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La vision esthétique du monde chez Frédéric Schiller

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Université de Poitiers

Faculté de Sciences Humains et Arts Département de philosophie

THESE DE DOCTORAT

DE L’UNIVERSITE DE POITIERS

La Vision Esthétique du Monde

Chez Frédéric SCHILLER

Présentée et soutenue par Madame Bochra ABBAS

Sous la direction de

Monsieur le Professeur Jean-Louis VIEILLARD BARON

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Au pays riche par les trésors de la beauté et du charme

À mon pays légendaire

(3)

Monsieur le Professeur Jean-Louis VIEILLARD BARON

Je tien à vous remercier, sans vous ce travail n’aurait pas été possible, surtout dans les derniers étapes où vous avez su me faire garder confiance en moi. Et en plus, vous avez pris sur votre temps précieux pour me donner de très nombreux conseils importants.

Votre passion et votre rigueur pour la recherche seront pour moi une référence majeure.

Que votre soutien scientifique et moral continu soit vivement récompensées. Soyez en sincèrement remercié et croyez en ma profonde considération.

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Soyez éteints, ô millions d’êtres !

J’offre ce baiser au monde entier !

Frères, au-dessus de la tente étoilée

Doit habiter un père plein, de bonté.

F. Schiller

(A LA JOIE)

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SOMMAIRE

Introduction

Chapitre I Schiller et la civilisation

Chapitre II La spéculation de l’art

Chapitre III Le théâtre : une institution culturel

Chapitre V Le jeu : la liberté intérieure

Conclusion

Table des Matières

(6)
(7)

Dans son introduction des Lettres sur l’éducation esthétique de

l’homme Leroux écrit que, l’idée maîtresse de Schiller fut de résoudre les

problèmes politiques de son temps par le recours à l’esthétique cela à partir du moment où il fut confronté à la Révolution française. Auparavant, comme l’atteste sa correspondance avec Körner, commencée en 1784 ; les Poèmes

philosophique (1788-1789) et divers écrits en prose, sa préoccupation était

purement esthétique.

Cette fièvre créatrice aboutit en 1754 aux Lettres sur l’éducation

esthétique de l’homme. Elles représentent l’effort le plus aboutir de son œuvre,

avec l’article Sur la Poésie naïve et la Poésie sentimentale (1795-1796). Les Lettres sont une sorte d’état des lieux, de mise en ordre systématique et

raisonnée de toutes les conceptions esthétiques qu’il avait agitées jusqu’alors. On peut suivre dans les réflexions de Schiller, depuis l’année 1786 environ, la formation d’un humanisme hellénisant dont l’idéal est une humanité

forte et harmonieuse. « C’est sur cette conception humaniste, mise en forme et développée systématiquement dans les Lettres, que Schiller a bâti son

esthétique. Le beau y est proclamé comme la condition et le symbole de toute perfection humaine ; la notion de beauté idéale y est déduit de l’idée d’humanité idéale, du pur concept d’humanité »1.

Qu’est-ce à dire et comment, d’abord, se présenter la pure humanité ? Selon Leroux que, dans les Lettres (11 à 14) Schiller a répondu à cette question. Il y part d’une analyse des facultés humaines, d’une psychologie : l’âme humaine est composée de deux « natures » essentielles ; la nature sensible ou moi phénoménal et la nature raisonnable ou moi absolu. Le moi phénoménal, c’est l’homme qui vit dans la relativité de l’espace et du temps, où il est déterminé par la succession de ses perceptions, de ses sensations et de ses états

1)

F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992, p 8-9

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affectifs. Le moi absolu, c’est l’homme qui dépasse la relativité ; c’est la libre personnalité pensante et agissante qui ne dépend pas du temps, qui n’est établie que sur elle-même, qui assiste immuable, aux changements de son être phénoménal et les met en forme. Elle s’élève des perceptions jusqu’à l’expérience en accomplissant des actes dont la validité est universelle et en énonçant des jugements.

Si telle est la structure profonde de l’âme humaine, la tâche de l’individu qui tende à la pleine humanité est en premier lieu d’obéir aux deux exigences opposées de son être raisonnable et de son être sensible, tiraillé qu’il est entre deux directions contraires, tel le côcher de l’attelage ailé de Phédon de Platon.

A cette réalisation progressive d’unité dans la multiplicité – tel est le but – comment parvenir ? Un obstacle fondamentale semble s’y opposer (Lettre

13) : la nature sensible aspire au changement ; la nature raisonnable est dans l’immutabilité. Leurs tendances contraires poussent chacune d’elles à outrepasser ses limites pour envahir le domaine de l’autre. L’unité de l’âme risque donc d’être compromise ; le conflit de nos deux natures peut conduire à la destruction de l’une ou de l’autre. L’instinct sensible peut usurper la fonction législatrice de l’instinct raisonnable ; tout au contraire, l’instinct raisonnable peut, en pénétrant dans la sphère de l’instinct sensible, tenter de se substituer à lui, supplante le moi phénoménal et le détruise ou l’anéantir totalement dit Leroux.

Pour que l’unité de l’âme soit sauvegardée, il importe en conséquence que

les deux natures soient confinées chacune dans son domaine légitime. La limitation est la condition de l’unité et c’est réciproquement qu’elles se

limiteront. Mais attention, limitation ne signifie pas mutilation : les deux pulsions ne pouvons se limiter l’une l’autre qu’en développant chacune son aptitude propre. Ainsi, la pulsion sensible se procurera le plus de contacts

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possibles avec le monde tandis que la nature raisonnable rendre l’activité de la raison aussi intense que possible.

La limitation de chacun des instincts ne doit en aucun cas résulter de sa faiblesse ; elle doit bien plutôt être l’effet de la force de l’autre ; l’instinct sensible doit être borné et détendu – si on conjoint les instincts comme des énergies – non par sa propre impuissance, mais par la liberté morale de l’instinct formel ; de même l’instinct formel doit être détendu non par sa paresse à vouloir ou à penser, mais par une abondance de sensations qui résiste à l’envahissement de l’âme par l’esprit.

Or, et c’est ici que Schiller fait appel à la beauté. Cet accord vigoureux de toutes les facultés de l’homme, Schiller pense que la beauté seule peut l’engendrer. C’est en présence d’un objet beau, d’une œuvre belle à plus forte raison, que l’homme aura l’intuition de son humanité parfaite, qu’il se sentira complètement homme. Grâce à la beauté, la matière et la forme vibreront à l’unisson et, de cette harmonie, surgira, ultime achèvement et trait suprême de l’homme total, la liberté humaine au sein même de la vie sensible. L’humanité complète est une humanité libre et forte écrit Leroux.

« Ce que, après des milliers d’années seulement,

Découvrit la raison vieillissante

Se trouvait, dans le symbole du beau et du grand,

Par avance révélé à l’entendement, encore dans l’enfance, de l’humanité »1.

On aura noté, ici, chez Castillo dans son ouvrage Sensibilité et dualisme dans

les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme que, le besoin

d’un passage entre la rationalité et la sensibilité suscite l’élaboration d’une conception esthétique de l’homme. Mais, ce faisant, Schiller s’expose à la contradiction permanente ; et il le sait. Il en souligne l’incohérence spéculative :

1)

(10)

« Rien n’est plus incohérent et contradictoire que de concevoir ainsi la beauté, car la distance entre la matière et la forme, entre la passivité et l’activité, entre la sensibilité et la pensée est infinie, et il n’existe absolument aucun intermédiaire qui puisse la combler »1.

Entre l’unité et la dualité se maintient une réelle contradiction, contradiction que Schiller explore tout au long des Lettres. Il en multiplie les formes, les définitions et les raisons. Lui-même fait du dualisme un usage surdéterminé : il cherche tout à la fois à l’établir et à le récuser, en le présentant comme indispensable et intenable.

Dans cette situation conceptuellement difficile, on a affaire à un problème de fond et à un itinéraire méthodologique. Le maintien du dualisme dans la figure même de la médiation évite précisément à Schiller les extrémités qu’il condamne, en lui permettant de ne pas succomber, à son tour, à la loi des opposés qui est le propre de l’entendement dissociatif et analytique.

