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Parcours de la filiation dans quelques textes bibliques : constantes et différences

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Academic year: 2021

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Parcours de

la filiation dans quelques textes

bibliques. Constantes et différences

Mémoire

Pacifique Kambale

Maîtrise en théologie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Parcours de la filiation dans quelques textes

bibliques

Constantes et différences

Mémoire

Pacifique Kambale Tsongo

Sous la direction de :

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Résumé

La filiation est un phénomène incontournable de l’humanité. Chaque humain est un fils ou une fille. La richesse de la condition filiale rend possible une diversité de manières d’être et de vivre en fils ou en fille. Du même geste, cette richesse fait de la filiation une thématique de grand intérêt pour les chercheurs de plusieurs domaines autant que pour chaque humain qui tente de comprendre sa propre condition filiale. Ainsi, tant qu’il y a des fils et des filles, on ne peut en finir avec la question de la filiation. Ce mémoire porte sur la filiation. Celle-ci y est étudiée à partir des parcours de vie filiale tels que présentés dans quelques textes bibliques. L’étude fait remarquer que bien que la condition filiale soit partagée par tous les humains, chacun a son propre itinéraire de vie filiale. L’analyse des parcours aboutit à l’identification des constantes et des différences qui en ressortent. Elle permet ainsi d’ébaucher une compréhension de la filiation.

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Abstract

Kinship is an unavoidable phenomenon of humanity. Each human being is a son or a daughter. The richness of the kinship makes possible a variety of ways of being and living as a son or a daughter. In the same way, this richness makes kinship a topic of great interest in several fields of research and for each and everyone who tries to understand his own filial condition. Therefore, as long as there are sons and daughters, the study of kinship will remain an open project. This thesis is about kinship. It studies kinship by considering some sons’ life paths in biblical texts. The study notes that although the filial condition is common to the human beings, each one has his own course of filial life. The analysis of life paths leads to identify the constants and the differences which emerge from them. It leads to outline an understanding of kinship.

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Table des matières

Résumé ... ii

Abstract ... iii

Table des matières ... iv

Remerciements ... vi

Introduction ... 1

1. PROBLÉMATIQUE ... 3

1.1 La filiation en sciences humaines et sociales, en philosophie et en psychanalyse ... 3

1.2 La filiation dans la Bible et dans la théologie ... 5

2. LA QUESTION DE RECHERCHE ... 11

3. MÉTHODOLOGIE ... 11

4. PLAN DU TRAVAIL ... 16

Chapitre 1 Les itinéraires de vie des fils d’Humain ... 18

1. CRÉATION DE L’HUMAIN ET ADVENUE DES ENGENDREMENTS ... 21

1.1 De la création de l’humain... 21

1.2 De l’avènement des engendrements ... 25

2. LA FILIATION INSCRITE DANS LE TEMPS DES PÈRES ET DES FILS ... 29

2.1 Note sur les notions de génération, filiation et généalogie humaine ... 29

2.2 Le temps comme « élément structurant » de la condition filiale ... 33

3. LES PARCOURS DES FILS D’HUMAIN ... 35

Chapitre 2 La filiation de Jésus. De la reconnaissance à la mise à l’épreuve ... 55

1. UN PARMI D’AUTRES ... 58

1.1 Jésus est reconnu Fils de Dieu ... 60

2. JÉSUS : FILS D’ADAM, FILS DE DIEU ... 66

3. LA MISE À L’ÉPREUVE DE LA RELATION FILIALE ... 69

3.1 La haine de la filiation ... 79

3.2 La filiation serait-elle fragile ? ... 81

Conclusion ... 87

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Remerciements

Pour réaliser ce travail, plusieurs personnes m’ont soutenu de diverses façons, de près ou de loin. Je les remercie de leur assistance.

Je remercie sincèrement le professeur François Nault qui a accepté de diriger la recherche. Sa disponibilité, ses orientations et sa rigueur m’ont aidé à cheminer depuis les premiers balbutiements du projet jusqu’à l’aboutissement du présent travail.

Je remercie aussi mes frères Assomptionnistes de Québec notamment pour leur intérêt pour mon parcours d’études et de recherche.

Un grand merci à ma mère Kyakimwa Maliyabwana Astrid, à sa sœur Kahindo Tsongo Louange, à mes cousins, à mes neveux et à mes amis qui m’encouragent sans relâche. Je présume que mon père Kambale Lule Joseph aurait aimé lire ce travail s’il n’était porté disparu.

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Introduction

L’humanité est ainsi faite qu’il est impossible d’imaginer notre monde sans filiation. Dans l’espèce humaine, un enfant est un fils ou une fille et pas seulement une progéniture. La filiation est en effet une condition originaire – celle de l’antécédence – mais aussi profondément culturelle, nécessitant un encadrement juridique, institutionnel, et plus largement symbolique.

Jacques Arènes, Instituer la filiation1.

Mon intérêt pour la question de la filiation remonte à l’attention portée aux orphelins de guerre de la République Démocratique du Congo d’où je viens. En effet, la guerre sévit à l’Est de ce pays depuis plus de deux décennies. Le pillage, le viol, les enlèvements, les tortures et les massacres font presque partie du quotidien de cette région. Les victimes se comptent en millions. Parmi elles, des orphelins. Leur condition d’orphelin suscite en moi diverses questions. Qu’advient-il de leur état de fils ou de fille une fois privés de leurs parents ? Comment vivent-ils leur nouvel état ? De qui sont-ils fils ou filles quand leurs parents ont disparu ? Très tôt, il m’a paru que le questionnement sur ces orphelins pourrait singulièrement me concerner. Tout se passe comme si, à travers eux, j’interroge aussi ma propre situation.

La filiation est une réalité très riche. Elle va bien au-delà de la condition d’orphelin et rejoint ainsi un intérêt plus général que partage chaque fils et chaque fille. En plus d’être toujours actuelle, la filiation intéresse plusieurs chercheurs et commande diverses façons

1 Jacques Arènes, « Introduction. Quand les changements contemporains interrogent les institutions » dans

Jacques Arènes (dir.), Instituer la filiation. Être fils ou fille aujourd’hui, Paris, Cerf, 2018, p. 7-22. Voir la page 7.

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de vivre en fils ou en fille2. Parmi ceux qui se penchent sur la question de la filiation se trouvent les théologiens.

Le présent mémoire est le résultat d’une étude théologique de la filiation. Il en présente divers aspects sans pour autant prétendre en faire le tour. Du même geste, il esquisse une compréhension de la condition filiale.

2 Deux ouvrages récents témoignent de la variété d’approches théoriques qui s’intéressent à la question de

la filiation : Massimo Grilli, Jacek Oniszczuk et André Wénin (dir.), Filiation, entre Bible et cultures.

Hommage à Roland Meynet, Peeters, Leuven/Paris/Bristol, 2019 ; J. Arènes, (dir.), Instituer la filiation… 2018.

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1. PROBLÉMATIQUE

La notion de la filiation est loin d’être une invention récente. Le vécu filial, lui aussi, est tout aussi ancien que l’humanité. Comme le note Jean-Daniel Causse, « [l]e temps des fils est un temps immémorial. Il n’a pas de commencement repérable. Il est vécu comme toujours déjà là3 ». La filiation désigne « la relation qui existe entre un fils et son père4 » ou, plus largement, la relation des fils et filles à leurs ascendants.

1.1 La filiation en sciences humaines et sociales, en philosophie et en psychanalyse

La filiation fait l’objet de recherches en sciences humaines et sociales. Elle est notamment étudiée en anthropologie5 et en sociologie6 où l’on se réfère notamment à la transmission biologique de la vie – filiation par le sang –, ou encore en psychologie7 et en droit8. Les réflexions en éthique, en philosophie et en psychanalyse y apportent aussi leurs contributions9. Pour illustrer cela, je me limite à l’évocation de deux travaux, en philosophie et en psychanalyse.

Dans son travail sur la reconnaissance, Paul Ricœur se penche sur le phénomène de la filiation. Ses remarques sont rassemblées sous le titre « Se reconnaître dans le lignage10 ». Il se réfère aux travaux de Pierre Legendre sur le « principe généalogique11 » et réfléchit sur un désir de reconnaissance – que Jean Greisch désigne comme « la capacité de “se

3 Jean-Daniel Causse, Figures de la filiation, Paris, Cerf (coll. La nuit surveillée), 2008, p. 9. 4 Louis Bouyer, « Filiation », dans Dictionnaire théologique, Paris, Desclée, 1990, p. 141-142.

