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2) Franz : un coupable traître

II- Intrigue et amour

Cannac écrit dans son ouvrage Théâtre et Révolte que, « Avec la pièce Intrigue et amour, c’était la première fois qu’un auteur allemand osait faire aussi ouvertement sur le théâtre le procès de l’absolutisme, et l’audace de Schiller apparaît d’autant plus grande que ses attaques étaient manifestement dirigées contre un prince régnant celui-là même contre lequel il s’était révolté »1.

Toutes les allusions de la pièce – tant aux somptuaires qu’à la folie de débauches et, bien entendu, au trafic de vies des hommes – visaient en effet Garl Eugen de Wurtemberg. Pour cette peinture d’un régime honni, Schiller avait convoqué tous ses souvenirs de Stuttgart et de Ludwigsburg.

La trame des événements extérieurs est d’une texture serrée. Louise Miller, fille d’un modeste musicien, et Ferdinand Von Walter, fils d’un haut personnage qui est dans une petite cour allemande, le favori du prince, sont épris l’un pour l’autre d’un amour qui a l’aspect de l’absolu, mais qui se heurte aux interdits sociaux. Éconduit par les époux Miller, à qui il avait demandé la main de leur fille, un certain Wurm se venge en informant le président Von Walter, dont il est le secrétaire, des relations qui se sont nouées entre les deux jeunes gens.

Afin de mettre un terme à cette idylle incongrue, le président décide de

brusquer la réalisation d’un dessein qu’il a formé depuis peu et dont il attend un accroissement de son crédit à la cour- un dessein qui consiste à marier son fils avec lady Milford, maîtresse et favorite du prince, auquel le jeune

Walter servira ainsi de paravent. Avant même d’en aviser son fils, le président fait déclarer publiquement les fiançailles de ce dernier avec la favorite. Il enjoint à Ferdinand de se rendre incontinent chez lady Milford dit Cannac.

1)

A peine Ferdinand a-t-il rendu visite à lady Milford, pour lui connaître son refus de se plier aux volontés de son père, qu’il court au domicile des Miller, où il ne devance que de quelques minutes l’arrivée du président. Ce dernier, dès qu’il est en présence de l’humble famille, commence par insulter le monde entier, souillant par des allusions graveleuses l’amour des deux jeunes gens, et finit par ordonner l’arrestation directe des parents de Louise Mais une simple phrase de son fils, qui le menace de rendre publics les actes criminels auxquels il a dû sa fortune, l’oblige à faire relâcher les deux époux.

Après cette explosion, on voit le président et son secrétaire adopter une tactique nouvelle. Nous auront recours à la ruse et au mensonge: pour le

détacher de Louise. Cependant Ferdinand, revenu auprès de Louise, la conjure de s’enfuir avec lui. Mais elle refuse, invoquant les devoirs qui les lient tous les à leurs pères. Ferdinand met en doute sa fidélité et l’accuse d’avoir un amant. Demeurée seule, Louise s’inquiète de l’absence de ses parents, lorsque Wurm survient. Le secrétaire se dit envoyé par le vieux Miller, qui a été entre temps, ainsi que sa femme, jeté en prison et qui, soi-disant, compte sur sa fille pour les en faire sortir. Wurm ajoute que les parents de Louise ne seront remis

en liberté que si elle consent à écrire une lettre dans laquelle elle feindra de s’adresser à un amant, un ridicule courtisan, le « maréchal de la cour », Von Kalb. Louise commence par se rebeller. Puis, pour l’amour de ses parents,

elle accepte.

Wurm exige en outre qu’elle fasse serment de ne jamais divulguer la vérité. La lecture de la lettre- que son destinataire a laissée comme par mégarde tomber de sa poche- jette Ferdinand dans une colère que rien ne pourra dénouer. Il croit à la bonté de son père et ne croit pas, en revanche, à l’innocence pure de

Louise. Elle a décide de mourir et a déjà écrit à Ferdinand, pour l’inviter à mourir avec elle. Mais le vieux Miller fait appel à sa foi religieuse, et elle

A ce moment survient Ferdinand, il est venu en justicier. Brandissant le billet dicté par Wurm, il demande à Louise si elle en est bien l’auteur. Par trois

fois, la jeune fille jure qu’elle a écrit le billet. Ferdinand demande d’abord à Louise de lui apporter à boire. Puis il peut jette du poison dans le verre de

Louise. Entre temps, ils ont l’un et l’autre absorbé le breuvage empoisonné. Louise meurt après avoir, finalement, révélé à son meurtrier la raison de son silence et l’atroce machination. Avant de mourir, Ferdinand tend la main à son père en signe de pardon, et une dernière péripétie nous montre le président assumant enfin ses crimes et se livrant lui-même à la justice écrit Cannac.

