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Article pp.41-60 du Vol.4 n°1 (2006)

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de l’innovation par les TIC

Sana Miladi

Centre de sociologie des organisations (CSO-Sciences Po/CNRS) 19, Rue Amélie

F-75007 Paris s.miladi@cso.cnrs.fr

RÉSUMÉ. Cet article décrit l’organisation du travail entre les différents acteurs qui interviennent dans les campus numériques pour introduire les TIC dans la formation et

« innover » en matière de pédagogie. Il met en lumière le lien entre rationalisation, division du travail et innovation dans la formation par les TIC. Il montre enfin que les stratégies que mettent en œuvre les acteurs pour contrecarrer les incertitudes liées à cette innovation renforcent l’organisation « taylorienne » du travail.

ABSTRACT. The article describes the organization of work between the different actors in on- line universities. We highlight the link between rationalization, the division of labour and the innovation process in training through information and communication technologies. Our results show that to overcome the uncertainty introduced by this innovation, these actors started developing individual strategies, strengthening the division of labour.

MOTS-CLÉS : innovation, formation, acteurs, stratégies, ingénierie, rationalisation, organisation.

KEYWORD: innovation, training, actors, strategies, engineering, rationalization, organization.

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Introduction

En 2000, 2001 et 2002, les ministère de l’Education nationale et de la Recherche français ont lancé trois appels à projets pour la constitution de campus numériques visant à offrir une formation ouverte et à distance. Quelques années après le lancement de ces appels, nous nous interrogeons sur leur « mise en œuvre » dans les universités. Comment les universités se sont-elles organisées pour répondre aux ambitions qui leur étaient proposées ?

Les objectifs décrits dans le texte du premier appel à projets et dans les deux suivants étaient structurés autour de l’élaboration d’une offre de formation post-bac, diplômante ou créditante, ouverte et à distance, utilisant les TIC pour des publics identifiés. Le ministère entendait par là, « une formation utilisant les technologies de l’information et de la communication, proche des besoins des apprenants, se libérant des contraintes de lieux et de temps, offrant des services sur mesure, conçue de façon modulaire, afin de permettre des parcours individualisés et de s’adapter à des contextes différents.1 » L’objectif majeur des appels à projets était d’arriver à construire une offre souple en formation initiale comme en formation continue qui articule à la fois des ressources (dont le contenu, la forme, le support et le mode d’administration sont à concevoir), des services (tutorat individualisé et de groupe utilisant différentes techniques : téléphone, messagerie électronique, forums, visioconférences, regroupements périodiques…) et une logistique (administration du réseau et des plates-formes, maintenance des logiciels nécessaires, gestion des accès sécurisés, gestion administrative). Ainsi ces formations devaient offrir la possibilité aux étudiants, qui pour des raisons diverses ne peuvent rejoindre l’université, de choisir le lieu, le moment et le rythme de leurs études. La modularité était un gage de souplesse, une ouverture pour l’individualisation des parcours. Mails, forums ou chats devaient faciliter la personnalisation des relations enseignant-enseigné. De plus, ces dispositifs étaient censés accroître la responsabilité et l’autonomie des étudiants en leur permettant de « gérer » leur parcours de formation en fonction de leur rythme personnel.

Les campus numériques et l’innovation pédagogique

Ainsi, les campus numériques cherchaient par l’introduction des TIC dans la formation à encourager des innovations pédagogiques profondes en milieu universitaire.

Il est nécessaire à ce stade de définir ce que nous entendons par innovation.

Suivant Alter (2002), il faut établir une distinction entre invention et innovation :

« L’invention représente une nouvelle donne, la création d’une nouveauté technique ou organisationnelle, concernant des biens, des services ou des dispositifs.

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L’innovation représente l’ensemble du processus social et économique amenant l’invention à être finalement utilisée ou pas. ».

Le processus d’innovation tel qu’il a été défini par Alter s’applique au « monde » des entreprises. Cros (2002) considère que ce processus est plus complexe dans le

« monde » de l’éducation et de la formation. En effet, faute de définition spécifique au champ de l’éducation, Cros a tenté de cerner le champ de l’innovation en éducation et en formation en proposant cinq composantes minimales : « du nouveau relatif et contextualisé, un produit qui peut être un indicatif, un changement à condition qu’il soit volontaire, intentionnel et délibéré, c’est-à-dire qu’il s’inscrive dans une action finalisée, portée par des valeurs et qui se déroule selon un processus aléatoire. »

Ces composantes rejoignent sur certains aspects la définition de l’innovation apportée par Alter. Cependant, Cros considère que l’innovation en éducation et en formation est spécifique parce qu’elle pose le problème du choix des valeurs : à la façon dont les enseignants vont investir les TIC en formation préexistent des valeurs. La spécificité de l’innovation en éducation pour l’auteur relève aussi du fait qu’elle touche à un domaine porteur lui-même de « transformation » (apprentissage et transformation de l’autre). Le processus d’innovation pédagogique visée par les appels d’offre « campus numériques »nous semble particulièrement intéressant à analyser en ce sens.

En effet, la nouveauté telle qu’elle est énoncée n’est pas restreinte à l’utilisation des TIC dans la formation (puisque le texte de l’appel d’offres précise que : « mettre des cours ou une base de données en ligne ne répond pas à la logique de l’appel »).