5 Isabelle Leblic (dir.), De l’adoption. Des pratiques de filiation différentes, Clermont-Ferrand, Presses

universitaires Blaise Pascal (coll. Anthropologie), 2004. Harold W. Scheffler, Filiation and Affiliation, Colorado/Oxford, Westview Press, 2001.

6 Claudine Attias-Donfut et Nicole Lapierre (dir.), Générations et filiation, Paris, Seuil, 1994.

7 Françoise Peille, Appartenance et filiations. Être enfant de quelqu’un, Paris, ESF (coll. La vie de l’enfant),

2000.

8 Nicole Gallus, Filiation, Bruxelles, Bruylant, 2016 ; Philippe Meier et Martin Stettler, Droit de la filiation,

Genève, Schulthess (coll. Droit civil suisse), 2014.

9 Nathalie Sarthou-Lajus, L’éthique de la dette, Paris, Presses Universitaires de France (coll. Questions),

1997; Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, 2004 ; J.-D. Causse,

Figures de la filiation, … 2008.

10 P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance…, p. 281.

11 Pierre Legendre, L’Inestimable Objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident,

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reconnaître dans le lignageˮ12 ». Cette capacité consiste dans la reconnaissance de soi-même comme fils ou fille de quelqu’un. La reconnaissance de soi est rendue possible par un préalable, à savoir la reconnaissance du fils ou de la fille par ses parents qui, en reconnaissant l’enfant qui naît, l’adoptent. Paul Ricœur soutient que « parce que j’ai été reconnu fils ou fille de, je me reconnais tel, et, à ce titre, cet inestimable objet de transmission, je le suis13 ». Le lien filial est donc tributaire de la reconnaissance dans le lignage qui insère le nouvel humain dans la généalogie et lui transmet l’héritage qui transite par ses ascendants.

En psychanalyse, l’on peut évoquer les travaux de Jean-Daniel Causse. Pour lui, la filiation est la condition de tout humain. Car, écrit-il : « Il n’y a jamais eu d’être humain qui ne soit pas d’abord, premièrement, un “filsˮ ou une “filleˮ. Chacun est donc toujours précédé14. » Parce qu’il est toujours précédé, chaque fils est placé « en situation de

secondarité » par le langage15. Cette situation de tout humain fait que « nul ne prend la parole en premier […] mais chacun “répond àˮ et “répond de ˮ ce qui toujours est déjà là16. » Ce faisant, un fils ou une fille est un « être en réponse17 ». De plus, Causse reconnaît au langage une autre fonction. Selon lui, le langage, en appelant et en nommant le fils, le fait advenir au statut de sujet unique et irréductible18. Autant dire que, pour Causse, le fils est à la fois un être en réponse et un sujet unique.

L’une et l’autre approche atteste de l’intérêt pour le phénomène de la filiation. Chacune en propose une compréhension sans pour autant épuiser son exploration.

12 Jean Greisch, « Vers quelle reconnaissance ? », Revue de métaphysique et de morale, n° 50 (2006), p.

149-171.

13 P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance…, p. 283. 14 J.-D. Causse, Figures de la filiation, p. 13.

15 Ibid., p. 13. 16 Ibid., p. 13. 17 Ibid., p. 13. 18 Ibid., p. 13.

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1.2 La filiation dans la Bible et dans la théologie

La filiation est fort présente dans les textes bibliques. Elle désigne la relation des descendants aux ascendants, celle des fils et filles aux pères et mères. Les textes des généalogies témoignent des relations filiales. Dans ces textes, dit Philippe Lefebvre, la filiation n’est pas présentée comme un acquis, « mais plutôt comme une question », question relative à la vie : « D’où vient la vie ? Qui la donne ? Et pourquoi, pour quoi ?19 » Il n’est pourtant pas de réponse toute faite à ces questions.

Dans l’Ancien Testament, notamment dans le livre de la Genèse, certains textes des généalogies commencent par le refrain : « Voici le livre de la descendance » (Gn 5,1). Attentif à la récurrence de ce refrain, André Wénin note qu’« à lui seul, ce refrain suffit à suggérer que le long récit qui se déploie dans le premier livre de la Bible suit le fil des engendrements, qu’il est pour l’essentiel un livre des pères et des fils, dont il explore largement les liens complexes20 ». Dans ces textes, des pères et des mères sont mis en lien avec leurs fils et leurs filles. Les histoires déploient parfois le vécu de plusieurs générations où la vie est transmise des ascendants aux descendants. Mais de larges ensembles narratifs présentent une dimension de « l’engendrement » qui échappe au lien de sang ou qui ne peut « se résumer à la simple transmission biologique de la vie21 ». Autrement dit, ils relatent que « les engendrements dont parle la Genèse ne sont pas réductibles à la paternité selon la chair22 ». Selon Wénin, ces textes s’attachent à montrer que pour advenir fils ou fille, l’enfant doit quitter père et mère comme le suggère Gn 2,24. Ainsi Caïn, « acquis » par sa mère, devenu la possession de sa mère et considéré comme un homme dès sa naissance, a du mal à devenir fils et, corrélativement, est incapable de supporter la présence de son frère, Abel. Abram, pour sa part, reçoit l’ordre de quitter la « maison paternelle », cet « espace fermé qu’est cette “maisonˮ23 », afin d’avoir un avenir,

19 Philippe Lefebvre, « Filiations humaines, filiation divine. Petites traversées bibliques », Revue d’éthique

et de théologie morale, no297, (2017/2), p. 11-27.

20 André Wénin, « Ceux-ci sont les engendrements … Générations et filiations dans la Genèse », dans Elena

Di Pede (dir.), Génération(s) et filiation(s). Regards croisés. Actes du colloque du centre Écritures,

Metz, 4-5 novembre 2011, Lorraine, Centre de Recherche « Écritures », 2012, p. 41-55.

21 Ibid., p. 42. 22 Ibid., p. 42. 23 Ibid., p. 45-46.

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c’est-à-dire devenir enfin fils – ce que signale le passage du nom Abram à Abraham (Gn 17) – et père d’une grande nation selon la promesse (Gn 12,2). Les histoires d’Isaac et de Jacob (Gn 24. 25,19–36) comme celles de Joseph et les fils de Jacob (Gn 37–50) reviennent aux variations que présentent les liens de filiation.

Les récits des patriarches et de leurs épouses font état de « l’obstacle de la stérilité24 ». Selon Paul Beauchamp, l’incapacité à engendrer atteste que la vie n’est pas seulement œuvre de chair, mais œuvre de la volonté de Dieu. Bien plus, pour Philippe Lefebvre, la stérilité dont il s’agit dans ces récits exerce une fonction « normative » à l’égard de la filiation. Il l’exprime en ces termes : « La stérilité, bien loin d’être un incident de parcours que le Seigneur aiderait à résoudre, permet d’exprimer la condition authentique, “normative ”, de la filiation : celle-ci vient de Dieu et fait tendre vers lui25 ».

Outre les textes des généalogies et des patriarches, l’Ancien Testament rend compte du difficile vécu de la relation filiale en lien avec la relation à Dieu. C’est ce dont témoignent les récits des sacrifices des fils et des filles, aussi bien en contexte d’idolâtrie – sacrifice à Molek ou au Baal – que dans le peuple d’Israël (Gn 22 ; Jg 11 ; 2 R 3,21-17 ; 2 R 16,1-4 ; 1 R 17, 17.31). Mais la Loi et les prophètes interdisent ces pratiques (Mi 6,7) en dénonçant l’image que se fait (font) de Dieu le (s) sacrifiant (s)26. Autant dire que la question de la filiation engage la figure que l’on se fait de Dieu et, en conséquence, de la relation établie et vécue avec lui et avec les fils et les filles.

