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Empire et domination mondiale « Actes de la recherche en sciences sociales

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Empire et domination mondiale

Pourquoi parler de politiques impérialistes aujourd’hui ? Comme l’observe Romain Bertrand dans son étude récente des prises de position et des mobilisations suscitées par la Loi du 23 février 2005, l’impérialisme et le fait colonial avaient quasiment disparu du débat public dans les années 1990, mis à part chez les historiens et quelques associations de « rapatriés ». De même, le monde anglo-américain se souvenait-il alors à peine de cette notion désuète de colonialisme, qui évoquait la période victorienne et servait au mieux d’avertissement pour les générations futures. Les quelques rares impérialistes restant dans les mondes politique et intellectuel faisaient figure de grincheux nostalgiques et de reliques de la guerre froide. Un ouvrage publié à la fin de cette décennie rencontra un écho important, qui redéfinissait « l’empire » comme n’ayant plus rien à voir avec les États-nations ou les conquêtes militaires : selon Michael Hardt et Antonio Negri, « l’empire » est un réseau dénué de centre, composé de souverainetés partielles et de nœuds de pouvoir. Il était impossible d’imaginer à cette date que le principal débat politique aux États-Unis opposerait bientôt les partisans d’une forme d’occupation sur le long terme, de type colonial, et les défenseurs d’une version proche de « l’impérialisme du libre échange » du XIXe siècle (un système dans lequel une puissance hégémonique soutient des régimes amis sans les gouverner directement) . Après l’effondrement de l’Union soviétique, les États-Unis devinrent la première « hyper puissance » militaire du monde. L’écart entre les États-Unis et leurs concurrents les plus proches en matière de dépenses militaires et de technologie atteignit un niveau sans précédent dans l’histoire mondiale moderne, surpassant même l’écart entre la Grande-Bretagne et les autres grandes puissances au XIXe siècle. Si les dirigeants étasuniens ne prirent pas immédiatement conscience du caractère unique de cette situation durant la première moitié des années 1990, ils réalisèrent finalement qu’ils « n’avaient plus besoin de consulter [leurs] alliés européens

» avant de décider de recourir à la force militaire à l’étranger, ou même de « se préoccuper des intérêts des autres nations », comme le fit remarquer l’ancien Chancelier allemand Helmut Schmidt en 2002.

L’Empire américain

Ces évolutions géopolitiques se sont accompagnées d’une profusion de discours sur l’impérialisme et l’empire américains.

D’une certaine façon, un consensus étonnant a été atteint en matière de vocabulaire : les analystes critiques de la politique étrangère étasunienne, issus de la gauche, et les tenants de cette politique, issus de la droite, se sont accordés pour appeler les États-Unis un empire. Dans le monde de la politique étrangère de George W. Bush, l’empire n’est plus un gros mot, mais un paradigme dominant. Comme l’explique en des termes peu équivoques l’un des principaux conseillers du Président George W. Bush : « Nous sommes un empire désormais, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et tandis que vous étudiez cette réalité – de manière judicieuse, comme toujours – nous agissons encore, créant de nouvelles réalités, que vous pourrez également étudier, et c’est ainsi que les choses se règleront. Nous sommes les acteurs de l’histoire […] et vous autres, tous les autres, serez simplement là pour étudier ce que nous faisons ».

Bien que certains utilisent le terme « empire » comme une épithète signifiant « l’exercice arrogant du pouvoir sur des peuples quelque peu différents », d’autres s’en servent comme d’un modèle renvoyant à « l’exercice bienveillant de l’autorité par des personnes politiquement responsables sur des personnes qui en sont incapables ». Mais si l’on creuse un peu, on constate une forte convergence entre les définitions du terme « empire » à droite comme à gauche, ainsi qu’au sein des différents pôles du champ académique. Si l’on en croit le politiste étasunien Michael A. Doyle, ancien secrétaire général adjoint et conseiller spécial du Secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan (2001-2003), les empires sont « des relations de contrôle politique imposées par certaines sociétés politiques [États] sur la souveraineté effective d’autres sociétés politiques » lesquelles « recouvrent plus que les territoires formellement annexés » étant donné que la domination impériale s’exerce souvent par le biais de l’autorité informelle de la « souveraineté effective », qui s’oppose à « la conquête territoriale et au transfert juridique formel de souveraineté ». L’historien britannique Anthony Pagden soutient que les empires « ont toujours été le moyen d’imposer la stabilité à […] des peuples soumis ».

