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Le rôle pédagogique du théâtre tragique chez Schiller

On aura noté chez Kontz dans son ouvrage Les drames de la jeunesse de

Schiller que, en Allemagne, il s’est trouvé que l’extraordinaire influence morale

de la Bible a été mise au service du goût et de la langue littéraire, grâce à cette traduction des livres sacrés où Luther donna à son pays, dans l’idiome national, le premier modèle d’une prose de génie. La traduction de Luther est la source vive où les plus grands écrivains allemands du dernier époque ont puise ; quelques-uns d’entre eux l’ont de façon durable pré sente à l’esprit en composant certaines de leurs œuvres ; ainsi Klopstock, Herder et même Lessing ; et il n’en est aucun qui, le volant ou non, n’y ait fait son butin d’images, de sentiments, d’idées, de tours frappants, de poésie.

Schiller reçut de se parents une éducation très religieuse, et la Bible, qui ne devait pas se trouver loin de son berceau, a été probablement le premier livre qu’il aperçut dans les mains de sa mère. Aussi la première vocation de l’enfant fût-elle de se faire pasteur ; les parents l’y encouragèrent, mais le duc de Wurtemberg, ainsi qu’il a été dit, ne leur permit pas de donner suite à leur désir. « Petersen rapporte que : Schiller n’avait pas étudié à fond d’autres œuvres poétiques que celles de Klopstock, si ce n’est toutefois l’Énéide de Virgile et les magnifiques chants et cantiques de l’ancien Orient, dans la traduction de Luther ». 1

Pour ces premières œuvres, le jeune Schiller a tout puisé à la même source, le fond et la forme ; dans les drames qui suivirent, c’est surtout le style et la langue qui fourmillent de tournures, d’images et de réminiscences bibliques ; mais le souvenir de la Bible se fait sentir aussi dans les faits et les idées.

Le sujet des Brigands offre, ainsi que l’a déjà fait remarquer Mme de Staël, une

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grande analogie avec la parabole de l’Enfant prodigue, à laquelle l’auteur a fait de nombreuses allusions écrit Kontz.

Au 3e acte Karl Moor reprend plusieurs idées du chapitre « l’enfant prodigue » de la Bible : il s’écrie, « Oh ! Puissé-je retourner dans le sein de ma mère ! Puissé-je renaître sous la forme d’un mendiant ! Non, je demanderais même plus, ô ciel, d’être comme l’un de ces journaliers »1, qui mènent une vie pénible mais innocente !

Le brigand Moor, en retrouvant son père qui ne le reconnaît pas, voudrait obtenir la bénédiction paternelle ; « Si je m’enfuyais ensuite, chargé de cette divine proie »2.

Et Franz Moor, dans le récit de son rêve, donne le « tableau vivant du dernier jour, » tableau que Schiller a composé pour une bonne part de traits empruntés aux Ecritures et en particulier à l’Apocalypse.

Il dit « un énorme coup de tonnerre vint frapper mes oreilles ; je me levai en chancelant et voilà qu’il me semblait voir tout l’horizon s’enflammer d’un feu ardent, fondre comme de la cire au four les montagnes et les villes et les forêts, et une bourrasque hurlante balayait le mer, le ciel et la terre ; il me semblait entendre retenir des trompettes d’airain : terre, rends tes morts, rends tes morts, mer ! »3. Il est certain que les tournures bibliques dont le style de Schiller fourmille ne sont pas sorties d’une recherche voulue ; elles sont venues tout naturellement sous sa plume, par une conséquence indispensable de sa première éducation, et comme l’émanation d’une atmosphère de famille.

Pour Kontz, de là, dans la terminologie courante de Schiller, des particularités curieuses et qu’il convient peut-être d’indiques rapidement.

1)

F. Schiller, Les Brigands, trad. Raymond DHALEINE, Aubier, Paris 1968, p 253 2) Ibidem, p 361

3)

La Bible lui fournit des ressources infinies de synonymes pour exprimer les bons et le bien, les méchants et le mal, pour faire sentir la joie et le plaisir, l’effroi et la douleur.

Les critiques allemands ont noté que la phrase de Schiller se découpe fréquemment en propositions parallèles et cadencées ; on y retrouve, en réalité, le rythme particulier à l’ancienne poésie hébraïque, et que les Allemands appellent d’un nom assez obscur : rime de pensées, c’est-à-dire que des idées exprimées en propositions de longueur à peu près égale s’y répandent avec une symétrie doublée quelquefois par le système d’une incise.