Dans le Nouveau Testament, l’évangile selon Matthieu s’ouvre par la généalogie de Jésus : « Généalogie de Jésus, Christ, fils de David, fils d’Abraham. » (Mt 1,1). Il déploie une longue généalogie dont les figures principales sont le Christ, David et Abraham. Elian Cuvillier soutient que, d’un point de vue théologique, la généalogie de Jésus en Matthieu exerce quelques fonctions. Elle légitime Jésus dans le peuple d’Israël en le nommant « fils d’Abraham » et dans la lignée royale lorsqu’elle le désigne comme « fils de David ». Cette

24 Paul Beauchamp, Études sur la Genèse. L’Éden, les sept jours et les Patriarches, Paris, Médiasèvres,

1988, p. 87.

25 Ph. Lefebvre, « Filiations humaines, filiation divine … », p. 11-27.

26 Elena Di Pede, « Le sacrifice des fils et des filles aux idoles dans le premier Testament », dans E. Di Pede

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même généalogie propose une issue possible à l’enfermement que peut entraîner l’engendrement27. En effet, la troisième série des engendrements compte treize générations alors que le texte dit qu’il y en a quatorze comme dans les deux précédentes. Le manque d’une génération signalerait une ouverture dans l’enchaînement des engendrements. Pour Cuvillier, « dans le manque d’une génération, une autre origine, une autre parole est peut-être venue s’inscrire28 ». L’inscription de cette autre parole atteste de la double origine de Jésus et, en conséquence, de sa « double filiation ». L’évangile selon Luc propose, lui aussi, à sa façon, une généalogie de Jésus : « Quand il commença, Jésus avait environ trente ans ; il était, à ce que l’on pensait, fils de Joseph, fils d’Éli […] fils d’Adam, fils de Dieu » (Lc 3,23-38). L’inscription de Jésus dans des généalogies révèle que Jésus, confessé comme Christ, est un fils comme bien d’autres. Cependant, il a la spécificité d’être à fois « fils d’Adam, fils de Dieu » (Lc 3, 38).

À part les textes des généalogies, les évangiles relatent bien des rencontres où sont impliqués des fils et des filles (Lc 7,11-17. 8,40-56) : « Jésus les croise sur ses chemins : des humains rejetés, emmurés en eux-mêmes, seuls29. » Par ailleurs, les épîtres pauliniennes approfondissent la réflexion sur l’adoption filiale lorsqu’elles traitent des liens de filiation à travers lesquels les humains adviennent fils et filles de Dieu par le Fils unique, Jésus Christ (Ga 3,26-28) ou dans l’Esprit (Rm 8,14-30). Bref, l’un et l’autre testament parle de filiation.

Au fil de l’histoire, la réflexion théologique prend en compte la question de la filiation. Les grands débats conciliaires des premiers siècles abordent la question de la filiation divine de Jésus. C’est le cas du concile de Nicée (325). Il aborde la filiation divine de Jésus et aboutit à son affirmation. Dans son commentaire de l’affirmation issue du débat conciliaire de Nicée, Bernard Sesboüé propose une compréhension de l’affirmation conciliaire de la filiation divine de Jésus : « La filiation divine doit être comprise selon le schème de la génération, purifié toutefois de ses connotations corporelles : de même qu’un

27 Elian Cuvillier, « Filiation humaine et filiation divine : Jésus dans l’évangile de Matthieu », Revue

d’éthique et de théologie morale, « Le Supplément » no 225 (2003), p. 69-86. 28 Ibid., p. 76.

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homme engendre un homme, c’est-à-dire un être semblable à lui selon l’être, ou de même substance que lui, de même Dieu le Père engendre Dieu le Fils30. » Pour ce concile, peut-on comprendre, le fils est Dieu de la même manière que Dieu est Dieu. À la suite de Nicée, les conciles d’Éphèse (431) et de Chalcédoine (451) ont abordé chacun, à sa façon, la question de la filiation de Jésus.

Les Pères de l’Église, pour leur part, apportent une contribution considérable à la question de la filiation. Tel est le cas du quatrième discours théologique de Grégoire de Nazianze, dit « le théologien ». Cette référence théologique majeure pour penser la filiation de Jésus est intitulé « Du Fils31 ». L’on peut aussi mentionner saint Augustin qui pense la filiation en termes de relation entre le Père et le Fils au sein de la Trinité. Il dit en effet : « Il y a toujours la relation, par exemple, le Père est relatif au Fils et le Fils est relatif au Père, qui n’est pas un accident. L’un est toujours Père, l’autre toujours Fils. […] le Père n’est appelé Père que parce qu’il a un Fils, et le Fils n’est appelé Fils que parce qu’il a un Père32. » Plus près de nous, nous pouvons identifier des travaux théologiques sur la filiation basés sur les Écritures33. D’autres émergent des contextes particuliers tels le parcours des chrétiens34 ou l’extrême pauvreté35 qu’elles articulent aux Écritures et à d’autres réflexions.

Le chemin parcouru jusqu’à présent témoigne de l’ancienneté de la question de la filiation et de l’intérêt que lui portent les chercheurs. Il atteste aussi que cette question n’est pas définitivement résolue. Des recherches peuvent encore être entreprises pour tenter d’y répondre. Ainsi, dans la présente recherche, j’entreprends une étude de la filiation en portant attention aux parcours des fils et des filles dans quelques textes bibliques. Compte

30 Bernard Sesboüé, Jésus dans la tradition de l’Église. Pour une actualisation du concile de Chalcédoine,

Paris, Desclée (coll. Jésus et Jésus Christ 17), 1982, p. 96.

31 Grégoire de Nazianze, Les discours théologiques, trad. Paul Gallay, Lyon/Paris, Emmanuel Vitte (coll.

Les Grands Écrivains Chrétiens), 1942, p. 131-167.

32 Saint Augustin, La Trinité, V,V,6 dans Œuvres de saint Augustin tome 15, Paris, Desclée de Brouwer,

(coll. Bibliothèque Augustinienne), 1955, p. 434-435.

33 Louis Panier, La naissance du fils de Dieu. Sémiotique et théologie discursive. Lecture de Luc 1-2, Paris,

Cerf (coll. Cogitatio fidei 164), 1991 ; A. Fortin, Comment vivre ?... 2016.

34 Étienne Grieu, Nés de Dieu. Itinéraires de chrétiens engagés. Essai de lecture théologique, Paris, Cerf

(coll. Cogitatio fidei 234), 2003.

35 Amaury Begasse De Dhaem, Théologie de la filiation et université du salut. L’anthropologie théologique

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tenu de l’importance accordée aux parcours des fils et des filles dans cette étude, il convient de mentionner quelques-uns que l’on retrouve dans les textes bibliques.

La Bible comporte plusieurs textes qui traitent des itinéraires dans lesquels sont engagés des fils et des filles. La longue histoire de Gn 37-50 en est une. Elle déploie largement le cheminement des fils de Jacob, de la vente de Joseph par ses frères à la mort de Jacob son père et à celle de Joseph. Le livre de l’Exode donne un autre exemple dans la mesure où il revient sur la vie des « fils d’Israël » en Égypte, une vie dont les moments forts sont notamment la naissance d’un fils (Moïse), le don du nom de YHWH et le don de la loi. Pour sa part, le Nouveau Testament parle, lui aussi, des fils et des filles. Les évangiles relatent des rencontres où sont imbriqués des fils et des filles. L’un d’eux est Jésus. Annoncé par un ange, né de Marie, Jésus entre dans le monde et y chemine comme un fils. C’est aussi en tant que fils qu’il annonce le Royaume et rencontre d’autres fils et filles, des pères et des mères en liens avec leurs enfants (Lc 8,40-56 ; Lc 15,1-3.11-45). Bien que ces enfants soient tous des fils ou des filles, chacun a un itinéraire de vie qui lui est propre. Ainsi, la femme qui, dans la foule, touche Jésus est une « fille unique » : celle que Jésus interpelle dans sa relation filiale – ma fille – est la femme qui était atteinte d’une perte de sang depuis douze ans, qui avait dépensé tout son bien pour tenter de se faire guérir. C’est elle qui touche Jésus. C’est aussi elle qui, au milieu de la foule, est dite « ma fille » par Jésus : « Elle est comme l’unique de Jésus au milieu de la foule36. » Pour sa part, la fille unique de Jaïre qui se mourait s’entend adresser une parole et un geste. Ainsi peut-elle se relever. Ou encore, chacun des deux enfants de la parabole du prodigue (Lc 15,1-3.11-32) emprunte sa voie : l’aîné reste et le cadet s’en va et revient après s’être retourné en lui-même. Deux fils, mais deux vécus différents de la filiation. Et, dans ses lettres, Paul évoque la manière dont plusieurs deviennent fils et filles de Dieu : par Jésus Christ et par l’Esprit (Ga 4,4-6 ; Rm 8,12-17). Bref, l’un et l’autre testament relate des trajectoires qu’empruntent des fils et des filles.

