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Le capital culturel dans tous ses états

Le capital culturel est, de façon routinisée, souvent réduit au diplôme le plus élevé possédé et, parfois, au niveau d’études atteint. Il est pensé selon une échelle unilinéaire conforme à la nomenclature statistique qui classe les diplômes par ordre décroissant en six niveaux. Cette conception ordonnée, ancrée dans les esprits et les institutions, trouve sa validité dans le rôle de plus en plus discriminant que joue le titre scolaire dans l’accès à l’emploi, aux postes de cadre[1] mais également, on l’oublie trop souvent, aux postes qualifiés en milieu ouvrier[2]. Assimiler le capital culturel au diplôme conduit pourtant aussi paradoxalement à minimiser son rôle dans la structuration de l’espace social et sa division en classes. Les débats

exclusivement centrés sur le degré d’adéquation entre niveaux de formation et structure des emplois tendent à faire oublier les autres mécanismes par lesquels le capital culturel peut fonctionner comme une ressource socialement avantageuse.

Interroger le pouvoir classant et symbolique du capital culturel suppose de sortir de cette vision restrictive pour l’appréhender au pluriel, c’est-à-dire dans tous ses états, institutionnalisé et incorporé[3], mais aussi dans ses composantes multiples (scolaire, linguistique, morale, etc.). L’objectif du numéro est d’interroger les conditions d’efficacité du capital culturel en partant de l’examen de sa diversité interne pour comprendre comment, selon les formes qu’il prend, il structure des pratiques et des représentations distinctes et légitime certains modes de domination.

La réflexion engagée ici s’appuie sur des enquêtes récentes qui cherchent à identifier des différences de positions sociales et à déterminer leurs fondements. Ces travaux montrent comment, dans des milieux professionnels et institutionnels divers et à tous les niveaux de l’échelle sociale, se jouent des luttes autour de la légitimité du capital culturel qui ont des effets majeurs dans des domaines variés (stratégies scolaires, comportements domestiques, compétition électorale locale, conditions et pratiques de travail). Tous privilégient l’enquête ethnographique car, plus facilement que l’outil statistique, elle donne accès au capital culturel incorporé et à ses contenus socialement différenciés. Elle s’avère en outre particulièrement féconde pour rompre avec une vision substantialiste de la valeur du titre scolaire et interroger les conditions d’efficacité du capital culturel en contextualisant ses usages.

L’analyse des effets du capital culturel dans la construction de l’espace social suppose de le saisir dans sa double dimension : une dimension verticale qui, selon un principe de hiérarchie distribue inégalement les positions en fonction de la possession ou non de capitaux (culturel, économique, social), et une dimension horizontale qui, selon un principe de stratification, oppose des fractions de classe en fonction de la structure globale des capitaux qu’elles possèdent. L’enjeu est alors, en croisant ces deux dimensions, d’étudier la valorisation différentielle du capital culturel selon les univers où il est placé, les formes de domination qui y prévalent et les autres espèces de capital disponibles et légitimes dans ces univers.

La valeur relative des titres scolaires

Contrairement à la conception qui attribue à chaque diplôme une valeur selon son classement dans une échelle de niveaux, les enquêtes ethnographiques font apparaître les tensions et les luttes qui se jouent autour de la question de leur validité[4]. Comme les titres monétaires, les titres scolaires sont l’objet de cours variables qui fluctuent en fonction du marché où ils sont placés et des enjeux qui le traversent. Leur valeur n’est pas le produit mécanique de leur rareté plus ou moins grande.

