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Oncologie : Article pp.189-198 du Vol.7 n°3 (2013)

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Texte intégral

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ARTICLE ORIGINAL /ORIGINAL ARTICLE

Le cancer comme intrusion : réflexions psychopathologiques

sur certaines modalités de réaction dans l ’ après-coup de l ’ annonce*

Cancer as intrusion: some psychopathological patterns of reactions in post-trauma period following diagnosis

J.-L. Pujol · J.-P. Mérel · E. Arnaud · M. Launay · I. Boulze

Reçu le 13 juin 2013 ; accepté le 1 août 2013

© Springer-Verlag France 2013

RésuméDans le climat traumatique de l’annonce, le mot can- cer fait effraction dans le psychisme sur le mode brutal d’un avènement de Réel. En se mettant à distance de l’annonce, cet article se propose d’analyser, au-delà de l’angoisse qui sub- merge le sujet, comment cet affect fera l’objet d’un travail de mise en représentations. Nous décrivons trois modalités. Pre- mière modalité : le sujet sidéré par l’annonce de cancer ne peut parvenir à penser, car il est confronté à un impossible, à un point de butée : il s’agit là du domaine de l’intime, du singulier face à toute rencontre avec le Réel. Deuxième moda- lité possible : certains patients construiront des protoreprésen- tations. Elles font essentiellement appel à des théories psycho- gènes laissant une large place à la pensée en tant qu’agent responsable. L’angoisse s’y révèle indissociable de l’émer- gence de fantasmes infantiles et d’une conception ontologique (au sens anthropologique) du cancer. Troisième modalité : face à l’annonce, certains patients semblent incapables de régresser. Il est même parfois observé que l’annonce d’un cancer et son suivi génèrent un nouveau mode d’« insertion sociale ». Ces patients atteints de cancer se fondent alors avec presque trop de complaisance dans des stéréotypes sociétaux.

De façon plus synthétique, le sujet traumatisé utilise deux

voies pour liquider l’affect d’angoisse massif inaugural de l’annonce : l’une culturelle qui emprunte à des rétentions de représentations historiques surnaturelles de la maladie et/ou à des attributs sociétaux ; l’autre idiosyncrasique tenant au réfé- rentiel propre qui a fondé ses modes de défense. La manière singulière de vivre le trauma remettrait en scène la construc- tion précoce de l’orthopédiemoïquedans son rapport à l’an- goisse, au Réel du corps et au monde extérieur. La défaillance de cette orthopédie fait que le sujet se reporte vers la première voie culturelle, car elle fait office de « chambre froide » où entreposer l’affect en attendant de pouvoir le subjectiver.

Mots clésCancer · Psychologie qualitative de la santé · Angoisse · Représentations · Intrusion

AbstractIn the traumatic atmosphere of announcement, the word“cancer”breaks into the psyche under the brutal form of the advent of reality. Standing aloof from the announce- ment, this article aims at analyzing, beyond the anguish that overwhelms the patient, how this affect will be the subject of a mental work to put it into representations. We will describe three distinct modes: First mode: the patient, shattered by the announcement of cancer, cannot manage to think, because he faces the impossible, a stop: it is a matter of something private, remarkable in front of any encounter with the reality.

Second possible mode: some patients will build up proto- representations. They essentially appeal to psychogenic theories giving a great place to think themself as a respon- sible agent. The anguish is revealed inseparable from the emergence of infantile fantasies, of an ontological (in the anthropological meaning) view of cancer. Third mode: in front of the announcement, some patients seem unable to regress. It is even sometimes observed that the announce- ment of cancer and its medical follow-up lead to a new mode of “social inclusion.” These cancer-stricken patients then merge with almost too much complacency into societal ste- reotypes. To sum up, the traumatized patient uses two ways

J.-L. Pujol (*) · J.-P. Mérel · E. Arnaud

Hôpital Arnaud-de-Villeneuve, avenue du Doyen-Giraud, F-34295 Montpellier cedex, France

e-mail : jl-pujol@chu-montpellier.fr J.-L. Pujol · M. Launay · I. Boulze

Laboratoire Epsylon EA 4556 Dynamique des capacités humaines et des conduites de santé,

UFR médecine, sciences du sujet et de la société, STAPS universités Montpellier et Saint-Étienne, université Paul-Valéry-Montpellier-III,

route de Mende, F-34199 Montpellier cedex 05, France

* Programme de recherche réalisé grâce à un soutien institutionnel de la Ligue contre le cancer, des laboratoires Roche France et Chugai.

DOI 10.1007/s11839-013-0432-4

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to divide up the massive affect of anguish, inaugural of the announcement: a cultural way, which borrows from reten- tions of supernatural historic representations of the illness and/or from societal attributes; and also an idiosyncratic way, resulting from the individual system of reference which has founded its means of defenses. The idiosyncrasic expe- rience induced by trauma would stage the early construction of the self-orthopaedics in its relation with anguish, with the reality of the body, and with social living. The failure of this orthopaedics makes the patient refer to the first cultural way, because it serves as a“cold room”where the affect can be stored while waiting for the time to subjectify it.

KeywordsCancer · Qualitative health psychology · Anguish · Representations · Intrusion

Introduction

Dans le climat traumatique1de l’annonce, le mot cancer fait effraction dans le psychisme sur le mode brutal d’un avène- ment de Réel2 [9,20]. Ce traumatisme inaugural a pour corollaire l’angoisse [3]. En tant qu’affect, l’angoisse ne peut se ventiler que par une tentative de symbolisation [14,15].

Celle-ci prend la forme d’une mise en représentations. Dans un article récent, nous avons pu vérifier la réalité du trauma de l’annonce du cancer [20]. La coexpérience qu’en font le sujet et le proche significatif qui l’accompagne [17,18] lors de l’annonce démontre l’écart entre les deux mondes que sont celui de la santé vécue en tant que clinique d’un corps en souffrance [19] d’une part, et les représentations sociales de la maladie d’autre part [5,7]. La prééminence des réexpé- riences intrusives, la relative impossibilité de comportement d’évitement et surtout l’impact du trauma sur la qualité de vie du sujet et du proche légitiment la qualification de l’annonce du cancer comme climat traumatique. Elle est pro- totypique d’un moment d’émergence d’affect d’angoisse.