Dans cette recherche, j’étudie deux textes : celui de la généalogie d’Humain ou d’Adam (Gn 5) et celui qui parle du baptême de Jésus, de sa généalogie et des tentations au désert

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(Lc 3,21–4,13). Ces textes se prêtent bien pour une étude théologique de la question de la filiation attentive aux parcours des fils.

D’abord les deux textes choisis sont des textes bibliques. Ils sont, comme tels, des classiques au sens de David Tracy37, précisément des classiques religieux. En tant que tels, ils ont le potentiel de rendre possible une pluralité d’interprétations et de manifester une « surabondance de sens38 ». Ils ont aussi le potentiel d’interpeler le lecteur. Ce faisant, choisir de partir des textes bibliques pour élaborer un travail théologique s’avère une manière adéquate de procéder.

Ensuite, les textes choisis relatent le vécu des fils et des filles inscrits dans leurs « familles ». Les liens de parenté mis en discours permettent de cerner les rapports généalogiques des uns aux autres : les relations des descendants aux ascendants, les relations des fils et filles entre eux. En plus de ces liens, ces textes signalent des aspects de filiation qui échappent aux liens de sang. Les textes à étudier présentent ainsi l’avantage de mener l’exploration de la filiation bien au-delà de l’appartenance à une lignée par le sang.

Enfin, à part les aspects communs aux deux textes, chacun a ses particularités. Le texte de la Genèse entend présenter « le livre des engendrements d’Humain » (Gn 5,1). Curieusement, avant d’en arriver à la présentation, il évoque la création de l’humain. Ce n’est qu’ensuite qu’il retrace le déploiement des générations. Pour sa part, le second texte permet de suivre l’itinéraire d’un fils, Jésus. Il présente le vécu de Jésus comme fils au baptême, au sein d’une généalogie et à travers le désert où il est tenté par le diable. Les particularités de chaque texte enrichissent la lecture qui est entreprise dans la présente recherche.

37 David Tracy écrit : « We all find ourselves compelled both to recognize and to articulate our reasons for

recognition that certain expressions of human spirit so disclose a compelling truth about our lives that we cannot deny them kind of normative status. Thus we do name these expressions, and them alone, “classics”. Thus do we recognize, whether we name it so or not, a normative element in our culture experience, experienced as a realized truth. » (David Tracy, The Analogical Imagination. Christian

Theology and culture of pluralism, New York, Crossroad, 1981, p. 108).

38 David Tracy, Pluralité et ambiguïté. Herméneutique, religion, espérance, traduit de l'américain par Albert

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2. LA QUESTION DE RECHERCHE

La question de recherche est la suivante : Quelles constantes et quelles différences comporte la filiation en Gn 5 et Lc 3,21– 4,13 ? Elle permet, d’une part, de découvrir ce qui, de la condition filiale, est partagée par toutes les figures présentées dans les textes. D’autre part, elle assure la découverte des particularités propre à la vie filiale des uns et des autres.

3. MÉTHODOLOGIE

Les textes à étudier (Gn 5 et Lc 3,21– 4,13) invitent à les analyser en prenant appui sur les travaux des exégètes et des théologiens. Aussi vais-je principalement m’appuyer sur les travaux d’André Wénin39, Paul Beauchamp40, Roland Meynet41, François-Xavier Durrwell42 et Anne Fortin43. Cependant, la question de la filiation abordée par les textes bibliques n’est pas réservée aux seuls exégètes et théologiens. Elle intéresse aussi d’autres chercheurs. Ainsi, dans cette étude, je recours aux travaux du psychanalyste et théologien Jean-Daniel Causse44. Le choix de la psychanalyse n’est pas fortuit. Il tient au fait qu’elle apporte une contribution considérable à la compréhension de la filiation45. Les travaux de Jean-Daniel Causse me paraissent adéquats car l’auteur aborde la filiation en travaillant,

39 A. Wénin, D’Adam à Abraham …, 2007. 40 P. Beauchamp, Études sur la Genèse… 1988.

41 Roland Meynet, L’évangile de Luc, Paris, Lethielleux (coll. Rhétorique sémitique), 2005.

42 François-Xavier Durrwell, Jésus Fils de Dieu dans l’Esprit, Paris, Desclée (coll. Jésus et Jésus-Christ 71),

1997.

43 Anne Fortin, L’annonce de la bonne nouvelle aux pauvres. Une théologie de la grâce et du Verbe fait

chair, Montréal/Paris, Médiaspaul, 2005 ; Id., Comment vivre ? … ; Id., « “Tourner le cœur des pères

vers les enfantsˮ (Luc 1, 17) », Au cœur du monde, 150 (2017), p. 25-35.

44 J.-D. Causse, Figures de la filiation, 2008 ; Id., « Les généalogies humaines et l’Autre filiation », Lumière

& Vie, n°295 (2012), p. 55-63 ; Id., « Au-delà de l’Œdipe ? La filiation et la question du père », Revue d'éthique et de théologie morale, n° 297 (2017/5), p. 29-40.

45 Sigmund Freud, Totem et tabou. Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des

névrosés, traduit de l’allemand par Marielène Weber, Préface de François Gantheret, Paris, Gallimard,

1993 ; Jacques Lacan, Des Noms-du-Père, Paris, Seuil (coll. Champ freudien), 2005 ; Pierre Legendre et Alexandra Papageoriou-Legendre, Leçons IV, suite 2. Filiation. Fondement généalogique de la

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entre autres sources, à partir des textes bibliques. Le recours à ces travaux témoigne de la prise en compte des résultats des recherches qui ont précédé la mienne.

Je viens de décrire les textes que j’étudie et la manière dont je procède, à savoir l’analyse des textes bibliques. Il paraît opportun de souligner que cette analyse s’inscrit dans un modèle théologique : le modèle herméneutique comme l’entend Claude Geffré. J’en indique quelques aspects auxquels je me réfère dans ce travail.

Dans son livre Le christianisme au risque de l’interprétation, Claude Geffré trace les lignes de la théologie comprise comme herméneutique46. Par la suite, il persiste et signe la formule de tournant herméneutique de la théologie47. La conviction qui anime Geffré est que l’herméneutique est « le destin même de la raison théologique dans le contexte du pensable contemporain »48. Ce destin est inséparable de celui de la raison philosophique. Il consiste dans la prise de distance à l’égard de la métaphysique classique et des philosophies du sujet « pour considérer l’être dans sa réalité langagière49 ». Pour Geffré, « [c’] est en fonction de cette rupture épistémologique qu’il faut comprendre la pertinence d’un modèle herméneutique en théologie50 ».

Avant de cerner la pertinence du modèle herméneutique, il convient de noter ce que le théologien veut dire par théologie comme herméneutique. Claude Geffré l’exprime en ces termes : « Quand je parle ici de théologie comprise comme herméneutique, j’entends herméneutique dans un sens fort et critique. Je cherche alors à désigner une dimension intérieure de la raison théologique ou encore un nouveau paradigme, un nouveau modèle, une nouvelle manière de faire de la théologie51. » Autant dire que Geffré présente l’herméneutique comme paradigme pour la théologie.

46 Claude Geffré, Le christianisme au risque de l’interprétation, Paris, Cerf, 1983.

47 Claude Geffré, Croire et interpréter. Le tournant herméneutique de la théologie, Paris, Cerf, 2001, p. 7. 48 Ibid., p. 7.

49 Ibid., p. 7. 50 Ibid., p. 7. 51 Ibid., p. 11.

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Ce nouveau paradigme donne son orientation à la raison théologique. Il la rapproche du comprendre historique tel que proposé par Heidegger et par Gadamer52, et de l’herméneutique philosophique contemporaine de Paul Ricœur53. Dans ce paradigme, la théologie comme science « vérifie les critères d’une science herméneutique au sens moderne du mot dans la mesure où la théologie procède par hypothèses et par vérification de ces hypothèses54 ». Je peux maintenant en venir à la pertinence du modèle herméneutique.