Dans le cas des carrières militaires par exemple[5], les diplômes jouent un rôle déterminant dans l’accès au corps des officiers, puis dans leurs chances d’atteindre les postes les plus élevés de la hiérarchie. Mais les titres scolaires ne deviennent des atouts qu’à condition d’être réévalués selon la logique de l’institution : les diplômes civils – qu’ils soient délivrés par une université ou une grande école – n’ont pas de légitimité s’ils ne sont pas adossés à l’expérience « combattante » dont l’institution garde le monopole. Le capital culturel et sa certification scolaire sont indispensables pour faire carrière mais leur validité est conditionnée à leur réappropriation par l’institution militaire (via les formations à Saint-Cyr et en écoles militaires), les « titres exogènes » ne pouvant s’imposer d’eux-mêmes. Convertie en titres propres, la légitimité scolaire est plus mise sous contrôle que déniée. Ce processus d’endogénéisation est révélateur de la tension structurelle qui traverse toutes les institutions, partagées entre la recherche d’un profit symbolique reconnu par les autres, et donc d’un capital culturel transposable, et la volonté de garder le monopole sur la production et la distribution d’un capital culturel spécifique, par le biais de sa certification interne[6]. Les luttes autour du degré de validité du capital culturel se jouent donc pour partie dans une concurrence entre titres scolaires qui, au-delà des hiérarchies de filières, d’établissements, de diplômes, tend à

s’organiser autour d’une opposition structurelle entre titres définis comme professionnels, propres à des champs particuliers, et titres considérés comme généralistes.

Dans d’autres univers sociaux, moins formalisés, la valeur du titre scolaire et sa rentabilité sociale peuvent dépendre d’effets

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de lieu. Une enquête sur plusieurs communes rurales montre ainsi comment le capital culturel est devenu une condition d’accès à la scène politique municipale et a permis à une petite bourgeoisie culturelle en plein essor, du fait de l’évolution du marché de l’emploi local, de se notabiliser et de conquérir les postes de pouvoir municipaux[7]. Valorisé comme compétence professionnelle, il est cependant délégitimé dans certaines compétitions électorales où il se trouve en concurrence avec un capital d’autochtonie[8] de type clientélaire. La valeur du titre scolaire ne va donc pas de soi dans les luttes de

positionnement entre fractions de classe. Elle peut être dépréciée sur certains marchés où existent des espèces de « capital spécifique »[9], qui peuvent être certifiées (sous formes de titres professionnels par exemple) ou non (comme dans le cas du capital d’autochtonie, du capital militant[10] ou de tout autre capital professionnel[11]).

La valeur du capital culturel certifié, dès lors qu’on s’éloigne de l’univers scolaire et du champ culturel, dépend donc de sa convertibilité et de sa transférabilité d’une institution, ou d’un champ, à l’autre. La légitimité du titre scolaire comme principe structurant les pratiques et les positions peut être suspendue dans certaines « régions franches »[12], soit parce que celles-ci obéissent à des règles d’institution propres (en termes de recrutement, de mobilité, de système de gratifications et de sanctions), soit parce qu’elles sont éloignées, géographiquement ou socialement, du style de vie et des critères de

classement des catégories dominantes. Ces deux caractéristiques, de clôture et d’isolement, rendent possible l’existence de systèmes de légitimité alternatifs. L’autarcie et la relégation peuvent ainsi garantir une autonomie symbolique à certains univers ou institutions, mais celle-ci est fragile car elle reste tributaire des mobilités professionnelles ou géographiques de ces membres et de leur degré d’exposition à d’autres principes de légitimité. Le décloisonnement d’univers autarciques ou relégués – qui ne sont pas forcément des univers populaires dominés – ouvre la porte à une unification du marché des biens symboliques qui tend à imposer le titre scolaire comme principe de hiérarchie sociale et comme mode de domination.

Mais la domination par le capital culturel ne s’appuie pas forcément sur le pouvoir symbolique du titre scolaire. Aux Pays-Bas par exemple[13], même lorsqu’elles disposent d’un capital culturel « cosmopolite » (perceptible à travers leurs lectures en langue étrangère, leurs pratiques de sociabilité amicale, etc.), les différentes fractions des classes supérieures ne cherchent pas à l’institutionnaliser et à le consacrer en choisissant de scolariser leurs enfants dans des filières pré-universitaires internationales. Elles privilégient la scolarisation dans les gymnasium, qui valorisent un capital culturel « classique » centré sur les humanités, ce qui leur permet de cumuler la légitimité de deux formes de capital culturel. La valeur du capital culturel certifié est relative au marché où il est placé mais aussi aux autres formes possédées de capital culturel, notamment à l’état incorporé.

