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Les principaux aspects de la civilisation moderne

Pour Schiller, « la civilisation, bien loin de nous conférer la liberté, ne fait que développer avec chaque force qu’elle cultive en nous, un besoin nouveau ; les liens de la vie physique resserrent leur étreinte d’une manière toujours plus redoutable, tant et si bien que la crainte de perdre étouffe même l’aspiration naturellement ardente à la perfection, et une maxime d’obéissance passive est considérée comme la suprême sagesse de l’existence. Ainsi voit-on l’esprit du temps hésiter entre la perversion et la sauvagerie, entre l’éloignement de la nature et la seule nature, entre la superstition et l’incrédulité morale, et seul l’équilibre du mal lui assigne quelquefois des limites »2.

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Ibidem, p145

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Hell indique dans son ouvrage Vie et œuvres de Schiller que, les Lettres mettent d’abord la critique des conditions politiques et sociales et insistent sur nécessité urgente d’une réforme de l’État. Schiller ne renonce pas aux vœux de la Révolution française, mais à la révolution il substitue l’évolution, non pas à cause du refus de la Terreur, mais surtout parce que cette tâche importante est une grande œuvre de raison et ne saurait être livrée aux violences et aux impulsions de la masse.

La critique des conditions politiques et sociales se caractérise par deux aspects : elle est incluse dans une critique générale de l’état présent de la civilisation et elle se réfère à la pensée de nature. Les sciences humaines ont forgé des termes précis pour déterminer les caractères de la civilisation moderne. Tant d’essais, d’écrits, ont été consacrés aux méfaits de la spécialisation et à la crise de l’homme qu’il est superflu d’exposer dans le détail des problèmes que Schiller a eu le mérite de discerner nettement à un siècle où la civilisation technique ne révélait pas encore les implications qu'elle comporte dans tous les domaines.

Même si Schiller, au lieu d’employer des termes spécialisés qui nous sont devenus familiers, adopte un langage accessible à « l’honnête homme » de son époque, les faits auxquels il se réfère sont ceux-là même que la pensée doit encore affronter.

Voici les principaux caractères de la civilisation moderne, il y a tout d’abord :

- La spécialisation

La spécialisation est devenue le lot inéluctable de ceux qui travaillent. Les conditions de la vie moderne imposent aux individus une différenciation de plus en plus poussée de leurs activités qui a pour effet de compromettre le développement harmonieux des facultés de l’homme et aussi de rendre les individus étrangers les uns aux autres. Schiller a fort bien relevé la contradiction

que provoque le développement concomitant de la spécialisation de la technique et de la science et de la démocratisation des régimes politiques, du moins théoriquement, c’est-à-dire deux phénomènes auxquels le siècle des lumières a donné une impulsion décisive écrit Hell.

La spécialisation est conditionnée par le développement même des techniques et des science ; quant à la démocratisation, elle ne se limite pas à l’affirmation de la liberté personnelle : elle exige la participation de chacun aux affaires de la cité. Alors que l’État moderne tend à devenir de plus en plus complexe, la sphère où se meut chaque homme se rapetisse de sorte qu’il y a un vide entre le moi personnelle et l’État dans sa totalité.

« Le problème politique que pose, aux yeux de Schiller, le divorce entre l’individu et l’État se confond avec la tendance essentielle de son esthétique et de sa poétique, à l’époque classique ; à la volonté de libérer l’individu de l’étroitesse de son moi et de faire naître, en lui, grâce à la culture personnelle, la vraie humanité, correspond le souci de transcender toute particularité individuelle, toute maniérisme, pour atteindre au style qui exprime la forme dans sa valeur objective »1.

Le deuxième aspect de la civilisation moderne concerne :

- L’aliénation

Selon Hell, l’individu, se confondant en pratique avec l’activité particulière qui lui est impartie, devient un instrument. L’état d’une société complexe où chacun mène « une vie de taupe » favorise l’exploitation de l’homme par l’homme. Il y a, dans les premières Lettres, quelques formules concises qui définissent intégralement l’état de l’homme moderne, la dualité de sa condition en tant que citoyen et individu et le déchirement que provoque l’observance de deux morales.

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Dans sa sixième lettre Schiller dit, « ainsi peu à peu la vie concrète des individus est-elle abolie afin de permettre à la totalité abstraite de persévérer dans son indigente existence, et l’État reste indéfiniment étranger aux citoyens qui le composent parce que leur sentiment ne le trouve nulle part. obligée pour faciliter sa fonction de diviser leur multiplicité en catégories et de ne jamais laisser l’humanité accéder jusqu’à elle que par des représentants de seconde main, la partie gouvernante finit par la perdre complètement de vue et par la confondre avec un simple produit de l’entendement ; et la partie gouvernée ne peut recevoir qu’avec froideur les lois qui s’adressent si peu à elle. Finalement lasse d’entretenir des rapports qui lui sont si peu facilités par l’État, la société positive se dissout (c’est depuis longtemps déjà le destin de la plupart des nations européennes) et tombe dans une situation qui moralement est celle de la nature ; la puissance publique n’y est plus qu’un parti haï et trompé par ceux qui le rendent nécessaire, et apprécié seulement par qui peut se passer de lui »1.