La pertinence du modèle herméneutique consiste dans l’attention portée à tous les textes fondateurs du christianisme. Pour ce modèle, la théologie est un « discours qui porte sur un discours sur Dieu55 ». Ce discours sur Dieu est notamment repérable dans les textes. D’où l’importance accordée aux classiques du christianisme. Ces classiques jouissent d’un privilège. D’une part, ils sont reçus au nom d’une Révélation. Ils ne sont donc pas simplement considérés comme le fruit du génie humain. À propos des textes bibliques, Bourgine précise que le lecteur chrétien considère qu’ils font « entendre le Dieu qui parle et [font ] voir l’homme qui l’écoute de sorte que, s’introduisant dans le récit, il y trouve sa demeure et prolonge le discours commencé avant lui56 » De l’autre, dans la conversation de l’interprète avec son texte, « le sujet interprétant a un préalable, à savoir une attitude de foi, c’est-à-dire un préjugé favorable quant à la crédibilité de ce texte dans la mesure où il le reçoit de l’Église57 ». Bien qu’elle soit un discours sur un discours sur Dieu, la théologie ne fait pas abstraction de la question même de Dieu. Elle « va justement poser la question du rapport du théologien herméneute à son texte mais selon l’horizon de la

52 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, Edition

intégrale revue et complétée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Seuil (coll. Ordre philosophique), 1996.

53 Paul Ricœur, « Herméneutique philosophie et herméneutique biblique » dans Du texte à l’action. Essais

d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 119-133.

54 Cl. Geffré, Croire et interpréter…, p. 14. 55 Ibid., p. 14-15.

56 Benoît Bourgine, Bible oblige. Essai de théologie biblique, Paris, Cerf, 2019, p. 20. On peut aussi lire le

document Théologie aujourd’hui. Perspectives, principes, critères de la Commission théologique internationale

(http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/cti_documents/rc_cti_doc_20111129_teolo gia-oggi_fr.html), consulté le 5 mars 2020.

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question de Dieu. Cet horizon de la question de Dieu, il la reçoit de la Révélation58 ». Ce faisant, l’auteur conclut : « Ainsi, l’herméneutique comme herméneutique des textes fondateurs du christianisme est une herméneutique qui se réfère d’une part à la positivité d’une Révélation, et d’autre part à l’intentionnalité de la foi dans le sujet croyant59. » On l’entend bien, celui qui interprète le texte ne procède pas à une opération neutre. Il est un croyant et il assume les textes comme textes de la Révélation.

Geffré indique trois autres aspects de la théologie comme herméneutique :

1. Il indique d’abord le rapport au dogme. Selon lui, un modèle herméneutique en théologie ne signifie pas qu’il n’y a plus de dogme. La démarche consiste plutôt à prendre comme point de départ un texte. C’est lui qui fait l’objet de la théologie. Ainsi, dire herméneutique c’est dire quel type de compréhension est engagée dans la lecture des textes. Et la tâche de l’herméneutique consiste à discerner les éléments fondamentaux de l’expérience chrétienne et de les dissocier des langages dans lesquels s’est traduite cette expérience.

2. Il aborde ensuite le rapport de l’herméneutique à l’ontologie. Pour Geffré, l’herméneutique évite la représentation conceptuelle (métaphysique) pour « adopter un chemin plus modeste, plus risqué, qui procède par approximations successives et qui est le chemin de l’interprétation60 ». Ainsi, la vérité dont se réclame l’herméneutique n’est pas l’adéquation formelle du jugement de l’intelligence avec la réalité. Bien au contraire, « elle sera plus de l’ordre de l’attestation ou encore de la manifestation, interprétation balbutiante, inchoative, de la plénitude de vérité qui coïncide avec le mystère même de Dieu61 ». Dans cette perspective, l’ontologie prise en compte par l’herméneutique est l’ontologie du langage telle que la proposent Heidegger et Ricœur. Quant à la théologie

58 Ibid., p. 15. 59 Ibid., p. 15. 60 Ibid., p. 18. 61 Ibid., p. 18.

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de la parole de Dieu, elle présuppose « la fonction ontophanique du langage, c’est-à-dire la manifestation de l’être62 ».

3. Enfin, Geffré pose la question de la bonne situation herméneutique et en donne des indications. La question est posée en ces termes : « Quelle est la bonne situation herméneutique qui favorise l’interprétation juste du message chrétien dans son originalité ?63 » La réponse est la suivante : « On peut dire que cette bonne situation herméneutique repose sur une relation, une corrélation critique, entre l’expérience chrétienne de la première communauté chrétienne et notre expérience historique d’aujourd’hui. J’attache beaucoup d’importance au concept d’expérience historique 64 ».

Claude Geffré identifie les conséquences du modèle herméneutique. Je me limite à celle qui concerne la lecture des Écritures. Selon lui, l’herméneutique inspire une nouvelle approche des Écritures. Il part de l’herméneutique textuelle de Paul Ricœur pour tracer les contours de sa fécondité pour une nouvelle intelligence des Écritures et pour toute la théologie chrétienne. Deux avantages sont nommés. Premièrement, l’herméneutique textuelle permet d’éviter l’idée d’un sens caché dans le texte qu’il faudrait déchiffrer et la conception imaginaire de la Révélation comprise comme l’inspiration d’un secrétaire humain passif par un Esprit de Dieu. Ce dépassement exige de lire le texte, de prendre au sérieux le monde du texte et de s’interroger sur la portée révélatrice de ce monde. De ce point de vue, les textes bibliques ne sont plus perçus comme « manifestation d’un monde nouveau mais ce que peut être cet être nouveau que je suis devenu en tant que je m’expose au texte, en tant que je suis mis en marche par le déploiement d’un certain type de monde65 ». Autant dire que le monde du texte ouvre un espace favorable au déploiement des possibilités d’être. Deuxièmement, l’herméneutique textuelle appelle à « mieux respecter l’équilibre entre la parole et l’écriture66 », entre l’oral et l’écrit. Car, en effet, la parole n’est pas immédiatement accessible. Ainsi, « [l]a tâche de l’exégèse, mais c’est aussi la tâche de la théologie, serait justement de prendre au sérieux [la] relativité

62 Ibid., p. 19. 63 Ibid., p. 20. 64 Ibid., p. 20. 65 Ibid., p. 25. 66 Idib., p. 25.

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historique à l’intérieur du canon des Écritures67 ». Voilà quelques aspects du modèle herméneutique dans lequel s’insère ce travail.

En insérant le présent travail dans ce modèle théologique, j’adhère à ses repères. C’est ce dont témoignent le choix de travailler à partir des textes bibliques et l’effort à réaliser une interprétation balbutiante. Il convient d’ajouter que, dans mon approche des Écritures, en plus de la positivité d’une Révélation et de l’intentionnalité de la foi, j’assume deux autres aspects. Le premier est que, dans ma lecture des textes, je garde présent à l’esprit la question de la filiation. Le deuxième est que ma lecture entre en dialogue avec les travaux issus de la psychanalyse. Ce faisant, j’aborde les textes bibliques comme croyant ; je les considère comme des classiques révélés et je prends en compte le travail du psychanalyste Jean-Daniel Causse. À travers cette démarche, je souhaite entendre ce que les textes disent de la filiation à travers le déploiement des parcours des fils et des filles.

La recherche me permet de repérer des éléments communs présents dans les parcours de différents fils. Ces éléments sont ici nommés des constantes. Par ailleurs, les particularités des parcours ouvrent à un univers d’aspects qui varient d’un itinéraire de vie filiale à l’autre. Ceux-ci sont appelés des différences. D’où les deux mots du sous-titre de ce travail : constantes et différences.

4. PLAN DU TRAVAIL

Le présent travail comporte deux grands moments rattachés à l’étude de chacune des composantes du corpus étudié. Ils en constituent les deux chapitres. Le premier chapitre est intitulé « Les itinéraires de vie des fils d’Humain ». Dans cette première partie, la tâche consiste à lire Gn 5 et à suivre le cheminement des fils nommés dans la généalogie d’Humain (Adam). L’effort similaire est réalisé pour l’étude de Lc 3,21–4,13 qui donne matière au deuxième chapitre. Celui-ci est intitulé « La filiation de Jésus. De la reconnaissance à la mise à l’épreuve ». Ici, c’est un seul fils qui est concerné, Jésus.

