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La reconstruction de la civilisation

Le problème religieu

3) La reconstruction de la civilisation

Selon Montargis, dans son ouvrage l’esthétique de Schiller, dans la cinquième lettre, corroborée par le traité Sur les dangers des mœurs

esthétiques, Schiller reconnaît que de tous les genres de dépravation morale le

plus révoltant est celui qui a sa source dans la civilisation même. Il admet des situations où « les lumières de l’intelligence ne servent qu’à fournir des maximes à la corruption ». De même dans la neuvième lettre il nous expose une certaine science qui n’a d’autre objet que de plaire, un certain art dont le seul objectif est d’amuser, des maintes générations d’artistes et de philosophe, tout à fait occupées « à plonger la volonté et la beauté dans les profondeurs de l’humanité vulgaire ».

Comment résoudre cette contradiction ? La réponse est dans les lettres XVI et XVII. Cette différence d’influence a son expression dans la dualité qui constitue le beau. Le beau est l’équilibre parfait de la forme et de la réalité, il est l’harmonie des deux natures se tempérant et s’excitant de façon mutuelle.

Or, c’est rarement en fait que l’équilibre soit complet, que l’un des deux éléments ne l’emporte pas sur l’autre, et, la beauté, une en son principe, va

comporter deux espèces, une beauté gracieuse et une beauté énergique. La beauté énergique est aussi incapable de délivrer l’âme humain de ce qui lui

reste de sa dureté primitive que la beauté gracieuse l’est de la garantir d’un certain degré de mollesse. Tous les maux viennent de ce que nous appliquons à l’humanité le genre de beauté qui lui convient le moins, de ce qu’on enchérit sur ses fautes, au lieu de réagir contre eux, de ce qu’on abonde maladroitement dans son sens. Le défaut est à artiste, non à l’art.

Au-dessus de ce premier moment où la joie apparaît comme un moyen en vue d’une destination qui est la moralité, il en est un second où les deux termes sont sur un pied d’égalité, où la sensibilité fait valoir ses droits et revendique une part dans le gouvernement de la vie. Dès à présent Schiller se sépare du kant. Pour bien fonder que la loi de la volonté est uniquement formelle, Kant

en avait exclu tout élément affectif. Il a tellement peur que la tendance n’altère la pureté du motif rationnel qu’il se plaît à les opposer l’un à l’autre. Aimer le bien c’est déjà, pour lui, presque un acheminement au mal.

« L’excès de ce rigorisme, selon Schiller, est dans la morale relâchée du siècle qui réclamait un Dracon plutôt qu’un Solon ; mais il se refuse à voir une doctrine définitive dans une théorie qui supprime une partie de l’âme humaine. C’est le fait artiste maladroit de contraindre sa matière, argile, âme ou peuple, et il y a quelque chose de supérieur à la guerre même victorieuse qui ne donne qu’un succès éphémère, c’est la paix. Vaincre l’ennemi est bien ; mais il vaut mieux s’en faire un ami. Ailleurs il compare la morale de Kant à un dessin exact, mais froid et rigide, auquel il oppose une peinture dans le genre du Titien qui, sans négliger les contours, les pare des couleurs de la vie. Le bien est à la fois ligne et coloris, raison et sensibilité ; il résulte de l’harmonie de la tête et du cœur, il est dans la totalité du caractère (Guides de la vie) »1.

Cette totalité n’existe pas plus à l’heure qu’il est chez les citoyens que chez les peuples. Elle s’est rencontrée cependant à un siècle et chez une race privilégiée, et la sixième lettre reprend la théorie si brillamment esquissée dans les Dieux de la Grèce et entonne un nouveau dithyrambe, plus ou moins établi historiquement, en l’honneur de la civilisation des Grecs. Là, tous les charmes des arts s’alliaient à toute la dignité de la sagesse et l’imagination mariait sa jeunesse à la virilité de la raison. L’unité de la vie n’était point morcelée en cent fragments différents, de telle sorte qu’il épuiser la série des citoyens pour reconstituer la totalité de l’espèce écrit Montargis.

« Le citoyen s’y confondait avec le prêtre ; l’artiste ne aidait qu’un avec le savant. Sans doute cette synthèse n’était possible que par suite du peu de développement des forces composantes. Reprenant une idée de Kant (Idée pour

histoire universelle), Schiller reconnaît que le progrès de l’humanité exigeait

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Une certaine division du travail. Il n’en est pas moins vrai que cette spécialisation, utile à l’espèce, a été funeste à l’individu. La civilisation doit être en état de guérir les maux qu’elle a amenés avec elle »1.

Selon Montargis, comme Fichte le remarquera dans la suite, l’objectif de l’État doit être d’arriver à se rendre inutile ; la centaine des républiques est celle où l’action des lois se fait sentir ; c’est-à-dire, le but de toute gouvernement est l’anarchie, en d’autres termes la suppression du gouvernement.