Un écart sémantique important apparaît lorsque l’on passe au terme « impérialisme ». Il existe une ligne de partage entre les définitions de l’impérialisme comme phénomène principalement économique – un autre mot pour désigner la dernière phase du capitalisme – et celles qui insistent sur sa dimension politique. L’« économicisation » du concept d’impérialisme a débuté avec le célèbre livre de J. A. Hobson, Imperialism (1902), et fut poussée plus loin par Lénine et par Rosa Luxembourg. Cette approche a atteint son apogée avec l’ouvrage de Hardt et Negri (2000), lequel redéfinit « l’Empire » – à l’origine une forme politique, centrée sur l’État, constituant la racine du mot impérialisme – comme un système capitaliste global, décentré et organisé en rhizomes. Or, tout juste un an après la publication du livre, les États-Unis lançaient la première d’une série d’interventions militaires extérieures ambitieuses, réfutant en pratique la thèse de la disparition de l’impérialisme d’État. Au même moment, les néoconservateurs à l’intérieur du gouvernement étasunien commençaient à tout mettre en œuvre pour accroître l’autonomie et le pouvoir de la présidence, la libérant de la négligence des fonctionnaires élus et des contraintes légales pesant sur la conduite de leur « guerre contre la terreur » en invoquant la construction juridique douteuse des « pouvoirs inhérents » de la présidence . Cette évolution est qualifiée de « présidence impériale », une étiquette qui permet d’attirer l’attention sur le lien généalogique entre les concepts d’empire, d’empereur, de militarisme et d’impérialisme.

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Plusieurs autres thèmes majeurs sont ressortis de ces débats. Certains soutiennent que la domination globale des États-Unis est chimérique puisqu’il leur est impossible de faire advenir chacun de leurs caprices géopolitiques. Mais il convient de distinguer les objectifs impérialistes des actions ou politiques impérialistes. Les échecs des politiques impérialistes peuvent causer autant de dommages dans le monde que leurs réussites, comme le montrent les interventions en cours en Irak et en Afghanistan, et sont par conséquent aussi importants à analyser que les cas où les puissances impérialistes atteignent leurs objectifs. Un second thème est celui du « déclin de l’empire américain ». Les puissances impériales sont depuis longtemps hantées par le précédent de l’Empire romain, et les anti-impérialistes produisent depuis tout aussi longtemps un contre discours reflétant le « déclinisme » inquiet de leurs ennemis, en annonçant la disparition imminente de l’empire. Un troisième thème porte sur la divergence supposée entre la politique étrangère des États-Unis et celle de l’Europe, résumée par le slogan « Les Américains viennent de Mars, les Européens de Vénus ».