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J’espère que cette étude saura donner quelques éclairages au niveau théologique sur la compréhension du parcours de l’humain comme fils et sur la compréhension de la filiation comme mode de vie et de relation de l’humain à Dieu et aux autres humains. Bien plus, il pourra encourager ou interpeler les fils et les filles à la responsabilité qu’implique leur condition filiale.

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Chapitre 1

Les itinéraires de vie des fils d’Humain

Étudier la généalogie suppose certains détours, je devrais dire, une modestie redoublée devant ce que nous appelons la science. Les procédures généalogiques nous entraînent d’abord à considérer les choses d’un point de vue non pas antagoniste à l’égard de l’esprit scientifique, mais autre : du point de vue de la débâcle, d’une inconsistance première de l’être, à travers laquelle le sujet livré à la parole est institué sujet social différencié...

Pierre Legendre, L’inestimable objet de la

transmission1.

Cette première partie du travail consiste dans l’analyse du chapitre 5 du livre de la Genèse. Ce chapitre du livre de la Genèse commence par la formule « Ceci est le livre des engendrements d’Humain » (Gn 5,1) dont on trouve des variantes en d’autres chapitres du même livre2. La formule signale que le texte à lire est un livre des pères et des fils3 et des filles. De plus, l’ouverture du chapitre par cette formule semble suggérer de « rattacher explicitement les générations à une origine qui échappe radicalement à l’histoire4 ».

1 Pierre Legendre, L’inestimable objet de la transmission…, p. 10.

2 Jean-Louis Ska, Introduction à la lecture du Pentateuque. Clés pour l’interprétation des cinq premiers

livres de la Bible, Bruxelles, Lessius, 2000, p. 36. Le refrain revient en Gn 2,4 ; 5,1 ; 6,9 ; 10,1 ; 11,10 ;

11,27 ; 25,12 ; 25,19 ; 36,1 (elle est répétée au v. 9) ; 37,2. La particularité du refrain en Gn 5 consiste dans la mention du « livre », absente en d’autres usages.

3 A. Wénin, « Ceux-ci sont les engendrements … », p. 41. 4 Id., D’Adam à Abraham…, p. 171.

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La présente analyse porte sur les parcours de vie des fils d’Humain. Elle a pour tâche de relever les dimensions communes aux itinéraires des fils et les traits propres à ceux de certains fils. Ainsi, elle permet, dès ce premier chapitre, d’amorcer le repérage des constantes et des différences caractéristiques de la vie filiale.

Trois étapes composent la démarche. La première est réservée à la découverte de l’acte de création de l’humain et de la venue des engendrements. La deuxième aborde l’insertion de la filiation dans le temps. La troisième explore les chemins de vie des fils d’Humain. Chacune des étapes dévoile des dimensions de la filiation.

La traduction du texte à lire est celle que propose André Wénin5. Dans cette traduction, le mot « Humain » renvoie à Adam comme nom propre et « humain » à la personne humaine.

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Ceci est le livre des engendrements d’Humain (’adam). Au jour où Élohim créa humain, en la ressemblance d’Élohim il le fit, mâle et femelle il les créa et il les bénit et il appela leur nom « humain » au jour où ils furent créés.

Et Humain vécut cent trente ans et il fit enfanter en sa ressemblance comme son image et il appela son nom Shét. Et les jours d’Humain après qu’il eut fait enfanter Shét furent huit cents ans et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours d’Humain, qu’il fut vivant, furent neuf cent trente ans, et il mourut.

Et Shét vécut cent cinq ans et il fit enfanter Énosh. Et Shét vécut, après qu’il eut fait enfanter Énosh, huit cent sept ans et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours de Shet furent neuf cent douze ans et il mourut.

Et Énosh vécut quatre-vingt-dix ans et il fit enfanter Qénan. Et Énosh vécut, après qu’il eut fait enfanter Qénan, huit cent quinze ans et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours d’Énosh furent neuf cent cinq ans, et il mourut.

Et Qénan vécut soixante-dix ans et il fit enfanter Mahalal’el. Et Qénan vécut, après qu’il eut fait enfanter Mahalal’el, huit cent quarante ans et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours de Qénan furent neuf cent dix ans, et il mourut.

Et Mahalal’el vécut soixante-cinq ans et il fit enfanter Yèred. Et Mahalal’el vécut, après qu’il eut fait enfanter Yèred, huit cent trente ans et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours de Mahalal’el furent huit cent quatre-vingt-quinze ans, et il mourut.

Et Yèred vécut cent soixante-deux ans et il fit enfanter Khanôk. Et Yèred vécut, après qu’il eut fait enfanter Khanôk, huit cents ans et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours de Yèred furent neuf cent soixante-deux ans, et il mourut.

Et Khanôk vécut soixante-cinq ans et il fit enfanter Metoushèlakh. Et Khanôk alla et vint avec Élohim, après qu’il eut fait enfanter Metoushèlakh, trois cents ans et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours de Khanôk furent trois cent soixante-cinq ans. Et Khanôk alla et vint avec Élohim, et il n’est plus, car Élohim l’a pris.

Et Metoushèlakh vécut cent quatre-vingt-sept ans et il fit enfanter Lèmek. Et Metoushèlakh vécut, après qu’il eut fait enfanter Lèmek, sept cent quatre-vingt-deux ans et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours de Metoushèlakh furent neuf cent soixante-neuf ans, et il mourut.

Lèmek vécut cent quatre-vingt-deux ans et il fit enfanter un fils. Et il appela son nom Noakh en disant : « Celui-ci nous consolera de notre faire et de la peine de nos mains à cause de l’humus qu’Adonaï a maudit. » Et Lèmek vécut, après qu’il eut fait enfanter Noakh, cinq cent quatre-vingt-quinze ans, et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours de Lèmek furent sept cent soixante-dix-sept ans, et il mourut.

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1. CRÉATION DE L’HUMAIN ET ADVENUE DES ENGENDREMENTS

1.1 De la création de l’humain

En Gn 5, comme d’ailleurs en Gn 1, l’acte de créer relève uniquement d’Élohim. Il est « un phénomène de convergence de toutes les manières de créer : le faire, la parole, l’acte de créer lui-même »6. Le « faire » – créer, faire – et le « dire » – bénir, appeler – sont des gestes et des paroles constitutifs de l’acte de création de l’humain qui se déploie dans le temps.

Le récit de la création de l’humain s’ouvre par la référence au temps. En effet, deux marqueurs temporels l’encadrent comme pour signaler des préalables à l’acte de création. Ces marqueurs sont « au jour où Élohim créa humain » et « au jour où ils furent créés » (Gn 5,1). Le premier se rapporte à Élohim et à son agir. Il indique le temps de la création de l’humain par Élohim, cela, « de sa propre initiative et librement7 ». Le second est rattaché aux humains créés pour indiquer le temps de leur advenue. Autant l’acte de création concerne le créateur et celui qui est créé, autant il se déploie dans le temps du premier et dans celui du second, et joint les deux temps. L’on peut donc considérer que le temps constitue un cadre où est posé l’acte de création de l’humain et où advient l’humain. Ce cadre temporel se prête comme un moment de rencontre du créateur et du créé, et, du même souffle, il différencie l’un de l’autre8. Pour sa part, la création de l’humain se présente comme un événement où l’antériorité de l’acte du créateur fonde la postériorité de l’advenue du créé, et où elles sont conjuguées et différenciées par et dans le temps. Elle est un événement unique. Mais il sied de rappeler avec Karl Rahner que, bien qu’unique, la création, en l’occurrence la création de l’humain, est « un procès permanent, qui demeure toujours actuel, et qui advient en chaque fois étant maintenant tout aussi bien que

6 Paul Beauchamp, Études sur la Genèse…, p. 60. 7 Irénée, Contre les hérésies, II, 1, 1.

8 En mentionnant l’aspect relationnel qu’implique le temps (moment de rencontre), ces propos rejoignent

l’affirmation d’Emmanuel Levinas selon laquelle « le temps n’est pas le fait d’un sujet isolé et seul, mais qu’il est la relation même du sujet avec autrui » (Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre, Paris, Presses Universitaires de France (coll. Quadrige), 2011, p. 17.

