la ténacité de vivre; ténacité requérant ici souffle, souplesse, mouvement, enracinement, cadence, silence et rebond. C’est l’acceptation d’une mise à l’épreuve répétée du fait d’être au monde, de se remettre au monde, encore et encore. Le rituel, la présence, l’écriture poétique. La volonté, le dessaisissement, l’accueil. Aller vers le vide qui contient tout : « reconnaître est intérieur, secret, et ne vient pas de la matière, mais du vide129. » Dans l’essai L’Atelier vide,

René Lapierre souligne aussi dans la foulée que « [nous] ne voyons pas le vide. Simplement, grâce à lui, nous voyons. Quoi donc? De l’ouverture, de la possibilité. L’art ne s’attache pas aux œuvres, n’arraisonne pas la forme. Il est attentif en elles à ce qui s’ouvre incommensurablement130. » Voilà qui nous ramène une fois de plus à la méditation, alors

que Fabrice Midal, lui, mentionne que la méditation, dans la tradition de la Kabbale, est un « espace où le jeu du vide et de la manifestation transforme tout131 ». Les poètes seraient-ils

de grands méditants, la méditation étant vue comme pratique de l’attention tournée vers le vécu de l’expérience à la première personne ? Mais qu’advient-il alors du geste d’écrire? Où et quand intervient-il ? À la suite de quoi ? Que transmue-t-il, que met-il en branle, où s’arrête-t-il ?

L’état de création, ou la rêverie active telle que nommée par Bachelard, c’est l’accès à l’imaginaire, l’activation des ressources psychiques inhérentes à l’imagination, c’est une voie ouverte vers l’inconscient, les songes, le savoir intuitif et sensoriel. Ce chemin possible par le rêve, mène à l’acte de création - non à celui de représentation du monde - mais à la création d’images neuves et « ressourçantes » pour l’homme. Grâce à

128 René Lapierre, L’atelier vide, Montréal, Les herbes rouges/essai, 2003, p. 120. 129 Ibid., p.103.

l’imagination créatrice, rendues possibles par l’accession à un état particulièrement fertile de présence et d’ouverture, il serait possible d’accéder à une conscience plus vaste : « La littérature n’est donc pas le succédané d’aucune autre activité. Elle achève un désir humain. Elle représente une émergence de l’imagination132. » Tout se passerait donc dans le présent,

dans l’acte de présence poétique, comme Bachelard l’avance : « [il] n’y a pas de poésie antécédente à l’acte du verbe poétique. Il n’y a pas de réalité antérieure à l’image littéraire.133 » Cette conscience rendrait possible l’acquisition par l’art et l’acte créatif de

nouvelles connaissances. Comme le dit si bien Bonnefoy, « [la] poésie n’est rien d’autre, au plus vif de son inquiétude, qu’un acte de connaissance134. » Un être conscient étant un être

détenant la possibilité réelle de faire des choix, l’art, et plus spécifiquement la création par le langage poétique, permettrait d’accéder à une plus grande liberté, et à une plus grande incarnation de l’être dans son essence : « La poésie construit le poème sur le temps silencieux, sur un temps que rien ne martèle, que rien ne presse, que rien ne commande, sur un temps prêt à toutes les spiritualités, sur le temps de notre liberté135. »

Du recueil à l’essai, comme pierres qui roulent, ou cailloux blancs à essaimer, à retrouver, l’on retrace une route, un passage. Oui, le passage en création, quelles traces laisse-t-il en nous? Creuse-t-il un sentier, aménage-t-il un sillage, des repères, une voie, voie à reconnaître, voie d’entrée dans l’atelier, la chambre de la création?

Dans son immobilité apparente, dans toute la densité de sa présence, de son recueillement, le poète est au travail. Il se transmue et transmue sa présence, entier, total, de tout son être dans ce corps-à-corps exigeant, vers la possible mise-au-monde du poème.

Il est là. Caché et révélé. Immense comme un rocher, sans âge, empli de tout et sans cesse sur le point d’échouer, de se broyer jusqu’aux sables, jusqu’à la poussière. Le poète pratique la présence. Que peut-il faire d’autre?

132 Gaston Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, op. cit., p. 283-284. 133 Ibid., p. 283.

134 Yves Bonnefoy, La présence et l’image, Leçon inaugurale de la Chaire d’Études Comparées de la

Sur les rochers, les vents se posent nus. Tu t’attardes un moment avant de disparaître. Subsiste le battement des paupières -tableau des secondes

à crever136.

La pratique de la présence passe par un florilège de petites attentions : attentions-fleuve, repos-mémoire, présence fragile, maîtrise du don…

La pratique. Pratique suppose de revenir, de refaire, à nouveau, dans la constance, l’engagement, le choix renouvelé, la foi, l’amour.

C’est un accompagnement de soi-même dans le fait d’être au monde; une invitation à s’y glisser avec fluidité, un accueil de ce qu’y est.

S’asseoir. S’animer. S’ancrer. Se dire. Entendre. Plonger. Être.

Tentatives d’incarnation, compassion active, contemplation nourricière. Travail de justesse, de doigté, de douce intensité.

Je pratique l’abondance. L’abondance de la présence, le présent. Je m’exerce à vivre. Reliance. Appel des eaux et des cieux.

Camaraderie et fraternité. Prières, reflets.

Jeu.

Grâce, naissances et ombres. Joie dans l’amour du monde.

Le rituel se savoure avec le thé du matin. Il se forme des particules de l’air, des plis du drap, de la poussière sur la vitre. Il épouse la forme de la main, de l’haleine tiède, de la penture brisée de la porte. Le rituel se transporte dehors, quand les voitures nous frôlent, que le bruit enveloppe les vies, que l’asphalte se glisse entre nos vertèbres, un peu plus à chaque foulée. Rituel de l’aube, rituels cachés, non-rituels, pour déjouer les sceptiques.

Nous empoignons le rituel pour mieux laisser le poème nous emporter. Recherche de confort dans l’ivresse et le débalancement de poème. Ancrage fragile pour mieux y plonger. Assise éphémère du souffle, qui hors de nous menace l’équilibre de notre psyché.

Sans langage et sans mémoire. Les pierres ne font qu’être à perte de temps137.

La création attire. Elle effraie. Elle appelle.

Rencontre possible que dans une profonde solitude. Présence pure.

Bibliographie