Les différentes formes du capital culturel incorporé

Le capital culturel incorporé est généralement associé au capital hérité, transmis dans la sphère familiale, mais il peut aussi correspondre à des dispositions et des connaissances acquises au fil d’expériences sociales diverses, en autodidacte, ou au sein du système scolaire[14]. Ce capital culturel acquis lors de la socialisation secondaire se distingue du capital culturel hérité avant tout par le moment et les lieux de son incorporation, et non par une posture plus active de son acquéreur comme pourraient le suggérer les termes d’héritage et d’acquisition. L’héritier n’est pas un récipiendaire passif et nécessairement réceptif à l’héritage qui lui est transmis[15], de même que la socialisation secondaire implique une part d’imprégnation et n’est pas que le produit d’un « effort » volontaire d’acquisition. Les différentes formes de capital incorporé ne se distinguent pas non plus par leur degré de rentabilité. Le capital culturel hérité familialement, parce qu’il commence « dès l’origine, sans retard »[16] et qu’il est intériorisé sous la forme de l’habitus primaire, est en effet souvent considéré comme prépondérant comparé au capital culturel incorporé secondairement qui garderait inéluctablement la marque maladroite et illégitime de son acquisition tardive. Il semble pourtant que des formes de capital incorporé en dehors de la famille fonctionnent dans certains univers sociaux comme des atouts importants, au point parfois d’être au fondement de nouvelles fractions de classes.

L’accès croissant au système scolaire et l’allongement de la durée des études incitent à ne pas réduire le capital scolaire au titre et à prendre en compte sa dimension incorporée[17]. Comme l’ont montré de nombreux travaux sur les « enfants de la démocratisation »[18], leur fréquentation du lycée – ou de l’université – favorise une « acculturation scolaire »[19] qui, même si elle reste partielle et ne se traduit pas par des bons résultats, a néanmoins des effets sur leur position sociale, leur

perception du monde et leurs pratiques. Des jeunes issus des classes populaires, qui ont été scolarisés sans nécessairement être diplômés, ont acquis des manières d’être et des compétences qu’ils peuvent faire valoir sur le marché du travail, concernant par exemple leur rapport au temps, au langage ou leur sens de la gestion « rapide et simultanée des trois formes du rapport à autrui dont ils savent intuitivement jouer : dominant, dominé, et égal »[20]. Les effets de la scolarisation peuvent être durables et modifier l’habitus primaire[21], de sorte qu’il est pertinent aujourd’hui de parler de capital scolaire, y compris s’il n’est pas certifié sous la forme d’un diplôme et n’existe qu’à l’état incorporé. Même s’il n’offre pas l’accès aux positions espérées, il reste une ressource et participe à l’émergence d’une nouvelle fraction de classe au sein des classes populaires, celle des « dominés aux études longues »[22]. Déclassés à cause de leurs aspirations sociales déçues, ces jeunes sont néanmoins dotés de compétences singulières qui les éloignent de leur milieu populaire d’origine. Les dispositions acquises scolairement ne sont cependant pas toujours un atout : elles peuvent aussi être un handicap dans certains milieux

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professionnels qui valorisent des capitaux spécifiques dont elles empêchent l’appropriation. Dans le cas des vacataires des instituts de sondage par exemple, le capital scolaire favorise l’adoption d’un point de vue réflexif qui rend difficile l’adaptation à un mode de régulation du travail perçu comme « copinage »[23]. Dans ce cas le capital scolaire a une valeur négative.

