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1) Karl : un criminel sublime

Karl Moor dans les Brigands se rebelle contre une humanité et une société corrompues où l’injustice et la haine triomphent. Il avait foi en la bonté de la nature. Il annonce « Il y a une si divine harmonie dans la nature inanimée, pourquoi y aurait-il cette discordance dans le monde de la raison ? »1.

Mais il se croit repousser par son père un jour qu’il implorait son pardon pour quelques fautes de jeunesse. Ulcéré, il éprouve contre son père un ressentiment qui se transforme en aversion contre tout le genre humain. Il rompt avec la société des hommes. Il se réfugie au sein de la nature. Il devient le chef d’une bande de brigands qui est un groupement fondé sur la liberté naturelle.

Avec elle il tue et il incendie. Mais – et c’est là sa grandeur – c’est pour rénover la société légale qu’il commet tous ses crimes, c’est pour la purifier des vices qui la rongent. Il veut être justicier et redresseur de torts. Aussi bien ne frappe-t-il que les hobereaux qui tondent leurs serfs, les avocats qui défendent d’injustes causes, les fonctionnaires prévaricateurs, les ministres qui flagornent les princes, les financiers qui trafiquent des offices et des honneurs, les prêtres qui regrettent que l’inquisition ait disparu. Il est incapable de certains crimes sordides. Toute bassesse lui est étrangère. Il ne tue pas pour piller. Il ne fait le mal que par amour du bien.

« Voilà le tragique de Moor : pour combattre l’injustice il a déchaîné la violence, engendrant une plus grande injustice. Il est alors écrasé par les forces mêmes qu’il voulait mettre au service du bien. C’est l’illustration d’un tragique déchirement entre une fin idéale et des moyens nécessairement terrestres »2.

1)

F. Schiller, Les Brigands, trad. Raymond DHALEINE, Aubier, Paris 1968, p 315 2)

Karl s’exaspère de ce que l’héroïsme ne soit plus une valeur du quotidien : « Fi, fi de cet indolent siècle de castrats, qui n’est bon qu’à remâcher les exploits des temps passés, à écorcher les héros de l’antiquité par ses commentaires et à les massacrer par ses tragédies »1.

Et ajoute, « – ils enferment la saine nature entre les barricades de conventions insipides, et n’ont pas le cœur de vider un verre à sa santé – ils lèchent les bottes du cireur de bottes pour qu’il parle en leur faveur à Sa Grâce, et tracassent le

pauvre bougre dont ils n’ont rien à craindre. Ils adorent qui offre à dîner, et s’empoisonneraient entre eux pour un bois de lit qui leur échappe aux

enchères. Ils condamnent la Saducéen qui ne fréquente pas assidûment l’église et devant l’autel font le compte de leurs intérêts de Juifs, tombent à genoux pour pouvoir étendre leur traîne, ne quittent pas le curé des yeux pour voir si sa perruque est bien faite »2.

Pour Karl, les hommes sont détestables parce qu’ils ne s’en prennent qu’aux faibles, ne pensent qu’à leurs propres intérêts et son prêts aux pires compromissions pour les servir ; ils conservent leur comportement hypocrite jusque dans les églises, salissant à la fois ce qui fait la dignité de l’homme et son honneur.

On aura noté, ici, chez Cannac, dans son ouvrage Théâtre et révolte que, dès la première scène où Karl Moor paraît, ses propos nous révèlent son hyperémotivité et la dualité de sa nature profonde en même temps. Il y a en lui deux hommes très différents : d’une part, un être de passion et de défi, un « génie » impétueux, fier de sa force, épris de vie dangereuse et de grandeur ;

d’autre part, un être de sentiment, cœur bon et tendre, esprit religieux et qu’anime une haute exigence morale. Le premier se répand en invectives

contre son époque abâtardit et le conformisme béat de ses contemporains

1)

F. Schiller, Les Brigands, trad. Raymond DHALEINE, Aubier, Paris 1968, p 125 2)

émasculés et ses fait fort de transformer l’Allemagne en une « République » auprès de laquelle Sparte et Rome feraient figure de « couvents » ! Le second n’a qu’un vœu : retourner auprès de son père dont il est certain d’obtenir le pardon de ses fautes et de sa fiancée qu’il aime.

