PETITES NOUVELLES DU CANCER
Vingt-cinq secondes d’apne´e
A. Langer
– Bonjour Madame, je suis le radiologue. Pourquoi est-ce qu’on fait cet examen ?
– J’ai mal au ventre depuis trois ou quatre mois, alors mon me´decin traitant m’a prescrit une prise de sang et un scanner.
– Est-ce qu’il y a d’autres proble`mes ? Vous n’eˆtes pas fatigue´e, vous n’avez pas maigri ?
– Maigrir, je le voudrais bien, dit-elle coquettement en souriant. Fatigue´e, par contre, oui. C¸ a, pour eˆtre fatigue´e je le suis, je me traıˆne, tout est lourd, pe´nible.
– Bon, on va voir c¸a. On commence l’examen dans cinq minutes. Surtout, quand on vous dit de ne pas respirer, essayez de bien tenir, c’est important.
L’apne´e dure vingt-cinq secondes.
Les coupes transversales du scanner apparaissent, les unes apre`s les autres : verdict sans appel. La masse qu’on voit dans la partie droite du pelvis est un cancer de l’ovaire, le liquide envahit tout l’abdomen, le foie aussi est pris.
Le temps d’une apne´e – et de´ja` les images de´crivent les derniers mois d’une vie. De minuscules pixels de diffe´rentes tonalite´s de gris : si on agrandissait beaucoup l’image, elle deviendrait abstraite, perdant tout sens, carre´s anodins, inoffensifs. Pourtant il y a la`, inscrites dans ces pixels ineffac¸ables, la douleur qui aura de plus en plus de mal a` ce´der aux antalgiques banals, puis aux morphini- ques ; la chimiothe´rapie inefficace mais re´clame´e pour
vivre avec un infime espoir ; la chirurgie re´cuse´e ; les ponctions d’un ventre qui regonfle sans cesse ; et puis la mort, la famille autour du lit, incre´dule. « Il y a seulement trois mois elle allait si bien... » Et pour se raccrocher a`
quelque chose, un sentiment que l’on connaıˆt, ou` l’on se sent a` l’aise, la cole`re : « C’est la chimiothe´rapie qui l’a tue´e, cette me´decine moderne et cruelle... » C’est seule- ment une vieille tante qui parlera ainsi. Les autres se tairont, sachant qu’il n’y a pas de pourquoi, pas de qui, seulement un comment qui se de´roule inexorablement.
Comme si un chat s’e´tait empare´ de la pelote de sa vie et la de´vidait rapidement, distraitement. Cette boule nague`re compacte se trouve la`, e´tendue, expose´e nue aux regards, et son coeur, tel un papillon qui de ses ailes diaphanes reliait ces de´licats, fins fils de soie de la vie, de´ja` s’envole.
Il s’e´chappe ; et me´decin, technicien, spectateurs impuis- sants, sont devenus en quelques instants, bien qu’e´tran- gers, de´tenteurs des secrets les plus intimes de ce corps.
Intrusion impudique dans les entrailles d’autrui, et dans les derniers mois d’une vie dont l’enchaıˆnement sera ainsi, ainsi et pas autrement.
Sans qu’elle le sache, elle qui enfile soigneusement ses bas transparents, sa jupe bleue, ses escarpins dans la cabine. Non, elle ne sent encore ni le poids de ces petites pattes fe´lines, ni le toucher de leurs griffes aiguise´es.
Vingt-cinq secondes d’apne´e. Aurait-il mieux valu respirer ?
Adriana Langer ()
De´partement de radiodiagnostic
Centre Rene´ Huguenin, 35, rue Dailly, 92210 Saint-Cloud, France E-mail : adrianalanger@free.fr
Psycho-Oncologie (2007) Nume´ro 1: 62
©Springer 2007
DOI 10.1007/s11839-007-0011-7
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