En réalité, la sensibilité s’insurge contre la dualité humaine et l’état esthétique en fera une médiatrice entre des extrêmes. Mais si Schiller ne tombe pas dans le pathos des besoins du cœur ou dans une simple exaltation du vouloir-vivre, comme Schopenhauer, c’est parce qu’il garde présente à l’esprit la distinction entre la forme et la matière.

Il reprend ainsi à son compte la plus grande difficulté du kantisme qui consiste à prononcer un accord dans les termes d’une opposition. « Il faut attendre du recours à l’esthétique une solution originale,

l’accomplissement d’une véritable contradiction : l’état esthétique consiste dans un dépassement du dualisme qui réussit à le conserver, puisque la satisfaction simultanée des instincts antagonistes est la solution appropriée à la production

1) F. Schiller, Lettres sur L’éducation esthétique de L’homme, trad. Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992, p 245

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d’un troisième terme »1.

Sur le plan méthodologique, l’exploration des différentes figures du dualisme est aussi un itinéraire par lequel Schiller entreprend de reconsidérer les représentations de l’art, de la culture et de la morale pour les recentrer sur un égal besoin d’une conception esthétique humaine dit Castillo.

Hell indique dans son ouvrage, Vie et œuvres de Schiller que, la confrontation de Schiller avec Kant, les efforts du poète pour adapter sa pensée aux principes de la philosophie de l’idéalisme allemand, ont donné lieu à des interprétations diverses. Les uns déplorent que le poète se soit imposé une discipline sévère au risque de compromettre sa carrière d’auteur dramatique et de perdre sa spontanéité alors que les autres exaltent l’éducation esthétique et en font un absolu.

On connaît la méfiance instinctive de Goethe envers la pensée purement spéculative qui échafaude des systèmes complexes, souvent sans vie et sans âme ; pour le poète de Faust, il ne s’agit pas seulement d’une opposition entre

deux formes d’esprit dont l’une, exercée à l’art de l’analyse, risque d’imiter « l’esprit qui toujours nie », alors que l’autre s’efforce de retrouver le

mystérieux pouvoir créateur qui anime la nature, mais surtout d’une différence dans la conception du langage : le philosophe, contraint de suivre des voies discursives, s’adresse à la raison ou à l’entendement, le poète, quant à lui, crée des œuvres qui expriment toutes les expériences des hommes.

C’est à ce problème du langage que pense assurément l’esthéticien Victor Basch lorsqu’il fait ressortir l’influence de la philosophie Kantienne sur le style de Schiller. Même si l’on admet que l’originalité de la pensée n’exclut pas

la qualité du style, il faut reconnaître la différence principale entre la démarche

1) Castillo Monique, Sensibilité et dualisme dans les lettres dur l’éducation esthétique de

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de Kant et celle de Schiller : d’une part, à l’intérieur d’un système d’une ampleur prodigieuse, une méthode prudente, un art du « criticisme » qui examine fort tous les caractères d’une assertion et progresse vers des conclusions indubitables ; de l’autre, une pensée fulgurante qui ignore souvent les nuances, saute d’un extrême à l’autre écrit Hell.

« Les difficultés qui s’opposent à une juste appréciation des rapports entre l’idéalisme de Kant et de Fichte et la pensée de Schiller sont confirmées par les

propres aveux du poète qui, après une période d’exaltation où il se lance dans l’étude de Kant avec le zèle d’un néophyte, voit refroidir son ardeur et se montre, en fin de compte, impatient de délaisser les champs arides de la philosophie »1.

Mais il faut se garder de donner une interprétation trop subjective des relations entre Schiller et Kant, en s’appuyant sur les multiples notes du poète. C’est rester prisonnier de cette célèbre théorie des influences, dont une certaine école littéraire a abusé, que de faire succéder au jeune Schiller révolutionnaire, lecteur de Kant, puis l’auteur dramatique, qui se libère de l’emprise d’une pensée rigide pour retrouver sa profonde nature de poète.

Toute culture se forme et s’enrichit grâce à des maintes influences qui se

ramifient à l’infini ; toute œuvre bénéficie d’apports nombreux. Il convient de dépasser la passivité qu’implique le terme d’influences, car l’effort

d’enrichissement et d’appropriation comporte aussi un choix complexe et une recherche volontaire.

En effet, les liens de Schiller avec les plus grands esprits de son époque, surtout avec Kant et Goethe et avec Fichte, constituent une réelle dialectique : d’une part, Schiller prend conscience de sa vraie nature par opposition à l’autres penseurs ou poètes; et il s’efforce, d’autre part, de s’approprier leur monde spirituel, voire de conquérir ceux-ci avec une étonnante audace.

1)

(13)

Parce qu’il adapte ingénument son système de pensée à des formes nouvelles et qu’il emploie, dans multiples traités philosophiques, la terminologie de Kant et, dans les Lettres, une méthode qui s’inspire de Fichte, on qualifie Schiller de kantien et, à un degré moindre, de disciple de Fichte.

Pour Hell, malgré les maintes affinités, que présuppose d’ailleurs ce terme d’idéalisme qui les caractérise tous deux, aucun des deux systèmes de pensée, ni celui de Kant ni celui de Schiller, ne peut être saisi, dans son originalité, à partir de l’autre ; en autres termes, la philosophie de l’art et l’esthétique que Schiller établi dans ses études philosophiques ne sauraient être interprétées comme les effets d’une influence ni même comme l’approfondissement d’un domaine dont Kant aurait jeté les bases.

A quel point le jeu d’interférences est complexe, chez Schiller, un seul exemple suffit à le laisser entrevoir : lorsque Schiller, lassé de ses traités essentiellement théoriques, se détache de Kant pour se rapprocher de Goethe avec qui il crée le véritable classicisme allemand, il n’est pas pour autant infidèle à l’idée vraie du philosophe, car, en matière d’esthétique, l’influence de Goethe se fera dans le sens même où Schiller, le disciple de Kant, s’est engagé.

« D’autre part, c’est aussi en se familiarisant avec les conceptions esthétiques et avec l’art de Goethe que Schiller prend conscience de sa vocation et s’affermit dans sa volonté d’être le premier auteur dramatique d’Allemagne »1.

Une autre difficulté s’oppose à la véritable appréciation de l’originalité de la pensée Schillérienne. Schiller nous l’indique lui-même dans sa fameuse lettre à Goethe du 31 août 1794. Même si l’on fait la part de l’habileté dans ce témoignage de modestie, il faut reconnaître la singulière pertinence des notes et l’acuité du sens critique d’un poète qui examine en toute clarté la structure de son esprit :

1)

(14)

« Le besoin et la tendance spontanée de ma nature consiste à tirer grand parti de peu de chose, et, une fois que vous aurez pu évaluer au juste combien je suis pauvre de ce qu’on nomme le savoir acquis, vous estimerez peut-être que, sur plus d’un point, je ne m’en suis pas trop mal tiré. Plus le domaine de ma pensée est restreint, plus il m’est aisé de le parcourir en tous sens, fréquemment et rapidement, et c’est pour la même raison que je parviens à faire mieux fructifier mon petit fonds, et à créer, par le moyen de la forme, la multiplicité variée qui fait défaut au contenu. Votre effet s’applique à simplifier votre vaste monde d’idées, le mien, à diversifier mon petit avoir. Vous avez un royaume à régir, je n’ai à gérer qu’une famille quelque peu nombreuse d’idées, et toute mon ambition serait de l’élargir assez pour en faire un petit monde……Mon intelligence opère à vrai dire davantage en symbolisant, si bien que j’oscille, comme une sorte d’hybride, du concept à l’intuition, de la loi à la sensation, du savoir-faire technique au génie. C’est ce qui m’a donné, surtout au début de ma carrière, en matière de spéculation aussi bien qu’en matière de création poétique, un air assez gauche ; car, d’ordinaire, le poète en moi prenait précipitamment les devants lorsqu’il s’agissait de philosopher, et l’esprit philosophique, lorsqu’il s’agissait de créer »1 .