On aura noté,ici, chez Darras, dans son ouvrage L’âme suspecte, et le

corps complice que, c’est à l’instigation du secrétaire que ce dernier fait arrêter

le père de Louise et c’est sous sa contrainte que la jeune fille écrit la lettre d’amour au maréchal von Kalb. Parvenue entre les mains de Ferdinand, cette lettre agira de fait sur son âme exaltée comme un « grain de levain » produisant « une fermentation destructrice ».

L’action de ladite lettre dépassera en réalité de très loin les espoirs du rival et les calculs du psychologue puisqu’elle débouchera, on le sait, sur le suicide de

Ferdinand et le meurtre de Louise. La haine de Wurm pour son concurrent, la jalousie utilisée comme un poison, la lettre employée comme une arme : les analogies de cet individu avec celui de Franz Moor ne manquent sans doute

pas et si l’on examine le personnage d’un peu plus près, on remarque d’ailleurs combien ce rapport de parenté est peut-être encore plus étroit qu’on ne le dit en général.

Incidemment, il est intéressant d’indiquer que, le statut social des deux personnage n’est assurément pas identique puisque le second des fils Moor appartient à l’aristocratie tandis que le secrétaire est issu du même milieu que la famille Miller et c’est d’ailleurs à ce titre qu’il peut légitimement prétendre faire de Louise son épouse. Néanmoins, de même que Franz nourrit une rancune

tenace à l’égard d’un frère aîné accusé de l’avoir frustré de tout, y compris d’Amalia, le secrétaire ne peut certes pardonner à Ferdinand de lui avoir

« volé » une jeune fille de son milieu et d’avoir ainsi empiété sur ses droits. La rivalité amoureuse souligne et redouble tout à la fois le conflit dans laquelle

Wurm le secrétaire se trouve engagé avec Ferdinand le fils pour gagner le cœur du président écrit Darras.

Le rapport triangulaire dans laquelle s’inscrivent les trois individus reproduit ainsi le schéma sur lequel reposait Les Brigands. Si l’on veut néanmoins remonter aux sources de cette rancune nourrie par le personnage de Wurm, il convient de prêter attention aux réflexions qu’il inspire au père de Louise dès sa première apparition :

« Miller : la vue de ce plumitif me produit le même effet que du poison ou de l’orpiment. Equivoque et répugnant personnage qui n’a pu s’introduire que par contrebande dans l’univers du Bon Dieu. Ses petits yeux de rat pleins de malice, sa chevelure d’un roux de feu, son menton en galoche… On dirait vraiment que la nature dépitée d’avoir à ce point manqué son œuvre a saisi le gredin par ce menton qui n’en finit plus pour le rejeter dans quelque coin… Non ! Plutôt que d’abandonner ma fille à un coquin de cette espèce, j’aimerais mieux la voir… que Dieu me pardonne ! »1.

Dans la situation de Wurm, la frustration sociale vient donc s’ajouter à la frustration physique pour précipiter la dérive d’un personnage à première

vue très ordinaire, voire complètement insignifiant. C’est d’ailleurs cela qui distingue le scélérat de ses prédécesseurs et il n’est que de se rappeler sa première apparition dans la maison de Miller pour voir que rien ne le destine en

apparence à devenir l’artisan d’une cabale diabolique. Loin de nous montrer un « grand seigneur » du crime (Franz), l’auteur nous présente en réalité un

1)

F. Schiller, Intrigue et Amour, trad. Robert d’Harcourt, Aubier, éditions Montaigne, Paris 1953, p 9

personnage pleinement banal rendre visite aux parents de sa promise et se réjouissant ainsi de la savoir à la messe, gage d’un confort bourgeois et domestique aux contours bien définis.

C’est dire s’il perçoit comme un véritable affront l’idylle de Ferdinand et de Louise, que la mère Miller s’empresse de lui révéler, et la trahison de la jeune fille suscite en lui un choc assurément fort peu spectaculaire – Wurm est l’antithèse absolu du « génie » Ferdinand – mais tout aussi intense.

Darras ajoute, ce sont en réalité tous ses projets d’avenir que le secrétaire voit s’effondrer d’un seul coup, les fondements de son monde se mettent brusquement à vaciller et l’hostilité larvée à l’égard du fils de son maître

dégénère soudain en haine. Rongé par la jalousie, Wurm fait de celle-ci

une rame qu’il retourne contre son rival, sachant les ravages de cet affect

sur un esprit comme celui de Ferdinand. Comme Franz Moor, sans doute, le secrétaire connaît fort bien l’âme de son rival et c’est de tous les individus celui qui semble le mieux au fait de ses failles ou de ses zones d’ombre. A cet égard, la première scène de l’acte trois,

où s’élabore la cabale, fournit à Wurm l’occasion d’administrer à son maître une magistrale leçon de stratégie politique et de psychologie. Ayant complètement intégré les lois en vigueur dans son univers d’adoption, le secrétaire sait aussi bien dissimuler son âme qu’il sait percer à jour celle des autres et l’on voit à travers son exemple combien la connaissance psychologique est belle et bien un enjeu de pouvoir. En réalité, si cette permet à Wurm de sortir de l’ombre et d’acquérir

un statut égal à celui de ses criminels prédécesseurs, elle le voit en outre inverser