Comme dans le cas du capital culturel acquis scolairement, le capital incorporé de façon autodidacte semble avoir pour composantes principales des compétences linguistiques et des savoir-faire relationnels. Celui-ci peut, dans certains univers, avoir une rentabilité sociale proche de celle du capital culturel hérité familialement. Dans l’univers des agents immobiliers par exemple, ceux qui réussissent sont ceux qui, du fait de leur origine sociale élevée ou de leurs expériences de vie et

socialisations hétérogènes, ont acquis un rapport au langage leur permettant d’improviser et d’argumenter dans un objectif de persuasion et une aptitude à s’adapter à des clients divers, de milieu intermédiaire ou élevé[24]. Ces compétences relèvent d’un « capital culturel non certifié », acquis indépendamment de l’école mais pas forcément par héritage. La

possession de ce capital culturel incorporé est au fondement de la position sociale singulière de cette profession au sein de la petite bourgeoisie car, comme les autres professions commerciales liées au monde marchand, elle est plus faiblement dotée en diplômes et en capital économique que d’autres fractions des classes moyennes (salariée et indépendante). Dans cette fraction commerciale des classes moyennes, le capital culturel incorporé renvoie moins à des connaissances culturelles (comme chez les classes supérieures) qu’à des ressources linguistiques propres. Ces dernières se distinguent en effet des

« ressources communicationnelles »[25] acquises par la fraction tertiarisée des classes populaires afin de faciliter ou d’agrémenter des relations de service. Le capital culturel incorporé correspond donc à des contenus socialement différenciés selon la trajectoire des agents et les univers où il est valorisé. Il peut fonctionner, dans le cas d’individus déclassés ou promus et dépourvus de titre scolaire, comme un capital culturel de substitution. Même si certaines de ses composantes

– linguistiques par exemple – voient leur validité limitée à des univers professionnels précis, elles n’en restent pas moins un atout qui permet des petites ascensions sociales ou des rattrapages de trajectoires.

Penser le capital scolaire dans sa forme incorporée en la dissociant de l’effet propre du titre scolaire permet de faire

apparaître les effets de la scolarisation dans un contexte où celle-ci s’est considérablement généralisée. De même, étudier le contenu et les effets d’un capital culturel lié à des trajectoires de transfuges et d’autodidactes est une façon d’observer comment des formes singulières de capital culturel incorporé peuvent contribuer à redessiner les frontières entre classes sociales sans pour autant remettre en cause la hiérarchie verticale.

Capital culturel et classes populaires

S’intéresser aux composantes multiples, scolaires et non scolaires, du capital culturel et réfléchir à ses effets aussi bien sur les divisions entre classes qu’à l’intérieur de celles-ci, incite à élargir le regard aux classes populaires. Rompant avec l’idée d’une efficacité nulle en bas de la hiérarchie et évidente en haut, cette perspective est utile pour étudier les classes populaires autrement qu’à partir du prisme d’un patrimoine « zéro »[26] et permet de rendre visibles des formes de capital culturel propres aux classes dominées, quoique dévalorisées à une échelle globale.

Les classes populaires ne sont pas totalement dépourvues de diplômes. Elles possèdent pour une part d’entre elles des

« petites certifications scolaires »[27] qui peuvent jouer un rôle décisif dans la différenciation des goûts et des pratiques, des positions et des trajectoires, même dans des univers ou des postes non qualifiés qui au premier abord les ignorent et ne les valorisent pas. Les petits diplômes sont importants à prendre en compte dans une situation de manque où la moindre différence est encore plus marquée[28]. Dans le secteur de l’aide à domicile par exemple[29], la détention d’un « petit » diplôme professionnel (CAP ou BEP) ou d’un diplôme général (baccalauréat) a des effets majeurs sur le positionnement social et les pratiques de travail des salariées. Les CAP ou BEP, même dépréciés sur le marché de l’emploi, gardent pour ces dernières une valeur dans l’entre-soi car ils marquent leur attachement à une culture de métier et les affilient au monde des petits patrons. À l’inverse, les diplômes généralistes servent de support à leurs détentrices pour se rapprocher des femmes de classes moyennes et supérieures au sein de l’association et ils favorisent l’adhésion à des stratégies de professionnalisation.