Selon Schiller, cette volte-face s’explique suffisamment par les

contradictions du sentiment et que Karl Moor est avant tout un être follement sensitif, tout entier gouverné par ses passions et ses instincts. Son caractère, illustre en effet la psycho-physiologie schillérienne. Il y a chez

lui rupture de l’équilibre psychique ; mais, dans sa situation, le déséquilibre résulte du fait que son intelligence ne réfrène et ne contrôle pas tout à fait son affectivité. Quels que soient les sentiments qui l’agitent – désespoir ou enthousiasme, tristesse ou colère – toujours il s’abandonne au flux émotionnel dit Cannac.

En effet, dans son second avant-propos, Schiller déclare que le destin de Karl est déterminée par les « conjonctures malheureuses » – et assurément le héros ne fût-il, en effet, jamais devenu criminel sans le concours de circonstances extérieures, telles que la présence à ses côtés de quelques mauvais hommes et les machinations de son frère.

Il vient de délivrer Roller, le plus fidèle de ses compagnons, et lorsqu’il paraît lui-même, au milieu de la bande, il est comme halluciné d’émotion et de fatigue et, se jetant sur le sol, garde un long silence, tandis que ses camarades décrivent quelques-unes des atrocités qu’ils sont commises dans la calme ville. A ce récit, le héros prend soudaine honte de son comportement et va même jusqu’à dire qu’il renonce à son fou projet.

« À chaque réveil de sa conscience, Karl Moor essaie de se dégager du nœud de fatalités qui l’enserre, mais chaque fois il en est empêché par un

Toute la suite du drame nous montre, en même temps que le progrès en lui de la conscience, ses vaines tentatives pour se libérer »1.

Avec le souvenir de son père, tous ceux de son jeune âge lui remontent au cœur. Ce ne sont pas seulement les grâces de son enfance préservée qu’il regrette, ce jardin de délices où il a connu un bonheur sans trouble, mais l’innocence de cet âge, cette pureté qu’il a pleinement perdue. Ainsi Karl Moor, accablé par le sentiment de sa déchéance, semble-t-il de nouveau prêt à abandonner sa insolent entreprise. Lorsque le héros se trouve à proximité du manoir de la famille Moor, dans le site champêtre qui a servi de cadre à son enfance bénie et joyeux écrit Cannac.

Un vieux serviteur – qui, lui, l’a tout de suite identifié – lui révèle l’odieuse machination de Franz, et le héros découvre avec atterrement qu’il a été joué par une simple apparence, victime d’un vulgaire faux ! Cette révélation, qui frappe de dérision sa révolte contre la communauté sociale, ne laisse place en lui qu’au sentiment torturant d’avoir lui-même gâché son sort. Écrasé sous le poids de la propre faute, il rejoint ses garçons et, il renonce à tirer vengeance de son frère, bien décidé à disparaître pour toujours.

L’idée de la mort continue de le hanter et suscite en lui la tentation de mettre fin à sa vie. Il débat en lui-même le problème philosophique du suicide, qui n’est autre que celui de la liberté de l’homme, et conclut par l’affirmation de son droit à disposer de ses propres jours. A l’ « anonyme » mystère d’un au- delà insondable, il oppose la stoïque position et la fidélité à soi d’un cœur viril, proclamant : « Je suis moi-même mon ciel et mon enfer »2.

Enfin, il écarte la tentation de choisir cette issue à sa vie manquée et douloureuse : un homme courageux et fier ne saurait s’arrêter en chemin.

1) Cannac (R.), Théâtre et Révolte, essai sur la jeunesse de Schiller, Paris, 1966, p 128-129 2)

Sans doute, pour une âme de cette race, la volonté de vivre peut être un devoir. Et le héros, qui avait déjà chargé son pistolet, rejette loi de lui l’arme libératrice, en s’écriant : « J’irai jusqu’au bout »1.

Il ne reste plus à Karl Moor qu’à confier à ces garçons la tâche de châtier le coupable. Et ce n’est pas, dans ce drame où Schiller rencontre si souvent un accent religieux, l’une des scènes les moins étonnantes que celle où l’on voit le héros, debout au milieu des hors-la-loi agenouillés, et sanctifiant par avance leur action vengeresse, il s’écrit : « Vous n’avez sans doute jamais rêvé que vous étiez le bras d’une majesté supérieure ? L’écheveau embrouillé de notre destin est démêlé. C’est aujourd’hui, aujourd’hui qu’une puissance invisible vient ennoblir notre métier. Adorez celui qui vous a départi ce sort sublime, qui vous a conduits ici, qui vous a honorés comme les anges exterminateurs de son sombre tribunal »2.