Helle affirme que, Schiller dans sa tentative de réformer la société, accorde à l’État une importance qui nous surprend dans le passage suivant, un ton auquel les doctrinaires de l’État moderne ne nous ont que trop habitués ? « Tout individu, peut-on dire, porte en lui, en vertu de ses dispositions natives, un homme pur et idéal, et la grande tâche de son existence est de se mettre, à travers tous ses changements, en harmonie avec l’immuable unité de celui-ci. Cet homme pur que l’on peut discerner plus ou moins distinctement dans tout individu est représenté par l’État, lequel est la Forme objective et en quelque sorte canonique en laquelle la multiplicité des sujets aspire à se réunir »2.

Disons même que dans sa quatrième lettre Schiller déclare que, nous pouvons concevoir pour l’homme dans le temps deux moyens différentes de coïncider avec l’homme idéal, et par suite aussi pour l’État deux moyens de

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F.Schiller, Lettres sur l’Éducation Esthétique de l’Homme, trad. Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992, p127

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s’affirmer dans les citoyens: ou bien l’homme pur étouffe l’homme empirique ; l’État supprime les citoyens ; ou bien le citoyen devient État ; l’homme dans le temps, en s’ennoblissant, s’élève à la stature de l’homme idéal.

Si l’homme avec lui-même est d’accord, il va sauver sa particularité même en universalisant au plus haut degré son comportement, et l’État sera nettement l’expression de son bel instinct, la formule plus claire de sa législation interne. Par contre si dans le caractère d’un peuple il subsiste entre l’homme objectif et l’homme subjectif une contradiction et une opposition telles que celui-ci ne puissent triompher qu’en opprimant celui-là, l’État devra lui aussi recourir à la rigide sévérité de la loi, et pour ne pas être victime des individus, il devra sans égard fouler aux pieds des individualités qui se sont montrées si rebelles écrit Schiller.

Tout cela est important, Hell dit, ainsi l’État n’est pas uniquement le règne de la loi ; il devrait être la forme objective permettant au citoyen de s’accomplir intégralement et, en même temps, la finalité vers quoi tendent les liens humains. C’est ici qu’il convient d’insister sur un caractère original de la contemplation Schillérienne que l’usage des mots habituels masque le plus souvent. L’État dont parle le penseur n’est pas cet appareil extérieur à nous qui réglemente notre conduite dans la société ; il résout l’opposition entre l’objet et le sujet, entre l’action humaine et la vie intérieure.

Comme dans l’idée marxiste, l’État en tant que superstructure devient superflu si, grâce à la culture, l’homme devient puissante d’assumer elle-même toutes les contraintes que comporte la vie sociale. « Le rôle que le marxisme attribue à la solution des problèmes économiques et à une organisation humaine des moyens de production incombe, dans la pensée de Schiller, au pouvoir de la liberté et à l’éclosion de l’idéal dans l’homme. A l’État traditionnel qui contraint l’homme à vivre sur deux plans, à subir la distorsion entre la vie privée et le domaine public, se substitue l’état de l’homme libre »1.

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Dans sa sixième lettre Schiller annonce, ce fut la civilisation elle-même qui infligea cette blessure à l’humanité moderne. Dès que, d’un part, une séparation plus rigoureuse des sciences, et, de l’autre part, une division plus stricte des classes sociales et des tâches furent rendues indispensables, la première par l’expérience accrue et l’idée devenue plus précise, la seconde par le mécanisme plus compliqué des Etats, le faisceau intérieur de la nature de l’homme se dissocia lui aussi et une lutte funeste divisa l’harmonie de ses forces.

Il y a une rupture se produisit alors entre l’Église et l’État, entre les mœurs et les lois ; il y eut séparation entre le travail et la jouissance. L’individu qui n’est plus lié par son activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé ne se donne qu’une formation fragmentaire ; il ne développe pas du tout l’harmonie

de son être, et au lieu d’imprimer à sa nature la marque de l’humanité totale, il n’est plus qu’un reflet de sa savoir, de sa profession dit Schiller.

La communauté sociale fait de la fonction le critère des hommes; elle n’honore chez tel de ses individus que l’aptitude mécanique, chez tel autre que l’intelligence de tabellion, chez un troisième que la mémoire ; tantôt elle est indifférente au caractère et n’exige que de la connaissance ; tantôt par contre elle tient pour méritoire un extrême obscurcissement de l’intelligence, pourvu qu’il aille de pair avec un esprit d’ordre et un comportement conforme à la loi ; ces capacités isolées, elle désire que à la fois le citoyen les développe en gagnant en intensité ce qu’elle lui permet de perdre en étendue écrit Schiller.

« Comment s’étonner alors que l’on néglige les autres dispositions de l’âme

pour consacrer tous ses soins à celle qui seule procure honneur et profit ? Sans doute savons-nous que le puissant génie ne fait pas coïncider les limites de

sa fonction avec celles de son activité, mais le talent moyen consume dans l’exercice de la charge qui lui est dévolue la totalité de sa faible énergie, et pour en réserver un surcroît qu’il puisse, sans préjudice pour sa profession, se

consacrer à ses goûts particuliers, il lui faut être un esprit peu vulgaire »1. Le troisième aspect de la civilisation moderne est définit par :