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Oncologie : Article pp.148-154 du Vol.9 n°3 (2015)

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ARTICLE ORIGINAL /ORIGINAL ARTICLE DOSSIER

Accueillir un bébé atteint de cancer en oncologie pédiatrique et soutenir ses premiers liens

Welcoming a Baby with Cancer in a Pediatric Oncology Ward and Supporting His First Bonds

L. Gravereau-Angeneau

Reçu le 31 juillet 2015 ; accepté le 23 août 2015

© Lavoisier SAS 2015

RésuméComment accueillir et soutenir un bébé atteint de cancer dans un service d’oncologie pédiatrique ? Cette ques- tion soulève plusieurs enjeux : Quel projet d’accueil déployons-nous pour répondre aux problématiques du bébé et de ses parents ? Y a-t-il un dispositif en psychologie clinique adapté à la prise en charge du bébé ? Comment détecter concrètement les signes de souffrance psycholo- gique du bébé et prévenir les séquelles possibles sur son devenir ? Enfin, pouvons-nous mieux comprendre le rôle protecteur des liens d’attachement parents–bébé–soignants qui se développent durant les traitements ? Cet article est divisé en quatre parties : 1) le monde du bébé en oncohéma- tologie ; 2) rencontre bébé–psychologue ; 3) détection des signes de souffrance psychologique ; 4) rôle des liens d’atta- chement. À l’heure actuelle, il n’y a pas de recherche quali- tative ou quantitative significative sur le sujet. Cette contri- bution tente d’éclairer certains aspects de l’expérience vécue du bébé souffrant d’un cancer.

Mots clésBébé · Cancer · Souffrance psychologique · Liens d’attachement · Périnatalité

AbstractHow do we welcome and support the baby and his/

her parents in a pediatric oncology ward? This question rai- ses many issues like: How does the baby express his psy- chological suffering? Can we perceive and understand it within a psychological setting in the hospital? How can we prevent the possible developmental and affective sequels of the treatment? This article is divided into four parts: 1) The

“world’’ and needs of the baby suffering from a cancer;

2) Organizing meetings between the baby and the psycholo- gist; 3) Detecting the signs of distress and psychological

suffering of newborns and infants (0–18 months); 4) Protec- tive function of building good attachment bond between the baby, parents, and caregivers. Presently, no significant qua- litative and quantitative research is available on this topic.

This article tries to enlighten some aspects of the lived expe- rience of being a baby suffering from a cancer.

Keywords Baby · Cancer · Psychological suffering · Attachment bond · Perinatal

Introduction

Chaque année, une trentaine de bébés de moins d’un an sont accueillis dans le département de cancérologie de l’enfant de Gustave-Roussy. Ils y représentent environ 40 % des enfants de moins de trois ans pris en charge. Les cancers du tout- petit et du nourrisson sont désormais mieux connus et détec- tés, y compris in utero. Cependant, les problématiques psy- chiques des bébés en traitement oncologique nous sont encore partiellement inconnues.

Le bébé malade d’un cancer n’est pas exempt des enjeux de tous les bébés : enjeux psychoaffectifs, développemen- taux, d’accordage avec ses parents et d’ajustement aux cir- constances particulières dans lesquelles ses parents et lui sont plongés. La survenue d’une maladie somatique grave à un âge aussi précoce de la vie génère des réactions psycho- logiques complexes pour le bébé et sa famille. Avec un double paradoxe :

dune part, le bébé « n’a pas son mot à dire », mais peut quand même s’exprimer par ses émotions, son attitude, son regard et ses postures qui constituent un « langage » à part entière ;

dautre part, il semble que la prise en charge d’un bébé atteint de cancer est à la fois spécifique dans ses enjeux et son aspect relationnel et non spécifique, car nous nous adaptons toujours à l’enfant malade et au style de paren- talité de ceux qui l’accompagnent.