Ce qui est visé est bien un processus d’innovation touchant la sphère pédagogique : la définition de nouveaux cursus proches des besoins des apprenants et adaptés à leur profil parce que modulables et sur mesure ; des formations à consommer n’importe où et n’importe quand ; des formations qui combinent à la fois des ressources multimédia, l’interactivité du numérique et l’encadrement humain ; de nouveaux rapports pédagogiques entre l’enseignant et l’enseigné et de nouveaux rôles.

L’innovation pédagogique est par conséquent « globale » ou « plurielle » et repose sur une dynamique de « boule de neige », dans la mesure où chacun des aspects innovants en engendre un autre. Il est présupposé que l’utilisation des TIC permettra de se libérer des contraintes de lieux et de temps et qu’elle induira ainsi de nouveaux rapports pédagogiques médiatisés par l’artefact technique, qu’elle favorisera l’autonomie de l’étudiant.

Les campus numériques sont les instruments mobilisés par le ministère pour impulser cette innovation pédagogique apportée par les TIC. De ce fait, la structure des campus n’est pas laissée au hasard. Ils doivent répondre à des exigences précises qui se présentent comme autant de critères de sélection. L’accent est mis sur la nécessité de construire des consortiums, c’est-à-dire des regroupements d’établissements publics qui s’associent à d’autres partenaires publics ou privés, de

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développer des projets reposant sur une « ingénierie de formation solide et de qualité », où s’articulent à la fois des ressources éducatives, des services et une logistique. D’autres critères de sélection2 encadrent la gestion des projets. En effet, les appels d’offres mettent l’accent sur la pertinence et la qualité des projets (précision des besoins de formation identifiés et pertinence des dispositifs pédagogiques mis en place pour répondre à ces besoins, qualité des choix technologiques et professionnalisme de la production des ressources pédagogiques, présence d’une politique de communication en direction des publics potentiels…), ainsi que sur les modalités de leur conduite (caractère réalisable des objectifs poursuivis, qualité de l’organisation du projet, dispositions juridiques liées à l’organisation mise en place, chef de projet formé à la gestion des projets complexes.)

Ainsi un campus numérique est-il aussi un instrument d’innovation en terme d’organisation de l’enseignement supérieur et de la formation. La logique de consortium suppose notamment une collaboration décloisonnée entre universités, qui pourrait remettre en cause l’autonomie des universités et constituer un nouveau mode d’organisation en réseaux. L’utilisation du terme « ingénierie de formation », renvoie par ailleurs au monde industriel et à sa forme prédominante d’organisation (la division des tâches). Celle-ci requiert une pluralité de compétences, pas toutes maîtrisées par les acteurs « traditionnels » de l’enseignement supérieur et nécessite donc l’intervention de nouveaux acteurs. Les critères relatifs à la gestion des projets introduisent un nouveau mode de suivi de la formation : une gestion par projet de la formation.

A travers d’une enquête de terrain, nous avons tenté d’analyser le processus d’innovation pédagogique dans six campus numériques. Nous avons choisi un échantillon de campus dans des disciplines différentes (trois en médecine, deux en gestion et un en sciences) pour pouvoir tenir compte, dans l’analyse, des biais relatifs à la spécificité des disciplines. Nous ne prétendons pas présenter, dans cette étude, une approche globale du programme « campus numérique ». Mais, les nombreux entretiens (plus de cent entretiens semi-directifs) d’une durée moyenne d’une heure et demi auprès de diverses catégories d’acteurs intervenant dans les campus numériques dans différentes universités (chefs de projets, enseignants auteurs et/ou tuteurs de ressources, responsables administratifs et techniques, membres des comités de pilotage des projets…) complétés par des entretiens avec des acteurs du ministère ayant participé au projet « campus numériques » ainsi que l’analyse de documents constitutifs de projets et de procès verbaux de réunions nous autorisent à proposer une première analyse des logiques observées. Cette méthode de travail repose sur l’idée qu’un processus d’innovation ne peut-être compris sans l’analyse sociologique des acteurs qui le portent.

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Ainsi cet article retrace la façon dont le processus d’innovation structure l’organisation du travail des acteurs qui interviennent dans les campus numériques.

Nous essayerons de montrer comment, d’un point de vue organisationnel, il s’est traduit par une structure « bureaucratique » : au processus d’innovation pédagogique semble se substituer une organisation « classique » du travail proche du modèle

« taylorien ». Cette organisation est caractérisée par une division des tâches à deux niveaux : entre concepteurs et exécutants, d’un côté et entre exécutants, de l’autre ainsi que par une rationalisation des tâches.

La spécialisation des tâches dans les campus numériques

Le ministère identifie les Campus numériques comme des « dispositifs de formation, combinant les ressources du multimédia, l’interactivité des environnements numériques et l’encadrement humain et administratif nécessaire aux apprentissages et à leur validation.3 » Or, au-delà de leur virtualité et avant d’être des dispositifs, ces campus numériques renvoient à des formes d’organisation du travail et d’allocation des tâches entre différents acteurs à différents niveaux.

La spécialisation horizontale du travail

Dans tous les campus étudiés, nous avons observé une division du travail entre les acteurs. Cette division se fait par spécialisation : chaque acteur a un domaine de compétences.

Nous avons d’abord observé une division horizontale du travail entre tous les

« exécutants ». Par exécutants, nous entendons tous les acteurs intervenant dans la production de l’offre de formation à savoir : les enseignants auteurs et/ou tuteurs et les membres de l’ « équipe numérique » (concepteurs médiatiques, développeurs, techniciens audiovisuels, administrateurs des plates-formes, les administratifs.)4.