Retenons de ce passage lucide les remarques sur la « famille de concepts », si modeste à côté du royaume, échu à Goethe, et sur la nature

hybride d’un poète-penseur qui ne réussit pas de façon durable à discipliner son esprit trop fougueux, ni surtout à adapter avec bonheur le langage appropriés et les méthodes au domaine de son propre activité.

Il serait assez facile de renchérir sur cette critique et d’opposer un Schiller à un Goethe, comblé par les Muses : il y a des échecs ou des défauts qui expriment d’audacieuses tentatives et de nobles ambitions.

1)

Schiller-Goethe Correspondence 1794-1805,Tome I (1794-1797), trad. Lucien Herr, Saint-Amand, Gaillmard, 1994, p 52

(15)

La philosophie de l’art et l’esthétique, dans les traités philosophiques, sont

plus riches que ne le laisserait voir une réduction aux fondamentaux concepts dont use le penseur : le « naïf », et le « sentimental », l’autonomie, le beau, le sublime, le « Stofftrieb », le « Formtrieb », et le « Spieltrieb ». En réalité, aussi nous paraît-il nécessaire de joindre l’étude des poèmes philosophiques et de la correspondance à l’interprétation des traités théoriques et de rattacher ceux-ci aux essentiels lignes de force de la pensée Schillérienne.

La philosophie de l’art ne marque pas une rupture dans l’œuvre Schillérienne : c’est une déviation, peut-être, de l’auteur dramatique, mais le l’artiste et penseur estiment que c’est rarement le chemin tout droit qui les mène à leur vérité parfaite dit Hell. « L’originalité de Schiller, dans ses écrits théoriques, présente un double aspect : elle concerne, d’une part, l’apport du poète à l’esthétique et à la philosophie de l’art en général et, d’autre part, la réflexion sur sa propre nature de poète »1.

Incidemment, il est intéressant de noter que, pour le premier point, il convient de situer la pensée Schillérienne par rapport à l’esthétique de Kant et du dix-huitième siècle, et pour le second, de fonder la filiation entre l’œuvre dramatique et la théorie.

Szondi écrit dans son ouvrage, poésie et poétique de l’idéalisme allemand que, « L’esthéticien Schiller était un élève de Kant, non de Herder. Faire la théorie de l’art, c’est, pour lui, en chercher les motivations psychologiques dans l’instinct ludique, l’effet, la fonction. A la suite de Kant et de l’esthétique des Lumières (Aufklärung), on s’interroge sur « la raison du plaisir qu’on prend aux objets tragiques », on réclame une « éducation esthétique de l’homme ». Certes, l’esthétique et la philosophie de l’histoire se rencontrent déjà dans ce postulat»2.

1) Hell (Victor), Vie et Œuvres de Schiller, Paris, Seghers, 1974, p 149 2)

Szondi (Peter), Poésie et Poétique de l’idéalisme allemand, Paris, Édition de minuit, 1974, p 57

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Penseur et poète, Schiller doit à la différence de ses dons, à la stupéfiante mobilité de son esprit et aussi à la qualité du dialogue qu’il a engagé avec les grands esprits de son époque, d’avoir pu donner à ses écrits philosophiques l’aspect d’un émouvant ton d’authenticité et aussi une expérience personnelle.

On aura noté, ici, chez Eggli, dans son ouvrage Schiller et le romantisme

français que, Schiller est classé comme poète philosophe. La profondeur et la

richesse un peu abstruse de la pensée ont de façon durable été signalées comme une des caractéristiques principales de son génie. Mais, après 1830, cet aspect de l’œuvre Schillérienne prend une importance nouvelle intégralement.

Les particularités de système dramatique ou de technique, les valeurs littéraires passent clairement au second plan : la portée sociale et la valeur philosophique aspirent à devenir le critérium de l’œuvre d’art : et, tandis que Schiller a été souvent critique dans la période antérieure pour l’incessante intrusion de la philosophie dans sa création poétique, cette association incessante de la pensée et de la poésie devient désormais pour lui une cause d’actualité et de faveur.

En effet, il faut dire que ce déplacement d’intérêt concerne non seulement Schiller, mais la littérature allemande généralement. Vers 1840 l’influence allemande aspire à s’exercer plutôt dans le domaine des sciences sociales et philosophiques.

« C’est ce que constate le critique Bignon en 1839 (28 juin) dans le Moniteur

Universel, en rendant compte de la première Histoire de la Littérature allemande qui paraît en France, celle d’Henry et Apffel : L’Allemagne, qui

abonde, comme l’Angleterre, en richesses littéraires, commence à exercer aussi une action remarquable sur nos idées, et cette action ne fera probablement que s’étendre encore davantage…La langue allemande…est non seulement la langue de l’érudition et de la métaphysique, mais celle de ces sciences morales dont l’étude est si importante dans l’état social où nous ont mis tant de révolutions de

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mœurs et d’idées… »1. Selon Eggli, jamais, ajoute-t-il, le commerce de l’intelligence entre la France et l’Allemagne n’a été plus actif.

D’autres contemporains ont remarqué cette orientation nouvelle des curiosités françaises concernant l’Allemagne. En 1842 un rédacteur de

l’Allgemeine Zeitung rappelait les voyages faits par maints critiques ou

philosophes français en Allemagne, ainsi que les rapports qui s’étaient fondés entre l’Université de Munich et les catholiques français, surtout cette association des études allemandes que la Revue Européenne avait créée vers 1833 pour entretenir et envoyer à Munich une petite colonie d’étudiants français.

« L’auteur du recueil des Ballades et Chants populaires de l’Allemagne (1841) déclarait également dans sa préface : L’Allemagne et la France, toujours solidaires l’une de l’autre, dont l’une fit la réforme religieuse et l’autre la réforme politique, marchent maintenant vers le même but, le perfectionnement social »2.

Or il est inévitable que Schiller gagne à cette orientation un nouveau

prestige. Ces problèmes qui tourmentent la société, à ce siècle inquiétant, – la question du rôle que doivent jouer dans la société le savant et l’artiste, la

question du progrès de l’homme, social ou individuel, – Schiller les a posés écrit Eggli. On a vu que la philosophie esthétique de Schiller se caractérise par un effort pour réaliser une synthèse des fins morales et esthétiques, pour concilier avec harmonie l’idéal moderne de perfection et l’idéal antique de culture. Or, comme Schiller garde simultanément en vue ces deux caractères de l’idéal auxquels il tient également, sa pensée intéressent ceux qui réservent un rôle à l’artiste dans le progrès social de l’homme, aussi bien que ceux qui inclinent à libérer l’art de toute destination utile.

1) Eggli Edmond, Schiller et le romantisme français, Tome 2, 1927-1928, p 460-461 2)

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Disons même que ses adversaires aussi bien que ses partisans pouvaient trouver dans Schiller des vues qui répondaient à leur pensée. Ainsi la complexité même de la philosophie Schillérienne, la maintenait dans l’actualité de la pensée française.

Plus loin Eggli indique que, l’article Schiller de l’Encyclopédie Nouvelle

de Pierre Leroux et J. Reynaud est animé des mêmes sympathies pour le poète de l’idéalisme humaniste. Schiller ne renia point sa mission d’homme.

De là vient la valeur constante de son œuvre : car les honneurs d’une renommée durable n’appartiennent qu’aux hommes qui ont aimé l’Humanité. L’auteur de l’article met en valeur l’inspiration sociale et humaniste du poète, soucieux complètement de l’avenir de l’humanité et des libertés à naître.

En réalité, il a résisté à l’attrait du panthéisme de Spinoza, « arrangé par Herder » ; de ce renoncement de l’individu acceptant d’être sacrifié aux essentiels lois du monde, il en a appelé à Kant, « qui professait pour l’individu un si haut respect ». Et tandis que Herder écrasait l’homme, Schiller le relevait de la servitude divine, et le défendrait de l’insulte.

Sous deux formes principales Schiller personnifie le progrès et l’idéal humain : il rêve la réforme de l’individu suivant la loi morale, la réforme de la communauté sociale suivant le droit.