Une curieuse note est à faire sur ce qu’on peut appeler la langue religieuse de Schiller. Dans ses premiers drames, aux termes pris des croyances hébraïques il associe des noms particuliers à certaines religions païennes ou à la mythologie ancienne. Les œuvres de la jeunesse de Schiller, et même de son âge mûr, offrent des exemples très nombreux de cette association disparate et singulière; plus tard, dans la préface de la Fiancée de Messine, il a cherché à la justifier ; le poète a, d’après lui, le droit de se servir des différentes religions comme d’un tout collectif pour frapper l’imagination, car « sous le voile de toutes les religions il y a la religion elle-même »1.

« Il est à remarquer que l’influence de la Bible chez Schiller, en particulier sur sa langue, se confond parfois avec celle qu’il a reçue des poésies séraphiques, du Messie et des Odes de Klopstock »2.

Quand Schiller donna aux Brigands leur forme définitive, son admiration pour Klopstock avait subi de graves atteintes. L’étude de la médecine et de la philosophie avait intégralement modifié ses pensées ; il n’admirait plus le chantre du Messie écrit Kontz.

1) Kontz Albert, Les drames de la jeunesse de Schiller, Paris, 1899. p 94 2)

Dans la critique des Brigands, notre poète, pour expliquer l’inertie d’Amalie, prétend qu’elle a trop lu Klopstock ; il y a déjà là une sorte de blâme à l’adresse du chantre du Messie, dont la poésie extatique dispose à la vie contemplative, absorbe l’esprit dans des chimères, au lieu de pousser l’homme à l’action et au mouvement. Klopstock, par ses images transcendantes et surnaturelles, ne saurait utilement inspirer le poète dramatique.

Grappin écrit dans son ouvrage Liberté et nécessité dans les tragédies de

Schiller qu’il y a une relation très étroite qui existe entre les premiers héros du

poète et sa jeunesse. Schiller avait été mis dans une école de discipline militaire où on lui faisait faire des études contre son gré, encore qu’il ait pu s’y préparer à la médecine, ce qui représentait une faveur.

De Stuttgart en 1770, Schiller avait gardé un souvenir indélébile et plus encore de la police et de ses délateurs, moyen de gouvernement dont il eut personnellement à souffrir. La police partout présente, ses agents dissimules là où on les attendait le moins, l’impossibilité dans la petite ville qu’était alors Stuttgart de rien dire, de rien faire, presque de rien penser dont le pouvoir ne fut informé, ont donné à Schiller l’idée que rien n’importait tant à la communauté sociale que de supprimer les risques de l’initiative libre.

Le spectre de l’autorité d’état, la machine policière ont hanté son imagination. On pourrait trouver jusque dans son âge mûr des traces de cette hantise. Il y aurait montré que, sans doute, le criminel ne peut échapper à un juste châtiment.

La force contraignante de ces images a dû être bien grande sur sa jeune imagination car il a même tenté un instant de se mettre justement du côté de la police, de collaborer avec elle à l’instauration d’un ordre moral. Certaines phrases sont à la limite de la dénonciation, d’autres sont des auto-accusations. Schiller, qui avait alors dix-sept ans, semble avoir cru un instant que le moyen le

plus sûr de faire triompher le bien était de remettre un pouvoir absolu, moral et politique, à un chef d’église et d’état qui aurait été le Dieu de la cité terrestre.

Ce n’est qu’une indication et ce seul témoignage ne peut être mis en balance avec cent autres qui nous montrent Schiller en rupture avec les lois, fuyant son pays, mettant sa personne en danger pour échapper aux gendarmes du Wurtembergeois.

Il apportait de son enfance et de sa jeunesse des images constantes et fortes de la nécessité, de l’inébranlable construction que représente le monde extérieur, auquel il s’était heurté très tôt. On a souvent invoqué la sévérité piétiste de son père, qui a pesé sur son enfance. L’autorité paternelle, détestée et aimée en même temps, est le visage de cette nécessité objective a laquelle il n’est donné à individu d’échapper. Ensuite la seconde autorité : celle du chef souverain d’un état tyrannique dit Grappin.

« L’abus de l’autorité, l’ignorance où elle était tenue des besoins de ses sujets et de leurs aspirations rendaient alors, la liberté parfaitement illusoire, impossible, peut-être même criminelle. Voilà ce qui a nourri l’idée schillérienne de la destinée et l’opposition jamais résolue de l’homme et du destin »1.

Eggli écrit dans son ouvrage Schiller et le romantisme français que, on a pu dire que tout le théâtre Schillérienne était une glorification de l’idéal moral. Il ne faut pas oublier non plus qu’en donnant à son œuvre cet aspect universel de moralisme, Schiller obéit à une nécessité de fait autant qu’à une prédisposition personnelle contre laquelle il a réagi.