Fontany écrit dans son ouvrage Trahison et héroïsation au théâtre que, nous pouvons observer ici l’intention de Karl qui adopte d’instinct la même stratégie que Franz lorsqu’il se félicitait d’avoir arraché le père à son fils préféré pour affaiblir ce dernier ; c’est ainsi que Karl délègue ses volontés aux brigands : « Arrache-le de son lit, s’il dort ou s’il est dans les bras de la volupté, traîne-le loin de la table, s’il est en train de s’enivrer, enlève-le de son crucifix, s’il est agenouillé pour prier. Mais je te le dis, et j’y insiste formellement, ne me l’amène pas mort »3.

Le héros n’agit donc pas lui-même pour aller débusquer son frère au milieu de ses occupations, mais il a des ordres extrêmement décidés et forts : il

faut séparer le traître de son loisir ou de son travail, sa vie quotidienne, le couper de ses plaisirs et de ses repères pour le mettre à sa merci.

1) F. Schiller, Les Brigands, trad. Raymond DHALEINE, Aubier, Paris 1968, p 317 2-3)

En réalité, nous retrouvons, à la fin de cette tâche, le caractère hyperbolique des sentiments du héros : « Si l’un d’entre vous l’égratigne ou touche à l’un de ses cheveux, je mettrai sa chair en lambeaux et la donnerai en aliment aux vautours affamés »1.

Mais, en s’imaginant que le châtiment de Franz donnerait un sens à sa révolte, Karl Moor s’abuse encore : il lui reste à découvrir que le pardon peut être une forme plus haute de la moralité que la justice elle-même. Et, quand on lui annonce le suicide de son frère, il rend grâce au Ciel qu l’a délié de l’obligation de juger Franz. Le héros n’aura pas à exécuter l’acte fratricide qui l’effrayait pour la part de malédiction et de péché qu’il comporte.

Karl reste donc à l’écart et, en délégant à d’autres le pouvoir d’attraper le traître, comme s’il ne voulait se réserver que la noble mission de juger le malfaiteur, le héros se laisse la possibilité d’un échec et c’est effectivement ainsi qu’il sera privé de la punition de Franz par son suicide. Cette mort entérine l’éloignement des deux frères qui ne pourront s’affronter et ne seront jamais en contact dit Fontany.

Et Les Brigandes, précisément parce qu’elle évite l’affrontement

immédiat entre le héros Karl et le traître Franz , permet de traiter l’action de la trahison de façon plus approfondie et sensible . Karl est renvoyé à lui-même pour prendre la dimension des torts causés par l’acte de Franz. On peut alors mieux apprécier dans quelle mesure la trahison a un pouvoir de contrainte, de révélation et d’inhibition sur le processus d’héroïsation.

Selon Cannac, devant la certitude du châtiment qui l’attend, il montre la fierté. Même les plaintes d’Amalia le laissent d’abord insensible. Et c’est seulement lorsque la jeune fille lui renouvelle l’assurance de son amour

durable, que le héros, comme s’il se croyait rédimé par cet amour, s’attendrit

1)

brusquement et se met à rêver de bonheur à deux – un rêve hors de toute réalité. Karl refuse de leur apporter la félicité en se découvrant. Il fuit et en appelle à la destruction : « Moi, vous, tous ! Que l’univers entier s’écroule ! »1. Il se présente alors comme le chef des brigands et son père meurt. Il se rappelle ensuite ses crimes, ce qui le conduit à refuser l’amour d’Amalia.

Mais celle-ci se rappelle à lui par la voix de ses hommes : la fidélité qu’il

leur a jurée lui pose une exigence aussi sévère que la plus stricte des morales et, devant la protestation véhémente de ces camarades qui exhibent les blessures

reçues par eux à son service, il s’incline directement. En même temps, l’impitoyable vérité, pour laquelle il n’était pas encore mûr, s’impose à lui : « Un si grand pécheur ne peut plus revenir en arrière »2. Mais, pour recouvrer entièrement sa liberté, Karl Moor doit encore sacrifier le seul être cher qui lui reste.

