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Chapitre 2 La filiation de Jésus De la reconnaissance à la mise à l’épreuve

1. UN PARMI D’AUTRES

1.1 Jésus est reconnu Fils de Dieu

« C’est toi, mon Fils, le Bien-aimé, tu as toute ma faveur » (Lc 3,22). Cet énoncé de la voix venue du ciel ne peut être isolé du contexte du baptême de Jésus. Il a un rapport avec la rencontre de Jésus avec l’humanité, l’ouverture du ciel et la descente de l’Esprit. Suivons-en le déploiement.

À qui s’adresse l’énoncé ? Ou, comme s’interroge Guy Lafon : « Qui est le toi ?11. » Le destinataire de l’énoncé est Jésus. C’est à lui qu’il est dit « c’est toi ». Si la question du destinataire de l’énoncé peut être soulevée, c’est notamment en raison des divergences des interprétations. En effet, certains soutiennent que l’énoncé adressé à Jésus a été entendu par le peuple baptisé avec lui. Par exemple, Roland Meynet écrit : « Il [Jésus] lie son destin à celui de son peuple. Comme en retour, le peuple est associé à la manifestation divine, il est témoin de la consécration de Jésus12. » Puis, il ajoute que le peuple, et maintenant le lecteur, « voit l’apparition de l’Esprit et entend la voix divine13. » L’on peut estimer qu’une telle lecture considère l’intégration de Jésus à son peuple mais perd de vue sa singularité. Anne Fortin attire l’attention des lecteurs et les met en garde en ces termes : « L’énoncé ne s’adresse ici qu’à Jésus lui-même, et il n’est pas dit, contrairement aux représentations imaginaires que nous nous forgeons, que le peuple l’entend ou en est témoin14. » Elle continue : « Le “c’est toiˮ s’adresse à Jésus comme une désignation personnalisée, comme une réponse à une prière15. » Jésus est donc le seul destinataire de la parole advenue du ciel.

Seul destinataire de la parole, Jésus est celui qui est dit « Fils ». L’interpellation « c’est toi, mon Fils » adressée personnellement à Jésus est reconnaissance de sa condition filiale. Jésus est donc Fils parce qu’il est reconnu tel par un autre, par un Père qui le nomme son Fils. Il peut alors se reconnaître Fils grâce à la reconnaissance reçue de son Père.

11 G. Lafon, L’esprit de la lettre, p. 64.

12 Roland Meynet, L’évangile de Luc, Paris, Lethielleux (coll. Rhétorique sémitique 1), 2005, p. 173. 13 Ibid., p. 173.

14 A. Fortin, L’annonce de la bonne nouvelle …, p. 152-153. 15 Ibid.

La reconnaissance de Jésus comme Fils peut être considérée comme son institution dans la filiation. La parole qui dit la reconnaissance du Fils est une parole adressée au Fils par un autre que lui qui se révèle ainsi comme son Père en disant « mon Fils ». Le mode de reconnaissance du Fils par le Père présente quelques aspects éclairants relatifs à la filiation. D’abord, la filiation apparaît comme une relation qui tient dans la parole. On peut soutenir à la suite d’Anne Fortin que « [l’]enjeu de la filiation consiste […] en une relation qui arrive à “tenir dans une paroleˮ16 ». Ensuite, la reconnaissance de la filiation est un geste que le Fils reçoit d’un autre que soi-même. On ne s’institue pas fils, mais l’on est institué tel à travers la reconnaissance d’un autre. Ce fonctionnement authentique du registre de la filiation s’oppose à la prétention d’autofondation qui bouillonne dans le cœur de l’humain. Enfin, en reconnaissant le Fils, le Père se révèle lui-même : il se révèle comme son Père. Si la question de savoir de quel Père Jésus est le Fils revient maintes fois dans les évangiles (Lc 4,22 ; Jn 15,8), il ne trouve pas de réponse explicite dans la séquence du texte que nous analysons. Cela, en dépit de la révélation que le Père fait de lui-même lorsqu’il reconnaît son Fils.