Cette spécialisation n’est pas marquée de la même façon dans tous les campus : plus les TIC sont « au cœur de la formation », plus les acteurs sont nombreux et plus il y a une spécialisation des tâches. En effet, la spécialisation est nettement plus fréquente dans les campus qui proposent une formation diplômante en ligne avec à la fois des ressources numérisées et des services en ligne (tutorat) que dans les campus qui offrent juste des ressources en ligne.

Nous retracerons ci-dessous les différents aspects de cette division horizontale du travail et donnerons quelques éléments sur la manière dont elle fonctionne.

3. www.educnet.education.fr

4. Nous regroupons tous ces acteurs dans la même équipe pour les besoins de l’analyse.

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La conception globale des formations : cloisonnement par diplôme et spécialisation autonome au sein de chaque diplôme

Nous avons observé dans les campus « diplômants » un cloisonnement par diplôme. En effet, le regroupement de plusieurs diplômes dans un campus commun n’est pas synonyme d’échanges entre diplômes. Le fonctionnement du campus reste cloisonné par diplôme : chacun ayant son mode de fonctionnement et d’organisation.

Le seul lien entre ces diplômes est le partage d’une même plate-forme technique qui n’implique pas forcément le même usage d’un diplôme à l’autre ni au sein d’un même diplôme.

« Le mot campus est un peu erroné, on le comprend, nous, comme un dispositif qui est à disposition de tout enseignant qui souhaite utiliser nos moyens. On lui propose d’organiser la visioconférence, une plate-forme en ligne, la création de ressources en ligne. C’est un mini-service nouvelles technologies pour l’enseignement pour les facultés. » (Chef de projet)

Cependant, si la division du travail entre les enseignants au sein de chaque diplôme se fait par domaine de spécialité, la conception d’un cours en ligne demeure un travail autonome : chaque enseignant se débrouille seul face à son écran avec son cours, sans échange avec les autres auteurs sur la manière de concevoir le cours.

Cette division et cette absence d’échange est vérifiable également pour les tuteurs : quand plusieurs tuteurs suivent le même module, il n’y a aucun échange entre eux, chacun pratique le tutorat et évalue les étudiants à sa façon. Ainsi nous pouvons dire que la notion d’équipe pédagogique est inexistante : ce sont des logiques individuelles et autonomes qui priment. Nous pouvons parler ici de la « faible interdépendance fonctionnelle » qui lie les acteurs dans la poursuite de leurs activités. Celle-ci renvoie selon Musselin (1997) à la « mollesse de la technologie » que Cohen, March et Olsen (1972) définissent comme caractéristique des universités en tant qu’anarchies organisées. Notons que, même quand l’effort a été fait de regrouper plusieurs enseignants pour un même module, cela s’est le plus souvent soldé par un échec (des cours inachevés, peu homogènes, avec des styles d’écriture différents). Les enseignants estiment n’avoir pas pu se coordonner pour plusieurs raisons : l’éclatement géographique, leur « culture » de l’autonomie, le manque de temps, le degré d’importance accordé à cette activité. Toutes ces raisons ont eu pour résultat de nuire à la qualité du cours final et à la motivation des enseignants qui se sont vraiment impliqués. Or, dans l’enseignement en ligne, contrairement à l’enseignement « traditionnel », le travail de chacun a potentiellement plus d’incidences sur le travail de l’autre d’où la remise en question de la « technologie molle » caractéristique des universités.

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Certains enseignants regrettent cette absence de communication qui, d’après eux, empêche de concevoir un bon produit. En même temps ils ne font rien ou peu de chose pour y remédier. D’autres n’ont pas pensé à changer de pratiques et même refusent cette idée.

« Et d’ailleurs, s’il avait fallu créer un équipe pédagogique probablement, je ne l’aurais pas fait. » (Professeur, auteur et tuteur d’un module)

Par ailleurs, si certains campus prévoient la conception d’un cours par un enseignant et le tutorat par un autre, cette division est plus théorique que réelle. En effet, dans les campus qui prévoient cette séparation, la plupart des enseignants- auteurs assurent eux-mêmes le suivi du module qu’ils ont conçu. D’une part, ils n’acceptent pas la séparation entre la conception et le tutorat. Ils se réfèrent pour cela aux formations « traditionnelles » qui englobent les deux aspects, ce qui leur semble nécessaire pour améliorer le cours en fonction des réactions des étudiants.

D’autre part, ils développent des arguments liés à l’autonomie de l’enseignant : chaque enseignant ayant sa philosophie et sa façon de concevoir son cours, il est difficile pour un autre enseignant de se l’approprier.

« Quand j’ai été amené à participer au projet, c’était évident que c’est ma conception des cours donc c’est ma façon de tutorer les choses. J’ai conçu le cours et donc je tutore. Moi je regarde le fait que c’est mon cours et je le tutore à ma façon. Si je n’ai plus le temps de la faire, je retire mon cours et je retire mon tutorat. C’est ma conception des choses. Je ne sais pas honnêtement, est-ce que j’aurais mis un cours en ligne si je n’avais pas pu le gérer après, c’est une vraie question, je n’en sais rien… je ne sais pas si ça m’aurait bougé pour écrire mon cours. » (Maître de conférence, auteur et tuteur d’un module)

D’autres campus ne prévoient pas cette séparation dans la mesure où l’enseignement se fait simplement par visioconférence et par la mise en ligne de cas pratiques pour l’auto-évaluation. Dans ce cas, le tutorat est fait en face à face lors des visioconférences par l’enseignant lui-même. D’autres enfin, prévoient la possibilité de tutorat en ligne, mais cela n’est pas exploité par les enseignants.