Le héros n’accuse pas ceux dont la méchanceté l’a jeté dans une entreprise sans issue ; il n’accuse que lui-même, son égarement, sa présomption.

Il a cru pouvoir s’ériger en justicier, en vengeur des offensés et des humiliés, et son échec est la preuve de son erreur : en cherchant à promouvoir la justice, il a commis crime sur crime ; en voulant le bien, il n’a fait que le mal ; en essayant de restaurer l’ordre moral du monde, il a en effet travaillé à sa ruine. Et l’acte d’auto-accusation de Karl culmine dans l’orgueilleuse

affirmation du héros: « Deux hommes comme moi suffiraient à renverser tout l’édifice du monde moral »3. Et encore il dit : « Je vais me livrer moi-même à la justice »4. 1) Ibidem, p 365 2) Ibidem, p 369 3) Ibidem, p 373 4) Ibidem, p 373

En se livrant lui-même à la Justice, le héros montrera par un acte libre – le seul qui puisse avoir à ses yeux une valeur et un poids – qu’il entend

assumer intégralement la responsabilité de ses crimes. Dans cette dernière position se rejoignent une exigence éthique dégagée de toute dialectique sentimentale et une volonté de grandeur parvenue à l’extrême de sa clarté dit Cannac.

Pour Fontany, Karl reconnaît alors ses fautes: le crime ne peut améliorer le monde ; il s’offre comme victime expiatoire. Peyrache note que le sublime peut se révéler dans la violence par le déchirement essentiel de l’être et qu’il se confond alors avec l’apothéose de l’homme par voies négatives, celles de la destruction, dans un retournement tragique qui place toute la grandeur humaine dans son pouvoir de négation de lui-même et du monde. Toute la fin de la pièce montre les conséquences de trahison.

C’est à cause d’elle qu’il a choisi une vie de crimes, à cause d’elle qu’il a prêté un serment qui le lie aux brigands. Mais c’est devant les conséquences de ses actes qu’il est amené à prendre une position autocritique qui l’affaiblit dans un premier temps avant de lui permettre de renouer en fin de compte avec l’héroïsme en trouvant quelle position adopter pour se sauver. Pour plus

d’efficacité, il ne se tuera pas et son geste final rend compte de sa bonté : « Je me souviens d’avoir parlé, en venant ici, à un pauvre diable de journalier

qui a onze enfants vivants. On a offert mille louis d’or à qui livrerait en vie le grand brigand. On peut venir ainsi au secours de cet homme »1.

Ce n’est pas que par un ultime sursaut, une réelle explosion de son

caractère héroïque, qu’il va se sauver de l’influence néfaste de la trahison. On assiste à l’émergence de sa force de caractère qui ne s’était pas manifestée

jusque-là, au contraire. Il va alors tenir tête aux brigands en refusant de se laisser enfermer dans un rôle et une tâche qu’il ne reconnaît pas.

1)

Ce sont ensuite le courage, le raisonnement et enfin la charité qui vont soutenir son discours et s’opposer à l’abattement, à l’espèce d’égoïsme et la faiblesse qui le guidaient et jusque-là. Il va se sortir pleinement de l’état d’indécision qui le rendait tellement vulnérable et qui contribuait à décupler les conséquences de la trahison de Franz. Par la décision de se faire livrer, il retrouve son unité en homogénéisant ses actions et les discours d’autrui portés sur lui.

C’est Karl qui gagne seul ce statut de héros en acceptant surtout de tirer les conclusions des obligations irréversibles que lui impose la trahison, et en choisissant le moyen d’accepter sa mort de façon optimale écrit Fontany.

« La révolte de Karl Moor, il est vrai, tourne court. Le héros fait amende honorable. La vérité, que Karl Moor a méconnue et qu’il n’a découverte qu’au prix de tragiques erreurs, c’est que les lois sont nécessaires à l’ordre moral du monde. Mais les termes dans lesquels il exalte leur « inviolable majesté » montrent bien que les lois dont il reconnaît la légitimité sont dans son esprit des lois justes, issues de la liberté, et non pas celles que les tyrans ont faussées à leur profit et sous le couvert desquelles ils perpétuent en Allemagne le règne de l’arbitraire. Autrement dit, s’il désavoue son entreprise – qui était, dit-il, « vaine et puérile » – Karl Moor ne renie pas pour autant l’idéal au nom duquel il s’est rebellé et a jeté à la société son audacieux défi »1.