Schiller est d’avis qu’il en va de même pour l’âme de l’homme. La loi morale est quelque chose de provisoire et de conditionnel. Nous ne mettons de

frein qu’aux animaux vicieux, de lisière qu’aux enfants inexpérimentés. La marche Kantien est celle d’un homme qui se défiait de la nature humaine ;

elle n’est pas faite pour un être libre. Tout cela est important, l’obligation ne doit être qu’un dernier recours, et l’idéal est de pouvoir s’en passer. L’être humain doit apprendre à avoir de nobles vœux pour n’avoir plus besoin de la sublime volonté.

L’identité du moral et de l’esthétique avait été déjà indiquée par Shaftesbury et par Diderot (Essai sur le mérite et la vertu). D’après le philosophe anglais, l’inclination égoïste qui nous pousse au bonheur n’a en soi

rien de coupable ; elle ne le devient que lorsqu’elle dépasse les mesures. De même la bienveillance envers l’autre, la bonté, deviennent répréhensibles par

leur excès. Mais quand une inclination sait garder les justes mesures, il en produit une beauté morale qui doit rencontrer le bonheur, et disons même que la vertu n’est pas l’amour du beau dit Montargis.

Désormais, le sentiment qui était un moyen devient un but et c’est le devoir qui prend sa place ; les rôles sont intégralement intervertis, et la beauté du cœur humain devient synonyme de la moralité elle-même.

On aura noté, ici, chez Leroux, dans son introduction des Lettres sur

l’éducation esthétique de l’homme que, avec presque tous les théoriciens

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politiques du dix huitième siècle, Schiller part de la pensée que les individus vécurent au début dans un état de nature ; les individus seraient sortis de cette situation pour échapper à l’impuissance et à l’isolement auxquels elle les condamnait et ils passèrent entre eux un contrat constitutif de l’État.

Cet État n’avait d’autre rôle que de rendre la vie en commun possible, d’assurer l’existence de la société en bridant l’égoïsme des individus. Il était né des besoins de la nature physique des hommes ; Schiller l’appelle État de la nécessité.

Mais l’homme, parce qu’il est un être libre et raisonnable, ne peut s’en contenter. Cet État l’humilie parce qu’il ne tient compte que de sa nature sensible. Sa raison, par suite, en conçoit un autre dont le contrat primitif aurait été passé par libre choix et clair discernement, non sous la pression du besoin. Donc, l’État de la nécessité doit faire place à l’État de la raison.

« Le perfectionnement de l’État doit donc partir de l’amélioration des individus. Il s’agit de former des caractères qui sachent se mettre au service des idéaux de la raison. Il s’agit d’élever des hommes qui aient le courage et l’énergie d’être sages, telle est la première maxime à leur proposer si l’on veut instaurer l’État de la raison »1.

Le progrès de la raison n’a-t-il été complété par aucun progrès moral et le dix huitième siècle finissant donne le spectacle de dangereuses perversions. Nous observons dans les classes inférieures de la communauté sociale un déchaînement de tous les instincts. En bref, l’individu du peuple est redevenu une sorte de sauvage chez qui la vie sensible n’est contenue par aucun principe dit Leroux.

Quant aux classes supérieures, les individus de ces classes se conduisent comme des barbares chez qui les principes ruinent les sentiments humains, mais qui restent les esclaves de la nature et apparaissent alors plus méprisables que

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F.Schiller, Lettres sur l’Éducation Esthétique de l’Homme, trad. Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992, p 24

les sauvages.

Castillo écrit, dans son ouvrage Les études philosophiques, qu’en présentant le dualisme comme une contradiction intérieur à la conception politique du progrès, Schiller peut l’expliquer comme la source d’un besoin de culture et comme un mal de la civilisation. La culture des Grecs fournit l’exemple d’une unité culturelle étrangère et antérieure à toute division exemple qui unit l’art et la philosophie, la matière et la raison. Tandis que le grec recevait sa forme de la nature qui réunit tout, l’individu moderne tient la sienne de l’entendement qui sépare tout.

Schiller choisit d’expliquer dans un vocabulaire kantien le besoin de culture qui est celui d’une unité à retrouver. Il se sépare ainsi d’une conception

civilisatrice de l’éducation, celle qui en fait un pont jeté entre l’être et le devoir-être, la programmation anticipée d’une adaptation à l’état civil, pour

privilégier la dimension culturelle de l’éducation, celle qui est centrée sur un accomplissement morale.