Cette division du travail entre production de cours et activité tutorale n’est pas réellement réalisée dans les campus étudiés au moins pour deux raisons : parce qu’« évitée » dans certains cas et déclarée comme « pas nécessaire » dans d’autres.

Elle semble pourtant inévitable à moyen et long terme. En effet, le développement multimédia de cours en ligne étant coûteux, comment amortir les coûts autrement qu’en prévoyant une utilisation du même support sur plusieurs années ou par plusieurs enseignants en situation de tuteurs et non de producteur ?

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La médiatisation et la mise en ligne des ressources : de nouveaux acteurs dans la formation

Ces tâches relèvent de l’« équipe numérique », qu’on pourrait assimiler à un

« melting pot » tant profils et rôles sont différents. On trouve des concepteurs médiatiques, des chefs de projets multimédias, des responsables audiovisuels, des administrateurs des plates-formes, des développeurs, des techniciens. Ceux-ci interviennent dans les campus en fonction de leur spécialité : les responsables audiovisuels se chargent des visioconférences, le concepteur pédagogique multimédia s’occupe de la scénarisation « médiatique » des contenus donnés par l’enseignant, le développeur réalise les animations conçues par le concepteur pédagogique multimédia, les techniciens avec les informaticiens mettent les cours en ligne. La taille l’équipe numérique diffère d’un campus à un autre. Dans certains cas, toute une structure est dédiée au multimédia, dans d’autres une ou deux personnes s’occupent de tous les aspects de la numérisation et de la mise en ligne.

Les frontières de ces « nouveaux métiers » sont encore floues et pas encore reconnues dans les universités.

« Concepteur multimédia : c’est quelqu’un qui essaye de voir ce que peut apporter un média par rapport à une démarche d’enseignement et de pédagogie. Mais c’est souvent le nom de l’enseignant qui ressort, on ne voit pas le nom du technicien ou de l’ingénieur pédagogique qui a travaillé derrière, alors qu’il a un rôle assez important, on voit surtout le rôle de l’enseignant. » (Concepteur multimédia)

« Les formations d’ingénierie pédagogique nous rapprochent un peu des enseignants même si on n’a pas une compétence extrême dans la discipline que l’enseignant fait, on a une certaine pédagogie, comment apprendre à l’étudiant via le net… les nouveaux métiers qui émergent c’est l’ingénierie pédagogique : voyager entre la technique et la pédagogie, c’est un travail qui évolue et qui va être de plus en plus important » (Chef de projet multimédia)

La conception de ressources numériques : la spécialisation contenu/technique

Une ressource numérique se présente généralement soit sous la forme d’un support multimédia soit sous la forme d’une visioconférence. Ces deux productions nécessitent l’intervention d’au moins deux acteurs, l’enseignant et le concepteur médiatique dans le premier cas, le responsable audiovisuel dans le deuxième cas.

Concernant la conception d’un support multimédia, le rôle de l’enseignant se limite à la fourniture d’un contenu pédagogique scénarisé c’est-à-dire d’une maquette de cours bien agencée indiquant éventuellement les développements qu’il souhaiterait voir dans le produit final. La conception multimédia est faite par les professionnels du domaine. S’agissant des visioconférences, l’enseignant assure son

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cours et ne s’occupe pas de l’aspect technique permettant le déroulement de la visioconférence.

Cette division contenu/technique semble inévitable aux acteurs. En effet, la plupart des enseignants-chercheurs n’a aucune compétence en matière de développement multimédia et ne s’estime pas capable de remédier aux pannes techniques. Les problèmes techniques créent une dépendance des enseignants vis à vis des responsables audiovisuels notamment, les enseignants n’étant pas (ou ne se sentant pas) capables d’assurer, seuls, une visioconférence par exemple.

« On a tous des disponibilités limitées, on ne va pas apprendre à faire des dessins animés pour les professeurs et des cours pour les auteurs de dessins animés. Chacun garde son métier. Ce que les développeurs font c’est de la pure technique. Moi je ne veux pas et je ne peux pas mettre ma main dans la technique. S’il n’y avait pas les développeurs, je ne l’aurais pas fait. Moi je ne sais pas programmer en flash, eux ils le savent. » (Maître de conférences)

« Moi je ne sais pas faire. ça me paraît difficile parce que ce sont des systèmes complexes… parce que même les gens qui viennent nous aider ne parviennent pas à dépanner… ce n’est pas notre métier…on ne sait pas faire ça. C’est un de nos gros points noirs. On a un cours à faire, c’est vrai que le technicien doit être là, doit brancher les choses et faire marcher le système. Ça nous on ne sait pas faire. Je crois qu’on est très complémentaires. » (Professeur)

Nous pouvons parler d’une interdépendance selon le modèle du couplage réciproque (Mintzberg, 1982) entre l’enseignant et le concepteur médiatique. En effet, l’enseignant prépare le contenu et l’enchaînement du cours, le concepteur médiatique le réalise en utilisant les médias, l’enseignant le récupère pour vérifier la version et le redonne au concepteur pour qu’il le mette en ligne.

La spécialisation horizontale poussée à l’extrême : la division du travail

La division des tâches est présentée comme incontournable pourtant, coordination et coopération entre ces acteurs ne vont pas de soi.