Chaque titre scolaire constitue ainsi une ressource – indirecte et subjective – pour faire face à des conditions de travail et d’emploi difficiles et induit une certaine façon de percevoir sa position sociale. Dans cet exemple, diplômes généralistes et professionnels creusent les écarts au sein des classes populaires en favorisant des alliances avec des fractions de classes différentes. Le degré de précision mobilisé dans les études sur les élites pour distinguer différents titres scolaires et comprendre leur rôle dans les stratégies de reproduction gagne à être généralisé pour comprendre comment le capital culturel, même en bas de la hiérarchie sociale, peut être un enjeu dans des stratégies de stabilisation, de distinction, voire d’ascension sociales.

La même diversité peut se trouver, au sein des classes dominées, dans les formes de capital incorporé. Outre les atouts acquis au contact prolongé du système scolaire, une autre espèce particulière de capital culturel incorporé, et acquis hors

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école, peut exister et creuser les distinctions internes : il s’agit de valeurs, de goûts, qui permettent de se sentir

« moralement supérieur » et de faire valoir sa dignité. Dans le cas des femmes anglaises d’origine populaire étudiées par Beverley Skeggs dans son ouvrage Formations of Class & Gender[30], ce capital culturel spécifique, à forte composante morale, renvoie au fait d’être une caring person, de prendre soin des autres. Les pratiques domestiques, éducatives, vestimentaires qui y sont associées fonctionnent comme des ressources culturelles d’un double point de vue : sur le marché du travail, puisqu’elles permettent d’avoir un emploi dans un contexte de chômage et de désindustrialisation, et en termes d’estime de soi, sur un plan symbolique, car elles permettent d’accumuler une respectabilité dans un univers donné. Ce capital moral fonctionne au sein des classes populaires comme moyen de distinction, notamment pour se différencier du bas

[31]. Mais le registre moral peut aussi être mobilisé pour contester la suprématie des classes dominantes, comme dans le cas des femmes modestes d’une ville danoise anciennement industrielle qui mettent à distance les classes supérieures en critiquant leurs pratiques éducatives[32]. Ce capital moral est néanmoins fragile : son absence de certification le prive d’un support symbolique objectivant.

Ce capital culturel incorporé, qui est l’objet d’un travail du sujet sur lui-même et le socle d’une réputation, est également vulnérable du fait de sa forte personnalisation que manifeste notamment sa dimension genrée. Alors que le capital

symbolique des dominants, qui est aussi attaché à une personne, leur permet d’incarner les capitaux (économique, culturel, social) qu’ils possèdent en les rendant invisibles et « naturels », le capital symbolique des dominés est personnalisé faute de mieux, en l’absence d’autres ressources et de consécration étatique. À l’individualisation subie du capital des dominés s’oppose la naturalisation avantageuse du capital des dominants qui ont le pouvoir d’incarner un statut qui est hérité et collectif. Bien que socialement diversifiées, les formes de capital culturel incorporé ne se valent pas.

La distinction entre capital culturel incorporé et institutionnalisé s’avère féconde pour penser les transformations de l’espace social. Mais ces deux « états » ne doivent pas être conçus comme les deux facettes, familiale et scolaire, du même capital culturel, par analogie avec les différents « états » (solide, gazeux, liquide) de la matière en biologie. Le capital culturel institutionnalisé par l’école ne se réduit pas à la consécration et la légitimation de dispositions acquises antérieurement dans la famille. De même que le capital culturel incorporé est plus large que le capital certifié chez les classes dominantes, la faible dotation en titres scolaires des classes dominées ne résume pas à elle seule leur petit capital culturel, qui peut aussi

comprendre des dispositions scolaires (même en l’absence de certifications) ou morales. C’est justement dans la question des disjonctions ou des combinaisons fructueuses entre capital culturel incorporé et institutionnalisé, c’est-à-dire dans la structure globale du capital culturel possédé, que se jouent la valeur des positions sociales et leurs évolutions.