À la Kultur, ensemble des obligations et des artifices de la civilisation,

fait place la Bildung ou Ausbildung, la capacité de progresser et respecter les besoins de la nature. Le concept d’éducation renvoie au souci principal du Kant mais, pour en administrer la possibilité transcendantale, Schiller doit effectuer un autre déplacement et se montrer plus kantien que Kant, en transférant à l’esthétique, plutôt qu’à la raison pratique, le vrai principe d’une unité culturelle morale écrit Castillo.

« Kant constate lui aussi, dans la Critique de la faculté de juger, que la distribution inégale des bienfaits matériels de la civilisation accentue l’injustice

entre le labeur pénible des pauvres et le luxe superflu des privilégiés. Mais il en attribue la faute à l’insuffisante diffusion des Lumières. Kant et Fichte

cultivent un humanisme juridique qui fait de la promotion institutionnelle de la liberté le moteur d’un devenir moral humain. L’humanité doit commencer par se

soustraire aux despotismes multiples, politiques, pédagogiques et religieux, car la liberté fournit la raison de la moralisation »1.

Castillo indique que, la parole de Schiller est précisément de renverser ce rapport entre moralité et liberté en faisant de la moralité une condition de la liberté. C’est uniquement sur la noblesse du comportement que pourra se fonder l’espoir d’une liberté politique possible.

Le caractère moral humain doit être premièrement formé car « seul un cœur pur croit à la volonté pure ». C’est dans la mesure où l’humanité est morale qu’elle peut désirer d’être libre. Quant à la moralité, nous ne sauront aller du connaître à l’être, ni de l’idéal au réel.

Donc, pour Schiller, l’appui du modèle esthétique est le moyen de révolter contre la méconnaissance que ses contemporains ont de l’éducation et de la culture. Si la prospérité humain tient à une libre moralité, ce n’est pas tant l’instruction que l’éducation de la sensibilité qui est réclamée.

Dans son introduction des Lettres, Leroux écrit que, « le problème politique est un problème moral. La tâche urgente est de réformer les caractères et les mœurs. C’est ici qu’intervient la notion d’éduction esthétique. Pour redresser les mœurs, Schiller compte sur la beauté. Elle guérira le siècle de la corruption où il est tombé, et en l’en guérissant elle résoudra le problème de l’État »2.

Des caractères ennoblis par l’éducation esthétique ne manqueront pas de dépouiller leur instinct de violence. Dans une société esthétique il n’y aura plus de luttes car les individus s’y seront apaisés. Grâce aux caractères esthétiques,

l’État de la nécessité deviendra inutile ; l’homme esthétique rendra possible le passage à l’État de la raison ; il va ménager la transition entre l’État de la

1) Castillo Monique, Sensibilité et dualisme dans les Lettres sur l’éducation esthétique de

l’homme, Les études philosophique, PUF, Paris, 1992, n°4, p 445

2)

F.Schiller, Lettres sur l’Éducation Esthétique de l’Homme, trad. Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992, p 25

nécessité et celui de la raison. L’État de la raison ne sera plus que l’interprète des hommes qui auront embelli leurs tendances sensibles ; il ne sera que la formule plus claire de la législation interne qu’ils se seront eux-mêmes donnés dit Leroux.

C’est État idéal, Schiller l’appelle le plus souvent État de la raison, mais aussi État esthétique, et il le conçoit comme un organisme supérieur ; il est organisme parce que formé d’énergies sensibles et vivantes, comme celles d’un organe, et il est organisme car les gouvernants et les gouvernés y sont les uns pour les autres des moyens et des fins en même temps.

Schiller déclare que, dans l’État esthétique de l’avenir, les gouvernants ne contraindront pas ; ils pourront dispenser la liberté politique car la beauté y aura engendré la liberté morale et que la liberté morale va donner droit à la liberté politique et civile.

Castillo écrit, le fondement du passage de la subjectivité de l’individu à l’objectivité de l’espèce lui sert de fil directeur pour reprendre la découverte critique de l’objectivité pratique. Mais, à la différence du modèle juridique, qui oppose le règne de la loi à l’indignité de la sensibilité. Le modèle de « l’artiste en pédagogie » veut faire de la sensibilité de l’homme une destination à part entière : la personnalité est matière et forme indissolublement.

La préoccupation ontologique prend le pas sur l’individualité vivante singulière et le formalisme, plus que la personne fictive et abstraite, doit être intégralement sujet de droits.

« L’éducation cesse d’être conçue comme une réforme indéfiniment réitérée, comme un programme inutilement théorisé. Elle change de signification : elle n’est plus projet ni anticipation de l’idéal, mais liaison, union et passage entre la nature et la liberté. L’artiste réclame qu’on promeuve une image de la nature qui soit à la mesure des ambitions de la raison »1.

