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Le temps comme « élément structurant » de la condition filiale

Chapitre 1 Les itinéraires de vie des fils d’Humain

2. LA FILIATION INSCRITE DANS LE TEMPS DES PÈRES ET DES FILS

2.2 Le temps comme « élément structurant » de la condition filiale

Dans le texte, l’articulation du temps au vécu de l’humain et de sa descendance suggère qu’on le considère comme un élément important dans la structure de la filiation. Le texte comporte en effet des indicateurs du temps rattaché à l’humain et à ses descendants. Ils s’étendent de la mention du « jour où ils furent créés » (Gn 5,1) à celle des « cinq cents ans » de Noakh (Gn 5,32). Leur agencement est aisément repérable car il est fortement marqué par la monotonie. André Wénin fait remarquer que « [l]e canevas mis en place dès les versets 3 à 5 à propos d’Humain et de son fils Seth se reproduit neuf fois, quasiment à l’identique, pour introduire dix noms53 ». Ce schéma invariable s’articule comme suit : « X vécut autant d’années et fit enfanter Y. Et X vécut, après avoir fait enfanter Y, autant d’années et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours de X furent autant d’années et il mourut54. » Seuls les passages qui concernent Shét, Lèmek et Noakh échappent partiellement à la norme. Le temps ainsi relié aux parcours des humains peut être adéquatement appelé le temps de l’humain55. Il se présente comme un « élément structurant » de la vie filiale de chacune des personnes concernées. Ainsi, le temps de l’humain apparaît comme un élément commun de la vie de chaque humain, de chaque fils. En l’occurrence, il donne cohérence à la vie des pères et des fils et filles. Aussi apparaît- il comme un « élément structurant » de la condition filiale.

Telle que présentée en Gn 5, la structure temporelle instaure des similitudes et des dissimilitudes.

53 Ibid., p. 170-171. 54 Ibid., p. 173.

55 Dans l’avant-propos du collectif En ce temps-là…, Michel Gourgues distingue le « temps cosmique et

“objectifˮ » du « temps humain et “subjectifˮ » dont témoigne la Bible. Le premier réfère au dynamisme cosmique, c’est-à-dire qu’il est établi « en fonction du mouvement astral, universel, régulier et répétitif, en l’occurrence le mouvement de rotation autour du soleil ». Le second est « relié au dynamisme ou à l’événement historique, le plus souvent particulier, contingent et non réitéré – naissances, morts, mariages, révolutions, guerres, famines, séismes … » (Michel Gourgues, « Avant-propos. Le temps : perceptions et conceptions bibliques », Michel Gourgues et Michel Talbot, En ce temps-là…

Conceptions et expériences bibliques du temps, Montréal, Médiaspaul, 2002, p. 9-11). Pour ma part,

j’emploie le vocabulaire de « temps de l’humain » pour désigner la durée de la vie d’une personne en tant qu’elle intègre les événements qui ponctuent cette vie.

Pour la plupart des humains qui font engendrer, la formule sans cesse reprise indique l’âge auquel ils font engendrer le premier enfant. Cet âge est précédé d’un vécu et un autre lui succède. L’indication du temps postérieur au premier engendrement est justement un deuxième élément commun à ceux qui font engendrer. De ces similitudes plusieurs fois répétées, Walter Vogels dit : « Le texte, en répétant toujours les mêmes formules, souligne que l’humanité s’accroît à un rythme régulier. Chaque individu est un chaînon dont la vie est caractérisée par trois moments importants : sa naissance, le moment où il engendre à son tour […] et sa mort56. » Pour plusieurs, deux autres indications sont données : le nombre total des années vécues et la mort. Bien des chercheurs qui s’intéressent au nombre total des années de chacun des humains les lisent en référence avec les chiffres repris dans les récits babyloniens ou dans d’autres livres bibliques57. Mais, il est possible de lire ces nombres autrement qu’en considérant l’aspect symbolique. On peut les rattacher à l’ensemble des marqueurs temporels et au vécu chaque fois évoqué (tel vécut autant d’années). Ainsi, la mention de ces années peut suggérer que la vie de chaque humain constitue une unité, un tout cohérent bien que scandée par divers événements, notamment la naissance de chacun des premiers enfants, celle des fils et des filles, et la mort. Cette dernière fait partie du parcours de vie de ceux qui font engendrer et de ceux qui sont engendrés et nommés. Elle n’est pas niée. Elle est donc, elle aussi, un moment de la vie des pères et des fils et filles.

Outre les similitudes, le texte indique plusieurs dissimilitudes. Chaque humain qui fait engendrer le fait à un âge particulier. Et, au moment de mourir, chacun a un âge différent de ceux des autres. De plus, les parcours de vie de Khanôk et de Noakh comportent des aspects particuliers. Le premier n’a pas connu la mort. Pour désigner la fin de sa vie, l’on écrit : « Et Khanôk alla et vint avec Élohim, et il n’est plus, car Élohim l’a pris » (Gn 5,24). Le second, à ses cinq cents ans, fait engendrer trois fils (plutôt qu’un), et tous les

56 Walter Vogels, Nos origines. Genèse 1-11, Ottawa, Novalis, 1992, p. 140.

57 M. Barnouin soutient que les nombres repris dans la généalogie de Gn 5 relève d’un symbolisme

arithmétique qui serait emprunté aux mathématiques et à l’astronomie mésopotamienne (M. Barnouin, « Recherches numériques sur la généalogie de Gen. V », Revue Biblique, vol. 77, no 3 (1970), pp. 347-365).

Walter Vogels, pour sa part, retient des chiffres leur « caractère symbolique », mais il considère qu’en dépit des études faites, leur signification échappe (Ibid., p. 140-142). André Wénin reconnaît l’embarras que suscitent ces chiffres chez les commentateurs. Il propose une piste de lecture : « Sans doute peut-on les interpréter à la lumière de l’expression biblique consacrée “prolonger ses joursˮ, une expression qui évoque une vie pleine, épanouie, comblée. » (A. Wénin, D’Adam à Abraham …, p. 174).

trois sont nommés : Shem, Kham et Ièphet (Gn 5,32). Mais il ne fait pas engendrer d’autres fils et filles.

Il advient donc que le temps de l’humain construit la ressemblance entre les humains d’une même généalogie. De cette façon, il confirme la ressemblance déjà figurée par le récit de la création (Gn 5,1) et par la continuité de l’humanité d’une génération à l’autre que désigne l’engendrement « en sa ressemblance comme son image » (Gn 5,3). Ce même temps de l’humain permet de discerner la différence qui caractérise chaque humain. Sans infirmer la ressemblance, c’est-à-dire la condition humaine et filiale commune à tous, la différence fait apparaître l’altérité qu’est chacun pour ses semblables. La différence singularise chacun. Ainsi, en créant la ressemblance et la différence, le temps de l’humain confirme l’engendrement comme une « procréation » par laquelle du vivant advient sous la figure de fils ou de fille.