Dans Les Brigands, comme dans Don Carlos, le poète aspire à fonder

l’humanité dans ses droits ; mais ce n’est plus par la violence, c’est par le développement parfait des grands instincts du cœur humain. Tout le luxe d’une âme forte, jeune, et affectueuse, allant à la recherche des fières douleurs et des hauts obstacles, anime ce poème.

La très haute opinion de Schiller, admiré comme exemple du poète moderne, préoccupé du progrès humain et du peuple, bien éloigné de l’égoïsme des dilettantes qui s’isolent dans leurs stériles jouissances esthétiques, se retrouve

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manifestement dans tous les écrivains qui représentent la tradition saint-simonienne dit Eggli.

L’article Schiller, de l’Encyclopédie des Gens du Monde, affirme

cette universelle popularité du grand poète allemand de l’idéalisme. L’auteur de cet article assez intéressant, Louis Spach, de Strasbourg, dit: « D’où vient cet accord des tempéraments les plus variés, des tendances les plus diverses ? C’est qu’il existe dans toute intelligence non subjuguée par les jouissances matérielles une inspiration vers l’infini vers l’idéal, irrésistible chez les uns, plus faible chez d’autres, mais à l’état de disposition innée, intuitive, chez tous. C’est cette opération, ce sont ces élans que Schiller explique et satisfait. Il est poète idéaliste ; il transforme tout ce qu’il touche de sa baguette magique : on dirait qu’il emporte dans la région des nuages les formes créées par lui, et qu’il les renvoie parées de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; les sentiments qu’il

effleure à peine prennent sous cet attouchement passager une teinte éthérée ; il ennoblit les passions, même celles qui tiennent du crime ou qui y conduisent

… Schiller est le noble créateur des pensées pures et consolatrices… »1.

Louis Spach insiste sur l’aspect humaniste et cosmopolite de l’œuvre Schillérienne: « Schiller a fait vibrer avant tout toutes les fibres de la nature allemande ; mais par son attachement exalté aux droits du genre humain, il

sympathise avec toutes les nations… Il est le prêtre de la raison et de la vérité… Poète-philosophe, dans la plus pure acception du mot, il parle un langage qui a dû être compris par tous les cœurs généreux, sans acception de

nationalité »2.

Pour Eggli, dans toutes les tragédies du poète il y a une idée générale et assez intéressante pour les hommes partout. Dans les Brigands, c’est la haine

1) Ibidem, p 478 2)

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Du despotisme; dans l’Intrigue et l’Amour, l’opposition de l’intérêt et de l’amour ; dans Fiesque, la lutte républicaine contre la monarchie.

Don Carlos montre le conflit de la tyrannie et du réformisme; Wallenstein

manifeste les dangers de l’ambition ; Marie Stuart oppose deux religions hostiles ; Guillaume Tell et Jeanne d’Arc exaltent l’amour profonde de la patrie natal.

Schiller, qui était, en réalité, encore fréquemment représenté, vers 1820, comme une type d’épouvantail révolutionnaire, devient ainsi vers 1840 le héros de l’altruisme humaniste et des vérités morales universelles, une type de guide possible de la communauté social moderne. Pour avoir vécu dans son temps et pour son époque il apparaît comme l’exemple idéal du poète tel qu’on le conçoit

désormais vouant sa pensée à l’humanité et à sa nation. Ceux que préoccupent à cette siècle l’indécision des esprits et les symptômes d’anarchie morale attendent de lui une saine influence.

Effectivement, Schiller est plus que tout autre apte à nous ramener à la foi des vérités morales. C’est le stoïcisme qui doit combler pleinement l’intervalle entre deux religions: il a pour mission de conduire l’individu, quand ses autres croyances l’abandonnent.

Donc, Schiller échappe au sentiment de réprobation qui atteint les grands promoteurs étrangers de la littérature individualiste. En effet, la comparaison souvent reprise à ce siècle, dans la critique allemande comme dans la critique française, entre Schiller et Goethe se conclut en faveur de Schiller, dès que l’on dépasse la perspective essentiellement esthétique pour envisager les relations de la vie et de l’art.

Incidemment, il est intéressant de noter que, Schiller dans les Brigands même où il malmenait la communauté sociale, se manifeste plein de foi profonde dans un avenir inconnu de l’humanité ; il sentait les maux de tous et son immense mécontentement était tout à fait une grande générosité. Schiller

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était très sérieux avec Dieu comme avec la société et l’art et, en réalité, la tendance noble et ferme de son propre talent ne fut-elle jamais douteuse.

Or, ainsi que tous les grands génies, dit Eggli, Schiller était à la foi de son siècle et champion de son siècle. Le poète s’enthousiasma, au début, pour un idéal d’humanité heureuse et rétablie dans tous ses droits. Puis il vit ce que cet idéal comportait d’illusions. Il ne perdait pas sa confiance dans le progrès humain, mais il estime que l’affranchissement individuel est, sans doute, la condition nécessaire de l’affranchissement social, et qu’il doit tout d’abord être réalisé.

Enfin, la grande tâche de Schiller et l’immense service qu’il rendait aux individus fut donc de rendre toute leur valeur aux aspirations idéales de l’âme, et de faire complètement de l’accomplissement de cet idéal moral la condition indispensable du progrès des hommes.

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1) Position de Schiller vis-à-vis de la maladie de la civilisation

européenne

Schiller écrit, dans son ouvrage De la poésie Naïve et Sentimentale, qu’on sait bien que dans la vie courante, on est aussi loin de la parole simple et

rigoureusement vraie que des sentiments ingénus ; la conscience coupable et l’imagination facile à séduire ont rendu indispensable l’instauration de

convenances inquiètes . Sans être faux pour autant, l’on parle souvent autrement qu’on ne pense ; l’on doit prendre des détours pour dire les choses qui pourraient peiner un amour-propre malade. L’ignorance de ces lois conventionnelles, jointe à une sincérité naturelle méprisant toute apparence et tout biais de mensonge donne lieu dans la vie de tous les jours à une simplicité d’expression qui consiste à nommer de la manière la plus concise et la plus correcte les choses qu’on ne pourrait nommer autrement, sinon artificiellement. Telles sont les expressions des enfants. Elles font rire par leur contraste avec les normes, mais l’on reconnaît constamment profondément que ce sont les enfants qui ont raison.

Assurément, le naïf de sentiment ne peut être attribué qu’à l’homme, c’est-à-dire à un être qui ne soit pas complètement soumis à la nature, bien qu’il ne soit naïf que dans la mesure où en vérité la nature seule agit en lui ; mais par un effet de l’imagination poétisante, on transpose souvent ces attributs de l’être raisonnable à des êtres dépourvus de raison. Ainsi on attribue à un animal, à un édifice, à un paysage, ou à la nature généralement, un caractère naïf, par opposition à l’arbitraire et aux caprices des hommes. Cela suppose de façon durable que nous prêtions intérieurement une volonté à ce qui n’en a pas, et que nous remarquions que tout cela va dans le sens d’une loi de nécessité.

L’insatisfaction d’avoir fait mauvais usage de notre propre liberté morale

et de n’avoir pas su mettre dans notre action d’harmonie morale nous conduit à une situation d’esprit où on s'adresse comme à une homme à ce qui est

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dépourvu de raison, allant jusqu’à lui faire un mérite de son éternelle uniformité, jusqu’à lui envier sa tranquillité, comme s’il avait vraiment à lutter contre la tentation de faire autrement. Nous serions prêts à considérer la raison comme un préjudice, comme une malédiction, et à arrêter d’être justes envers nos aptitudes et nos dispositions, car nous sentons vivement que notre conduite véritable manque de plénitude.

Alors, on ne voit dans la nature qu’une sœur moins malheureuse, qui serait restée dans la demeure maternelle, alors que nous-mêmes nous en serions échappés pour éprouver avec orgueil notre liberté. Un douloureux vœu nous prend d’y revenir dès qu’on commence de connaître les tristesses de la civilisation.