1) Castillo Monique, Sensibilité et dualisme dans les Lettres sur l’éducation esthétique de

Pour Gastillo, Schiller semble effectuer une régression à l’égard au progressisme politique de son époque, mais son désire est de faire ressortir les promesses contenues dans l’idéal d’humanité. Son procès de la culture moderne ne conduit à aucun antihumanisme.

Pourtant, Schiller s’efforce notamment de fondre en une seule problématique l’humanisme esthétique et l’humanisme politique en regardant le domaine de la politique comme un phénomène de culture bien plus que comme une affaire de théoriciens et de théorie. Le modèle de l’art ne doit pas fournir une solution uniquement spéculative ou subjective mais contenir une validité anthropologique, historique et sociale.

« Entre l’humanisme naturaliste des Anciens et l’humanisme supranaturaliste des Modernes, un humanisme esthétique doit réconcilier l’homme avec lui- même en réconciliant la nature et la liberté. L’état esthétique de l’humanité se veut une redécouverte moderne d’une visée univoque de la nature, qui en surmonte les divisions historiques »1.

Schiller annonce que, dans la cité esthétique régnera même une certaine égalité, parce que le manœuvre lui-même, s’il a acquis l’harmonie interne, a les mêmes droits que le noble. Donc, les privilèges seront d bannis. Disons même que, tout en condamnant les caractères négatifs de la civilisation moderne, Schiller proclame sa volonté d’être de son époque.

On aura noté ici, chez Marcuse, dans son ouvrage Éros et civilisation que, pour Kant, le domaine de l’esthétique est le milieu dans lequel la raison et les sens se rencontrent. Cette médiation est accomplie par l’imagination, qui est la « troisième » faculté mentale de l’homme. En outre, la dimension esthétique est aussi le milieu dans lequel la liberté et la nature se rencontrent. Cette double médiation est rendue indispensable par le conflit provoqué par le progrès de la civilisation, entre les facultés supérieures et les facultés inférieures de l’homme, le progrès s’accomplissant par l’intermédiaire de la soumission des facultés

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sensibles à la raison.

Les efforts philosophiques pour trouver un médiateur dans le domaine de l’esthétique, entre l’entendement et la sensibilité apparaît ainsi comme une tentative pour réconcilier les deux sphères de l’existence de l’homme séparées par un fondement de réalité répressif. La fonction de médiation se réalise grâce à la faculté esthétique qui est semblable à la sensibilité, appartenant aux sens.

Par conséquent, la réconciliation esthétique implique le renforcement de la sensibilité puisqu’elle s’oppose à l’arbitraire de l’entendement et, elle lutte même en faveur de la libération de la sensibilité contre la domination répressive de l’entendement. Lorsque la fonction esthétique devient le thème principal de la philosophie de la culture, elle est utilisée pour mettre en évidence les fondements d’une civilisation non-répressive, dans laquelle la sensibilité rationnelle et la raison est sensible.

« Les lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller, écrites dans une large mesure sous l’influence de la Critique de la faculté de Juger, tentent une reconstruction de la civilisation, à l’aide de la force libératrice de la fonction esthétique : celle-ci est alors envisagée comme contenant la possibilité d’un nouveau principe de réalité »1.

La logique interne de la tradition de la pensée occidentale obligeait

Schiller à délimiter le nouveau fondement de réalité, comme esthétique. On a souligné que le terme désignait à l’origine « ce qui appartient aux sens » et insisté sur leur fonction cognitive. La fonction cognitive de la

sensibilité a été constamment affaiblie sous la domination du rationalisme. Dans le développement du concept répressif de la raison, la connaissance est devenue le domaine principal des facultés « supérieures », non sensibles de l’esprit humain. L’esthétique fut absorbée par la métaphysique et la logique écrit Marcuse.

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La sensibilité en tant que faculté « inférieure » fournissait dans le meilleur des situations la simple étoffe, la matière première de la connaissance, matière

première qui devait être organisée par les facultés supérieures de l’intellect. La valeur et le contenu de la fonction esthétique se trouvèrent principalement

réduits. La sensibilité conservait un peu de dignité philosophique dans une situation épistémologique subordonnée ; ceux de ses processus qui ne s’adaptaient pas à l’épistémologie rationaliste, se trouvaient sans foyer. Les plus importants de ces valeurs sans foyer et de ces contenus étaient ceux de l’imagination : l’intuition libre qui reproduit les objets qui ne sont pas immédiatement « donnés », la faculté de représenter les objets sans qu’ils soient « présents ».

Marcuse dit que, il n’y avait pas d’esthétique comme science de la sensibilité pour servir de pendant à la logique comme science de la compréhension conceptuelle. Mais, vers le milieu de XVIIIe siècle, l’esthétique apparut comme la théorie de l’art et de la beauté : Alexander Baumgarten définit le premier le terme dans son usage moderne. Le changement de sa