L. Gravereau-Angeneau (*)

Psychologue clinicienne, docteur en psychologie, département de pédiatrie et unité de psycho-oncologie, Gustave-Roussy, 114, rue Édouard-Vaillant,

F-94805 Villejuif cedex, France

e-mail : lorraine.gravereau@gustaveroussy.fr DOI 10.1007/s11839-015-0525-3

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Toutefois, presque rien n’est écrit sur le vécu du bébé et les enjeux particuliers auxquels l’expose sa situation onco- logique. Nous constatons une carence bibliographique dans la littérature de psycho-oncologie face à la question « Que peuvent nous dire les bébés malades de leur souffrance psy- chologique ? [1] ». Il n’y a pas encore d’étude quantitative ou qualitative en psycho-oncologie sur le vécu du bébé traité pour un cancer ou le vécu de ses parents. Nous souhaitons mieux décrire cette population en questionnant ses besoins spécifiques (sans pouvoir tout développer ici). Ce que nous nous représentons des besoins d’un bébé conditionne en effet nos pratiques d’accueil et d’annonce ainsi que nos pro- positions d’accompagnement. Par ailleurs, la prise en charge du bébé engage particulièrement notre responsabilité face à une personne vulnérable.

Cet article se divise en quatre parties, chacune correspon- dant à une question :

Le monde du bébé accueilli en oncohématologie : quel projet d’accueil déployons-nous pour répondre aux pro- blématiques du bébé et de ses parents ?

Rencontre avec le psychologue : y a-t-il un dispositif clinique adapté à la prise en charge du bébé ?

Détecter les signes de souffrance psychologique : comment détecter concrètement les signes de souffrance psychologique du bébé et prévenir des séquelles possi- bles sur son devenir ?

Rôle protecteur des liens d’attachement parents–bébé– soignants : pouvons-nous mieux comprendre et soutenir les parents et leur bébé dans un contexte d’oncologie pédiatrique ?

Le monde du bébé accueilli en oncohématologie

Lorsque le diagnostic de maladie grave est posé, parents et bébé se connaissent encore peu et doivent apprendre à s’accorder dans un contexte d’hospitalisation. Il s’agit là d’une double adaptation : apprendre à se connaîtreets’adap- ter au traitement oncologique. L’arrivée dans le service génère un stress important : pronostic vital engagé et angois- ses de mort, contact particulier du bébé inconfortable qui présente des symptômes de maladie, difficulté à se réjouir de la naissance et parfois parents déroutés dans leur rôle, qui ne savent pas ou plus « comment faire » ou comment s’investir auprès de leur bébé menacé (risque de surinvestis- sement ou de désinvestissement). Il peut aussi exister une culpabilité importante, voire une dépression du post- partum qui peut entraver la construction des liens précoces.

Il nous semble que la culpabilité est d’autant plus pré- gnante que le diagnostic est anténatal (tumeurs congénitales) ou précoce (par exemple dans le cas du neuroblastome du

nouveau-né avec un diagnostic posé avant les trois premiers mois de vie). Certaines mères questionnent leur responsabi- lité in utero et l’idée étiologique, très douloureuse, qu’elles ont « bien dû faire quelque chose » pour que le bébé naisse menacé de mort. Par ailleurs, les parents du bébé sont souvent de « jeunes parents », notamment s’il s’agit d’un premier-né.

Le monde du bébé est celui de la dépendance extrême à l’autre (infans) pour les soins, la nourriture, le portage et la parole. Il est aussi dépendant des projections et des fantas- mes de ses proches (soit les parents, la fratrie et les soi- gnants). Le bébé s’approprie progressivement un monde aérien étrange, lui qui a vécu neuf mois liquides et découvre son corps à travers l’enveloppe extérieure (peau, caresse, portage) et intérieure (sensations internes, digestives, per- ception et pensée). Son effort à devenir inclut une ouverture sensorielle et émotionnelle fragile, qui a besoin de constance et de sécurité pour s’épanouir. Ce bébé arrive avec la pré- sence, d’emblée, d’une histoire, la sienne et celle de ses lignées, sa place—souhaitée ou non, consciente ou incons- ciente—dans la famille, les conditions de la grossesse et de sa naissance.