Au début, Schiller vise à l’effet moral immédiat. Ses drames proposent donc des exemples de désastres passionnels. L’intérêt tragique résulte d’une lutte entre des volontés de mal et des volontés de bien, entre la clarté morale et l’aveuglement passionnel.

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Dans l’âme des protagonistes ces forces rivales coexistent et sont en conflit : tel est Karl Moor, ou Ferdinand, ou Fiesque. Les personnages de second plan, plus simples, peuvent ne représenter qu’une volonté de mal ou une volonté de bien.

Ainsi se multiplient, à travers l’action, les caractères et les épisodes du grand conflit des deux principes ennemis. D’ailleurs des antithèses accessoires se combinent avec cette antithèse principale, la recouvrent en quelque sorte, et en dissimulent la monotonie. L’homme se heurte à la société, la tolérance au fanatisme l’ambition à la loi, l’amour à l’intérêt, le progrès à la tradition. Mais le conflit du mal et du bien reste toujours le ressort fondamental du drame.

Le président de Walter est arrêté, Fiesque est précipité dans la lagune ; ou bien c’est le héros lui-même qui se châtie, comme Karl Moor. Alors la lutte des forces et de mal et de forces de bien s’apaise en une sorte d’harmonie tragique qui est faite des victoires du mal dans la vie et de la tardive vengeance de la loi morale. Et cette sérénité finale qui s’étend sur le drame évoque la justice souveraine de la Providence.

« La tragédie ne doit plus proposer de leçon : elle ne doit pas procéder par suggestion ou par intimidation directe : elle ne doit pas inspirer au spectateur le désir d’imiter les actions vertueuses ou la crainte de subir des malheurs figurés sur la scène. Elle atteindra son but d’édification indirectement en exaltant chez le spectateur l’énergie morale, en lui donnant le goût des âpres voluptés du sublime. Cette théorie particulière de la tragédie s’appuie sur la doctrine kantienne »1.

Il faudra que les forces de mal triomphent matériellement, et que ce triomphe apparaisse de bonne heure comme inévitable : il faudra qu’il

apparaisse aussi comme immérité et que le héros soit supérieur moralement à son sort. Alors à la souffrance que nous causeront ces désastres se mêlera la

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jouissance sublime de sentir que la conscience de l’homme peut dominer le désordre du monde. La tragédie suit ainsi le rythme du sublime : elle nous déprime d’abord pour nous exalter dit Eggli.

Cette conception de la tragédie implique une psychologie nouvelle du héros tragique. La recherche de l’effet sublime exige que le héros ne soit plus responsable de ses malheurs et libre. L’impression d’accablement sympathique et de pitié qui est un premier moment indispensable, suppose une puissance plus forte que la volonté : c’est la tension de l’énergie morale contre cet obstacle surhumain qui produira l’impression finale d’exaltation sublime.

Ainsi, après avoir d’abord vu dans l’art un moyen immédiat d’édification, puis un inspirateur d’énergie morale, Schiller le conçoit maintenant comme un révélateur de liberté et un créateur d’harmonie. Il grandit de façon progressif son rôle dans le progrès humain, à mesure que ses analyses lui révèlent une action plus profonde du beau dans les sources mêmes de la vie morale.

Nous voyons les conséquences qui doivent résulter de cette esthétique pour la tragédie. Il ne s’agit plus d’enseigner par des exemples : il ne s’agit plus d’exalter les forces morales par des impressions sublimes : il s’agit d’approcher de cet équilibre idéal où cesserait complètement l’antagonisme de la loi et de la passion, où dans la beauté se réaliseraient le libre jeu et la parfaite harmonie des facultés de l’homme.

Donc, on attend du héros tragique qu’il nous donne une idée approchée de

cette beauté idéale qui serait l’accord complet du devoir et de l’instinct. Ceci suppose que le héros soit libre, ou du moins que la liberté triomphe

finalement en lui. Mais d’autre part, il ne faut pas que le héros porte nettement la responsabilité de ses malheurs. Une culpabilité trop évidente du héros nuit à notre pitié : de plus elle donne à la tragédie une allure édifiante qui est contraire aux conditions du beau.

Il est intéressant d’indiquer que, devant ces exigences conciliables il était inévitable que Schiller songeât à la fatalité. En réalité, la fatalité concilie les deux conditions principales du drame : la souffrance irresponsable du héros,

condition de notre pitié ; sa liberté, condition de moralité. Mais, dans cet état, la volonté libre se raidit contre la fatalité : il y a conflit : l’action donne le

sentiment du sublime et l’âme du spectateur est sollicitée, influencée. Le héros est libre : mais le spectateur ne l’est pas. Et cette forme de l’intérêt dramatique ne peut plus satisfaire Schiller lorsqu’il a défini le beau comme un état idéal d’équilibre.