La résurgence du passé colonial

Ce qui nous amène à considérer un autre ensemble de raisons d’étudier les politiques impérialistes aujourd’hui. Ces raisons sont plus spécifiquement européennes, liées aux nouvelles modalités de résurgence du passé colonial et aux discussions que celles-ci provoquent. Évidemment, les « gueules de bois impériales » n’ont rien de nouveau. Il y a plus d’un quart de siècle, l’historien William Cohen étudiait la façon dont « le passé colonial a laissé une marque persistante en France ». Cependant, les puissances européennes sont actuellement confrontées à leur histoire coloniale par la présence des populations anciennement colonisées dans les métropoles et par les nouvelles formes de mobilisation de la mémoire par les anciens colonisateurs. Ce qui se traduit notamment par l’émergence d’un Islam européen, avec les réponses islamophobes qui lui sont liées, parmi lesquelles la résistance à la construction de mosquées dans toute l’Europe. Certains commentateurs ont établi un lien entre les manifestations des « jeunes issus de l’immigration » privés de droits en France et en Grande-Bretagne et « la fracture coloniale », quand d’autres ont souligné que l’équation entre ces « jeunes » et les « anciens colonisés » relevait moins d’une évidence historique que d’une construction politique visant à dissimuler des inégalités et des discriminations plus actuelles. Significativement, les jeunes des banlieues ne font pas eux-mêmes le lien entre leurs doléances et le passé colonial, à la différence des sociologues et des politiciens . Mais la nouvelle Cité nationale de l’histoire de l’immigration, inaugurée en octobre 2007, a été installée dans le Palais de la Porte Dorée, construit à l’occasion de l’Exposition coloniale de 1931, et devenu ensuite le Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie . Même si les journalistes étrangers trouvent « curieuse » une telle localisation pour le Musée de l’immigration, elle s’explique par les liens politiquement construits entre le colonialisme et les immigrants contemporains . La façade du musée est couverte de bas-reliefs représentant les populations colonisées par la France travaillant dur pour extraire des matières premières pour l’empire. Selon la même logique, le fait que presque aucun immigrant dans l’Allemagne d’aujourd’hui ne soit originaire des anciennes colonies allemandes, et que la plus grande partie provienne de Turquie – qui était elle-même le centre d’un Empire – n’empêche pas les spécialistes d’avoir recours à la théorie

« postcoloniale » pour analyser la situation de ces immigrants.

Les politiques publiques en Europe et dans le monde postcolonial sont de plus en plus marquées par le passé colonial. Le 23 février 2005 a été votée en France une loi « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » et exigeant, entre autres choses, que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Cette loi fut abrogée par la suite, mais les débats qui s’ensuivirent ne firent qu’accentuer le poids du passé colonial . La demande de réparations ou d’excuses émanant

d’anciens pays colonisés constitue une autre facette de la conjoncture actuelle. En 2004, le gouvernement allemand – et plus particulièrement la ministre de la Coopération économique et du développement, Heidemarie Wieczorek-Zeul – présenta des excuses officielles aux Hereros de Namibie, ainsi qu’aux peuples Nama et Damara, dont les ancêtres avaient été massacrés par les troupes coloniales allemandes un siècle plus tôt. Ces excuses étaient en partie la conséquence de la campagne menée par des dirigeants Hereros, lesquels exigeaient réparation du gouvernement allemand et des entreprises privées ayant profité du travail des prisonniers de guerre en Namibie après les attaques de 1904. Elles furent suivies de la promesse de la mise en place d’un ensemble spécial de mesures d’assistance aux groupes namibiens les plus touchés par la campagne

d’extermination menée entre 1904 et 1907 . Cela ne signifie pas pour autant que la majorité des Européens acceptent l’idée de devoir des excuses ou des réparations pour le colonialisme. Gordon Brown, le Premier ministre britannique, a insisté sur le fait que « l’époque où la Grande-Bretagne devait présenter des excuses pour son histoire coloniale est révolue ». Peu après cette déclaration de Gordon Brown, prononcée en Tanzanie, les résidents de Bristol commençaient à débattre pour savoir si la ville devait s’excuser de manière formelle pour son rôle dans le commerce des esclaves . L’ancien Président français Jacques Chirac a reconnu le massacre colonial de 1947 à Madagascar lors d’une visite sur l’île en 2005.