Le contexte hospitalier peut faire vivre au bébé des sti- mulations dépassant ses possibilités d’intégration senso- rielle : possibilités d’adaptation qui peuvent être débordées lors de déplacement dans des lieux toujours différents et inconnus ; lumières vives allumées à contre-rythme ; bruits des sonneries, de la télévision, du ménage, discussions de couloirs qui peuvent être sources de stimulations auditives stressantes ; excès de manipulation du corps du bébé (pré- lèvements, successions des touchers par divers interve- nants) et séparations itératives, précoces, parfois brutales ou non expliquées (pour un examen en urgence, en réani- mation, la nuit, etc.). Par ailleurs, le bébé perçoit finement les émotions de ceux qui s’occupent de lui au quotidien, tant dans le holding(la façon dont il est porté physique- ment et psychiquement) que lehandling(la façon dont lui sont prodigués les soins corporels). Un bébé particulière- ment agité, qui pleure « excessivement » peut nous faire prendre conscience de la façon dont le stress ou l’exaspé- ration des adultes peut influencer le déroulement des soins par exemple. À l’inverse, un bébé très coopérant, qui « se laisse faire » sans « rien dire » doit susciter notre vigilance (diminution des capacités de protestation qui signale un retrait, passivité suradaptative ?). Ces troubles de la régu- lation des états de vigilance [2] peuvent toutefois progres- sivement s’améliorer grâce à la sensibilité de l’équipe soignante dans sa façon de soutenir les émotions du bébé tout en valorisant le parent présent. Il est important aussi que tous les pleurs ne soient pas nécessairement interpré- tés sous l’angle de la souffrance liée à la maladie, le bébé peut aussi pleurer pour des « raisons de bébé » et/ou développementales.

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L’instauration d’un environnement physique et sensoriel respectueux des capacités du bébé se développe dans le ser- vice selon deux modalités :

la réflexion autour des chambres parents–bébé qui per- mettent notamment de favoriser la poursuite de l’allaite- ment dans l’intimité ;

la réflexion autour du positionnement en « cocon » et l’aménagement du service à la hauteur et au temps du bébé grâce à l’esprit des « soins du développement [3] » des unités néonatales (diminution des stimulations issues de l’environnement).

En effet, les bébés immobilisés par l’environnement tech- nique nécessaire aux soins (avec une inclination du matelas en proclive, perfusions, scope, etc.) peuvent être « artisanale- ment » positionnés en cocon grâce à des draps roulés. Cette position limite les stimulations nociceptives en permettant de retrouver la position fœtale physiologique : cette enveloppe favorise la « contenance » (confort physique et psychique, prévention des mauvaises postures), améliore la qualité du sommeil (en permettant le réflexe de fouissement), diminue le stress d’éparpillement (en favorisant la perception des limites corporelles dans l’espace, avec possibilité pour l’en- fant de porter ses mains au visage) et peut même faciliter les soins (sans besoin de réveiller le bébé). Le cocon sécurise l’enfant et lui assure un repos de qualité mais, au-delà, il aide à voir concrètement les besoins du bébé dans sa globalité et va de pair avec une attention aux paroles prononcées au- dessus du berceau (modulation de la voix, explications sim- ples données aux actes pratiqués). Cet aménagement des conditions d’hospitalisation (nous encourageons aussi les parents à installer doudou, mobiles, musique adaptée, lange avec leur odeur selon certaines précautions) permet aux parents de garder une part active, tout en prévenant ou limi- tant les séquelles psychomotrices de l’allongement prolongé (quand parfois, le positionnement aux bras ou au sein est difficile ou déconseillé).