Dans cet article, à distance de l’annonce, nous nous propo- sons d’observer comment le sujet mobilise l’affect et comment cette angoisse fera l’objet d’un travail de mise en représentations. La manière singulière de vivre ce trauma remettrait en scène la construction précoce de l’orthopédie

moïque3dans son rapport à l’angoisse, au Réel du corps et au monde extérieur réel.

Les trois modalités que nous dégageons dans le texte ci- dessous ne doivent pas être considérées comme des stades successifs ni prétendre atteindre une exhaustivité des modes d’adaptation du sujet à la maladie.

Sidération et absence de représentation

Première modalité, le sujet sidéré par l’annonce de cancer ne peut parvenir à penser, ce qui le rend partiellement absent, fou de douleur. On peut alors observer des troubles de l’iden- tité4(sidération, troubles de la conscience de soi, associant angoisse et impression de perte de contact avec la réalité) qui ne relèvent pas d’une incompréhension du diagnostic ou d’un comportement inadapté, mais de la confrontation du sujet à un impossible, à un point de butée : il s’agit là du domaine de l’intime, du singulier face à toute rencontre avec le Réel [2]. La traduction clinique de cet impossible peut, chez certains patients, provoquer la tenue d’un discours proche d’un moment psychotique, d’une déréalisation, d’un discours dans lequel se reconnaissent souvent des réfé- rences archétypiques, alors que chez d’autres ce sera une absence de discours comme le suggère la vignette clinique ci-dessous. Il s’agit selon nous pour le sujet d’un mode de réaction primaire face à un moment d’empiètement où l’ego (self) est mis en danger [24].

Vignette 1

Sur le lit était posé un ours en peluche. C’était un jouet ordinaire, d’allure ancienne, à la figure inexpressive, les yeux faits de deux boutons de verre ; il n’avait rien des pelu- ches modernes imitant de la manière la plus réaliste qui soit un ourson. Cet ours en peluche était le seul objet qui, dans cette chambre blanche, rappelait l’enfance. Devant le nom- bre de personnes qui entraient, il eut un mouvement de retrait, s’asseyant sur le lit et se reculant dans une position enfantine. Il était habillé d’un pyjama bleu, de deux tailles trop grand. Le regard brillant ressortait de son visage amai- gri et courait autour du lit tentant d’identifier un visage

1Le climat traumatique est défini comme lensemble des circonstances propres à générer unpost traumatic distress syndrome.

2Le Réel est cette part de la réalité que le Symbolique rejette comme irréductible à des signifiants. De ce fait, le Réel nest pas le concept de réalité au sens du réalisme d’un postulat sur le monde. Au contraire, le Réel peut se définir comme l’impossible et a à voir avec leçaen cela quil est déconcertant et imprévisible. Cest la barrière du Symbolique qui fonde la perception du monde, et cette barrière maintient un Réel, toujours déjà là et qui n’attend pas le sujet puisqu’il n’attend rien de la parole.

3La notion d’orthopédie moïque a été introduite par Lacan en 1949 dans le texte « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je ». Dans sa théorie, Lacan exprime que le stade du miroir est un cas particulier de la fonction de l’imago, c’est-à-dire qu’il établit une relation entre lorganisme et la réalité. Il insiste sur la fonction d’identification que le stade du miroir revêt. Du leurre d’une image morcelée du corps, le sujet accède à « une forme que nous appellerons orthopédie de sa totalité et à l’armure enfin assumée d’une identité aliénante ».

Face à la doxa (cest-à-dire au flux dénoncés, dopinions confuses ou non, de préjugés populaires, de présuppositions) qui parvient au sujet, le moi fait en sorte de s’adapter à l’angoisse et au Réel.

4Identité : conscience de la persistance du moi.

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connu parmi les personnes habillées de blanc qui étaient venues l’entourer. L’une de ces personnes, un responsable sans doute, expliquait lentement sur un ton calme la nature et les effets possibles des médicaments qui coulaient depuis quelques heures déjà dans le goutte-à-goutte. De ce qui lui était dit, il ne comprenait qu’un mot sur deux et se laissait distraire par les images bariolées d’un jeu diffusé par le téléviseur dont le son était coupé. On lui demanda s’il avait des questions à poser, il n’en avait aucune. Le responsable, intrigué par l’ourson, lui demanda s’il s’agissait pour lui d’un porte-bonheur. Il répondit qu’il tenait cet objet d’un petit-fils, comme une recommandation pour l’accompagner au cours de cette hospitalisation. Enfin, la visite repartit, et le dernier médecin, sans se retourner, ferma la porte. Il fit rouler le pied à perfusion jusqu’à la porte et l’entrouvrit de telle façon que les bruits du couloir de ce service lui par- viennent. Il venait d’avoir 59 ans.

•Analyse

Quelle est la régression à l’œuvre ici, entre le recours à un objet transitionnel dans un contexte de vécu d’angoisse et l’évident débordement des capacités de résistance du moi, c’est-à-dire de dépassement des processus défensifs ? C’est la situation impossible dans laquelle le sujet se trouve d’accéder à la symbolisation, c’est-à-dire à la capacité d’énonciation d’un dire. En d’autres termes, il n’y a pas de contenu communicable dans l’impossibilité où il se trouve de traduire en mots son vécu de la maladie. Partant de l’af- fect provoqué par l’irruption du Réel—ici la maladie can- céreuse—, il est toutefois possible d’expliquer pourquoi ce Réel du symptôme ne peut s’articuler complètement à une symbolisation par des mots. Il contient une part incompres- sible, une part non représentable et non représentée. Cette part relance l’imaginaire (mais aussi le symbolique dans une tentative de mise en mots), lequel en retour déplace l’affect en l’intensifiant, et cette intensification est souvent fonction de son poids d’imaginaire [21]. La capacité de souf- france de l’individu dépasse la force d’intégration de sa personne, et pour ne pas souffrir, le sujet cesse d’exister en tant quemoiglobal [12].