Le récent discours de Nicolas Sarkozy à Dakar fournit un bon exemple de position ambiguë, qui reflète l’actuelle confrontation de points de vue autour de la question de la mémoire coloniale en France . Employant au début de son discours un

vocabulaire presque pan-africain, Sarkozy déclare : « Il est vrai que jadis les Européens sont venus en Afrique en conquérants, ils ont pris la terre de vos ancêtres. Ils ont banni les dieux, les langues, les croyances et les coutumes de vos pères. […] Ils ont coupé vos pères de leur passé, ils leur ont arraché leur âme et leurs racines ». Pourtant, après plusieurs pages dans cette veine, le discours de Sarkozy prend une tournure plus proche du style de Gordon Brown, concluant sur le fait que les Africains vivent un « éternel retour » et « ne sont pas entrés dans l’histoire ». Cet argument aurait pu être tiré directement de Hegel,

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qui refusait toute historicité à la société africaine dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire (et ce après avoir développé dans la Phénoménologie de l’esprit l’argument de l’importance centrale des esclaves dans la prise de conscience de soi des propriétaires d’esclaves) . De tels discours sont fréquents et reflètent la nouvelle dynamique qui anime la stratégie défensive européenne combinée avec la montée d’une puissante critique postcoloniale.

Impérialisme et colonialisme

Le terme « impérialisme » dérive du latin imperium « qui signifie “commandement”, “autorité”, “direction” ou, de manière plus libre, “puissance” ». Le terme « impérialisme » fut tout d’abord utilisé pour désigner le gouvernement abusif et l’apparat militariste en France pendant le Second Empire et en Russie tsariste à la fin du XIXe siècle . Il fut ensuite appliqué de manière rétroactive à l’Empire romain . Des liens furent bientôt établis avec la conquête expansionniste et la domination des colonies d’outre-mer. Une ligue anti-impérialiste fit son apparition aux États-Unis à la fin du siècle, qui s’opposa aux projets étasuniens d’annexion des Philippines . Le terme fut bientôt utilisé de manière métaphorique par des auteurs qui se référaient par exemple à « l’impérialisme dans les disciplines scientifiques » et à « l’impérialisme culturel » . L’ajout du suffixe « isme » donnait au terme des connotations d’illégitimité et d’anachronisme, « une sorte d’hybris et d’extravagance » comme le notait Arthur Salz dans son ouvrage de 1931, L’Essence de l’impérialisme.

Salz définissait l’impérialisme comme les efforts déployés par un État pour étendre sa puissance par la conquête de territoires. Michael Mann (dans ce numéro) qualifie cette forme d’« empire direct », soulignant que de tels empires peuvent venir à « “disparaître” lorsque les peuples conquis sont idéologiquement incorporés et acquièrent une identité “romaine” ou

“chinoise Han” ». Une deuxième option, représentée par Hobson, Lénine et d’autres penseurs de gauche apparus

ultérieurement, définit l’impérialisme comme un dérivé ou une forme du capitalisme. Ce qui, selon Salz, est trompeur puisque l’impérialisme existait bien avant le capitalisme et que l’accumulation capitaliste a souvent été pacifique et non-étatique. La quête de pouvoir est irréductible à la quête de capital ou de richesse monétaire. Salz s’appuyait sur l’historien Otto Hintze, qui opérait en 1907 une distinction entre « l’impérialisme ancien » des Romains et « l’impérialisme moderne ». L’impérialisme ancien visait l’expansion politique et la conquête, et était basé sur « une civilisation relativement fermée, qui refuse à toute chose étrangère ne pouvant être assimilée le droit d’exister ». Les empires anciens ont également créé la figure de

l’empereur ou de l’Imperator, qui est l’objet d’un culte ou d’une religion. À l’époque moderne, chaque État tente d’étendre son territoire ainsi que sa capacité à contrôler son espace domestique même si, comme l’a souligné Max Weber, tous les États

« ne s’efforcent pas d’étendre leur pouvoir, ni ne se tiennent prêts à imposer leur pouvoir politique à d’autres territoires et communautés en les intégrant ou en les rendant dépendants ».