« Tant que nous étions de simples enfants de la nature, nous étions heureux, nous étions parfaits ; nous avons pris notre liberté, et nous avons perdu ces deux joies. De là une double et inégale aspiration à l a nature ; une aspiration à son bonheur, une aspiration à sa perfection. De la perte du premier, seul l’homme sensible se plaint ; de la perte de la seconde, seule l’homme moral s’accable. Interroge-toi donc, ami sensible de la nature : est-ce ta mollesse qui regrette sa tranquillité, ou bien ta moralité blessée qui regrette son harmonie ? Interroge- toi bien, lorsque dégoûté des artifices et des abus de la société tu te sens, dans ta solitude, attiré par la nature inanimée : est-ce que ce sont leurs brigandages, leur importunité, leur désagrément, ou bien est-ce leur anarchie morale, leur arbitraire, leurs désordres qui te répugnent en eux ? Dans les premiers, ton courage doit se plonger avec joie et ta récompense doit être la liberté même que tu en tires. Certes, tu peux toujours te fixer le bonheur naturel comme horizon lointain, mais vise seulement le bonheur dont tu es digne. Aussi, trêve de complaintes sur la difficulté de la vie, sur l’inégalité des conditions, sur le poids des circonstances, sur l’incertitude qui menace tes biens, sur l’oppression, sur la persécution ; tous les maux de la civilisation, tu dois t’y soumettre avec une libre

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résignation, tu dois les respecter comme les conditions de l’unique bien. En eux tu ne dois te plaindre que de ce qui est moralement mauvais, et non pas seulement avec les larmes du lâche. Veille plutôt à agir proprement dans cette flétrissure, librement dans ce servage, régulièrement dans ces caprices, légalement dans cette anarchie. Ne crains pas les désordres hors de toi, mais les désordres en toi ; vise à l’unité, mais ne la cherche pas dans l’uniformité ; vise à la tranquillité dans l’équilibre et non en suspendant toute action. Cette nature, que tu envies à ce qui est dépourvu de raison, ne mérite pas qu’on l’estime ni qu’on la désire. Elle est derrière toi, elle doit y rester »1.

Schiller ajoute qu’ l’échelle qui te portait se dérobe, il ne te reste d’autre choix que d’embrasser la loi dans la liberté de ta volonté et de ta conscience, ou bien à tomber sans espérance de salut.

Mais quand tu seras consolé d’avoir perdu la félicité de la nature. Lorsque tu sors du cercle des artifices pour aller vers elle, elle est là, devant toi, dans sa naïve beauté, dans sa simplicité et son innocence ; alors fais attention à ce sentiment, il est digne de ce qui en toi est le plus humain. Abandonne la pensée d’échanger avec elle ton état; bien plutôt, embrasse-la, et essaie d’allier son avantage infini et l’infinie prérogative qui t’est propre : que de ces deux voies naisse le divin. Elle t’environne comme une adorable idylle où constamment tu te retrouves une fois arraché aux égarements de l’artifice, auprès de laquelle tu amasses confiance nouvelle et courage pour poursuivre ta course, auprès de laquelle à la fin tu rallumes en ton cœur la flamme de l’idéal.

Lorsqu’on se rappelle la belle nature qui environnait les Grecs, lorsque nous songeons comme ce peuple vivait sous son ciel libre en confiance avec la libre nature, comme ses pensées, sa façon de sentir, ses mœurs étaient proches de la simple nature, et comme les œuvres de leurs poètes semblent un décalque de cette nature, on ne peut que s’étonner en remarquant que se trouvent si peu de

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traces d’un intérêt sentimental que nous prenons, nous modernes, aux caractères naturels et aux scènes de la nature. Dans leur amour pour l’objet, les anciens Grecs ne semblent pas avoir fait de différence entre ce qui existe par soi-même et ce qui existe grâce à la volonté de l’homme et à l’art. La nature semble intéresser davantage leur curiosité et leur intelligence que leur sentiment moral ; ils ne s’attachent pas à elle avec la même ardeur interne, la même amertume douce que nous autres modernes. Alors qu’ils la personnifient et la divinisent dans des phénomènes particuliers, et qu’ils représentent ses effets comme l’action de êtres libres, ils lui enlèvent le caractère de calme nécessité qui font pour nous tout son attrait écrit Schiller.

« Pourquoi cette différence dans les esprits ? Comment se fait-il qu’étant, pour tout ce qui regarde la nature, supplantés largement par les Grecs, nous lui

rendions, nous, un hommage si vibrant, nous soyons à son égard dans une telle dépendance, nous puissions embrasser le monde inanimé avec une

sentimentalité aussi chaleureuse ? Cela vient de ce que la nature, chez nous, a déserté l’humanité et que nous ne la rencontrons qu’en dehors de celle-ci, dans le monde sans âme, rendue à sa vérité.

Ce n’est pas notre plus grande conformité à la nature, tout au contraire, c’est notre opposition à la nature dans nos relations, notre situation, nos mœurs qui nous porte à procurer à notre instinct de vérité et de simplicité, lorsqu’il s’éveille (car il réside dans tout cœur humain, immuable et inaltérable, comme la disposition morale dont il procède), une satisfaction physique qu’il ne peut plus espérer dans l’ordre moral. Aussi, le sentiment qui nous rattache à la nature est-il lié de près au sentiment qui nous anime lorsque nous plaignons d’avoir perdu notre enfance et de notre innocence enfantine.

Notre enfance est la seule manifestation intacte de la nature qu’il nous soit donné de trouver dans l’humanité civilisée : aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce

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que chaque pas vers la nature nous éloigne de nous-même pour nous ramener à l’enfance »1.

Chez les anciens Grecs, la culture ne dégénérait pas au point de les couper de la nature. L’édifice de leur vie sociale était établi sur des

sentiments, non sur des machines artificielles ; leur théologie même était le fruit d’une imagination heureuse, et non d’une raison raisonnante, comme c’est la situation dans le dogme religieux des nations modernes dit Schiller .

Dans la mesure où l’ancien Grec n’avait pas perdu la nature de vue, il ne pouvait être étonnée par elle ni éprouver un si fort besoin d’objets dans lesquels il retrouverait cette nature. Joyeux d’être homme, d’accord avec lui-même, il devait forcément s’en tenir tranquillement à l’humanité comme ce qu’il y avait pour lui de plus élevé, et tenter d’en rapprocher tout le reste ; alors que nous, tristes dans notre expérience d’hommes, et en désaccord avec nous-mêmes, n’avons pas d’intérêt plus impérieux que d’échapper de l’humanité.

Schiller affirme que, le sentiment dont il est ici question n’est donc pas celui qu’éprouvaient les Grecs ; il correspond plutôt à celui que nous-mêmes éprouvons pour les Grecs. Leurs sentiments étaient naturels ; nous sentons ce qui est naturel. Notre sentiment de la nature ressemble à ce que le malade éprouve pour la santé.

On aura noté, ici, chez Léon, dans son ouvrage Études sur Schiller que l’homme ne peut atteindre qu’à une connaissance relative. Il ne peut

connaître que les phénomènes, il ne peut contempler que le voile de la déesse. La recherche de l’Absolu est une folie intégralement dangereuse, parce que L’Absolu ne se révèle qu’à la conscience, sous la formule de la Loi morale. Il y a des moments où les prérogatives de notre raison nous apparaissent comme un mal, comme une malédiction …. On voit alors, dans la nature dépourvue de raison, une sœur plus joyeuse, restée au foyer maternel, tandis

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que l’orgueil parfaite de notre liberté nous a pousses vers des territoires étrangères.

Douloureusement on regrette le berceau enfantin, du jour où on apprend à connaître les tribulations de la civilisation, et, sur le territoire d’exil de l’art, la douce plainte de notre mère vient parfois jusqu’à nos oreilles. Répétons même avec Schiller que, tant que nous n’étions que des enfants de la nature nous étions parfaits et heureux ; nous somme devenus libres et avons perdu cette perfection et ce bonheur.