Les résultats de l’expérience clinique, outre l’attention à chaque histoire singulière, sont des enjeux communs en oncologie pédiatrique :

lattention nécessaire aux conditions concrètes d’accueil en hospitalisation pour favoriser le développement psy- choaffectif précoce du bébé (service au temps et à la hau- teur du bébé) ;

limportance de réfléchir sans cesse à ce qui peut être mis en place et affiné pour aider psychologiquement et logistiquement les parents de bébé soumis à des stress répétés (accompagnement à la parentalité périnatale en oncologie) ;

une meilleure prise en charge de l’état de santé global des parents-mères (physique et psychique), les mères

« s’oubliant » souvent au service de leurs nourrissons et

s’y épuisant (quels relais proposer concrètement, comment aider à traverser les angoisses de séparation, comment sou- tenir au long cours une mère épuisée ou déprimée ?) ;

la nécessité de former les équipes au regard sur le bébé, à la détection de son confort et de son déplaisir, à la gestion de son stress psychologique, relationnel et sensoriel (notam- ment s’il traverse seul les traitements, ce qui est parfois le cas pour certains bébés venant de l’étranger ou qui gran- dissent dans des milieux familiaux précaires ou carencés) ;

une prudence affective face à l’intensité des émotions que suscite le bébé chez les soignants (comment le soutenir en gardant la bonne distance, comment aider la mère à pren- dre toute sa place et transmettre ses compétences si parfois les soignantes « savent mieux » ou « ont plus d’expé- rience » face aux bébés malades ?).

Rencontre avec le psychologue

Les avancées de la psychologie périnatale nous permettent désormais de mieux connaître la vie psychique du nouveau- né (0–3 mois) et du bébé (3–12 ou 3–18 mois) au travers :

des compétences du bébé à terme ;

des signes de souffrance psychique et de leur repérage ;

des outils théoriques de ce champ.

Le travail psychologique avec les bébés est une démarche qui peut sembler excessive au regard de l’âge des patients, mais semble une nécessité face à des bébés en souffrance physique et psychique. Une consultation psychologique parents–bébé est systématiquement proposée à l’arrivée dans le service. S’il est communément admis désormais qu’on

« parle aux bébés » et qu’il soit « une personne », certains parents comme certains soignants pensent que « le psy parle avant tout aux parents »…, ce qui est nécessaire mais pas suffisant ! Avant tout intérêt diagnostique (observation du bébé) ou psychopathologique (souffrance du bébé, troubles de la relation), il s’agit d’un accueil qui vise à étayer les parents, à valoriser leur bébé et leurs compétences parentales, mais aussi à donner des conseils face aux questions récurren- tes de la séparation, de l’endormissement, des réveils noctur- nes, de comment parler au bébé des informations qui le concernent, au vécu de l’allaitement et du sevrage1, à la crainte de séquelles neurologiques ou psychomotrices, à

1Je ne développe pas le vécu de l’allaitement et du sevrage qui est brillamment explicité par ma collègue Caroline Dubois dans son article. L’allaitement, comme une des seules expériences où la mère est par définition non substituable aux soignantes, se double parfois, durant les chimiothérapies, dun vécu/représentation dantidote pour la mère qui donne son lait : « un bon produit naturel qui fait grandir » versus « un produit chimique qui détruit les mauvaises comme les bonnes cellules ».

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l’apprivoisement d’un bébé si différent de celui qui avait été rêvé, à la place du père et de la fratrie, etc.

La spécificité de cette consultation est que le bébé com- munique des vécus émotionnels dont il ne peut rien dire tout seul. Le clinicien y est à la fois dans l’observation et dans l’interaction par le jeu et le babillage tout en dialoguant avec les parents. L’étude des impressions cliniques est capitale, car le bébé donne à voir mais surtout, fait ressentir, donne à décrypter son état psychologique et ses symptômes. Par exemple, un bébé peut faire éprouver au consultant des émo- tions dépressives (ou un bébé peut vouloir stimuler une mère dépressive par des réveils nocturnes fréquents). La consulta- tion va permettre de réunir un certain nombre d’éléments verbaux (biographiques) et non verbaux qui vont constituer le matériau sur lequel se forger un avis et contribuer à éclai- rer celui des parents. Un bébé, ayant vécu un séjour trauma- tique en réanimation par exemple, peut longtemps présenter des troubles du sommeil et créer des conduites de vérifica- tion de respiration chez les parents.