à son profit les liens de domination : en prenant en main la conduite

de l’intrigue, il devient à son tour le maître et soumet à son pouvoir un

président tout à fait aux bois. En brossant un portrait de Ferdinand au début de la scène, le secrétaire livre au père le fruit de ses remarques et sa démarche

n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de Franz Moor dans la première scène des Brigands.

A l’instar du « médecin-philosophe », Wurm dresse en réalité un psychogramme de l’enthousiaste sur lequel il s’appuie pour échafauder son plan destructeur. «Wurm : Les principes qu’il a rapportés de l’Université n’ont jamais été de mon goût. Que venaient faire ces rêves chimériques de grandeur d’âme,

de noblesse intérieure, à une cour où la plus grande sagesse consiste à savoir au bon moment élever la tête ou la courber ! Votre fils est trop jeune, trop

ardent, pour trouver déjà du goût aux voies tortueuses et lentes de l’intrigue ; son ambition ne sera mise en branle que ce qui est grande et aventureux »1.

Etranger au monde de la cour, voire au monde entier, Ferdinand est un exalté prompt à se laisser aveugle par son amour. Or, c’est précisément en cela qu’il constitue une proie facile pour qui veut bien attaquer cette passion non pas de front, comme l’a fait son père, mais par traîtrise : « Wurm : Pourquoi avoir montré à votre fils le visage de l’ennemi ? Jamais il n’aurait dû savoir que vous étiez au courant de ses affaires d’amour. De cette façon, c’est du côté de la jeune personne que vous eussiez miné le roman tout en conservant le cœur de votre fils. Vous eussiez imité l’exemple du sage général qui se garde d’attaquer

l’ennemi au cœur de ses troupes, mais sème des divisions dans les rangs. […] Ne cherchez point à vous mesurer avec une passion que toute résistance ne

ferait que fortifier… Laissez-moi le soin de faire éclore, au propre feu de cette passion, le ver rongeur qui la dévorera ! »2.

Pour un psychologue expert dans l’art de déchiffrer les indications « barométriques » de l’âme, il ne devrait pas être très difficile de produire l’explosion dans un esprit exalté, en surchauffe permanente et soumis à la

1) F. Schiller, Intrigue et Amour, trad. Robert d’Harcourt, Aubier, éditions Montaigne, Paris 1953, p 57-58

2)

pression des affects. Une seule lettre – un « grain de levain » – suffira assurément à transformer l’enthousiaste en furie, tout comme la lettre de Franz Moor à son frère avait subitement précipité Karl dans la délinquance.

Agissant sur l’âme par procuration dans la situation de Ferdinand, le psychologue sait en revanche qu’il lui faudra attaquer immédiatement celle

de Louise pour briser la résistance de la jeune fille et la contraindre à rédiger la lettre empoisonnée. A cet égard, il est apparent que Wurm voit à nouveau

dans l’amour une faille à exploiter et il fait d’elle en toute logique la pièce maîtresse d’une stratégie dont il déroule les étapes tel un réel chef de guerre dit Darras.

« Wurm : […] Je connais à fond ce petit cœur sensible. Elle n’a que deux côtés vulnérables, les seuls par les quels nous puissions faire le siège de sa conscience : son père, le major. […] Elle aime son père… elle l’aime passionnément, pourrais-je dire. La vie, ou du moins la liberté de son père en jeu… les reproches de sa conscience à elle, lui dépeignant que c’est elle qui est la cause de tout le mal… l’impossibilité de posséder le major… enfin le vertige de sa tête, dont je me charge la combinaison doit réussir… la petite doit tomber dans le panneau »1.

En effet, on remarquera une fois de plus la connaissance précise que Wurm a de la psychologie de l’homme ainsi que sa faculté à déceler le point faible des âmes qu’il se dispose à torturer. Il sait ainsi que Louise ne résistera pas à l’écartèlement entre les deux objets se sa passion. La probabilité que Ferdinand soit aussi terrible amoureux que jaloux est évidement forte pour

Wurm pour qu’il décide d’établir sa stratégie sur cet affect. En revanche, le choix du maréchal von Kalb comme destinataire de la lettre ne laisse pas de

surprendre tant il semble aussi incongru que grotesque et paraît vouer la machination à l’échec.