Mais le disciple de Kant tient un tout autre langage : si l’instinct seul détermine les manifestations humaines, il n’y a plus rien en lui qui rappelle l’homme et on n’a qu’un animal, un être de la nature, de ce point de vue la nature apparaît comme le déterminisme des instincts aveugles animaux, des forces matérielles, contre lesquels s’élève victorieusement l’être autonome.

« Le problème de la civilisation humaine tel que Schiller l’expose, c’est le passage de l’état de nature à l’état moral par la culture esthétique, de la nécessite à la liberté. Or l’état moral est un idéal et, en tant que tel, problématique ; il suppose donc, comme la condition même de sa possibilité, la permanence de l’existence sociale ; prétendre, au nom de la moralité, à la destruction immédiate de l’état de nature c’est sacrifier à une existence future l’existence actuelle qui la conditionne. La tâche même que nous impose le souci de la moralité, c’est donc le maintien de l’existence sociale et ce qui rend possible ce maintien, c’est l’État qui organise la société naturelle des hommes en une société juridique ; qui soustrait les individus à l’arbitraire de la force pour les soumettre à la règle de la loi ; qui représente déjà aux yeux de l’homme empirique, l’homme idéal, la majesté de la raison,mais qui la représente d’une manière tout extérieure, comme contrainte, d’un point de vue non éthique, mais dynamique.

C’est entre cet état « dynamique » du droit où les hommes se rencontrent comme des activités qui se limitent, et l’état éthique où les hommes s’unissent dans la

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communauté de leurs volontés, de la volonté de l’Universel, que l’état esthétique trouve sa place, réalisant déjà dans l’apparence l’universel au cœur de l’individu »1.

Schiller dit, dans son ouvrage De la poésie Naïve et Sentimentale que, aujourd’hui aussi, la nature est la seule flamme où se nourrisse l’esprit poétique. C’est d’elle seule qu’il tire toute sa puissance. C’est d’elle seulement qu’il s’adresse, même dans une humanité artificielle. Tout autre moyen d’action est étranger à l’esprit poétique : c’est pourquoi nous avons tort d’appeler ouvrages poétiques toutes les œuvres de l’intelligence, même si le prestige de la littérature française nous a pendant longtemps condamnés à cette confusion.

La nature, est aussi, à cette période artificielle de la civilisation, ce qui fait la force de l’esprit poétique, même s’il entretient avec elle une tout autre relation. Schiller déclare que, Tant que l’homme demeure à l’état de nature pure, il agit comme un tout facteur d’harmonie, comme une unité simple et sensible, la raison et les sens , la capacité à agir et à ressentir spontanément, ne se sont pas encore divisés et s’opposent encore moins.

Les sentiments humains ne sont pas le jeu sans forme du hasard, ses idées ne sont pas le jeu sans contenu de l’intellect, les premiers sont issus de la loi de la nécessité, les secondes de la réalité. Mais lorsque le citoyen est entré dans l’état de civilisation, une fois que l’artifice eût mis la main sur lui tout à fait, cette harmonie des sens l’a déserté, et il ne peut plus se manifester que comme une unité morale.

« L’accord entre ce qu’il ressent et ce qu’il pense, qui dans l’état primitif existait réellement, n’existe plus à présent qu’à l’état idéal ; il n’est plus en lui, mais hors de lui ; comme une idée qu’il lui faut concrétiser, mais n’est plus un donné concret de son existence. Si l’on applique le concept de poésie, qui n’est rien d’autre que le fait de donner à l’humanité son plus haut degré d’expression,

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à ces deux états, l’on voit bien que dans l’état primitif de simplicité naturelle, où l’homme encore agit comme unité harmonieuse en mobilisant toutes ses ressources à la fois, où la totalité de sa nature s’exprime pleinement dans la réalité, ce qui fait le poète, c’est l’imitation la plus exhaustive de la nature ; alors que dans l’état de civilisation, où cette harmonieuse collaboration de toute sa nature n’est plus qu’une idée, ce qui fait le poète est l’élévation de la réalité à l’idéal ou, ce qui revient au même, la représentation de l’idéal »1.

Telles sont les deux moyens seulement qu’a le génie poétique de s’exprimer. Elles sont très variées, mais il est un concept supérieur qui les rassemble, et il ne faut pas se formaliser que ce concept ne fasse qu’un avec l’idée même d’humanité totale écrit Schiller.

Dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme Schiller écrit,

sans doute, l’opinion a perdu son crédit ; le tyrannie est démasqué ; bien qu’il soit encore puissant il n’obtient plus qu’artificieusement qu’il soit encore puissant il n’obtient plus qu’artificieusement un renom de dignité ; un renom de dignité ; l’humanité s’est réveillée de sa longue situation d’illusion, et elle exige d’être rétablie dans ses droits imprescriptibles. Mais elle ne l’exige pas uniquement ; elle se lève pour s’emparer par la violence de ce qu’elle estime lui être injustement refusé.

Pour Schiller, l’édifice de l’état de la nature chancelle, et une possibilité physique semble donnée de mettre la loi sur le trône, d’honorer l’homme comme une fin et de faire de la liberté parfaite le fondement de l’association politique. Vain espoir ! Il manque la possibilité morale et le moment généreux trouve une génération qui n’est pas digne à le recevoir.

« Quelle est la figure dont le drame du temps présent offre l’image ? D’un côte retour à l’état sauvage, de l’autre affaissement des énergies : les deux extrêmes de la dépravation humaine, et tous les deux réunis dans une même

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époque. Dans les classes inférieures qui sont les plus nombreuses, on voit se manifester des instincts grossiers et anarchiques qui, après que le lien de l’ordre social a été dénoué, se déchaînent et se hâtent avec une incoercible frénésie vers leur satisfaction animale. […] D’un autre côté, les classes policées nous donnent le spectacle plus repoussant encore d’un relâchement et d’une dépravation du caractère qui indignent d’autant plus qu’elles ont leur source dans la civilisation elle-même »1.

On nie la nature dans son domaine légitime pour subir son arbitraire dans l’ordre moral, et tandis qu’on résiste à ses impressions, on accepte d’elle nos principes. La décence affectée de nos mœurs lui refuse de faire entendre, bien que cela fût pardonnable, la première sa voix, et enfin elle lui concède la voix décisive et ultime dit Schiller.

Au sein de la sociabilité la plus raffinée, l’égoïsme a établi son système et, sans engendrer en nous un cœur sociable, la société nous impose toutes ses misères et toutes ses contagions. On soumette notre sentiment à ses usages bizarres, notre libre jugement à son avis despotique, et ce n’est que vis-à-vis de ses droits sacrés qu’on affirme notre tyrannie.

Chez l’homme du monde une orgueilleuse suffisance rétrécit un cœur qui chez l’homme naturel et fruste éprouve souvent encore le battement de la sympathie, chacun cherche à sauver ses misérables biens de la dévastation. Ce n’est qu’en abjurant intégralement la sensibilité, que l’on croit pouvoir se protéger contre ses aberrations, et la raillerie qui inflige souvent à l’exaltation sentimentale un châtiment salutaire, outrage avec aussi peu de ménagement le plus noble sentiment.

Pour Schiller, « maintenant, c’est le besoin qui règne en maître et qui courbe l’humanité déchue sous son joug tyrannique. L’utilité est la grande idole

1)

F.Schiller, Lettres sur l’Éducation Esthétique de l’Homme, trad. Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992, p 113

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de l’époque ; elle demande que toutes les forces lui soient asservies et que tous les talents lui rendent hommage. Sur cette balance grossière, le mérite spirituel de l’art est sans poids ; privé de tout encouragement, celui-ci se retire de la kermesse bruyante du siècle. L’esprit d’investigation philosophique lui-même arrache à l’imagination province après province, et les frontières de l’art se rétrécissent à mesure que la science élargit ses limites »1.