À quoi le psychologue prête-t-il spécifiquement attention dans une rencontre avec le bébé ? Nous citons les principaux axes de cette clinique fondée sur « le corps du bébé comme indicateur de souffrance psychique précoce » [4] :

tonus et ajustement postural selon l’âge : importance du regard (anomalies) et de l’agrippement sensoriel à l’adulte, troubles posturaux (bébé « raide » hypertonique ou « gluant » hypotonique), recherche d’appui et réponse du parent (soutien nuque–dos–regard) ;

capacités développementales globales, nuancées par le vécu du traitement : régulation des pleurs et du rythme jour–nuit, de l’alimentation (hors effets secondaires de la chimiothérapie), qualité du contact, expression d’angois- ses de séparation ou retrait relationnel ;

relation et qualité des interactions parents–bébé, capacité du bébé et de ses parents à se connaître et à repérer les besoins de l’autre, qualité des verbalisations (tendresse, valorisation).

Pour un psychologue travaillant avec des bébés malades d’un cancer, il semble important de posséder un bagage spé- cifique : connaître le dispositif d’observation de Loczy et de G. Haag, la théorie de l’attachement et les fondations analy- tiques de la périnatalité ainsi que les développements plus récents sur « le monde vécu du bébé » en psychologie huma- niste (Eva Simms). Par ailleurs, l’échelle de Brazelton (0– 2 mois), de Heden (douleur et atonie du bébé sans limite d’âge), la méthode Baby Signs (+ de 7 mois) et l’esprit du Nidcap sont des appuis cliniques quotidiens à l’hôpital. Non pour utiliser explicitement un savoir ou des techniques de consultation psychologique, mais de façon à repérer rapide- ment les signes de détresse afin de proposer aux parents, s’ils le souhaitent, de construire une réponse adaptée à ce qu’ils

perçoivent de leur enfant et de ses besoins (en les incitant à le partager avec l’équipe soignante).

Détecter les signes de souffrance psychologique Il est complexe de détecter les signes de souffrance psycho- logique du nourrisson et du très jeune enfant. La dépression, la tristesse et l’anxiété—tout comme auparavant la douleur du nourrisson—sont souvent mises en doute par ceux qui s’occupent du bébé : les parents tout comme les profession- nels sont à risque de « passer à côté » des appels du bébé.

Trois composantes expliquent probablement cette difficulté :

en oncologie : la complexité du repérage des signes de souffrance psychologique lorsque s’y intriquent des élé- ments somatiques complexes (l’inconfort physique pos- sible lié aux traitements oncologiques) et relationnels (la déstabilisation traumatique qui peut désorganiser les compétences parentales) ;

la réticence encore vive à considérer qu’un nourrisson peut déprimer et se déprimer, c’est-à-dire réagir émotion- nellement à la perception d’une perte (même s’il ne peut l’élaborer cognitivement ni l’exprimer de façon verbale).

Pourtant, les écrits de Spitz (1945) sur l’hospitalisme puis les théorisations récentes de l’Attachement (Bowlby, 1982) montrent comment des nourrissons isolés, déprivés, carencés de la présence maternelle sont capables de mon- trer par des signes clairs—corporels et émotionnels— les effets de la séparation et de la négligence à partir de neuf, dix mois. Au cours des neuf premiers mois de la vie, le nouveau-né et le nourrisson ne seraient-ils pas à même d’éprouver intensément ces phénomènes de souffrance psychologique alors que leur capacité à l’exprimer est limitée ?

La mise à mal empathique des soignants dans l’interpré- tation du comportement du bébé, car elle nécessite un mouvement d’identification régressive profonde, avec une résonance corporelle. Être au plus près des émotions du bébé peut renvoyer des angoisses importantes (ou

« archaïques ») au soignant.

« Ces bébés en souffrance […] nous font d’abord vivre un « désaccordage », une mise en échec de nos pro- cessus empathiques. D’où la pauvreté de nos ressentis, la pauvreté de nos représentations, voire la sidération de notre fonctionnement psychique. S’installe un malaise diffus, vécu dans notre corporéité, mais impos- sible à mettre en mots. »

(Bonnier, 2005 cité par Amar, 2009) Pourtant, les possibilités de communication du nourris- son sont présentes dès la naissance. C’est principalement l’observation attentive qui nous permet « d’écouter » le

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bébé pour dépister sa souffrance. Greenspan (1994) attire notre attention sur les liens constants entre l’atonie psy- chomotrice et l’atonie psychique. La Diagnostic Classifi- cation de Greenspan (1994) représente la seule classifica- tion psychopathologique d’aide à l’évaluation spécifique de la dépression du nourrisson et des enfants de zéro à trois ans.