Le phénomène de dépersonnalisation trouve au début de la maladie sa genèse dans l’impossibilité de reconnaître sa propre image spéculaire et par voie de conséquence l’imago du corps propre. Cette vacillation dumoi, qui succède au diagnostic faisant effraction dans le cours de la vie, peut également s’exprimer sous la forme d’une perte de repère du corps vivant avec ses limites, son intérieur et son exté- rieur. Pour Winnicott, on ne peut, dans la dualité psyché– soma, distinguer le psychisme du soma qu’en fonction du point de vue d’une élaboration imaginaire de la conscience des organes somatiques [23]. Cette élaboration est, pour reprendre les termes de Canguilhem, « inépuisable, infati-

gable, capable à elle seule de peupler un monde ». Elle déforme et reforme sans cesse les mêmes images soit par réitération (retour du même), soit par répétition, et sous son action, l’imaginaire est proliférant. C’est letrait Unairequi arrête la prolifération de l’imaginaire. Ici, par identification régressive, le patient peut retrouver le stade de l’enfant capable d’individuation et de distinction dumoiet dunon- moi5. Cetrait Unaire, signifiant de la trace d’une absence effacée, pourrait être, dans le cas qui nous intéresse—celui de l’annonce—, la santé qui a lâché prise mais dont il reste cependant le signifiant, la lettre à partir de laquelle peut se retisser, par répétition, une nouvelle réalité psychique (répé- tition et non réitération, car il ne s’agit pas ici du retour du même, mais bien d’une élaboration psychique dynamique).

Letrait Unaire, la lettre, a une face du côté du Réel et une face du côté du Symbolique. Il empêche un clivage duel et permet le redémarrage d’une réalité psychique soit par « rac- croc », soit par « patch », élément rajouté inerte, permettant de coloniser le bord. C’est pourquoi l’élaboration imaginaire est toujours à reprendre dans la dialectique avec le patient.

Il n’y a dans l’observation rapportée ici que des restes visuels (représentations de choses), mais aucun témoignage de représentation de mots. Le soignant doit tenir compte de la nécessité de maintenir un répit dans la dynamique du soin. L’absence de répit est iatrogène en cela qu’elle laisse un sujet dont lemoirégresse, à un stade infantile, et empê- che l’élaboration psychique dans la diachronie propre à chaque sujet. À ce stade infantile, il n’est pas autorisé à dire son doute (infans, sans accès au langage), ce qui ne fait que renforcer l’affect d’angoisse, délié qu’elle est de toutes représentations de la maladie.

Protoreprésentation de la maladie

Dans la suite du trauma, il y a le gel de la chaîne signifiante et donc le blocage du Symbolique. De fait, du pur Réel que constitue le symptôme, le sujet échappe vers une activité imaginaire. C’est pourquoi dans la définition lacanienne l’angoisse est considérée comme un phénomène de bord dans le champ de l’imaginaire. Ces constructions imaginai- res font largement appel à des protoreprésentations, c’est-

5Le concept de trait Unaire s’est construit sur la théorie freudienne du trait unique. Le trait unique est la modalité propre à un sujet qui le caractérise dans son mode d’accès à la répétition. Il est pour Freud ce qui subsiste de l’objet perdu (l’éclat de jouissance). Mais si le trait unique de Freud fait référence au symptôme, le trait unaire proposé par Lacan fait référence au signifiant en tant qu’unité réalisant une trace et permettant le début dun comptage. Le trait unaire vient s’inscrire à la place de l’objet a. Il n’est donc pas seulement ce qui le remplace, il est aussi ce qui l’a effacé. Le trait unaire, parce qu’il est à lorigine de la chaîne signifiante, sera aussi le support dun stade majeur de l’identification du sujet. Ainsi, le trait unaire est le repère symbolique de l’identification subjective au même titre que le stade du miroir est le repère imaginaire de cette identification.

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à-dire à des emprunts aux représentations historiques (col- lectives) de la maladie sans qu’il y ait une identification au sujet [11]. Donc pas d’énonciation possible, mais une suc- cession d’énoncés sans lien avec le sujet puisque sans lien avec la chaîne signifiante. C’est du symbole, mais ne n’est pas du Symbolique dans la mesure où ça ne fait pas série. Le terme « protoreprésentation » en ce sens nous paraît adapté, car il indique qu’il s’agit de constructions peu élaborées sans que l’on puisse supposer qu’elles s’ouvrent obligatoirement sur des représentations sociales plus développées.

Ces constructions de l’ordre de l’imaginaire sont souvent terrifiantes et s’élaborent typiquement autour d’une vision anthropomorphique de la maladie, c’est-à-dire une maladie intelligente, forcément sous-tendue par un être vivant onto- logiquement distinct du sujet malade et pouvant prendre plu- sieurs aspects selon le degré de l’élaboration imaginaire (du crabe au jumeau [8]). Pour qu’un être vivant colonise un patient, il y faut, toujours selon les théories imaginaires, une « faiblesse » du patient. C’est une déclinaison de théorie biologique de la graine et du sol6. En l’occurrence, le sol (« terrain favorisant » pour emprunter à la terminologie médicale) est ici conçu comme le « caractère du patient » qui parcourt l’imaginaire collectif depuis Hippocrate (théorie de l’homme atrabilaire) jusqu’à nos jours. De fait, dans sa tentative d’adaptation, le sujet atteint de cancer fait souvent appel à ce que nous sommes conduits à définir comme théo- rie psychogénétique.

Ainsi, certains patients étayent leur représentation de la maladie par une théorie de la cancérisation d’un organe fai- sant une large place à la pensée en tant qu’agent responsable (par excès ou par défaut)7: cette théorie attribue à un trait de la personnalité du sujet le fait qu’il ait pu laisser « entrer » la maladie dans le corps.

Vignette 2

Mathieu est un homme de 54 ans qui exerce la profession de secouriste. Les symptômes qui le conduisent à consulter sont apparus il y a déjà de nombreux mois. Les douleurs dont il se plaint, et qui gênaient de plus en plus ses efforts, avaient une explication somatique. Nous le rencontrons quelques semaines seulement après qu’il ait subi une intervention au niveau de la colonne vertébrale, visant à stabiliser une ver- tèbre dorsale très endommagée. L’analyse des biopsies de cette vertèbre révéla qu’il souffrait d’un cancer et qu’en réa- lité la lésion vertébrale était de nature métastatique, c’est- à-dire secondaire à un cancer. Où situer le cancer primitif, dans quel organe ? Cela, il ne le savait pas, bien que ce fût inscrit dans son dossier. Tel fut le contexte de notre rencontre avec Mathieu. Le trauma de l’annonce ira jusqu’à la perte de connaissance.