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dans un moment antérieur de son existence9 ». Elle n’est pas « l’événement advenu dans un instant (le premier instant d’un étant temporel), mais la position de cet étant et de son temps lui-même10 ». De plus, l’inscription de la création de l’humain dans le temps confère à l’humain ce qu’il convient d’appeler sa « dimension historique », sans restreindre l’agir du créateur aux limites de cette dimension ou à celles du temps.

Le récit de la création de l’humain mentionne qu’Élohim crée l’humain en sa ressemblance et le fait mâle et femelle. Ici, l’acte créateur d’Élohim relève d’un faire. En créant l’humain, Élohim fait quelque chose. Il fait advenir l’humain, là, présent, vivant. L’humain advenu par le faire d’Élohim est un être vivant (Gn 2,7). De plus, l’humain créé est une altérité distincte d’Élohim ; en même temps il lui ressemble. Bien que différent d’Élohim, l’humain est en relation avec lui dans la mesure où Élohim est son créateur et qu’il est créé en sa ressemblance. Élohim ne se dédouble donc pas en l’humain qu’il crée. Déjà la désignation de l’un et de l’autre avise de la différence entre les deux. Ainsi, différence et ressemblance articulent le rapport entre Élohim et l’humain.

L’acte créateur opère une autre différentiation qui ne concerne pas Élohim mais seulement l’humain. Il s’agit de la différenciation en « mâle et femelle ». Elle n’a pas pour tâche de rompre l’humain en deux segments inégaux. Elle ne contrevient pas non plus à la ressemblance avec Élohim. Bien au contraire. La différentiation en mâle et femelle ou la différence sexuelle est conforme à la ressemblance à Élohim. Adrien Demoustier le dit en ces mots : « Adam est semblable à Dieu en tant qu’il est mâle et femelle11. » Dans son commentaire de la différence mâle et femelle (ou homme et femme) telle que racontée en Gn 1, Jean-Claude Giroud fait remarquer qu’elle est inscrite dans la chair. Il s’interroge d’ailleurs s’il y aurait de « différence plus grande et plus importante dans l’humanité que celle qui se trouve inscrite dans la chair et qui est la différence entre l’homme et la femme12 ». Selon lui, la relation est une composante intégrante de cette différence. Il écrit :

9 Karl Rahner, Traité fondamental de la foi. Introduction au concept du christianisme, traduit de l’allemand

par Gwendoline Jarczyk, Paris, Centurion, 1983, p. 94.

10 Ibid., p. 94.

11 Adrien Demoustier « Un aspect du rapport homme et femme selon les chapitres 1 à 5 du livre de la Genèse.

Esquisse d’une réflexion », Nouvelle revue théologique, no125 (2003), p. 187-204.

12 Jean-Claude Giroud, « L’empreinte du septénaire – Mise en discours et énonciation (Gn 1–11). Genèse

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« Et cette différence se trouve encore caractérisée dans l’acte créateur par le “ETˮ qui signifie la relation entre l’un et l’autre, de telle sorte qu’on ne puisse jamais dire l’un “estˮ l’autre !13 ». Autant dire que par la différence, « “l’altéritéˮ […] se trouve […] inscrite dans le corps de l’humanité14 » et « la relation, “être avecˮ15 » en est la caractéristique. Le rapport entre Élohim et l’humain, et le rapport entre mâle et femelle ou entre l’homme et la femme ont pour traits communs la différence et la relation.

Le récit mentionne deux actes de langage : bénir et appeler le nom (Gn 5,1). Par la bénédiction et la nomination de l’humain, le registre de la parole s’ajoute à l’acte de création de l’humain et en fait partie intégrante. La parole dont il s’agit est celle d’Élohim. Au moins deux conséquences découlent de l’advenue de la parole : l’une concerne les figures d’Élohim et de l’humain, l’autre la relation entre elles. En effet, l’avènement de la parole révèle Élohim comme quelqu’un qui parle. Sa parole est une parole adressée, en l’occurrence, à l’humain. Élohim est donc le destinateur de la parole. Il est celui qui bénit et qui donne nom à sa créature. Sa parole est bénédiction et nom pour l’humain. Pour sa part, l’humain apparaît comme quelqu’un qui est digne de la parole adressée et capable de la recevoir. Destinataire et receveur de la parole d’Élohim, l’humain est une créature habitée par la parole de son créateur, une créature bénie et nommée. Nommé par Élohim, l’humain advient comme un tiers sur le plan du langage. Il devient ainsi un être référé à la parole d’Élohim. Il se reçoit d’Élohim car il reçoit de lui son nom. L’acte de nomination de l’humain repose sur l’antériorité d’Élohim qui crée et nomme, et implique l’institution de l’humain comme une créature postérieure à son créateur et distincte de lui. Ici, à l’antériorité du créateur qui nomme répond la postériorité du créé qui reçoit le nom et advient ainsi un être unique car rien ni personne d’autre ne porte le nom d’humain. Recevoir le nom d’humain est, en effet, recevoir une vocation, car Dieu appelle ce nom. La création de l’humain se révèle ainsi une vocation16. Nous pouvons considérer que la « capacité de parole » que partagent Élohim et l’humain relève de la ressemblance du

13 Ibid., p. 41.

14 Lire la note no 28, p. 52.

15 Jean-Claude Giroud, « Genèse 2 à 5 – De la génération ou la question de l’engendrement. Genèse 2 :

Qu’est-ce qu’une “relationˮ ? », Sémiotique et Bible, no 160 (2015), p. 33-52.

16 L’approche de la création de l’humain comme vocation est notamment présentée par Emmanuel Durand

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second au premier. Par ailleurs, il convient de souligner que l’avènement de la parole influe sur la relation entre Élohim et l’humain. La parole de bénédiction et de nomination qui va du destinateur au destinataire établit une relation de l’un à l’autre, la relation de parole. Ainsi, la relation déjà existante entre Élohim et l’humain se trouve enrichie d’une nouvelle dimension qu’est la relation de parole.

La relation entre Élohim et l’humain ainsi décrite en Gn 5 peut être désignée par l’expression rahnerienne de « condition de créature ». Selon Karl Rahner, « [l’] expression “condition de créatureˮ interprète cette expérience originaire de la relation entre nous et Dieu de manière correcte17 ». Il note, entre autres traits fondamentaux, que la condition de créature implique, d’une part, la différence radicale par rapport à Dieu et, d’autre part, la radicale dépendance à son endroit18. L’on peut considérer que les gestes et les paroles constitutifs de l’acte créateur en Gn 5 construisent une « relation absolument unique19 » entre Élohim et l’humain, à savoir une relation de dépendance et d’autonomie de l’humain à Élohim.

Le parcours effectué jusqu’à présent révèle que la création de l’humain se déploie dans le temps. Elle comporte les gestes qui le font advenir à l’existence ou à la vie (Gn 2,7), postérieur, différent et semblable à Élohim, et différencié en mâle et femme. Elle comporte également la parole qui, en plus de dire la bénédiction, dit le nom de l’être créé. Aussi est-il nommé humain, lui et lui seul. Par sa nomination, est-il reçoit sa vocation et est inscrit dans le champ de la parole. Il est alors un être vivant habité de la parole qui lui vient d’ailleurs, d’une origine qui non seulement lui est antérieure, mais aussi qu’il ne commande pas et sur laquelle il n’a pas de prise. Dimension historique, différence, relation et nomination paraissent comme des traits majeurs de l’humain de qui le récit raconte les générations.

17 K. Rahner, Traité fondamental de la foi …, p. 93. 18 Ibid., p. 94.

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1.2 De l’avènement des engendrements

Après avoir raconté la création de l’humain, le récit relate l’avènement des engendrements d’Humain. Nous lisons en effet : « Et Humain vécut cent trente ans et il fit enfanter en sa ressemblance comme son image et il appela son nom Shét. Et les jours d’Humain après qu’il eut fait enfanter Shét furent huit cents ans et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours d’Humain, qu’il fut vivant, furent neuf cent trente ans, et il mourut. » (Gn 5,3-5).