Pour les concepteurs médiatiques, deux problèmes sont souvent cités. Ils considèrent d’un côté qu’ils passent leur temps à solliciter les enseignants pour avoir un contenu sans avoir les moyens de les persuader. D’un autre côté, quand ils obtiennent un contenu de cours, ils s’étonnent de la façon de faire des enseignants : ils fournissent des supports sur lesquels les réalisateurs ont du mal à travailler seuls (exemple des polycopiés), ils leur consacrent peu de temps, ne leur fournissent pas la maquette de cours dans les délais. Or, plus la maquette est préparée par l’enseignant, plus le concepteur médiatique parvient à faire les développements multimédia adéquats et plus le produit final est satisfaisant. Plus l’enseignant fait

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l’effort de comprendre les raisons des pannes techniques qui ont causé l’interruption de la visioconférence et ne les impute pas de facto à l’incompétence du responsable audiovisuel, plus un climat de confiance s’installe entre eux, nécessaire au bon déroulement de la visioconférence.

Les enseignants sont, quant à eux, confrontés à trois principales difficultés. La première est liée au passage d’un cours traditionnel à un cours en ligne, passage qui nécessite de repenser son cours. La scénarisation pédagogique est rendue nécessaire parce que l’enseignant est conduit à produire un cours « figé ». Il doit concevoir ce dernier en devançant les interrogations des étudiants pour les intégrer judicieusement lors de la conception du cours. Quand il veut aller plus loin dans la logique de la scénarisation pédagogique, il découpe son cours et prévoit des entrées multiples pour permettre à l’étudiant de réaliser différents parcours.

« En tant qu’enseignant, la définition et la conception du module s’avère très délicate. Entre le passage d’un cours que j’enseignais depuis une dizaine d’années à un module multimédia en ligne, la refonte complète du cours est totale et par conséquent il y a un travail auquel l’enseignant n’est pas du tout préparé c’est ce passage au multimédia. La phase de définition du module est délicate et difficile. » (Maître de conférence, auteur d’un cours)

D’autres problèmes, d’ordre structurel, existent. Ils sont liés à la question de la rémunération de ce type de travail et au manque de reconnaissance de ces activités dans la carrière. Ces trois difficultés n’ont pas été évoquées de la même façon dans tous les campus. Elles sont très présentes dans les campus où les TIC sont placées au

« cœur de la formation ». Les questions de rémunération et de reconnaissance ont été rarement soulevées dans les campus en médecine où les enseignants estiment que

« c’est leur mission d’enseigner d’une façon ou d’une autre ».

Division verticale entre les comités de pilotage des campus et les acteurs exécutants

Les campus numériques qui ont placés les TIC au « cœur de la formation » sont gérés par un comité de pilotage ayant pour rôle d’organiser la production, de mettre en place la logistique, de coordonner les aspects pédagogiques, juridiques, financiers et de prendre les décisions relatives au fonctionnement du campus. Ces comités de pilotage ont à leur tête un chef de projet. Ils sont composés des différents représentants des universités partenaires : des enseignants, des chargés de mission NTIC, des directeurs de centres de production multimédia, des directeurs de service de formation continue. Dans les autres campus, une telle structure n’existe pas. Un ou deux acteurs gèrent le projet.

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La composition des comités de pilotage : trois catégories d’acteurs

La composition des campus numériques varie d’un campus à un autre mais deux catégories d’acteurs sont toujours présents. Il y a d’un côté des enseignants

« innovateurs », ayant une ou plusieurs casquettes dans l’université et généralement

« proches » de l’équipe présidentielle de leur établissement. Ils sont à la fois enseignants et directeurs de centre de production multimédia ou enseignants et directeurs de centre d’ingénierie pédagogique ou enseignants et directeurs de centre de formation continue. Tous croient aux vertus des TIC dans l’enseignement, ont essayé avant le lancement des appels d’offres campus numériques et, « sans beaucoup de succès », de révolutionner la pédagogie. Ils défendent ces projets qui deviennent « leurs projets personnels ». Ils sont « atypiques dans la mesure où ils se distinguent des autres enseignants en développant des activités qui ne sont pas valorisées dans le milieu universitaire. Ils se positionnent sur un créneau depuis longtemps marginalisé : celui de l’enseignement à distance. Ce sont des

« marginaux-sécants » au sens de Jamous (1969), des « traducteurs » au sens de Callon (1986), des « étrangers » au sens de Simmel (1908). D’un autre côté ces comités de pilotage comptent aussi des « politiques », ceux-ci peuvent aussi avoir plusieurs casquettes : ils sont parfois chargé de mission NTIC et enseignants ou doyen et enseignant. Ces deux catégories d’acteurs sont généralement ceux qui ont été les « initiateurs » des projets « campus numériques » dans leur université.

Ces acteurs ont décidé de monter les projets et ont ensuite sollicité des enseignants pour déterminer l’offre de formation et/ou la produire. Ils les ont cooptés ou bien leur ont imposé le projet. L’étude des campus montre que la plupart de ces enseignants n’ont pas participé au montage du projet. Ils ont été contactés pour concevoir et/ou tutorer un module. Ils ne sont pas tous présents dans les comités de pilotage et pour ceux qui le sont, cette présence n’est pas synonyme de prise de décision. Ceci est également vérifiable pour les autres acteurs

« exécutants », ceux de l’équipe numérique.