Quelques jours plus tard, alors qu’il était hospitalisé pour traitement, nous avons retrouvé Mathieu. Pour lui, l’origine du cancer était indéterminée, et le « primitif » était resté inconnu. Cette représentation, celle d’une métastase sans lésion néoplasique primitive, telle qu’il l’avait encore la veille avant la consultation, ne le préparait donc pas à l’idée d’un cancer présent et qu’il faudrait traiter.

« C’est comme un oiseau qui serait venu pondre desœufs et serait reparti sans demander son reste », explique-t-il.

« Le nid de l’oiseau a été trouvé », conclut-il « alors qu’il aurait pu partir pour le faire ailleurs ».

Plus loin, il avance une curieuse théorie de la carcino- genèse qui partirait, selon lui, d’un état embryonnaire. Il recycle en fait des informations lues dans des revues de vul- garisation scientifique exposant la théorie des cellules sou- ches : « il y a un déréglage de cette cellule qui fait qu’elle part en“live”…Voilà comment j’explique la maladie…Ça peut effectivement déboucher sur une guérison totale et défi- nitive », suggère-t-il.

Un deuxième entretien prendra place le surlendemain.

Interrogé sur les représentations des causes qui auraient pu entraîner la maladie, il avance une hypothèse psychogé- nétique : il pense que les événements de sa vie, et tout parti- culièrement ceux qu’il appelle les « événements sentimen- taux », ont provoqué son cancer. Il y a d’ailleurs chez lui une confusion entre passé sentimental et passé affectif, puis- qu’il fait référence en réalité aux relations difficiles avec sa fille. Il donne cette explication :

« Je pense que le cancer est directement lié à l’affect. Une femme qui perd un enfant peut avoir un cancer du sein », explique-t-il. « Celle qui perd un mari a un cancer de l’utérus. »

Il évoque alors certains déséquilibres qui peuvent conduire à des accidents de la vie et se traduire par le can- cer. « Le cancer, on l’a, on le développe en fonction d’une

6Il y a une vérité biologique à la théorie de la graine et du sol. La science fondamentale de la physiopathologie du développement des métastases admet qu’il faut à l’expansion d’un clone métastatique des propriétés particulières de la cellule qui a migré et de lorgane dans lequel elle se développe.

7Nous appellerons par convention « théorie psychogénétique », une théorie qui na pas de noyau physique ou biologique supportant sa construction. En d’autres termes, rien ne soutient la structure de la théorie psychogénétique sinon la pensée. Les théories de psychogenèse du cancer, telles que fréquemment développées par les patients, ont un double rôle :

dans le contexte de la rupture biographique que constitue lannonce du cancer (du point de vue du sujet comme du point de vue de son proche), la théorie psychogénétique est utilisée pour relier lavènement de Réel que constitue le cancer à lhistoire propre du sujet, qu’elle en explique la survenue par une vulnérabilité du sujet ou par le débordement de ses défenses suite à un événement de la vie psychologiquement traumatisant ;

a contrario, dans un mouvement de projection vers le futur, le sujet considère qu’une pensée positive (sa volonté, les qualités de son caractère) peut l’aider à retrouver la santé. Certains sujets considèrent même que cette pensée a une valeur thérapeutique sans laquelle aucun traitement biotechnologique ne peut agir.

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certaine…d’un certain déséquilibre », et il ajoute « enfin, c’est ce que je pense ».

•Analyse

Les représentations du cancer empruntent de manière très singulière deux voies, l’une historique et imaginaire, l’autre tenant au savoir profane : la première suit une représentation anthropologique (ontologique, l’oiseau, la nidation, l’em- bryon). Cette représentation de la maladie traverse 24 siècles depuis le crabe de l’Antiquité grecque jusqu’à la cellule folle des théories virchowiennes. La seconde fait référence aux connaissances scientifiques les plus récentes (cellules sou- ches) pour les recycler sous la forme d’un savoir profane.

Dans ces deux cas, il est toujours question d’une intelli- gence, d’une malignité qui démontre que le malin a un double signifiant, médical et mythologique. Ce qui est angoissant ici, c’est que cette menace extérieure et imma- nente soit entrée en résonance avec une menace pulsionnelle, censurée par la culpabilité inconsciente (confusion des rela- tions sentimentales et affectives, théorie du cancer du sein lié à la maternité et du cancer de l’utérus lié à la sexualité). Elle concourt à un autoclivage narcissique du sujet et le confine dans une position régressive. La théorie de la graine et du sol se trouve ici complétée : la « fragilisation sentimentale » ayant fait le lit…d’un embryon.

Il existe d’autres modes de représentations incomplètes ou protoreprésentations. Certains patients parviennent à faire de la maladie cancéreuse une fragilité assumée, toujours pré- sente, qui n’empêche pas le sujet d’être aimé, de devenir, malgré ses imperfections (l’imperfection ouvre une place à l’humanité quand elle n’est plus vécue sur le mode d’une blessure narcissique à combler ou à cacher).

Dans ce rapport assumé à une imperfection, le sujet prend acte de la maladie cancéreuse comme d’une fragilité qu’il parvient à intégrer à son existence. Par exemple, lors d’une récidive, le sujet, même s’il est affecté, reste capable de régression pour, dans un second temps, assumer et survivre à sa souffrance, ce qui relance la question de la temporalité de la maladie [10].

Vignette 3

Il s’agit d’un couple que nous appellerons M. et Mme Paul : C’est madame qui est malade ; elle a 60 ans. La situation est critique d’un point de vue médical, et elle le sait. Depuis l’annonce de son cancer, elle a cessé toute l’activité domes- tique qu’elle avait en charge jusqu’à ce moment-là. Elle fait l’objet de pressions de la part de sa sœur pour « se battre ».

Son époux quant à lui prend en charge matériellement les tâches qu’elle a abandonnées ; il a un regard totalement original sur l’affection de Mme Paul et sur l’attitude qu’il

faut adopter en la circonstance partant du positionnement de son épouse.

Dans les propos de Mme Paul affleure la notion d’un clivage sous l’effet d’une intrusion. En effet, en réponse à la question « est-ce comme si vous mettiez la maladie à dis- tance ? » : elle répond : « vous savez, c’est comme s’il y avait deux parties en moi…: oui c’est ça, je crois d’ailleurs que c’est pour ça que je ne veux pas m’occuper de tout ça [référence à tout ce qui a trait au cancer] ».