L’impérialisme moderne, selon Hintze, surpasse l’impérialisme ancien, qui visait la domination du monde, en créant un équilibre des pouvoirs entre grandes puissances, le système européen des États. Confronté à la montée en puissance de la domination britannique sur les mers et sur le commerce, et au spectre d’une mainmise britannique sur le monde, Napoléon mit au point un plan défensif, « un grand système fédératif qui donne[rait] au monde ses lois ». Après 1815, une ère libérale de libre-échange et d’industrialisme « sembla se substituer à l’ère du mercantilisme et du militarisme ». Toutefois, vers la fin du siècle, l’hégémonie globale de la Grande-Bretagne était de plus en plus menacée, et le pays commença à réorganiser son empire colonial (voir l’article de Roland Lardinois dans ce numéro). D’autres empires coloniaux firent leur apparition, en partie en réponse à la Grande-Bretagne, en partie par émulation entre nations. Cette nouvelle version de « l’impérialisme » n’avait pas pour objectif, selon Hintze, de créer un unique empire mondial mais une quantité d’empires de plus petite taille coexistant de manière indépendante, établissant un équilibre des pouvoirs similaire à l’ancien système européen des États.

Ce que Hintze appelait impérialisme moderne est ce que nous considérons généralement aujourd’hui comme relevant du colonialisme . Tout comme « l’impérialisme », le « colonialisme » dérive de termes plus anciens : colonie et colonisation, qui renvoyaient à l’origine à l’implantation de populations et au travail de la terre. Néanmoins, les colonies modernes ne

drainaient pas toujours un nombre important de colons européens, de même qu’elles n’entraînaient pas forcément la création d’un secteur agraire de plantations. Les spécialistes des colonies commencèrent à faire la distinction entre les « colonies de peuplement » et les « colonies d’exploitation ». De même que l’ajout du suffixe « isme » conférait à l’imperium un certain caractère d’opprobre, « l’importance politique du colonial […] était accentuée par cet ajout ».

Le colonialisme (à la différence de la colonialisation ou de l’implantation sur des terres) est un phénomène spécifiquement moderne qui débute avec la conquête du Nouveau Monde et prend forme aux XVIIIe et XIXe siècles. Il se distingue de l’impérialisme moderne et de la formation de l’État en général par deux traits principaux. Premièrement, contrairement à l’impérialisme moderne, le colonialisme implique la conquête, suivie par la confiscation de la souveraineté et l’imposition d’une domination étrangère suivie. L’impérialisme moderne, à l’opposé, exerce son pouvoir sur des États étrangers sans les annexer ni les gouverner directement (dans ce numéro, Michael Mann subdivise l’impérialisme moderne entre « l’empire

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informel », qui implique un certain degré de mainmise militaire, et « l’impérialisme économique », qui opère par coercition économique). Le colonialisme s’apparente à l’ancien impérialisme à cet égard. L’impérialisme est de ce point de vue premier par rapport au colonialisme, historiquement et analytiquement : les puissances européennes ont constamment maintenu la possibilité d’échanger des colonies entières ou des portions de colonies, les traitant comme des pièces d’échiquier dans un jeu d’échecs global aux enjeux beaucoup plus importants que la possession d’un territoire particulier.

Deuxièmement, et contrairement aux anciens empires, le colonialisme moderne est construit sur des règles plutôt strictes en matière de hiérarchie raciale ou civilisationnelle, qui sont appliquées politiquement et légalement, afin d’empêcher l’Autre colonisé d’obtenir la citoyenneté ou un statut égal à celui des représentants du colonisateur. Il s’agit ici de la fameuse « règle de la différence coloniale ». Comme toutes les règles, celle-ci était parfois contournée et serait sans doute plus adéquatement décrite comme une « politique de la différence » que comme une « règle de la différence ». Les sujets colonisés parvenaient parfois à passer du côté du colonisateur et à s’assimiler complètement. Les métis et autres populations inclassables n’étaient pas toujours reclassés comme appartenant soit à la catégorie des colonisés, soit à celle des colonisateurs ; ils parvenaient parfois à se maintenir dans un statut intermédiaire ou tertiaire . Mais lorsque les régimes européens commencèrent à accorder des droits de citoyenneté égaux à un nombre important de colonisés, on peut dire qu’ils étaient en train d’évoluer vers une organisation de type non colonial.