Le Père qui nomme Jésus son Fils se dissimule dans une voix. Ce Père qui se révèle en se dérobant est un Père présent dans sa relation au Fils mais discret17. Il ne se met pas en évidence, mais il ne s’absente pas. Le Fils peut ainsi vivre sa relation au Père et sa condition filiale sans être à l’ombre d’un Père dominant. De plus, l’on considère que le Père de Jésus, celui qui le nomme « mon Fils » au baptême, est Dieu lui-même. Ce faisant, Jésus est dit Fils de Dieu. Il convient de préciser ici que le récit du baptême de Jésus ne dit pas explicitement que la voix advenue du ciel est celle de Dieu. Tenir Dieu pour celui qui dit à Jésus « mon Fils » relève d’une lecture du texte qui prend en compte d’autres textes de l’évangile selon Luc (Lc 1,35)18.

16 Anne Fortin, « “Tourner le cœur des pères vers les enfantsˮ (Luc 1, 17) », Au cœur du monde, 150 (2017),

p. 25-35.

17 Voir Charles Wackenheim, Quand Dieu se tait, Paris, Cerf, 2002.

18 On peut lire en Lc 1,35 : « Et, répondant, l’ange dit : “ L’Esprit Saint surviendra sur toi, et la puissance

du Très-Haut te prendra sous son ombre ; et c’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu. »

Aboutissant à l’affirmation de Jésus comme Fils de Dieu, cette analyse rejoint la confession de foi chrétienne enracinée dans les Écritures19. Elle arrive donc à un point essentiel de notre réflexion qui exige un approfondissement20.

Un premier aspect à souligner dans l’effort d’approfondissement est la filiation divine de Jésus. C’est elle que signale la désignation de Fils de Dieu. En désignant Jésus comme Fils, le Père introduit la filiation comme une nouvelle différence entre le peuple et lui. En effet, que l’humain Jésus soit un Fils, qu’il soit Fils de Dieu, voilà la particularité que donne à entendre la voix du Père. Pour François-Xavier Durrwell, cette particularité est l’identité de Jésus telle que transmise par les Écritures. Aussi écrit-il : « Son identité scripturaire est d’être le Fils de Dieu21. » Pour ce même auteur, Fils de Dieu, comme identité de Jésus, est plus qu’un titre, il est un nom22. Mais une remarque nous semble opportune. Durrwell attribue à ce nom une capacité de totalisation lorsqu’il écrit que « [c’]est ce nom qui réunit les aspects multiples du mystère de Jésus »23. Contrairement à lui, nous considérons qu’en tant que nom, Fils de Dieu signale un écart. En l’occurrence, le nom de Fils de Dieu suggère au moins deux déploiements de l’écart. D’abord, comme tout nom, il veut dire que celui qui est nommé Fils de Dieu « n’est pas seulement la somme

19 Walter Kasper affirme que la reconnaissance de la filiation divine de Jésus est la spécificité du

christianisme. Il écrit : « La reconnaissance de la filiation divine de Jésus est considérée dès lors comme le caractère spécifique du christianisme. D’autres religions parlent bien aussi du fils de Dieu et d’incarnation. Le christianisme peut retrouver sous ces croyances la question du salut. Mais, pour sa part, il rattache à sa reconnaissance de la filiation divine de Jésus une prétention eschatologique : c’est qu’en Jésus de Nazareth Dieu s’est révélé et communiqué une fois pour toutes d’une manière singulière et définitive, qui n’a pas d’équivalent et ne saurait être dépassée. C’est pourquoi la

confession de Jésus Christ Fils de Dieu est une formule condensée qui exprime ce qu’il y a d’essentiel et de spécifique dans toute la foi chrétienne. Le sort de la foi chrétienne est lié à la reconnaissance de Jésus comme Fils de Dieu. » (Walter Kasper, Jésus le Christ, Paris, Cerf (coll. Cogitatio fidei 88),

Nouvelle édition revue et augmentée, 2010, p. 243-244.) Dans ce même ouvrage, en plus d’une bibliographie (p. 161, note 20), il réserve un long chapitre à l’étude du titre Jésus Christ Fils de Dieu où il explore les Écritures et les traditions patristique et théologique (p. 243-292).