Ainsi il faut que le héros soit libre : mais il faut aussi qu’il n’apparaisse pas comme strictement responsable, ce qui exige un élément de fatalité ; il faut encore que cette fatalité n’exalte pas la volonté de résistance, la volonté

héroïque, ce qui détruirait au profit du sublime l’harmonie du beau. Une combinaison se présente qui répond à toutes ces conditions conciliables.

C’est qu’il ait dans le drame une fatalité, mais que cette fatalité, en apparence extérieure, soit en effet une fatalité interne, une forme de la loi morale. Alors le héros, après avoir été écrasé par elle, et peut être après avoir tenté contre elle un conflit héroïque, reconnaîtra son erreur : il va manifester sa liberté morale, non par une révolte sublime de sa volonté contre un sort arbitraire, mais pas une adhésion de tout son être à cette loi qui l’a broyé, mais dont il reconnaît à la fin la beauté et la sagesse écrit Eggli.

Schiller a de façon durable placé au centre de son œuvre la grande question de la liberté morale, et que ses héros, dans les drames de la dernière période, ont pour aspect général commun de subir d’abord une limitation de leur liberté et un obscurcissement de leur conscience, pour s’élever ensuite, par la souffrance, à la libre acceptation et à la vue nette de la loi morale.

Selon Eggli, dans la Pucelle d’Orléans, Schiller fait intervenir le surnaturel romantique des apparitions, des voix, des volontés célestes signifiées

par le tonnerre, et le miracle des chaînes brisées. Par ces manifestations d’une volonté extérieure il semble bien que le poète ait voulu symboliser les combats qui se livrent dans l’âme de l’héroïne. Cette âme héroïque et pure n’atteint pas d’emblée à toute la plénitude de sa liberté et de sa force morale: elle subit d’abord, comme une volonté extérieure à elle, et non sans résistance, le devoir qui parle en elle ; puis elle a ses moments d’humanité, de défaillance et de doute. Mais par degré, à travers les souffrances qui purifient même les cœurs purs, elle s’élève à la liberté victorieuse apte à miracles, à la grandeur suprême. Dans la Fiancée de Messine, Schiller fait paraître la fatalité sous sa forme

la plus brutale, la plus absolue, celle du fatum antique qui se manifeste par des oracles et par des songes. Mise en action par la malédiction d’un ancêtre, une volonté obscure, inhumaine et surhumaine, réalise inexorablement le désir fatal, torturant les faibles humains, jetant dans les âmes des impulsions inconscientes qui les précipitent dans le crime.

Mais encore faut-il reconnaître que Schiller, dans ce drame même où il semble vouloir atténuer le plus la responsabilité de l’homme et se rapprocher de la conception antique de la fatalité, s’est gardé de présenter cette fatalité comme une volonté arbitraire, étrangère à la loi morale. La faute d’un fils envers son père est à l’origine de la malédiction inéluctable qui pèse sur la maison des princes de Messine. A l’origine même du drame, donc, une connexion est fondée entre l’ordre moral et le surnaturel. Dans le cœur de la pièce, d’ailleurs, les personnages, à plus d’une reprise, se sentent responsables, au moins relativement. Lors que don César, par sa mort volontaire, accomplit la prophétie, il n’a pas le sentiment d’être le jouet d’une volonté arbitraire, mais de se soumettre à la loi par une expiation moralement indispensable.

Il semble donc bien fondé que Schiller n’a jamais renoncé à l’idée de la responsabilité morale, et que la notion de liberté morale est effectivement le centre de son œuvre. Les données de ses drames peuvent varier. Entre et la

pureté morale complète et l’aveuglement absolu, les degrés sont infinis. Sur ce long chemin de croix de l’humanité, le poète ne place pas ses héros aux mêmes étapes : les points de départ ne sont pas les mêmes, ni par suite les points d’arrivée. Tel part de l’aveuglement parfait et de l’égoïsme passif, tel autre part d’un état de perfection relative. Tel meurt au moment où il entrevoit la lumière : tel autre meurt en apothéose dans la lumière divine. Mais le rythme principal du drame est incessant : l’homme s’élève douloureusement à la liberté et à la lucidité morale par la souffrance, par l’épreuve: le plus pur doit être purifié dit Eggli.

Le drame répond ainsi aux lois essentielles du théâtre. Il émeut notre pitié par le spectacle d’une souffrance qui n’est pas la sanction d’une volonté de mal : mais à la fois il nous hausse à la notion de l’idéal humain par le spectacle d’une liberté reconquise.

Le poète disait, dans son traité du pathétique, qui est de 1793 : La loi de l’art tragique est, tout d’abord, de représenter la souffrance. Et la seconde loi est de représenter parfaitement la résistance morale contre cette souffrance.