L’étude précise de la structure globale du capital culturel, selon les agents et les univers où ils évoluent, est une piste qui reste à explorer pour éclairer ce sur quoi se fondent les divisions entre classes et fractions de classe et comment se recomposent les modes de domination. Du côté des classes dominantes, le processus de concentration croissante des différentes espèces de capital (économique, culturel, social) semble se doubler d’une tendance à accumuler les formes multiples de capital culturel certifié et incorporé. Du côté des classes moyennes à l’inverse, le capital culturel semble plus dispersé, comme le montre la division entre une fraction plus attachée aux diplômes, composée notamment de salariés du public, et une fraction commerciale valorisant un capital culturel non certifié. Quant aux classes populaires, la « petitesse » de leur capital culturel renvoie à sa faible valeur sur l’échelle des diplômes quand il est certifié et à son caractère fortement personnalisé quand il est incorporé. Le capital culturel légitime à un niveau global est celui que les classes dominantes possèdent et qu’elles ont le pouvoir de définir et d’imposer comme tel.

[1]. Thomas Amossé, « Cadres/non-cadres : une frontière toujours consistante », in Paul Bouffartigue, Charles Gadéa et Sophie Pochic (dir.), Cadres, classes moyennes : vers l’éclatement ?, Paris, Armand Colin, coll. « Recherches », 2011, p. 34.

[2]. Ce qui se traduit notamment par « confrontation » entre générations ouvrières inégalement dotées en titres scolaires et la dévalorisation des BEP-CAP face aux « bacs pro ». Voir par exemple Henri Eckert, Avoir 20 ans à l’usine, Paris, La Dispute, 2006, p. 109 ; Séverine Misset, « Le renouvellement des générations ouvrières : le cas des ouvriers qualifiés », in Jacques Hamel, Catherine Pugeault-Cicchelli, Olivier Galland et Vincenzo Cicchelli (dir.), La Jeunesse n’est plus ce qu’elle était, Rennes, PUR, coll. « Le sens social », 2010, p. 197-207.

[3]. Pierre Bourdieu, « Les trois états du capital culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, 30, novembre 1979, p. 3-6.

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[4]. La validité du diplôme comme principe de hiérarchie peut se jouer dans les statistiques à d’autres niveaux, par exemple dans la construction de la nomenclature des catégories sociales. Voir Étienne Penissat et Jay Rowell, « Note de recherche sur la fabrique de la nomenclature socio-économique européenne ESeC, infra.

[5]. Christel Coton, « Briller sous l’épaulette. Capital culturel et capital combattant dans le corps des officiers de l’armée de terre », infra.

[6]. Un processus d’endogénéisation similaire existe à HEC qui cumule une légitimité scolaire académique issue du concours d’entrée et l’inculcation, pendant la scolarité, d’un capital culturel spécifique de type managérial. Voir Yves-Marie Abraham,

« Du souci scolaire au sérieux managérial, ou comment devenir un “HEC” », Revue française de sociologie, 48(1), 2007, p. 37-66.

[7]. Ivan Bruneau et Nicolas Renahy, « Une petite bourgeoisie au pouvoir. Sur le renouvellement des élus en milieu rural », infra.

[8]. Jean-Noël Retière, « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, 63, 2003, p. 121-143 ; Nicolas Renahy, « Classes populaires et capital d’autochtonie. Genèse et usages d’une notion », Regards sociologiques, 40, 2010, p. 9-26.

[9]. Gérard Mauger, « Le capital spécifique », in Gérard Mauger (dir.), L’Accès à la vie d’artiste. Sélection et consécration artistiques, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2006, p. 237-253.

[10]. Frédérique Matonti et Franck Poupeau, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, 155, décembre 2004, p. 4-11.

[11]. Par exemple dans le milieu du journalisme les diplômes ont une « valeur faciale » mais aussi « relative par rapport à d’autres ressources journalistiques, culturelles, économiques auxquelles ils se combinent », voir Géraud Lafarge et Dominique Marchetti, « Les portes fermées du journalisme. L’espace social des étudiants des formations “reconnues” », Actes de la recherche en sciences sociales, 189, septembre 2011, p. 90.