En miroir à cette position, M. Paul son époux, de facto, assume au quotidien la prise en charge de toutes les tâches domestiques abandonnées par la patiente et assume égale- ment les soins de cette partie de son épouse qu’elle consi- dère comme clivée, contaminée. D’une certaine manière, il accepte explicitement d’assumer cette partie de l’être de sa femme dont elle se déresponsabilise, aussi bien dans les conséquences médicales que dans la vie quotidienne. Il dit :

« moi je pense que quand on passe par ce genre de mala- die…moi je sais que ça me change, je suis changé, depuis trois mois je sais que je ne suis plus le même parce que c’est une maladie qui vous atteint au plus profond…Moi je suis changé parce qu’elle est plus la même, mais du tout au tout…». Le « parce que » introduit une relation de causalité.

À d’autres moments de son discours émerge la figure d’un adversaire. Mais, s’opposant aux injonctions de combattre faites à son épouse par ses parents proches, il considère pour sa part qu’il n’y a pas lieu « d’aborder l’adversaire de front ». Il recherche une position qui permettrait une réparation, une utilisation de la force même de l’ennemi pour la retourner contre lui. C’est pourquoi il interprète

« l’appel au combat » explicite de la sœur de Mme Paul comme une négation du changement advenu depuis l’an- nonce, et cela l’irrite au plus haut point : « on lui dit… [il faut se bouger, il faut s’accrocher], je trouve ça scanda- leux… » plus loin, il ajoute : « C’est des conneries tout ça… c’est insupportable pour moi d’entendre de tels dis- cours : [il faut se battre, il faut s’accrocher, il faut faire face], on n’a pas besoin de ce baratin, on sait ce qu’on doit faire ! »

S’il ne la pousse pas à se battre, c’est qu’il considère que ce serait se dé-battre. M. Paul pense qu’il est nécessaire d’accepter le changement que la maladie a provoqué :

« Moi je pense que c’est primordial si je veux qu’elle s’en sorte, il faut que je respecte ça. »

•Analyse

Ici, selon l’hypothèse étayée par nos travaux sur les proches en tant que cosouffrants [17,20], c’est l’analyse du discours du conjoint de la patiente qui nous paraît riche d’enseigne- ments sur le conflit à l’œuvre suite à l’annonce du cancer en tant que trauma. Le pouvoir séparateur de l’angoisse qui en résulte subsume la notion de clivage. En tant qu’événement

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vécu comme extérieur, le traumatisme a quelque chose d’irreprésentable, et le moi, instance chargée d’assumer le principe de réalité, ne peut intégrer cet élément. Ce qui dans le conscient est Un, dans l’inconscient est clivé et opposé, et l’ambivalence est ici une conséquence du clivage [13]. La sidération de la pensée suivant l’annonce et la fragmentation d’une partie dumoisecondaire au traumatisme produisent ce que Ferenczi avait appelél’autoclivage narcissique du moi.

Dans le phénomène dynamique de ce conflit de forces, la défense s’organise partiellement par un processus d’identifi- cation dont la cible peut être un des intervenants quel qu’il soit (ici une belle-sœur). L’autre (en tant qu’autrui et non pas Autre) peut être perçu comme un agresseur introjecté, et c’est en cela que réside le clivage par quoi une partie du courant psychique continue de reconnaître la réalité alors que l’autre, perçu comme l’agresseur introjecté, participe à une réactivation du sens de la culpabilité dont Freud disait qu’il était l’état de tension entre lemoiet lesurmoi.

À ce stade, l’accès d’angoisse peut aller jusqu’à la syn- cope caractérisant la situation extrême de l’angoisse trauma- tique : l’autoclivage narcissique du moi permettant au moi de se soustraire à l’angoisse. L’angoisse de la situation de l’annonce n’obéit donc ni au schéma de l’anxiété ni au schéma de la dépression. Elle est à la fois réactivité soma- tique et témoin du Réel dans sa violence [2].

Le clivage du moi, s’il en est un, est-il réversible ? L’observation des patients nous apprend que la dynamique psychique à l’œuvre est superposable à celle classiquement décrite dans laspaltung: celle de la perte, suivie du juge- ment d’attribution permettant l’acceptation de la perte, le deuil et finalement ce qu’il est convenu d’appeler restitu- tion de la santé et qui est plutôt en fait l’ancrage au soi comme objet de retrouvailles.

Subjectivation des représentations sociales du cancer Troisième modalité : dans l’après-coup de l’annonce, cer- tains patients semblent incapables de régresser, incapables d’avoir recours à des théories psychogènes et à des fantas- mes infantiles de la maladie pour mettre en représentations ce cancer.

Il peut même être observé que l’annonce d’un cancer et son suivi génèrent un nouveau mode d’« insertion sociale ».

Ces patients atteints de cancer se fondent alors avec presque trop de complaisance dans des stéréotypes sociétaux. Le sté- réotype du sujet cancéreux est, comme tout stéréotype, le fait d’un apprentissage social et d’une péjoration [1,4,6]. Il n’y a pas de noyau de vérité, car il n’est pas la caricature d’une vérité ; il est phénomène socialsui generisvisant à maintenir le sujet à distance de façon dynamique. Il est un processus de défense dusocius. Le stéréotype est surtout organisation du comportement et des attitudes autour d’un axe culturel. La fonction dépréciative du stéréotype tient à son caractère

réducteur. Il s’agit toujours d’un réductionnisme assimilant le sujet stéréotypé à son stigmate, à un comportement, à une structure psychique supposée. L’attribution causale en matière de cancérologie est intimement liée à la constitution du préjugé et, in fine, du stigmate [6]. Au sein de ce méca- nisme, la fonction principale du stéréotype apparaît comme un outil de catégorisation permettant de distinguer le «nous» du «ils». Il y a dans l’attribution causale faisant le lien entre une maladie et un comportement le ferment de la constitu- tion des préjugés, forme de parti pris sociologique selon lequel l’appartenance de la personne atteinte au groupe est remise en question [22].

Vignette 4

M. C. est un patient qui veut bien être « héros ordinaire », mais qui se refuse à devenir un « cancéreux ordinaire »8. En réaction à l’annonce d’une rechute de cancer, M. C.

s’approprie les représentations sociales du cancer là où beaucoup de patients ne font que les subir. Cette appropria- tion se fera par un surinvestissement social de l’attribut de

« sujet social atteint de cancer ».

M. C. est hospitalisé pour la reprise évolutive d’un adé- nocarcinome pulmonaire diagnostiqué un an auparavant.

[Il a subi une opération très complexe, aux suites troublées].