En 1907, Hintze n’avait pas prévu que de nouvelles tentatives d’empires mondiaux totaux feraient leur apparition, avec l’URSS puis avec les États-Unis. À l’image des anciens empires, ces nouveaux empires ambitionnaient de dominer le monde de manière exclusive. C’est-à-dire qu’ils étaient « en concurrence sur et pour les mêmes espaces et les mêmes sphères » plutôt que de diviser la carte en un échiquier d’empires parallèles coexistants . La forme adoptée par ces nouveaux empires différait de celle des anciens dans la mesure où ils tentaient de rejeter l’idée de conquête territoriale suivie d’une annexion de souveraineté et de la mise en place d’une autorité directe. L’empire américain, de manière caractéristique, n’annexe ni n’occupe de manière permanente des territoires étrangers – à la notable exception de l’expansion vers l’ouest du continent américain, d’Hawaï et du mini empire colonial créé à partir des dépouilles de la guerre entre les États-Unis et l’Espagne. Le contrôle par les Américains prend plutôt généralement la forme d’une influence politique et économique indirecte et de règles apparemment universalistes d’exclusion de la communauté des nations « décentes » concernant les personnes violant le libre commerce, la liberté de circulation, et plus récemment les droits humains. Comme le montre Kim Scheppele dans le prochain numéro, les États-Unis utilisent les Nations Unies et autres institutions officiellement autonomes par rapport à eux pour mettre en œuvre des dispositions assurant leur sécurité partout dans le monde. Les États-Unis disposent de toute une panoplie d’outils, parmi lesquels la fixation des conditions de prêts ou d’investissements, l’interdiction de commercer avec les États-Unis, l’octroi ou le refus de la reconnaissance diplomatique, le gel des avoirs étrangers, la coordination de campagnes médiatiques, la formation ou l’aide aux forces de police et militaires étrangères, ainsi que des « interventions militaires rapides et pointues » (Mann), également connues sous le nom de « diplomatie de la canonnière ».

Repenser l’impérialisme

Les théories sur l’empire et l’impérialisme ont connu plusieurs cycles. Ces théories commencèrent par accentuer la dimension politique, avant d’évoluer vers une approche plus économiste, à commencer par Hobson. Pendant les années 1930 et 1940, les théoriciens de l’État, en Allemagne nazie comme dans le monde libéral, discutèrent des concepts d’impérialisme, d’Imperium, et de Reich, en insistant de nouveau sur leur logique politique inhérente . Les théoriciens de l’après-guerre comme Eric Voegelin, Karl Jaspers et Alexandre Kojève continuèrent à discuter de l’empire mondial en maintenant cette définition spécifiquement politique . Avec les mouvements anticoloniaux des années 1950 et les critiques de la « dépendance

» et du « néo-colonialisme » dans les années 1960, le balancier se remit à pencher vers des explications économiques et néo-marxistes de l’impérialisme . Dans les années 1980, les théories néo-institutionnalistes librement adaptées de Max Weber ont permis de réintroduire l’approche politique dans l’analyse des empires .

L’impérialisme a fait l’objet de quelques analyses théoriques élaborées, y compris par des sociologues. La première

génération de sociologues étasuniens, parmi lesquels Ward, Sumner, Giddings et Ross, ont tous consacré de nombreux écrits au colonialisme et à l’impérialisme . Le sociologue afro-américain W. E. B. Du Bois a analysé l’impérialisme colonial tout en le reliant à l’oppression des Noirs aux États-Unis dans maints articles et ouvrages publiés au long de sa carrière. Il considérait les deux guerres mondiales comme résultant de « l’impérialisme colonial » mais aussi comme représentant une opportunité de libérer l’Afrique et l’Asie de la domination coloniale . Du Bois a retracé l’origine de la « doctrine de l’infériorité naturelle de la majorité des hommes vis-à-vis d’une minorité » dans ce système impérialiste. Le colonialisme européen et l’oppression raciale des Noirs aux États-Unis relevaient, selon lui, du même cadre analytique. Les luttes pour les droits civils aux États-Unis devaient être reliées aux poussées anticoloniales en Afrique. Dans les colonies, la règle consistait, selon son explication, à « maintenir le prestige des blancs à tout prix ». Parallèlement, les travailleurs blancs étasuniens et européens étaient en train d’être incorporés à une communauté d’intérêts avec les classes moyennes et la bourgeoisie blanches. On leur permettait d’avoir une part de la nouvelle richesse accumulée « en exploitant les “chinetoques” et les “nègres” » (voir son article « The African roots of war », traduit dans ce numéro). Il considérait que l’Empire sous-développait ses colonies, les transformant en