On aura noté, ici, chez Castillo, dans son ouvrage Sensibilité et dualisme

dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, que « Les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme ont d’abord pour but de rectifier les

conceptions de leur époque sur la possibilité d’une humanisation de l’homme par l’éducation. Dans le contexte encore très présent de la Révolution française, l’éducation est chargée d’une mission émancipatrice en un sens politique. Il s’agit de conduire les individus à la citoyenneté libre en créant les ruptures nécessaires avec l’ancienne conception de la société qui fixe à chacun son rang, sa place et ses devoirs »2.

Selon Castillo, l’éducation de l’homme a donc pour fonction d’effectuer une fracture et une médiation en même temps. Une fracture qui instaure un dualisme entre l’être empirique des hommes et leur personnalité idéale, puisqu’ils sont désormais reconnus comme des sujets de droits, des sujets extraits ou abstraits de leurs attaches historiques et sociales. Disons même que, en se fondant sur l’idée rousseauiste de la perfectibilité de l’homme, les révolutionnaires français ont conçu l’éducation comme une tâche régénératrice, puissant de promouvoir un genre humain libre pour n’obéir plus qu’à la loi.

Les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme entendent se

démarquer de cette valorisation trop exclusivement politique de la liberté.

1) Ibidem, p 89

2) Castillo Monique, Sensibilité et dualisme dans les Lettres sur l’éducation esthétique de

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Schiller ramène à ses termes véritable l’ambition juridique des Lumières : entre l’idéal politique et la réalité sociale, le dualisme est radical car les termes de l’opposition sont intégralement inconciliables et hétérogènes.

S’il est vrai que les Lumières ont été un développement, elles ne l’ont constitué que théoriquement, par l’apport de concepts neufs pour la

contemplation. Mais elles viennent en un temps où les mœurs ne sont pas mûres pour accéder, par un saut confus, au pur respect des pensées.

L’intellectualisme des Lumières est impuissant d’unir ce qu’il a séparé et, au lieu d’un ordre social régénéré, il n’a engendré, pour Schiller, qu’une disparité plus grande entre les classes et agrandi le fossé qui sépare l’individu de l’espèce idéalisée. Du côté du peuple, la désorganisation politique qui favorise le déploiement anarchique des instincts et, du côté des classes cultivées, la perversion d’un égoïsme raffiné écrit Castillo.

Le dualisme entre les classes manifestes comme une formule exacerbée de l’opposition de l’idéal au réel. En confiant la vertu humaine à son seul futur politique, les Lumières commettent une erreur d’appréciation et oublient que l’époque est, en effet, dominée par l’élément physique. Entre le retour barbare à la naturalité, dans le peuple, et l’oubli de toute mesure naturelle, chez les adeptes du raffinement, la raison législatrice ne voit figurée que son impuissance à rencontrer les faits.

« L’homme physique est une réalité, tandis que l’homme moral n’a qu’une existence problématique. Si donc la Raison, voulant substituer son Etat à celui

de la nature, abolit, ainsi qu’elle doit nécessairement le faire, ce dernier, elle court le risque de sacrifier l’homme physique, réel, à l’homme moral,

problématique »1.

1) F.Schiller, Lettres sur l’Éducation Esthétique de l’Homme, trad. Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992, p 97

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D’abord le dualisme se trouve condamne comme un fait de civilisation. Schiller prend ses distances à l’égard d’un concept révolutionnaire du développement, appuyée sur un certain philosophisme où domaine l’abstraction. L’idéal d’un règne de la loi est au début le témoignage d’un fait de civilisation destructeur d’identité et d’unité. Entre le vœu d’une liberté idéale qui est complètement l’expression d’un besoin illimité, et une perception seulement physique de la sensibilité, le concept révolutionnaire de la civilisation, d’inspiration essentiellement française, n’a pas vu qu’elle ne produisait que des effets contraignants et mécaniques écrit Castillo.

Nous trouvons ici en germe la critique de l’Etat moderne comme triomphe du mécanisme. En tant que fait de civilisation, le dualisme devient l’expression caractéristique de la modernité, Schiller perçoit son époque comme l’époque des ruptures et, en ce sens la modernité amorce l’ère des dualismes « entre l’Etat et l’Eglise, entre les lois et les mœurs, entre la jouissance et le travail, entre le moyen et la fin, entre l’effort et la récompense »1.

Si le dualisme définit les divisions du monde moderne, c’est qu’il en explique la volonté de pouvoir rationnelle. C’est lui qui a permis à la raison de

conquérir sa plus grande force. La science y a gagné sa pleine puissance. La scission constitue l’instrument d’une division du travail intellectuel qui est

dominé par la quête de la force puissante. Mais cette souveraineté de la réflexion engendre une disproportion choquante entre le destin de l’espèce et celui de l’individu car si « elle mène l’espèce à la vérité », elle est conduite à réduire les individus à la situation de « domestiques de l’humanité ».

Tout cela est important, disons même que, le dualisme est un produit contradictoire des Lumières, il est présenté par Schiller comme le mal et le génie du siècle en même temps. L’art est le témoin privilégié de cette antinomie qui l’exclut.

1)

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Le règne de la science rend l’art étranger à une sensibilité dominée par l’utilité. Le sacrifice de l’individu à l’Etat, le sacrifice de la sensibilité à la raison et le sacrifice de l’art à la science symbolisent le déchirement profond de l’homme intérieur et les divisions de la réalité. Les différentes formules données au dualisme sont l’entre-expression d’une séparation primordiale entre l’idée et la vie, de l’abandon de la vie par la spéculation.

Castillo indique que, ce dualisme semble ne pouvoir se nourrir que de son propre approfondissement : pour que la raison s’accroisse toujours plus, il faut appauvrir davantage la sensibilité, rendre davantage plus grande la faiblesse de la sensibilité, la part de conflictualité interne et d’aveuglement. Pour que la sensibilité soit développée, il faut qu’elle se rebelle contre la raison et fasse prévaloir l’instinct dans sa barbarie. Nous échappons à l’arbitraire par la révolution et à la sauvagerie par la brutalité : « d’où vient que nous soyons encore et toujours des barbares ? »1.

2) Les principaux aspects de la civilisation moderne

Pour Schiller, « la civilisation, bien loin de nous conférer la liberté, ne fait que développer avec chaque force qu’elle cultive en nous, un besoin nouveau ; les liens de la vie physique resserrent leur étreinte d’une manière toujours plus redoutable, tant et si bien que la crainte de perdre étouffe même l’aspiration naturellement ardente à la perfection, et une maxime d’obéissance passive est considérée comme la suprême sagesse de l’existence. Ainsi voit-on l’esprit du temps hésiter entre la perversion et la sauvagerie, entre l’éloignement de la nature et la seule nature, entre la superstition et l’incrédulité morale, et seul l’équilibre du mal lui assigne quelquefois des limites »2.

1)

Ibidem, p145

2)

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Hell indique dans son ouvrage Vie et œuvres de Schiller que, les Lettres mettent d’abord la critique des conditions politiques et sociales et insistent sur nécessité urgente d’une réforme de l’État. Schiller ne renonce pas aux vœux de la Révolution française, mais à la révolution il substitue l’évolution, non pas à cause du refus de la Terreur, mais surtout parce que cette tâche importante est une grande œuvre de raison et ne saurait être livrée aux violences et aux impulsions de la masse.

La critique des conditions politiques et sociales se caractérise par deux aspects : elle est incluse dans une critique générale de l’état présent de la civilisation et elle se réfère à la pensée de nature. Les sciences humaines ont forgé des termes précis pour déterminer les caractères de la civilisation moderne. Tant d’essais, d’écrits, ont été consacrés aux méfaits de la spécialisation et à la crise de l’homme qu’il est superflu d’exposer dans le détail des problèmes que Schiller a eu le mérite de discerner nettement à un siècle où la civilisation technique ne révélait pas encore les implications qu'elle comporte dans tous les domaines.

Même si Schiller, au lieu d’employer des termes spécialisés qui nous sont devenus familiers, adopte un langage accessible à « l’honnête homme » de son époque, les faits auxquels il se réfère sont ceux-là même que la pensée doit encore affronter.