La présence des enseignants dans les comités de pilotage n’est pas synonyme de prise de décision

Dans les comités de pilotage, organes « opérationnels » dont le rôle est de réunir les acteurs autour d’une table pour discuter des principaux disfonctionnements et pour gérer le projet, être membre n’est pas synonyme de prise de décision. Tout d’abord, les enseignants sont moins souvent présents que les deux autres catégories d’acteurs, car ils disent ne pas pouvoir libérer des journées entières pour des réunions. Par ailleurs, les enseignants n’ont pas les mêmes préoccupations, les mêmes intérêts et la même vision du développement de tels projets que ces deux catégories d’acteurs. Les chargés de mission NTIC ont des intérêts politiques à défendre : souvent en poste pour une durée limitée, ils occupent cette fonction dans la perspective d’évolutions futures. Les directeurs de centres de production

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multimédia ont des intérêts « d’entreprises privées » : ils cherchent à vendre leurs produits et à les fabriquer à moindres coûts. Ils n’accordent pas la même importance à l’enseignement et à la pédagogie que les enseignants-chercheurs et n’ont pas les mêmes contraintes. Les enseignants « innovateurs » défendent d’autres valeurs. Or, comme l’a souligné Cros (2002) en matière de formation, les valeurs précèdent l’innovation. Par ailleurs, les enseignants eux-mêmes ne constituent pas un bloc unifié. Ils ont différents profils et différentes motivations. Les maîtres de conférences qui veulent devenir professeurs estiment qu’ils n’ont pas intérêt à s’impliquer dans l’enseignement et accordent peu de temps au comité de pilotage puisque leur carrière dépend de leurs publications et non de la pédagogie. A l’inverse les maîtres de conférence « innovateurs » s’investissent dans beaucoup de projets. Tandis que les maîtres de conférences « businessmen » s’intéressent plus aux aspects financiers qu’à l’aspect innovant de cet enseignement. Enfin, les professeurs en fin de carrière, pour qui le projet est un « plus » prennent quant à eux peu de risques. Les comités de pilotage mobilisent donc des acteurs ayant des rationalités variées et même opposées.

Ensuite, la présence des enseignants dans les comités de pilotage ne vaut pas décision parce que, les enseignants siégeant dans ces comités se disent « dépassés » par un jargon qui n’est pas le leur. Ce jargon « gestionnaire » relève d’une culture de projet que les enseignants ont rarement acquise.

« Honnêtement on a eu un certain nombre de réunions dans les deux premières années. Ce n’était pas très pratique, pas très efficace et je ne trouvais pas que les réunions étaient très fructueuses. C’était très fumeux, très théorique, ça faisait appel à des tas de notions qui nous dépassaient un peu, nous, médecins…il y avait toujours des tas de discussions avec le chef de projet, avec des personnes chargées du développement des nouvelles technologies. Ces gens-là, ils ont un langage qui nous déroute un peu. Ils sont toujours en train de réfléchir sur le but des choses, ils ont un langage très administratif. Quelquefois vous ne comprenez même pas le sens des phrases qu’ils veulent dire, c’est des théories sur les nouvelles techniques de communication, c’est un langage très abstrait et très administrateur que les médecins ne comprennent pas toujours. C’est vrai que dans ces réunions les médecins ne sont pas très concernés. Souvent les décisions ne sont pas prises par les médecins. Ils tiennent un langage qui nous échappe, c’est très abstrait…nous on est très pratique, très pragmatique. » (Professeur)

Or si certains se plaignent de ne pas être suffisamment informés et de ne pas réellement participer à la « vie » du campus et souhaiteraient être consultés, d’autres avouent que cela leur convient parfaitement : ils ne tiennent pas à s’impliquer dans le campus au-delà de la conception ou du suivi d’un cours et préfèrent se limiter au rôle qu’ils ont dans la formation traditionnelle, parce qu’ils n’ont ni le temps ni les compétences pour gérer une telle « organisation » et pour s’engager davantage.

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« Je fais déjà mon cours, c’est très bien, je continuerai à faire mon cours, je n’ai pas envie de m’impliquer davantage. J’ai déjà beaucoup de travail, je fais déjà beaucoup de choses, je ne vais pas me rajouter du travail et puis je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre. Il y a des gens qui organisent ça, qui prennent les décisions stratégiques. Chacun son métier. » (Maître de conférences)

Ce désengagement vis-à-vis des comités de pilotage renvoie à l’une des caractéristiques des universités comme anarchies organisées à savoir la

« participation fluctuante ». « Par ailleurs, nous avons pu constater le faible intérêt dont font preuve beaucoup des universitaires français que nous avons interviewés, pour tous les processus de décision collective quand ils n’ont pas eux-mêmes de projet à défendre […] Peu enclins à participer, leur attention est de plus sélective. » (Musselin, 1997)

Finalement les comités de pilotage ne sont pas des arènes de gestion participative mais des arènes politiques. Il y a donc une décharge « subie ou voulue » par les acteurs exécutants de tout type de responsabilité relative au projet concernant la gestion ou la prise de décision, qui se traduit par une division verticale entre les

« concepteurs » qui pilotent les projets et prennent les décisions stratégiques et les

« exécutants ». Les projets ont été généralement conduits sans se préoccuper des intérêts et des besoins des enseignants-chercheurs et encore moins des autres acteurs exécutants.

La « bureaucratisation » condition de l’innovation pédagogique ?