« bidonvilles du monde » et détruisant la culture indigène.

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Immanuel Wallerstein est un autre sociologue ayant développé une analyse de type marxiste de l’empire. Selon sa théorie des « systèmes-monde », l’hégémonie politique à l’échelle globale est fonction de la domination économique du « centre » (les pays riches du nord global) par un État du centre, par exemple la Grande-Bretagne au XIXe siècle et les États-Unis après 1945. L’État hégémonique tente d’obtenir la garantie d’un libre accès commercial à tout le globe et s’oppose à la conquête coloniale formelle puisqu’en tant que première puissance économique, il peut dominer tous les marchés non protégés. Ces périodes se caractérisent par ce que nous avons appelé l’impérialisme, ou plus spécifiquement « l’impérialisme du

libre-échange » indirect plutôt que par le colonialisme. Lorsque le centre se dissout en une nuée de concurrents de faiblesse égale, il évolue vers des mesures protectionnistes, chaque État essayant de s’assurer un accès privilégié aux matières premières et aux marchés dans des points particuliers de la périphérie globale par la création de colonies nationales. D’où l’oscillation sur le long terme du système monde entre périodes hégémoniques et non-hégémoniques, qui explique le flux et le reflux des vagues de colonisation et de décolonisation . À partir des années 1980, les théoriciens du système-monde ont soutenu que la prédominance économique des États-Unis était sur le déclin. Cela représentait selon eux une menace pour leur hégémonie, qui conduirait soit au remplacement des États-Unis par une nouvelle puissance hégémonique, soit à la dissolution de l’ensemble du centre capitaliste dans des mesures protectionnistes et de nouvelles formes de colonialisme.

Malgré ces intéressants précurseurs dans le domaine des sciences sociales, les théories sur le colonialisme proprement dit (à l’inverse de l’impérialisme ou de l’empire) étaient peu répandues, et ce jusqu’à l’apparition du pan-africanisme, des subaltern studies et des théories postcoloniales. Aimé Césaire, Albert Memmi, Franz Fanon et les théoriciens pan-africanistes ont concentré leur attention sur les effets du colonialisme sur la subjectivité des colonisés, sans développer d’explication de la domination coloniale. Les articles occasionnels de Jean-Paul Sartre sur le colonialisme ne constituent pas une théorie. George Balandier a publié plusieurs ouvrages et articles intéressants sur le colonialisme à partir des années 1950, qui ont cependant rencontré peu d’écho chez les sociologues jusqu’à une date récente . Les premiers écrits de Pierre Bourdieu, qui avaient pour toile de fond le creuset colonial algérien, n’avaient pas pour objectif de développer une théorie de l’État colonial. Ces auteurs ont néanmoins commencé à se pencher sur les dimensions spécifiquement racialisantes du colonialisme et, ce faisant, à faire la distinction entre colonialisme et impérialisme. Plutôt que se concentrer exclusivement sur les motifs de l’acquisition de colonies, ils se sont interrogés sur les politiques mises en œuvre dans ces colonies, dont la grande diversité ne pouvait que constituer un sujet d’interrogation.