La récidive cancéreuse survient un an plus tard : il présente cette fois des atteintes du lobe supérieur droit et du lobe moyen, ainsi qu’une atteinte métastatique du pancréas qui n’entraînent cependant que très peu de symptômes physi- ques. Plus que l’extension pulmonaire, à laquelle il dit qu’il s’attendait, c’est la métastase pancréatique qui centre son angoisse et nourrit la réaction traumatique de l’annonce de la rechute : par une condensation de langage, M. C. fait de la métastase du cancer au niveau du pancréas un « cancer du pancréas » dont la représentation est, pour lui, marquée du sceau d’un mauvais pronostic. L’idée de la mort ne lui était pas étrangère : après son intervention, il avait mis à profit sa rémission pour « régler ses affaires » : il avait notamment cédé des appartements et prévu ce que pour- raient être les revenus de son épouse s’il devait décéder et consigné ce qu’il y aurait à faire dans ce cas.

Marié depuis plus de 40 ans, père de deux enfants égale- ment mariés, grand-père de plusieurs petits-enfants, ancien instituteur dans un village où il est connu et reconnu, M. C.

s’est aussi « lancé dans les affaires », à sa retraite, et il se dit fier de sa réussite dans ce domaine, qui lui a assuré un train de vie « enviable. » De longue date très investi dans de mul- tiples activités, notamment associatives, culturelles et artis- tiques, il se présente comme un sujet hyperactif dont la

8Référence à la campagne d’affichage de l’INCa en 2006 montrant à visage découvert des patients guéris et élevés au rang de « héros ordinaires » (sic).

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maladie n’a que temporairement suspendu l’élan. Qu’on en juge : depuis la chirurgie qui a clos le traitement de la pre- mière atteinte du cancer du poumon et le diagnostic de la rechute, il a repris les activités qu’il menait antérieurement : jardinage (plusieurs heures par jour), peinture, sculpture, multiples réunions amicales, théâtre amateur. Seule conces- sion à la maladie : il a renoncé à ses sorties en vélo, par crainte « de prendre froid », et les a remplacées par des randonnées plurihebdomadaires (10 km environ à chaque sortie pédestre).

Il a aussi continué de rendre visite chaque semaine à sa mère âgée, qui vit dans une agglomération assez distante de son village. Il est allé à plusieurs reprises rendre visite à ses enfants installés l’un comme l’autre dans une autre région, éloignée. Il a effectué avec son épouse deux séjours de vacances à l’étranger.

De ce qu’il rapporte de cette année écoulée, plusieurs faits qu’il commente abondamment retiennent l’attention :

il recherche assidûment la compagnie d’un ami dont l’épouse s’est récemment éteinte d’un cancer, et avec qui il a de longues discussions sur le vécu de la maladie cancéreuse. Les deux dernières années de la vie de cette femme avaient été marquées par un « repli sur soi », dit-il, c’est-à-dire qu’elle refusait de rencontrer qui que ce soit ou de se livrer à une quelconque activité sociale. Il évoque très régulièrement avec son ami sa propre perception de la maladie et du comportement qu’elle entraîne ;

il a répondu favorablement à la demande de ses conci- toyens d’organiser une exposition dans le village, qui lui serait consacrée et qui l’a, dit-il, bien mobilisé (sic). Il commente : « une petite expo tous les ans ils font…cette année c’était moi…j’ai amené mes tableaux, mes sculp- tures et puis comme c’est dans un petit village…je ne sais pas s’ils sont venus voir dans quel état le cancer avait laissé C. (il rit), mais j’ai eu 350 entrées donc c’était sympa…» ;

finalement, trois mois après l’exposition, il participait comme acteur à une représentation théâtrale ; il y tenait le rôle d’un malade, alité, en train de mourir. Il n’avait pas, dit-il, choisi le rôle, mais faute d’avoir pu, du fait de son intervention chirurgicale, s’engager suffisamment tôt, il a pris celui qui restait. Il le jouera vêtu d’un pyjama, sans avoir à prononcer de texte, juste à imiter un mou- rant. Il commente : « J’ai fait un petit rôle, un malade, qui meurt d’ailleurs…c’est pas drôle, mais c’est peut-être un moyen d’exorciser…Je suis comme ça, dans cette posi- tion (la même qu’il adopte devant nous sur le lit d’hôpi- tal), dans un pyjama, je joue quand même…sans texte. » Histoire sans parole donc, qui en dit d’autant plus long que le pyjama qu’il utilisa pour jouer la scène était un vêtement déjà utilisé dans une pièce antérieure ; mais, fait saillant que lui fit remarquer sa propre sœur après la représentation, ce n’était pas n’importe quel pyjama,

c’était celui de leur père défunt ; pyjama mortifère autant que mortuaire…

•Analyse

Cette observation souligne une modalité particulière d’inter- action entre les représentations sociales du cancer (ici por- tées par l’entourage très conséquent du patient, telles que la société s’en fait écho dans le village) et la personnalité pro- pre de M. C. Le comportement qu’il décrit et que l’entretien avec son épouse confirme dans la totalité de ses dires, ainsi que sa présentation et son discours témoignent de traits de personnalité narcissique que lui-même souligne, voire cri- tique, non sans humour parfois : «C’est terrible, je suis fier comme un pou, je suis assez cabot et les gens disent tous

“ah, je sais pas comment tu fais…”alors moi je joue sur ce tableau, j’aime bien qu’on me dise ça, et des fois il faut que je me corrige, pour pas que j’en fasse trop non plus pour prouver que j’ai le moral» (on peut noter qu’il ébauche là l’affirmation de la valeur contre-dépressive, de défense (hypo)maniaque de son comportement)…«Je suis fier mais pas orgueilleux, fier de ma vie, de mes relations amicales, j’aime bien qu’on vante mes mérites…»

S’il se désigne volontiers comme l’objet du regard d’autrui, il apparaît en même temps comme le spectateur de lui-même (il se désigne à plusieurs reprises par la troisième personne : « il », « M. C. »).

Dans ce cas clinique, trois principales questions se posent au sujet du trauma et de sa mise en représentations. Il s’agit :

du rapport au corps ;

de laccroche au statut social ;

de la nomination.