1)

Les deux conspirateurs ont néanmoins de bonnes raisons de croire au succès de ce coup d’audace et il n’est que de se rappeler le pronostic fondé par Wurm au début de la scène. « Wurm : Ne croyez point cela ! La passion irritée ne recule devant aucune folie »1.

Selon Darras, la réaction de Ferdinand est ainsi prévisible pour qui a vu un Karl Moor annonce la guerre au genre humain après la seule lecture d’une lettre .Comment un personnage tel que Ferdinand, « doué de tous les dons pour atteindre l’excellence » selon une expression appliquée par Schiller à Karl – peut – il en arriver à tuer celle qui l’aime et à se suicider ensuite sur le fondement d’un indice aussi improbable ? La question pourrait en effet constituer le point de départ d’une enquête psychologique qui s’attacherait à remonter aux sources de cette dérive et qui s’efforcerait d’en retracer les étapes.

Analyser le personnage de Ferdinand et son évolution sous cet angle ainsi de manifester en quoi Intrigue et Amour s’inscrit bien dans la lignée de ces

pièces « expérimentales » inaugurée trois ans plus tôt par Les Brigands. Ainsi verra-t-on au fil d’une telle étude le « médecin-philosophe » confronter

une fois de plus son personnage à une situation extrême qui met à nu les rouages de son âme et en révèle brutalement les dysfonctionnements cachés.

Dans Les Brigands, Schiller fait précéder l’apparition de Karl Moor

d’un portrait dressé par son frère et dans lequel ce dernier montre le véritable culte que suscite l’aîné. Dans Intrigue et Amour, la présentation du héros

masculin s’inscrit dans le droit fil des scènes d’exposition précédentes et Louise semble ne pas déroger à la règle. C’est ainsi qu’on la voit, dès son entrée en scène, célébrer en Ferdinand un « chef d’œuvre de la Création » et le regarder comme un vrai mythe. Or, quiconque se rappelle le parcours de ses deux prédécesseurs sait combien la déification dont ils faisaient l’objet n’a fait que renforcer le sentiment de leur génie et de leur exception, les aveuglant peu à peu

1)

sur eux-mêmes. Il y a donc fort à parier que Ferdinand von Walter présente à son tour cette funeste tendance. A ce premier indice relatif au « héros » sur le

point paraître s’en ajoute ici un autre qui ne manque pas de jeter une ombre inquiétante sur la personnalité de ce dernier.

Dès sa seconde réplique, Louise se présenté en réalité comme une « grave pécheresse » et elle na tarde pas à dire à son père le douloureux écartèlement qu’elle ressent entre et sa passion et sa conscience écrit Darras.

« Louise (après l’avoir regardé fixement). Je vous comprends, mon père, je sens votre reproche pénétrer comme un couteau dans ma conscience, mais il est trop tard. Je ne sais plus prier, père. Ferdinand et le ciel s’arrachent mon âme saignante, et je crains, je crains… »1.

L’héroïne de Schiller apparaît toujours aux abois et se perçoit de façon durable en sursis, exposée au regard inquisiteur de tous les individus, à commencer par celui de Ferdinand. La première scène réunissant les deux amants et très significative à cet égard, car elle montre combien leur lien est d’emblée marqué par la méfiance et l’incompréhension.

(Il s’élance vers elle. Elle s’abat faible et décolorée sur un siège. Il reste

debout devant elle. Ils se regardent longuement en silence. Pause.)2.

Entre le pessimisme de Louise et l’exaltation du jeune homme, le décalage est apparent ; il s’accentue d’ailleurs au fil de la scène et semble ainsi préfigurer la catastrophe à venir. Aux visions idylliques de Ferdinand s’opposent les pressentiments morbides qui assaillent la jeune fille (ainsi voit-on resurgir l’image du poignard) et celle-ci paraît accablée par la pression psychologique à laquelle le major la soumet.

1) Ibidem, p 11 2)

Darras indique que, après la découverte de la lettre, la confrontation avec le maréchal puis avec son père, la confession de Louise constitue pour lui un nouveau choc plus intense que les précédents. Le traumatisme est d’ailleurs si fort que Ferdinand implore soudain Louise de lui mentir dans un geste désespéré par lequel il reconnaît profondément son inaptitude à lire dans l’âme sœur et proclame en même temps l’échec du lien amoureux.

Si Ferdinand décide de frapper Louise, c’est pour la punir du « sacrilège »

dont elle s’est rendu coupable à ses yeux et lorsque le jeune homme hésite encore à priver Miller de son unique enfant, il finit néanmoins par se

déterminer en songeant aux « sentiments les plus sacrés » traités « comme des marionnettes » par celle qu’il croit infidèle. En versant peu après le poison dans le verre, il invoque encore les puissances célestes pour justifier son crime et