20 Pour souligner l’importance de la filiation divine de Jésus à la réflexion, François-Xavier Durrwell la

considère comme le principe de synthèse de la christologie. Il écrit : « La filiation divine de Jésus s’impose […] à la réflexion comme un principe de synthèse dans la christologie et lui ouvre en même temps des espaces illimités. » (Fr.-X. Durrwell, Jésus Fils de Dieu dans l’Esprit…, p. 10).

21 Fr.-X. Durrwell, Jésus Fils de Dieu …, p. 10.

22 Ibid., p. 10. Albert Descamps propose une exploration du parcours historique du titre de fils de Dieu dans

son article « Pour une histoire du titre “Fils de Dieuˮ. Les antécédents par rapport à Marc », M. Sabbe (éd.), L’évangile selon Marc. Tradition et rédaction (1974), Louvain, Leuven University Press (coll. Bibliotheca ephemeridum theologicarum Lovaniensium 34), 1988, p. 529-571.

des traits repérables de lui-même24 ». Ce fils est donc caractérisé par une « non- coïncidence de soi-même avec soi-même, c’est-à-dire une non-totalité de soi25 ». Bien qu’il singularise Jésus, ce nom de « Fils » ne dit pas tout de lui. Ensuite, le nom de Fils de Dieu signale que celui qui est ainsi nommé n’est pas le Père. Il diffère du Père dont il est le Fils et dont il se reçoit comme Fils. En ce sens, le Fils n’est pas son propre père. De plus, le « c’est toi, mon Fils » situe ce dernier à la place qui est la sienne, celle de fils. Le texte manifeste l’écart entre la place du Père et celle du Fils par la distinction des espaces : le ciel d’où descend la voix du Père et l’espace du baptême où est situé Jésus. En le situant dans l’espace de la filialité, l’énoncé, qui est l’expression de son nom de Fils, marque l’écart entre le Père et le Fils. Bref, le nom de Fils de Dieu donné à Jésus indique la césure entre le Père et le Fils. Il dit que le Fils n’est pas seulement son propre Père, mais aussi qu’il ne peut se tenir à la place de Celui-ci.

Reconnaître dans l’énoncé « mon Fils, le Bien-aimé » un nom permet d’aborder un nouvel aspect de la filiation divine de Jésus qu’est la grâce. En effet, un nom est toujours un don26, un don que l’on reçoit d’un autre. Or, comme le montre une étude de Robert Mager, le don a affaire avec la grâce. L’un n’est pas l’autre. Pour indiquer ce qui relie et ce qui distingue le don de la grâce, Mager écrit : « Le don offre quelque chose; il est à la fois offre et offrande. La grâce est ce qui peut s'opérer à la faveur du don, à savoir l'accord de

soi à l'autre et de l'autre à soi, l'accord de l'un et de l'autre. Il faut ainsi distinguer le don

de la relation qu'il favorise. La grâce qualifie une relation de con-fiance, de fiance réciproque où l'on s'engage soi-même dans l'ouverture de l'autre27. » À la lumière de cette indication, nous pouvons considérer qu’en tant que nom, Fils de Dieu est un don de Dieu. Dans le mouvement du don du nom par Dieu et de l’ouverture de Jésus à celui qui le donne s’effectue une relation entre l’un et l’autre. Cette relation indique l’accord des deux, un accord respectueux de la différence de l’un à l’autre. L’accord du Père et du Fils peut être appelé « la grâce de la filiation ». Elle est une grâce qui s’opère entre le Père et le Fils à

24 J.-D. Causse, Figure de la filiation, p. 24. 25 Ibid., p. 23.

26 Excepté lorsqu’on veut se couper de ce don. C’est ce dont témoigne le récit dit de la tour de Babel (Gn

11, 1-9) où le peuple veut se faire soi-même un nom. Dieu intervient pour redonner le nom.