« Le corps est la voix d’expression privilégiée du bébé […]. L’évaluation des signes de souffrances psychi- ques est difficile : ils sont ténus et labiles, donc diffi- ciles à repérer. Par ailleurs, ils apparaissent peu spéci- fiques touchant aussi bien l’alimentation que le sommeil, la motricité et le tonus […]. Les signes de souffrance du bébé sont d’abord un appel à l’aide : ils témoignent d’un déséquilibre avec son environne- ment et ses tentatives pour y faire face [5]. »

(Lamour et Baracco, 1998) Par exemple, Rayan, accueilli dix jours après sa naissance dans notre service, démontrait un intérêt pour la voix de ses parents et des pleurs marqués pour exprimer sa faim. Le diagnostic se faisant attendre (neuroblastome, dit syndrome de Pepper), les parents de Rayan se sont progressivement rendus moins présents (a priori sans raisons logistiques, le père travaillant à mi-temps et la mère étant au foyer avec une aînée de trois ans déjà scolarisée). Rayan bénéficiait d’une heure de visite par jour à partir de l’âge d’un mois, sans que la mère ait le réflexe de le porter ou de le changer. Au contraire, elle le réveillait durant la sieste, de façon à pouvoir

« profiter de lui » sur ses visites, disait-elle. Ce bébé a suscité de forts sentiments de protection chez les soignants, fondés sur la vacance laissée par la mère pour « faire à sa place » et la perception d’un être vulnérable.

Des temps d’accompagnement mère–bébé ont été propo- sés, qui ont mis en évidence un certain nombre d’éléments problématiques : la perte prolongée du gazouillis chez l’en- fant, l’absence de fixation du regard de sa mère entre le deuxième et le quatrième mois (avec un regard périphérique cherchant un soignant lorsqu’il était installé dans les bras de la mère) et, de façon générale, un ajustement postural mère– bébé désaccordé avec un bébé « glissant » des bras. Cet accompagnement mère–bébé a été pensé autour du plaisir du jeu et de comptines adaptées à l’âge de Rayan de l’âge de six semaines à trois mois par l’éducatrice de jeunes enfants et la psychologue. Nous l’avons présenté à la mère comme un temps de « cocooning » individualisé, ce qui a été bien accepté, car elle ne savait pas comment « remplir » les rencontres avec Rayan et le comparait sans cesse à la grande sœur de trois ans qui, elle, avait été un bébé « normal », c’est-à-dire non malade. Dans le même temps, nous avons utilisé certains items issus de l’échelle de Brazelton (0– 2 mois) pour évaluer plus finement les changements presque imperceptibles de l’état psychologique de Rayan, ce bébé

faisant face en grande partie tout seul à l’hospitalisation, aux soins et aux traitements.

Par ailleurs, en hospitalisation, Rayan montre un visage trop sage : il ne proteste pas ou plus lorsqu’il a faim (en dehors des effets secondaires émétiques du traitement) et ne gesticule pas beaucoup (il a peu d’initiatives motrices spontanées des extrémités). Il dort dès qu’il est porté dans les bras par un soignant et peut rester réveillé très longtemps durant la nuit quand personne n’est disponible pour le pren- dre, ne pouvant ainsi pas « apprendre » à se réguler sur le rythme nycthéméral. Cette rupture précoce et prolongée de la proximité physique et sensorielle du parent a ainsi des effets. Durant l’étape précoce de son développement psy- choaffectif, l’enfant ne se sent unifié, cohérent, rassemblé (donc rassuré, adossé à un monde soutenant) que dans la mesure où il reçoit de son parent/adulte référent des réponses adéquates qui lui apportent la satisfaction de ses besoins mais en plus donne du sens à ce qu’il éprouve. C’est « l’ex- périence de la peau » chez Bick [6]. Pour répondre aux angoisses précoces du bébé [7] : tomber en morceaux, ne pas cesser de tomber, ne pas habiter son propre corps, ne pas avoir d’orientation. La mère peut lui éviter cette phéno- ménologie de la chute grâce à sa fonction deholding.