Selon Gadrey (1994), le mode de travail que nous avons décrit caractérise le monde industriel. Ainsi, alors que les universités sont généralement assimilées à des bureaucraties professionnelles (Mintzberg, 1982), le processus d’innovation pédagogique donnerait-il naissance à un processus d’industrialisation de la formation ? On peut le croire si on adopte comme définition du mot

« industrialisation » celle qu’en donne l’auteur : « Un processus au cours duquel une catégorie n’appartenant pas au monde industriel tend à se rapprocher de ce dernier en matière d’organisation du travail et de fonctionnement en général. » Le parallèle entre les caractéristiques de ce monde industriel et celles du fonctionnement de certains campus interroge bel et bien. En effet, dans le cadre de certains campus numériques, le travail opérationnel de base (production d’un cours en ligne) est réglé selon des procédés de travail standardisés et spécialisés (cahier des charges, contrats) ; la rationalisation des tâches est le fait des comités de pilotage où les

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acteurs exécutants sont faiblement représentés et le cours « traditionnel » (travail vivant) est remplacé par un « bien5 ».

Une forte formalisation du travail est présente avec l’instauration d’un cadre réglementaire régissant le fonctionnement du campus et les relations entre les acteurs et avec la présence de structures du type « comité de pilotage ». Il transparaît alors l’image d’une organisation bureaucratique avec, d’un côté « les décideurs » et, de l’autre « les exécutants », une division du travail entre exécutants et l’instauration par « les décideurs » de contrats, de cahiers des charges, de chartes graphiques pour définir formellement les tâches de chacun et standardiser les procédures de travail mais aussi les résultats.

La rationalisation est matérialisée par l’instauration des contrats qui définissent le rôle des enseignants et en contrepartie leurs rémunérations mais qui fixent également les frontières du rôle de l’enseignant par rapport au concepteur médiatique. Elle est poussée également par la standardisation des supports qui doivent répondre à la même charte graphique. On le constate, les écarts avec les modes de fonctionnement traditionnel des universités sont importants.

Quels sont les caractéristiques des campus qui sont allés loin dans ce sens ? Comme nous l’avons dit, cette organisation du travail ne vaut pas pour tous les campus, elle est particulièrement présente chez ceux qui ont le plus tiré profit de l’apport des technologies numériques dans l’enseignement, allant au-delà de la simple « mise en ligne de ressources » et proposant un enseignement basé sur les TIC offrant des formations diplômantes avec des cours multimédia en ligne, un suivi en ligne des étudiants à travers des forums, des échanges de mails mais aussi des regroupements présentiels. Ce sont par conséquent les campus qui ont respecté, au plus près, les consignes des deux premiers appels d’offre. La spécialisation constitue certes partout la « trame de fond » de tous les campus mais la division du travail et la rationalisation ne sont poussées que dans les campus qui ont essayé d’articuler ressources éducatives, services éducatifs et logistique dans leur offre de formation6, bref de mettre en œuvre un ingénierie de formation.

Cette rationalisation est également liée à l’existence d’une vision stratégique.

Certains chefs de projet ont en effet pensé pérennité, partenariats stratégiques et offre structurée dès le début de leur démarche. Ceux-là ne se sont pas contentés de répondre mécaniquement aux appel d’offres du ministère.

5. Nous ne souhaitons pas rentrer dans le débat portant sur la classification d’un cours en ligne comme un bien ou un service. Nous pouvons juste considérer que, sans tutorat, un cours en ligne est un bien.

6. On ne peut cependant dire qu’ils sont aussi ceux qui ont mené le plus loin l’innovation pédagogique car l’utilisation poussée des TIC ne rime pas toujours avec innovation

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On voit ainsi poindre un lien entre le recours à une ingénierie de formation articulant à la fois des ressources pédagogiques, des services éducatifs et une logistique7 et la rationalisation du travail. Plus les TIC sont intégrés dans la formation et plus il y a rationalisation. Comment expliquer ce rapport a priori paradoxal entre innovation et bureaucratisation ?

Par ailleurs, on voit aussi un lien entre la planification stratégique et l’ingénierie de formation. Les campus qui ont eu une vision stratégique des projets sont ceux qui ont le plus mis en œuvre une ingénierie de formation. Comment expliquer ce lien entre l’innovation par les TIC très fortement incertaine et la planification ?

Nos analyses nous invitent à faire le constat que le processus d’innovation pédagogique par les TIC dans la formation suppose une ingénierie de la formation et une gestion stratégique des projets. C’est d’ailleurs le présupposé des appels d’offres du ministère. Au-delà de ce constat, nous avons observé que la division des tâches et la rationalisation qui sont liées à ces processus créent des tensions propres prévisibles dans le milieu universitaire.

L’analyse stratégique (Crozier et Friedberg, 1977), en pensant l’organisation comme « construit humain », résultat de rationalités et de logiques d’acteurs nous permet d’explorer le lien entre le phénomène de la rationalisation que nous avons observé et la question de l’innovation.

A travers les entretiens que nous avons menés avec les différentes catégories d’acteurs dans les campus numériques, nous avons pu observer diverses logiques d’acteurs et des rapports différents à l’innovation. Plusieurs légitimités coexistent : pédagogiques, économiques, managériales notamment. Chaque acteur œuvre dans le cadre d’une rationalité et développe une stratégie qui entre en concurrence avec celle d’un autre acteur.

Ainsi les « politiques » et les enseignants « innovateurs », porteurs des projets de campus numériques tentent de rendre stables l’environnement des campus et d’assurer leur pérennité. Pour cela, comme dans le cadre de tout projet, la planification est inévitable. Pour réduire les incertitudes, ils procèdent par l’instauration de structures de pilotage, de contrats avec les enseignants pour leur assurer un minimum de protection en termes de droits d’auteur et de rémunération mais pour s’assurer aussi de leur participation. Ces acteurs assument un rôle à la fois politique, économique et managérial.