Voici les principaux caractères de la civilisation moderne, il y a tout d’abord :

- La spécialisation

La spécialisation est devenue le lot inéluctable de ceux qui travaillent. Les conditions de la vie moderne imposent aux individus une différenciation de plus en plus poussée de leurs activités qui a pour effet de compromettre le développement harmonieux des facultés de l’homme et aussi de rendre les individus étrangers les uns aux autres. Schiller a fort bien relevé la contradiction

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que provoque le développement concomitant de la spécialisation de la technique et de la science et de la démocratisation des régimes politiques, du moins théoriquement, c’est-à-dire deux phénomènes auxquels le siècle des lumières a donné une impulsion décisive écrit Hell.

La spécialisation est conditionnée par le développement même des techniques et des science ; quant à la démocratisation, elle ne se limite pas à l’affirmation de la liberté personnelle : elle exige la participation de chacun aux affaires de la cité. Alors que l’État moderne tend à devenir de plus en plus complexe, la sphère où se meut chaque homme se rapetisse de sorte qu’il y a un vide entre le moi personnelle et l’État dans sa totalité.

« Le problème politique que pose, aux yeux de Schiller, le divorce entre l’individu et l’État se confond avec la tendance essentielle de son esthétique et de sa poétique, à l’époque classique ; à la volonté de libérer l’individu de l’étroitesse de son moi et de faire naître, en lui, grâce à la culture personnelle, la vraie humanité, correspond le souci de transcender toute particularité individuelle, toute maniérisme, pour atteindre au style qui exprime la forme dans sa valeur objective »1.

Le deuxième aspect de la civilisation moderne concerne :

- L’aliénation

Selon Hell, l’individu, se confondant en pratique avec l’activité particulière qui lui est impartie, devient un instrument. L’état d’une société complexe où chacun mène « une vie de taupe » favorise l’exploitation de l’homme par l’homme. Il y a, dans les premières Lettres, quelques formules concises qui définissent intégralement l’état de l’homme moderne, la dualité de sa condition en tant que citoyen et individu et le déchirement que provoque l’observance de deux morales.

1)

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Dans sa sixième lettre Schiller dit, « ainsi peu à peu la vie concrète des individus est-elle abolie afin de permettre à la totalité abstraite de persévérer dans son indigente existence, et l’État reste indéfiniment étranger aux citoyens qui le composent parce que leur sentiment ne le trouve nulle part. obligée pour faciliter sa fonction de diviser leur multiplicité en catégories et de ne jamais laisser l’humanité accéder jusqu’à elle que par des représentants de seconde main, la partie gouvernante finit par la perdre complètement de vue et par la confondre avec un simple produit de l’entendement ; et la partie gouvernée ne peut recevoir qu’avec froideur les lois qui s’adressent si peu à elle. Finalement lasse d’entretenir des rapports qui lui sont si peu facilités par l’État, la société positive se dissout (c’est depuis longtemps déjà le destin de la plupart des nations européennes) et tombe dans une situation qui moralement est celle de la nature ; la puissance publique n’y est plus qu’un parti haï et trompé par ceux qui le rendent nécessaire, et apprécié seulement par qui peut se passer de lui »1.

Helle affirme que, Schiller dans sa tentative de réformer la société, accorde à l’État une importance qui nous surprend dans le passage suivant, un ton auquel les doctrinaires de l’État moderne ne nous ont que trop habitués ? « Tout individu, peut-on dire, porte en lui, en vertu de ses dispositions natives, un homme pur et idéal, et la grande tâche de son existence est de se mettre, à travers tous ses changements, en harmonie avec l’immuable unité de celui-ci. Cet homme pur que l’on peut discerner plus ou moins distinctement dans tout individu est représenté par l’État, lequel est la Forme objective et en quelque sorte canonique en laquelle la multiplicité des sujets aspire à se réunir »2.

Disons même que dans sa quatrième lettre Schiller déclare que, nous pouvons concevoir pour l’homme dans le temps deux moyens différentes de coïncider avec l’homme idéal, et par suite aussi pour l’État deux moyens de

1)

F.Schiller, Lettres sur l’Éducation Esthétique de l’Homme, trad. Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992, p127

2)

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s’affirmer dans les citoyens: ou bien l’homme pur étouffe l’homme empirique ; l’État supprime les citoyens ; ou bien le citoyen devient État ; l’homme dans le temps, en s’ennoblissant, s’élève à la stature de l’homme idéal.

Si l’homme avec lui-même est d’accord, il va sauver sa particularité même en universalisant au plus haut degré son comportement, et l’État sera nettement l’expression de son bel instinct, la formule plus claire de sa législation interne. Par contre si dans le caractère d’un peuple il subsiste entre l’homme objectif et l’homme subjectif une contradiction et une opposition telles que celui-ci ne puissent triompher qu’en opprimant celui-là, l’État devra lui aussi recourir à la rigide sévérité de la loi, et pour ne pas être victime des individus, il devra sans égard fouler aux pieds des individualités qui se sont montrées si rebelles écrit Schiller.

Tout cela est important, Hell dit, ainsi l’État n’est pas uniquement le règne de la loi ; il devrait être la forme objective permettant au citoyen de s’accomplir intégralement et, en même temps, la finalité vers quoi tendent les liens humains. C’est ici qu’il convient d’insister sur un caractère original de la contemplation Schillérienne que l’usage des mots habituels masque le plus souvent. L’État dont parle le penseur n’est pas cet appareil extérieur à nous qui réglemente notre conduite dans la société ; il résout l’opposition entre l’objet et le sujet, entre l’action humaine et la vie intérieure.

Comme dans l’idée marxiste, l’État en tant que superstructure devient superflu si, grâce à la culture, l’homme devient puissante d’assumer elle-même toutes les contraintes que comporte la vie sociale. « Le rôle que le marxisme attribue à la solution des problèmes économiques et à une organisation humaine des moyens de production incombe, dans la pensée de Schiller, au pouvoir de la liberté et à l’éclosion de l’idéal dans l’homme. A l’État traditionnel qui contraint l’homme à vivre sur deux plans, à subir la distorsion entre la vie privée et le domaine public, se substitue l’état de l’homme libre »1.

1)

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Dans sa sixième lettre Schiller annonce, ce fut la civilisation elle-même qui infligea cette blessure à l’humanité moderne. Dès que, d’un part, une séparation plus rigoureuse des sciences, et, de l’autre part, une division plus stricte des classes sociales et des tâches furent rendues indispensables, la première par l’expérience accrue et l’idée devenue plus précise, la seconde par le mécanisme plus compliqué des Etats, le faisceau intérieur de la nature de l’homme se dissocia lui aussi et une lutte funeste divisa l’harmonie de ses forces.

Il y a une rupture se produisit alors entre l’Église et l’État, entre les mœurs et les lois ; il y eut séparation entre le travail et la jouissance. L’individu qui n’est plus lié par son activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé ne se donne qu’une formation fragmentaire ; il ne développe pas du tout l’harmonie

de son être, et au lieu d’imprimer à sa nature la marque de l’humanité totale, il n’est plus qu’un reflet de sa savoir, de sa profession dit Schiller.

La communauté sociale fait de la fonction le critère des hommes; elle n’honore chez tel de ses individus que l’aptitude mécanique, chez tel autre que l’intelligence de tabellion, chez un troisième que la mémoire ; tantôt elle est indifférente au caractère et n’exige que de la connaissance ; tantôt par contre elle tient pour méritoire un extrême obscurcissement de l’intelligence, pourvu qu’il aille de pair avec un esprit d’ordre et un comportement conforme à la loi ; ces capacités isolées, elle désire que à la fois le citoyen les développe en gagnant en intensité ce qu’elle lui permet de perdre en étendue écrit Schiller.

« Comment s’étonner alors que l’on néglige les autres dispositions de l’âme

pour consacrer tous ses soins à celle qui seule procure honneur et profit ? Sans doute savons-nous que le puissant génie ne fait pas coïncider les limites de

sa fonction avec celles de son activité, mais le talent moyen consume dans l’exercice de la charge qui lui est dévolue la totalité de sa faible énergie, et pour en réserver un surcroît qu’il puisse, sans préjudice pour sa profession, se

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