Cette souffrance ne doit pas être banalisée, car elle peut altérer le développement psychoaffectif durable de l’enfant (avec des conséquences cérébrales dues aux traumatismes relationnels précoces selon Berger et al. [8]). Cependant, dans le cas de Rayan, la mère n’était pas réellement en demande d’aide, ce qui a limité la portée de nos interven- tions. Par ailleurs, la prise en charge de ce bébé, en grande partie seul, soulève la question—insoluble—de désigner des soignants de référence, les équipes se succédant à son chevet. La pratique du soignant de référence est issue des pouponnières d’enfants pour fournir, aux enfants isolés et déprivés de présence parentale, une continuité des soins.

Cette personne, dont la présence est stable et routinière, est repérée par le bébé et fonctionne comme une figure d’attachement (substitutive/avec permanence de l’objet) qui permet au bébé d’expérimenter un monde prévisible, fiable et constant, c’est-à-dire de construire son sentiment d’exister, en dépit de la discontinuité des liens avec sa famille biologique. Cette pratique représente un idéal dif- ficile à mettre en œuvre dans le contexte d’un service d’oncologie pédiatrique.

Il y a donc des limites à nos possibilités de prise en charge psychologique parents–bébé dans un service d’oncologie pédiatrique :

nous ne sommes pas une unité spécialisée en périnatalité, c’est-à-dire dans l’accompagnement des liens défaillants parents–bébé (comme les unités de psychiatrie périnatale) lorsque c’est l’environnement qui met en difficulté le bébé et que les problèmes liés au cancer s’ajoutent « en plus » ;

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la non-demande initiale des familles de bébés face à la prise en charge psychologique, la portée limitée d’interventions de soutien fondées uniquement sur les temps d’hospitalisation (même si nous pouvons travail- ler avec d’autres structures qui se rendent au domicile : HAD et PMI) ;

la connaissance partielle des antécédents obstétriques et psychiatriques des parents, toute question en ce sens pou- vant briser la fragile alliance thérapeutique qui se met en place autour du berceau : il faut donc valoriser l’existant et choisir des priorités cliniques, en fonction de l’état soma- tique du bébé.

Rôle protecteur des liens d’attachement parents–bébé–soignants

Parler de l’accueil des bébés en oncologie pédiatrique ne va pas sans évoquer les liens qui se développent entre les parents, leur bébé et les soignants. Le contexte oncologique est une situation à risque : nous supposons que les effets iatrogènes induits par la maladie, le traitement et les hospi- talisations pourraient être compensés/prévenus par un atta- chement de bonne qualité parents–bébé, soutenu par les soi- gnants. Un enjeu spécifique du cancer dans la prime enfance semble « Comment peuvent se construire les liens d’attache- ment pour les bébés accueillis dans nos services ? [9] » (sur- tout de 0 à 18 mois). En effet, quelles représentations men- tales le bébé constitue-t-il tout au long de son expérience oncologique, sur la façon dont ses proches se comportent en cas de besoin ? Comment se perçoit-il comme suscitant l’attention, l’aide et le réconfort de la part des autres en cas de détresse ? Que garde-t-il comme style d’attachement après la traversée de la maladie ? Et comment le style d’atta- chement des parents est-il convoqué ou modifié par la mala- die (style sécure, insécure, évitant, désorganisé) ?