27 Robert Mager, Le politique dans l’Église. Essai ecclésiologique à partir de la théorie politique de Hannah

travers le don du nom et sa réception, un don par lequel le Père s’engage envers le Fils et réciproquement. On le voit, par la grâce de la filiation, nous essayons de désigner non pas l’octroi du statut de fils ou ce statut même, mais l’accord réalisé quand le Père s’engage envers le Fils et le Fils envers le Père à travers le mouvement du don du nom. Cette grâce est aussi la con-fiance – pour emprunter à Mager – qui qualifie l’accord des deux. Dans cette perspective, la filiation divine de Jésus peut être dite une « filiation gracieuse ». Un autre aspect que nous prenons en compte est l’articulation de l’énoncé de la filiation divine de Jésus à la présence de l’Esprit. Jésus est dit Fils au moment où il a l’Esprit sur lui, voire en lui comme il est dit plus loin (Lc 4,1). C’est uni à Dieu et ayant l’Esprit sur lui et en lui que Jésus est reconnu et nommé Fils. Sa condition filiale apparaît comme « une vie dans l’Esprit28 ». Elle ne se limite pas à la relation entre le Père et le Fils, mais comprend la relation à l’Esprit. L’Esprit qui est en relation avec le Fils peut alors être appelé Esprit du Fils (Ga 4,6).

Du ciel à Jésus, l’énoncé qui désigne celui-ci comme Fils traverse l’écart entre Dieu et l’humain sans le réduire ou l’éluder. Cet énoncé, dit Anne Fortin, est d’abord une complète saturation de l’espace vertical. Il traverse la distance entre Dieu et l’humain : « de Jésus jusqu’au fond de la condition humaine, de l’Esprit jusqu’à Jésus, du Père à son Fils, du Père jusqu’au plus profond de la condition humaine29. » Selon elle, l’énoncé, « dans toute sa brièveté, porte l’ensemble des relations du Dieu trinitaire jusqu’à l’humain30 ». Elle ajoute que l’énoncé est aussi une parole d’amour. Les mentions de « bien-aimé » et de « plaisir » – appelé faveur dans la traduction choisie – en sont les signes. En appelant Jésus son Fils, Dieu lui dit son amour pour lui. Anne Fortin le dit en ces mots : « L’amour – “bien-aimé” –, le plaisir, traversent cet espace et font de l’énoncé […] une parole d’amour31. » Le nom de Fils de Dieu se donne ainsi à entendre et à comprendre comme une parole d’amour. Car l’affirmation de la filiation est d’emblée portée par l’amour du Père pour son Fils. Amour et relation filiale sont intimement liés. Pour le Père, désigner

28 B. Sesboüé, Jésus-Christ dans la tradition de l’Église …, p. 254. 29 A. Fortin, L’annonce de la bonne nouvelle …, p. 153.

30 Ibid., p. 153. 31 Ibid., p. 153.

le Fils va de pair avec l’expression de son amour pour lui, son fils unique. Pour le Fils, recevoir de son Père sa reconnaissance et son nom de Fils est également recevoir l’amour qui lui est singulièrement donné par son Père. Établi dans la filiation, Jésus est aussi établi dans l’amour. Il convient donc, soutient Anne Fortin, d’éviter de « faire porter l’affirmation que Jésus est Fils de Dieu par une énonciation abstraite et froide, ou par une énonciation controversée […]. C’est une parole d’amour, et il n’y a rien de pire pour une parole que d’être travestie, de l’amour à l’abstraction ou la haine32 ». Le refus de séparer reconnaissance de la filiation et amour est aussi mentionné par François Bovon33. Celui- ci trouve dans l’énoncé une articulation de ce qui relève de l’affectif – bien-aimé, plaisir – et de ce qui relève du juridique – mon fils. À ses yeux, l’affectif accompagne le juridique et le domine34 (il revient deux fois – bien-aimé et plaisir).

L’étude du récit du baptême de Jésus fait découvrir la reconnaissance et la nomination de Jésus comme Fils. Au baptême, Jésus est reconnu Fils par le Père. La parole d’amour qui établit la relation au Père lui est adressée au moment où l’Esprit repose sur lui. Aussi est- il appelé Fils de Dieu dans l’Esprit. Voilà ce qui peut être nommé son « identité », telle que la présente le récit du baptême. C’est avec cette identité que Jésus est inscrit dans le fond des âges et qu’il est tenté au désert par le diable.

32 Ibid., p. 153.

33 François Bovon, L’évangile selon saint Luc 1-9, Genève, Labor et Fides (coll. Commentaire du Nouveau

Testament IIIa), 1991, p. 177.