[12]. Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p. 67. Ce concept est repris par Vincent Dubois, Jean-Matthieu Méon et Emmanuel Pierru, Les Mondes de l’harmonie. Enquête sur une pratique musicale amateur, Paris, La Dispute, 2009, p. 192.

[13]. Don Weenink, « Les trajectoires éducatives des classes supérieures néerlandaises. Professions intellectuelles

supérieures, managers et entrepreneurs face au choix entre capital culturel “classique” et capital culturel cosmopolite », infra.

[14]. Pierre Bourdieu évoque ces trois modes d’incorporation quand il distingue « ceux qui ont acquis leur capital culturel par la fréquentation précoce et ordinaire d’objets, de gens, de lieux et de spectacles rares et “distingués” et ceux qui, devant leur capital à un effort d’acquisition étroitement tributaire du système scolaire ou mené au hasard des rencontres d’autodidacte ont un rapport à la culture plus sérieux, plus sévère, voire plus crispé », voir Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1979, p. 298.

[15]. Voir par exemple Patrick Champagne, L’Héritage refusé. La crise de la reproduction sociale de la paysannerie française, 1950-2000, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2002 ou Gaële Henri-Panabière, « Élèves en difficultés de parents fortement diplômés. Une mise à l’épreuve empirique de la notion de transmission culturelle », Sociologie, 4(1), 2010, p. 457-478.

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[16]. P. Bourdieu, « Les trois états du capital culturel », art. cit., p. 4.

[17]. D’ailleurs, historiquement, la scolarisation n’est pas toujours allée de pair avec le diplôme. Voir Mathias Millet et Gilles Moreau (dir.), La Société des diplômes, Paris, La Dispute, coll. « États des lieux », 2011, p. 11.

[18]. Stéphane Beaud, 80 % au bac et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/Enquêtes de terrain », 2002.

[19]. Olivier Schwartz, « La notion de “classes populaires” », habilitation à diriger des recherches en sociologie, université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1998, p. 130-131.

[20]. Christian Baudelot et Roger Establet, Avoir 30 ans en 1968 et en 1998, Paris, Seuil, coll. « L’épreuve des faits », 2000, p. 167.

[21]. Voir le cas de l’enseignante d’origine populaire étudié par Ludivine Balland, « Un cas d’école. L’entrée dans le métier de professeur d’une “enfant de la démocratisation scolaire” », infra.

[22]. O. Schwartz, « La notion de “classes populaires” », op. cit., p. 158.

[23]. Rémy Caveng, Un Laboratoire du « salariat libéral ». Les instituts de sondage, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2011, p. 118-120.

[24]. Lise Bernard, « Le capital culturel non certifié comme mode d’accès aux classes moyennes. L’entregent des agents immobiliers », infra.

[25]. O. Schwartz, « La notion de “classes populaires” », op. cit., p. 97.

[26]. Jan C. C. Rupp, « Les classes populaires dans un espace social à deux dimensions », Actes de la recherche en sciences sociales, 109, septembre 1995, p. 93-98.

[27]. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 1989, p. 130.

[28]. Gérard Mauger, « Les héritages du pauvre. Conflit œdipien et héritage social », Annales de la recherche urbaine, 41, 1989, p. 116.

[29]. Christelle Avril, « Ressources et lignes de clivage parmi les aides à domicile. Spécifier une position sociale : quelles opérations de recherche ? », infra.

[30]. Voir la note critique de Marie Cartier, « Le caring, un capital culturel populaire ? À propos de Formations of Class &

Gender de Beverley Skeggs », infra.

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[31]. Au sein de la fraction inférieure des classes moyennes (les « petits-moyens ») les pratiques de sociabilité liées à l’entre-soi pavillonnaire fonctionnent également comme capital symbolique pour se distinguer du bas, et notamment des nouveaux voisins étrangers. Voir Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, La France des

« petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/Enquêtes de terrain », 2008, p. 307.

[32]. Voir Stine Thidemann Faber et Annick Prieur, « Parler des classes dans une société présumée égalitaire. Les représentations des inégalités dans une ancienne ville ouvrière danoise », infra.

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