Il semble qu’il existe plusieurs défis dans la structuration réciproque du lien parents–bébé en service d’oncologie pédiatrique. Dans le contexte réel de la maladie, il existe : un manque d’intimité familiale, la rythmicité des traitements et des examens qui sont une préoccupation constante, les intrusions corporelles dans le corps du bébé (interne : tumo- ral « invisible »/externe : objets de soins « visibles »). Dans le contexte psychique de la maladie, il existe : la culpabilité d’avoir « fabriqué un bébé malade » ; une effraction dans la préoccupation maternelle primaire avec un bébé perçu comme attaqué par des traitements agressifs, même s’ils visent à le guérir ou menacé de mort ; un vacillement identi- taire des parents avec des rôles d’auxiliaires de soins ou des sentiments d’impuissance ; un effet paradoxal des sentiments dépressifs des parents avec soit une surprotection anxieuse, soit un désinvestissement avec lequel l’équipe doit compo-

ser. Si une dépression est là, il y a le risque d’une présence qualitativement « vide » ou « blanche » affectivement auprès du bébé. Cependant, ces facteurs de risque —qui tiennent aussi à la personnalité du bébé, à son évolution clinique et au pronostic — peuvent être accompagnés par l’équipe soi- gnante par un travail autour de facteurs de protection du lien parents–bébé.

En effet, l’équipe soignante peut constituer une figure d’attachement sécure pour le bébé et ses parents dans le sou- tien quotidien, routinier, répété auprès du bébé et la valori- sation du rôle parental. Le bébé a accès à des figures d’atta- chement « auxiliaires » (c’est-à-dire soignants réguliers) dès l’âge de trois mois. En pratique, l’équipe apporte un soutien dans plusieurs dimensions : « personnaliser » et connaître le bébé en tant que bébé, même malade (maillage narratif, repé- rage de la personnalité, des habitudes, rythmes, etc.) ; aider à

« gérer la crise » en dédramatisant avec créativité des épiso- des de tension (pleurs, agitation) quand le parent est épuisé, débordé d’angoisse ou excédé ; préserver la place des parents (réflexion par exemple sur la contention durant les soins ou les sentiments de rivalité auprès du berceau) ; en faisant de la place à la relation au bébé durant des soins d’une technicité extrême. Il s’agit, d’une certaine manière de recréer les conditions d’une bonne « nidification psy- chique » (terme emprunté à S. Missonier) où l’enfant, malgré les effractions de la maladie, est enclos dans l’amour paren- tal et la capacité des parents à l’apaiser. Il faut trouver des moyens pour tisser l’attachement par des moments de corps à corps, d’échange des regards, favoriser le bain de parole des parents à destination du nouveau-né et permettre des moments mère–enfant dédiés, accompagnés hors temps de soins somatiques.

Le soignant, qui fait alliance avec le bébé et ses parents et les aide à s’apprivoiser dans le contexte oncologique, peut se saisir—de façon consciente et inconsciente—du bébé qu’il a été, qu’il pense avoir été ou qu’il aurait aimé avoir été (en sus de pouvoir s’identifier à la position parentale). C’est là toute la richesse du travail auprès des bébés : engager une responsabilité sur le devenir global du bébé—quel que soit son pronostic—qui soutienne les parents durant la traversée de cette épreuve.

Conclusion

Il est important de mieux comprendre les dimensions à l’œu- vre dans l’accueil des bébés et de leurs familles en oncologie pédiatrique, de façon à mieux les soutenir. Il est crucial que nous comprenions mieux le vécu du bébé et celui de ses parents en fonction de quelques pistes explorées dans ce tra- vail et de travaux cliniques, et de recherche à poursuivre dans ce champ.

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Liens d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.

Références

1. Houzel D (2013) Que nous disent les bébés de leur souffrance psy- chique ? Swiss Arch Neurol Psychiatr 164:205

2. Pour clarifier les troubles de la régulation des états de vigilance, se reporter à léchelle Alarme Détresse Bébé (ADBB). Takahashi L (1998). Prenatal stress: consequences of glucocorticoids on hippo- campal development and function. Int J Dev Neurosci 16:199207 3. Martel MJ, Millette J (2006) Les soins du développement, des soins sur mesure. Pour le nouveau-né malade ou prématuré. Édi- tions du CHU Sainte-Justine, Montréal

4. Amar M, Garret-Gloanec N, Le Marchand-Cottenceau M (2009) Réflexion autour du corps du bébé comme indicateur de souf-

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