En premier lieu, le rapport au corps de M. C. est pour le moins curieux et énigmatique. Il ne décrit pas un corps affecté par la maladie, mais reste sur l’image d’un corps au service d’activités physiques, à la limite d’une hyperacti- vité… Lors de l’annonce de la récidive, s’il est choqué, il affirme pourtant qu’il s’y attendait.

Il va jusqu’à le mettre en scène, il joue un « corps mou- rant ». Lorsqu’il évoque ce rôle, il dit «Je n’ai pas choisi ce rôle parce qu’il n’y avait personne pour le jouer, moi j’ai dit : ça me va bien !» Ce rôle, il l’assume, mais c’est sans conscience de ce qu’il «rejoue »qu’il revêt le pyjama de son défunt père. C’est sa sœur, choquée, qui le lui fait remarquer.

Lui commente : « … au théâtre, les gens étaient pliés, ils rigolaient, l’histoire de ce patient qui est sur le lit et qui meurt, je meurs quoi… on en a parlé avec ma sœur, on a rigolé…mais j’ai été maladroit parce que c’était le pyjama de mon père qui est décédé, et dans la pièce je meurs…je ne m’étais pas posé de question là-dessus…mais par contre [le cancer] c’est quelque chose dont on ne peut pas se cacher,

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mais j’ai fini presque par accepter et vivre avec, à condition d’en parler beaucoup. » Il évoque bien entendu la mort, et la formulation souligne ici encore la valeur défensive de la posture qu’il adopte.

L’annonce du cancer est inscrite dans l’utilisation de la formule «dont on ne peut passecacher », les autres vont donc savoir qu’il est atteint d’un cancer, et par cette néga- tion, le cancer pourra aussi lui servir à «se cacher», ce qui aurait été différent s’il avait utilisé en lieu et place de la locution précédente la formulation plus souvent entendue :

«on ne peut pas s’en cacher ». Dans cette hypothèse, le cancer aurait été considéré comme un fait. Le corps mou- rant de M. C. devient objet de railleries sous le regard de l’Autre.

M. C. est alors très proche du positionnement de Stephen, le héros de Joyce9. Dans Portrait de l’artiste en jeune homme, Joyce décrit une raclée reçue par Stephen. Stephen, matraqué et battu, reste insensible à cette violence au point qu’il n’en voudra même pas à ses agresseurs de l’avoir mal- traité. Pour Lacan [16], il s’agit là d’un exemple de l’aban- don du corps propre, Stephen est détaché de son corps comme d’une «pelure». Cet abandon du corps est toujours suspect. Chez M. C., comme chez Stephen, les atteintes por- tées à son corps semblent le laisser insensible : il continue de vivre comme il le faisait auparavant. Il ne peut exprimer une plainte, une souffrance venant du corps.

En deuxième lieu, la personnalité de M. C. s’est toujours maintenue autour d’unités d’images lui donnant une cohé- rence identitaire. Il se décrit dans une succession de statuts le mettant en scène dans le lien social, par exemple lors de son activité professionnelle quand il était au cœur du village et même à la retraite quand il devient un homme d’affai- res… Il se réalise à partir de codes sociaux et bénéficie d’une bonne réussite professionnelle ou familiale. Ces sta- tuts donnent au moi une assurance. On peut même se demander si, dans ce moment difficile du rapport à la mala- die cancéreuse, le recours au statut social sur le mode d’un faux-self ne pourrait traduire une tentative de normalité qui a valeur de symptôme.

Le cancer, bien loin d’être évité, est « exploité » et mis en scène. M. C. recherche alors dans son entourage l’affirma- tion de son caractère exemplaire de combattant : «les gens me disent tous ah, je ne sais pas comment tu fais, je ne sais pas comment tu y arrives, tu as un cancer et tu t’es battu, t’es guéri, t’as plus rien…nous on se serait laissé aller…».

La relation étroite qu’il entretient avec son ami veuf est également informative : il se place résolument comme une

image inversée de l’épouse de son ami qui avait fait ce choix de rompre toute relation sociale deux ans même avant son décès. Lui, tout au contraire, s’affiche. Et si l’intensité de l’intrusion liée au traumatisme de l’annonce s’avère très éle- vée, la résistance à ce phénomène consiste chez lui à «appri- voiser », anticiper, mettre de la distance (il « met » de la distance entre son cancer et lui, bien plus qu’il ne «prend» de la distance d’avec son cancer) par une externalisation qui réduirait sa maladie à un fait social propre à susciter l’intérêt de tout son entourage. Il se fait par là même le spectateur de sa propre histoire et de ses capacités à faire face à l’intrusion du cancer ; il parle de lui-même à la troisième personne : «Je ne sais pas s’ils sont venus voir dans quel état le cancer avait laissé C. » Ou «…il vaut mieux que ça arrive à C. qu’à ses enfants. »

M. C. traite ainsi son cancer : « Je ne me suis jamais surpris à ne pas y penser…c’est en permanence, en perma- nence,…mais je fais avec, quoi, et j’en parle beaucoup. »

« Ne pas être surpris » pourrait résumer l’essence de sa posture : «J’y ai pensé sans le vouloir. »

Aucun évitement possible, bien au contraire, favorisé par le statut que lui confère la pression sociale dans un milieu autarcique où il est connu et reconnu, M. C. devient un objet de regard d’autant plus intéressant qu’il est sujet porteur de la maladie en tant qu’objet biologique et porteur de l’attribut social de « cancéreux ». C’est dans son village qu’il se sent le plus à l’aise pour jouer « ce rôle ». Non seulement à la scène, mais aussi au travers de l’exposition qui lui était consacrée et dont l’affluence de visiteurs le conduit à cette question : «je sais pas s’ils sont venus pour voir dans quel état le cancer avait laissé C. » (là encore, le cancer est comme personnifié, élevé au rang ontologique, être en tant qu’être).

Pris en tenaille entre une réalité interne (rechute) et une réalité externe (représentation sociale du cancer lui confé- rant un statut social, en tant qu’attribut pouvant menacer les statuts antérieurs : instituteur, gestionnaire de biens immobiliers, artiste), M. C. préserve sa sociabilité.

Dans l’entretien qu’il donne quelques jours après l’annonce de sa rechute, il évoque le renforcement de ses liens avec les gens du village : «J’ai un peu besoin de ça, c’est le village où j’ai toujours été, j’y ai été instituteur pendant des années, donc c’est vrai que ça crée des liens, on est toujours attaché à ce qu’on a apprivoisé…»

Parle-t-il du cancer ? La locution «On est toujours atta- ché à ce qu’on a apprivoisé », outre qu’elle traduirait l’importance de l’intrusion («toujours attaché»), sonnerait alors comme un aphorisme qui sous-entend une vision anthropomorphique du cancer, à « apprivoiser », comme le Petit Prince apprivoise le renard.