Pour les enseignants, l’intégration des TIC dans l’enseignement est avant tout une nouveauté pédagogique, qui bouleverse leurs routines. Ceux-ci doivent repenser leur cours, l’agencer autrement, le scénariser, et parfois, se rendre à l’évidence qu’ils ont des compétences limitées.

7. Il est important de noter que l’ingénierie de la formation n’est pas synonyme de qualité de la formation : en effet nous ne prétendons pas comparer la qualité de la formation entre ces différents campus.

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Si les acteurs « politiques » des projets tentent de réduire les incertitudes en rationalisant, dans le même temps, ils créent une incertitude pour les enseignants, habitués à être autonome et indépendants. Pour contourner ce problème, deux mécanismes ont été observés qui, dans les deux cas, nuisent à la collaboration entre les enseignants et l’équipe numérique. Certains enseignants développent une stratégie de « négation » en refusant de collaborer avec les professionnels du domaine, en se contentant de fournir un polycopié du cours ou en affirmant que les développements multimédia ne sont que « des Mickeys en plus ». Cependant, pour les concepteurs médiatiques ces « Mickeys » sont au cœur de leur travail. Ces derniers se retrouvent ainsi pris entre les « politiques » et les « enseignants » et ne peuvent qu’accepter de « passer leur temps à supplier les enseignants pour avoir un contenu de cours ».

De même, les contrats trop contraignants pour les enseignants, peuvent faire l’objet de stratégies visant à chercher les failles pour échapper aux nouvelles tâches qui leur incombent.

« Les membres du Comité de pilotage ont privilégié l’aspect contrat, il fallait un contrat. Or on va faire une erreur monumentale qui handicapera notre décollage. On a mis dans les contrats des espèces de sanctions, il y a une chose qu’on n’a pas compris, c’est qu’un enseignant-chercheur s’en fout des systèmes de sanction…on ne peut pas jouer sur cet aspect-là, c’est une incompréhension de certains membres du Comité de pilotage, ils étaient dans une espèce de moule où ça fonctionne comme ça ou ils venaient d’horizons où ça fonctionne comme ça et donc ils l’appliquent aux universitaires. A force de trop contractualiser, on se bloque à l’avenir, on s’enferme dans des contrats, on passe un temps fou à parler contrat. Maintenant moi, dès qu’on me demande une chose, une actualisation de mon cours, je dis est-ce que c’est écrit dans le contrat ? » (Maître de conférences)

Au sein de l’équipe numérique aussi, la spécialisation n’est pas toujours synonyme de coopération. En effet, nous avons pu observer un certain nombre de problèmes de coordination entre les différents membres. Les administrateurs des plates-formes, les développeurs ou les techniciens ne sont pas en contact direct avec les enseignants ou les membres de l’équipe de pilotage des projets et sont rarement sollicités pour des réunions. Ils peuvent développer ainsi des stratégies de

« rétention ». Leur sentiment d’exclusion les incite à s’investir au minimum « tant qu’on ne les sollicite pas, ils ne communiquent pas ». L’absence ou le refus de communication est leur stratégie pour résister à la hiérarchie et à l’isolement.

Ainsi, plus l’ingénierie de formation est développée, plus le nombre d’acteurs qui interviennent dans la production de la formation est important et plus les incertitudes relatives au processus d’innovation et ce qu’il implique comme changement (partenariat avec d’autres universités, intervention de nouveaux acteurs

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dans la formation, nouveaux publics, nouveaux outils, différentes logiques de financement, pérennité du dispositif…) sont grandes. Par ailleurs, plus il y a d’incertitudes, plus il y a des jeux d’acteurs pour limiter ces incertitudes. Dans ce contexte, la rationalisation serait le résultat de stratégies d’acteurs en vue de réduire les incertitudes.

Ce sont donc les contraintes qui pèsent sur chaque catégorie d’acteurs et les stratégies divergentes qui sont mises en œuvre pour contrecarrer les incertitudes liées à l’innovation qui font émerger une forme de « bureaucratie ». Celle-ci serait le résultat de la confrontation de plusieurs légitimités professionnelles. Plutôt que d’engendrer de nouvelles logiques plus collectives, l’intégration des TIC dans la formation renforcerait les acteurs dans leurs logiques individuelles.

Conclusion

A ce stade de notre travail nous avons constaté que, d’une part, l’ingénierie de formation rime avec rationalisation et division du travail et d’autre part, qu’elle s’accompagne d’un développement du management de la formation au sens d’une planification et d’une organisation stratégique. Par ailleurs, le processus d’innovation pédagogique comme tout processus d’innovation est une activité qui génère de l’incertitude. Or, si pour Alter (1993) l’incertitude entraîne la

« détaylorisation » comme une sorte de redistribution implicite de la capacité organisationnelle vers l’individu ou le groupe d’opérateurs, ayant pour résultat la responsabilisation et la montée du professionnalisme, ce que nous avons observé dans le processus d’innovation pédagogique relève plutôt de la « taylorisation » et de la montée du management de la formation, un management « directif » et non

« participatif ».

Si l’introduction des TIC dans la formation amènent des formes de rationalisation du travail, des questions se posent quand à l’avenir : allons-nous assister, comme le présage Mintzberg à la fin du professionnalisme « où les professionnels perdent la pratique et le sens de la responsabilité et de la collégialité comme mode de direction » ? ou est-ce que l’innovation, une fois stabilisée et adoptée aboutira à un nouveau cadre « participatif » ?

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