L’oscillation entre les théories selon lesquelles l’impérialisme obéit à une dynamique politique (semi) autonome, et les théories qui l’interprètent comme une fonction des intérêts économiques de classe fut finalement dépassée par les tenants de l’approche « excentrée » ou « périphéraliste », les subaltern studies , et la « nouvelle école de Cambridge » des études historiques de l’Inde , qui insistaient toutes, à leur manière, sur la capacité d’action du colonisé plutôt que sur les acteurs de classes de la métropole (pour des exemples actuels, voir les articles de Romain Bertrand et de Daniel Goh dans ce numéro).

Aujourd’hui, les recherches tendent à étudier à la fois la métropole et la colonie, en tant que parties distinctes mais imbriquées d’une même structure asymétrique et globale.

Les historiens coloniaux se sont ensuite intéressé à la théorie gramscienne, qui leur a permis de comprendre le colonialisme comme une forme d’hégémonie culturelle . La réception des travaux de Michel Foucault et d’Edward Said par les historiens coloniaux a produit un déluge d’études sur la façon dont les dirigeants coloniaux puisaient dans les discours préexistants sur la race, la civilisation, et la différence orientaliste pour élaborer leurs technologies de gouvernance . D’autres ont examiné les processus d’imitation : à la fois le « mimétisme » supposé du colonisé, qui peut être tout aussi bien une stratégie de

domination imposée par le colonisateur et une posture de résistance , et la façon dont les puissances impériales imitaient les empires historiques, en particulier l’empire romain, tout en s’imitant mutuellement . Michael Mann a développé une théorie des « sources sociales du pouvoir » basée sur quatre sources distinctes de ressources (idéologiques, économiques, militaires et politiques). Chacune possède « ses propres institutions, ses propres logiques de développement, tout en étant également interdépendante des autres », ainsi qu’il l’écrit dans sa contribution à ce numéro. La plupart des formes de « cristallisation » de ces quatre sources de pouvoir au plus haut niveau, telles que les a étudiées Mann dans le premier volume de son opus magnum, sont des empires, et incluent les empires assyrien, perse et romain . Plus récemment, Mann s’est consacré à l’empire américain contemporain.

Les sociologues des colonies se sont également tournés vers les travaux de Pierre Bourdieu afin d’apporter un nouvel éclairage sur le colonialisme et l’impérialisme . Certains ont expérimenté l’utilité de ses concepts de violence symbolique et d’habitus dans les contextes coloniaux – une voie que Bourdieu avait lui-même déjà explorée à la suite de ses recherches sur la fin de la période coloniale en Algérie . Des sociologues et des historiens ont utilisé le concept de champ pour appréhender les faits coloniaux. Christophe Charle propose le concept de « société impériale » pour caractériser la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni modernes. Les sociétés impériales sont en concurrence les unes avec les autres à une échelle globale qui peut être analysée comme un champ international . Yves Delazay et Bryant Garth étudient (dans ce numéro) le conflit entre une « intelligentsia cosmopolite de citoyens » d’un côté et « l’oligarchie d’État » de l’autre, comme deux « pôles opposés et en même temps complémentaires au sein des champs de pouvoir nationaux ». Roland Lardinois analyse le champ du pouvoir colonial comme faisant le lien entre les colonies d’outre-mer et la métropole. L’État colonial lui-même peut être analysé comme un type particulier de champ dans lequel les fonctionnaires coloniaux sont en concurrence pour des formes

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particulières de capital symbolique (voir ma contribution dans ce numéro). Les conflits sociaux dans la métropole sont exportés vers les champs coloniaux ou impériaux outre-mer, ou vice-versa. La structure des relations de classe dans la métropole est parfois transposée ou tronquée ; les enjeux et les ressources mobilisées dans les conflits de la métropole se traduisent parfois de manière spécifique au sein de la colonie . Il reste beaucoup de travail analytique et empirique à faire pour comprendre chaque période de cette histoire impériale et coloniale, les similitudes et discontinuités entre ces formations, et l’articulation des stratégies impérialistes dans les politiques étrangères des États contemporains.

Traduit de l’anglais par Sophie Noël

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