La dimension de l’évitement apparaît cliniquement réduite chez M. C. Pour n’être pas non plus dans le déni de son affection ni de sa gravité, il semble cependant en

9Joyce, écrivain irlandais alcoolique (1882–1940), va servir à Lacan dexemple clinique pour travailler la question de la place de la production artistique comme suppléance. L’artiste obtient dans sa création un nom et une légitimité sociale quil na pu acquérir dans sa vie privée.

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conjurer les implications par la mise en exergue de sa résis- tance à la maladie (hyperactivité, créativité, socialisation) et la théâtralisation de la mort qu’il joue, affublé de la défroque de son père défunt : ce qu’il refoule en le faisant (la réalité de la mort) émerge dans le discours de sa sœur interloquée.

Il fonctionne grâce à une aide, l’image d’un cancéreux, et à une rumination rendant la maladie logique et acceptable.

Ces éléments juxtaposés (connaissances médicales, scienti- fiques, images personnelles) bien que placés sur les axes culturel et expérientiel propres du sujet sont cependant désarrimés de tout affect.

En troisième lieu, on peut alors venir interroger chez M.

C. la question de la nomination. Il ne paraît pouvoir exister que dans une nomination sociale, car c’est à cette condition que l’imaginaire fonctionne et que l’angoisse est contenue par l’orthopédiemoïque. Il devient un cancéreux « modèle », mais il ne dit rien du sujet affecté par l’annonce d’un cancer.

Et comme il joue au cancéreux dans les « habits » du père mort, on peut aussi s’interroger sur « l’opérationnalité » ou sur le caractère opérant d’une parole paternelle qui aurait pu l’inviter à assumer autrement la maladie.

À mettre en scène dans le social cette place vide de sujet, M. C. donne à voir sa véritable problématique : celle de ne pas avoir pu trouver une place dans la sphère privée. Il témoigne ainsi publiquement de sa « plainte », lui donnant un caractère exemplaire, hors norme (création, théâtre, président d’asso- ciation…). Ce symptôme a valeur de faux-self10. Il compense l’absence de légitimité d’existence par un statut social qui lui donne un nom. La seule chose qui soit importante étant celle de se faire un nom dans le public, de faire parler de lui. Il s’agit d’une insertion sociale où le nom propre n’est jamais réduit à un nom commun. C’est ce qui pourrait venir expli- quer le fait que M. C. ait décliné l’offre qui lui a été faite de se rendre à l’Escale Bien-être de la Ligue contre le cancer, lieu d’échange où il aurait été confronté à d’autres malades du cancer. Démonstratif de son « statut de cancéreux » pour ses proches et son environnement social, il évite, a contrario, de rencontrer des patients qui vivent la même expérience que lui, ne prenant alors pas le risque d’être confondu et/ou de se confondre avec les autres, il reste l’unique. Ce statut donne une légitimité et une singularité que le partage avec ses sem- blables lui ferait perdre.

Conclusion

Dans cet article, nous n’avons pas parlé du climat trauma- tique de l’annonce lui-même, bien que rien de ce que nous décrivons n’aurait de sens clinique s’il ne s’appuyait sur cette intrusion brutale, cet avènement de Réel du corps : l’an-

nonce d’un cancer et ses conséquences dans l’après-coup.

Car, les événements que nous avons interrogés dans leur signification ont eu lieu dans l’après-coup.

Dans ce que nous avons appelé « absence de représenta- tion » et « protoreprésentation », la prééminence de l’ins- tance imaginaire est perceptible sous la forme la moins struc- turée d’appropriation d’images, de symboles. La confrontation au Réel passe souvent par cette phase où l’imaginaire relancé par l’angoisse bloque la symbolisation et ne permet pas au sujet de s’articuler à un dire. C’est une forme de retour à un inconscient holophrastique (d’avant le langage).

Lorsqu’un travail de symbolisation redevient possible, il emprunte autant aux représentations sociales du cancer qu’à la personnalité de chaque patient, processus psychique inté- grant progressivement l’attribut social et sa possible conclu- sion métaphorique. Cet attribut en tant que nouveau statut au sein dusociusest propre à chaque patient. Sans le trauma, c’est-à-dire l’intrusion initiale, il n’y aurait eu aucun recours particulier à un référentiel tenant au savoir profane que véhi- culent les représentations sociales du cancer.

La notion de trauma vient articuler lemoià la question de l’angoisse : il est la conjonction d’une attaque pulsionnelle et d’un événement extérieur. L’affect d’angoisse a cela de par- ticulier qu’il occupe tout le champ dumoi. Il n’y a donc pas d’acte d’énonciation possible, mais seulement une succes- sion d’énoncés (la doxa), ce qui explique le recours à un prêt-à-penser social.

Le sujet traumatisé utilise deux voies pour liquider l’af- fect d’angoisse massif inaugural de l’annonce. Une voie culturelle qui emprunte non pas, comme on pourrait si attendre, aux avancées récentes du domaine de la science, mais à des rétentions de représentations historiques surna- turelles de la maladie ; par ailleurs, une voie idiosyncra- sique tenant au référentiel propre qui a fondé ses modes de défense. La déliaison opérée par l’angoisse entre Réel, symbolique et imaginaire ne peut s’éterniser, et, après l’annonce, dans sa tentative de reliaison, le patient s’appuie sur un référentiel qui lui est propre (idiosyncrasique). Réta- blir une réalité psychique le contraint à prendre pour réfé- rence sa propre émergence en tant que sujet. Dans le flot d’énoncés que constituent les représentations, celles qui sont élues visent à repasser par les origines propres du sujet. La défaillance du soi (puisque dans l’angoisse ce n’est pas de l’environnement que l’on manque, c’est de soi) fait que le sujet se reporte vers la première voie cultu- relle, bien qu’elle soit égodystonique, car elle fait office de

« chambre froide » où entreposer l’affect en attendant de pouvoir le subjectiver.

Conflit d’intérêt : subventions des laboratoires Roche France et Chugai pour cette recherche.

10Cest-à-dire substitut fonctionnel de lego.

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