Les engendrements d’Humain ainsi présentés sont postérieurs à la venue à la vie de l’humain. Ils adviennent à travers son geste de faire enfanter le premier enfant « en sa ressemblance comme son image », d’appeler le nom et de faire enfanter des fils et des filles. Autant dire que les engendrements s’inscrivent dans le cours de la vie d’Humain. Compte tenu de la « condition de créature » d’Humain, et bien sûr de tout humain, les engendrements sont insérés dans le mouvement de l’acte de sa création tout en étant différent de lui. En effet, une similarité apparaît entre l’acte de création et celui d’engendrement. Celui-ci, comme le premier, comporte du faire et du dire. L’agir que désigne le « faire enfanter » relève du faire, tandis que l’appel du nom est de l’ordre du dire. De plus, le geste de l’humain comme celui d’Élohim a pour fin de faire advenir un vivant. Ainsi, de même qu’Élohim crée l’humain vivant, celui-ci fait engendrer Shét, un vivant qui « vécut » bien des années. Cependant, une différence radicale est à souligner. Élohim crée l’humain en sa ressemblance (seulement) et le fait mâle et femelle. Le créé n’est pas complètement semblable à son créateur. L’humain, pour sa part, fait enfanter d’abord un fils, ensuite des fils et des filles. De plus, il fait enfanter « en sa ressemblance comme son image » (Gn 5,3). Celui qui vient ainsi à la vie est un humain à part entière comme celui qui le fait engendrer. André Wénin explicite en ces mots le rapport d’Humain à son fils Shét, et à ses autres fils et filles : « Si le rapport d’image [le recours est fait à Gn 1] est incomplet entre Élohim et l’humain, rien ne lui manque, en revanche, entre l’humain et son fils […]. Le passage d’une génération à l’autre n’entraîne aucun déficit d’humanité : le fils est tout autant humain que le père20. » En raison de la continuité d’humanité

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d’Humain à son fils, Wénin soutient que « [l]e rapport d’image avec Dieu […] vaut donc pour l’un comme pour l’autre, et cela sans perte, de génération en génération21 ». Le fils comme le père sont, pour ainsi dire, humains créés par Dieu.

Par ailleurs, l’appel du nom du fils signale de façon éminente que la figure du fils définit l’humain comme un être de réponse22. Il n’est pas le premier d’une série et ne parle pas en premier, mais il « répond à » et « répond de » ce qui toujours le précède. Jean Daniel Causse le précise en ces mots :

Plus précisément, l’être humain entre dans l’humanité et se structure dans le registre de la filialité en réponse à une instance langagière qui le précède, l’appelle, le nomme, le reconnaît et lui confère une identité subjective. Le terme « fils » correspond à la figure de l’être constitué en réponse à ce qui l’appelle et qui, en l’appelant, le fait advenir à un statut de sujet unique et irréductible par le pouvoir même d’une nomination langagière qui se singularise en chacun23.

Mais, de qui sont, en définitive, les engendrements ?

La question est apparemment inopportune après avoir soutenu que le récit en étude est « le livre des engendrements de l’humain ». Et pourtant, elle n’est peut-être pas étrange à ce niveau de la démarche interprétative. En effet, l’avènement des engendrements est présenté comme le « fait » du seul humain mâle. Si l’on peut soutenir que l’engendrement de Shét et des autres fils et filles d’Humain relève de celui-ci en tant que mâle et femelle (Gn 5,1), la suite des engendrements ne semble pas appuyer une telle hypothèse. Car, à partir de Shét, le récit des engendrements énonce les noms de ceux qui font engendrer ; par la suite, il les remplace par le pronom personnel masculin singulier « il ». Ainsi comprend-on que celui qui fait engendrer est à chaque fois l’humain mâle seul. Pourtant, conformément aux dimensions mâle et femelle de l’humain, l’advenue des fils et des filles serait tributaire de la différence mâle et femelle (ou homme et femme) et de la relation qu’entretiennent ces deux dimensions. C’est ce que soutient Wénin lorsqu’il dit que « pour

21 Ibid., p. 171-172.

22 J.-D. Causse, Figures de la filiation …, p. 13. 23 Ibid., p. 13.

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“faire enfanterˮ, un homme a besoin d’une femme qui, seule, peut “enfanterˮ24 ». Le récit de la naissance de Caïn (Gn 4,1) et la première annonce de celle de Shét (Gn 4,25) en témoignent.

L’on se rend ainsi compte que lorsque la formule « faire enfanter » est appliquée à Humain et à ses descendants, elle signale l’occultation totale de la partie femelle de l’humain. André Wénin l’exprime en ces termes : « Dès lors, la forme utilisée à propos d’Adam en Gn 5,3 “faire enfanterˮ – une formule répétée trois fois pour chaque homme nommé dans la généalogie qui suit – a ceci de particulier qu’il occulte complètement la mère25. » Humain est présenté comme celui qui fait enfanter. C’est encore lui qui donne le nom à l’enfant. Il est seul à tout faire. Ce « tout faire », s’il atteste l’agir solitaire d’Humain, manifeste, du même souffle, l’absence de l’altérité qu’insinue la formule « faire enfanter ». L’advenue des engendrements semble alors coïncider avec la dissimulation de la femelle alors que celle-ci est partie intégrante de l’humain créé. Dans ces conditions, la question précédemment posée persiste. Elle pourrait même être doublée d’une autre : l’absence des mères indiquerait-elle qu’il y aurait un défaut dans l’advenue des engendrements ou tout au moins un malaise assimilable à une violence envers l’altérité ? L’analyse du texte peut ouvrir à une autre perception de l’absence de la femelle ou de la mère dans l’avènement des engendrements. En usant de la formule « faire engendrer » pour manifester l’absence des tiers qui concourent à l’avènement des engendrements, le récit donne peut-être à comprendre que, peu importe la manière dont elle est révélée, l’absence est partie intégrante de l’engendrement. L’absence ou le manque apparaît comme ce qui rend possible l’engendrement. Bien que difficile à cerner, le manque peut être compris comme le « ce sans quoi » l’engendrement ne peut advenir. De plus, le manque tel que présenté par le récit dit quelque chose de ceux qui font engendrer : il les rend capable d’engendrer. Tous ceux qui engendrent le peuvent grâce au manque ou au « tiers-manquant », pourrait-on dire. Ce faisant, l’on peut soutenir que ce manque est constitutif de la condition filiale sous-jacente aux engendrements. Le fils – même si les premiers engendrés ne sont pas désignés tels – serait donc originairement marqué par le

24 A. Wénin, D’Adam à Abraham…, p. 172. 25 Ibid., p. 172.

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manque ou l’absence. Comme si le manque ne doit pas manquer à la vie de fils ou de fille. Cette compréhension de la condition filiale rejoint celle issue de l’interprétation de la figure du fils comme résultat de l’interdit : le « fils » spécifie une condition humaine inscrite dans le manque, soutient Jean-Daniel Causse26.

L’analyse du texte fait apparaître que l’engendrement des fils et des filles est inscrit dans la création de l’humain sans en être l’équivalent. Il devient alors possible d’appuyer l’hypothèse selon laquelle l’engendrement des fils et des filles est « un prolongement de l’acte créateur27 » de l’humain mais il lui est distinct. L’un ne peut être disjoint de l’autre. L’acte créateur de l’humain par Élohim est présenté comme l’origine toujours inaccessible de l’engendrement des fils et des filles. Postérieur à son origine et parce qu’issu de lui, l’engendrement fait advenir du neuf – des fils et des filles qui sont entièrement des humains. La création de l’humain ainsi prolongée dans l’engendrement se trouve reconfigurée. Il est donc adéquat que le langage désigne l’engendrement en termes de « procréation ».

La première section de ce travail vient de montrer que l’avènement de la génération et de la filiation implique Élohim qui crée l’humain, l’humain qui fait engendrer et les engendrés. Il comporte le manque, l’absence. Ce parcours réalisé, on peut maintenant, étudier la manière dont la filiation s’inscrit dans le temps des pères et des fils.

26 J.-D. Causse, Figures de la filiation, p. 24.

27 Jean-Claude Giroud, « Genèse 4-5 : Caïn et Abel – Quand s’engage la “génération” », Sémiotique et

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