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Chapitre 2 La filiation de Jésus De la reconnaissance à la mise à l’épreuve

3. LA MISE À L’ÉPREUVE DE LA RELATION FILIALE

3.2 La filiation serait-elle fragile ?

La reconnaissance du Fils et sa mise en cause sont toutes deux inscrites dans le parcours de Jésus. La présence dans ce parcours du oui à la filiation et du non à cette même filiation nous conduit à nous interroger sur la possible fragilité de la filiation.

En effet, la reconnaissance du Fils par le Père s’effectue dans une dynamique qui comporte des gestes et des paroles. Jésus est reconnu Fils par le Père au moment où il est baptisé, avec tout le peuple, c’est-à-dire au moment où il reçoit un geste qui est posé en sa faveur.

De plus, lors du baptême, l’Esprit saint opère un mouvement descendant : du ciel vers Jésus, sur lui et en lui. Il en est de même de la voix qui le reconnaît Fils : elle advient du ciel et s’adresse à Jésus qui lui est ouvert. Pour sa part, Jésus, traversant le désert, répond aux propos haineux de la condition filiale par une parole « double » : la sienne propre et celle des Écritures. C’est donc dans un contexte où s’articulent des gestes et des paroles que Jésus est reconnu et nommé Fils bien-aimé. C’est aussi dans ce contexte qu’il atteste de sa filiation et qu’il résiste à la défilialisation. En d’autres mots, la reconnaissance de Jésus comme Fils par le Père et l’accueil de cette reconnaissance de Jésus comme Fils de son Père sont réalisées dans des mouvements où circulent des gestes et des paroles. Un contexte similaire se dessine dans la mise à l’épreuve de la filiation. Jésus, rempli d’Esprit saint, est en pleine traversée du désert. Dans ce parcours, le diable lui adresse des paroles qui l’induiraient à la défilialisation. En plus des paroles, il le fait mouvoir. C’est ce que signalent la montée « plus haut », le déplacement vers Jérusalem et l’élévation sur le pinacle du temple. Dans ce cheminement, l’avons-nous dit, Jésus répond au diable en recourant aux Écritures.

La relation filiale est en jeu dans l’un et l’autre contexte – celui de la reconnaissance de la filiation et celui de sa mise à l’épreuve. D’un côté, il apparaît que la relation filiale est bien forte. Jésus, reconnu et nommé Fils, l’est effectivement. Reconnu et nommé Fils, Jésus se reconnaît soi-même Fils et s’efforce à le demeurer. Sa relation filiale, et corrélativement sa condition de Fils, sont si solides que les propos du tentateur n’arrivent pas à les dévier, moins encore à les rompre. Cependant, les tentations qui visent la relation filiale de Jésus indiquent la possibilité de sa mise en cause, de sa mise à l’épreuve. Bien que solide, la relation filiale n’est pas à l’abri d’une quelconque brisure. Les tentations signalent la possibilité du doute et d’un refus envers cette relation et même la possibilité de sa rupture à travers des gestes et des paroles. Ainsi, nous pouvons soutenir que le texte indique la fragilité de la filiation. Elle vacille entre le désir de filiation et la tentation de défilialisation, entre la reconnaissance de la filiation et la haine envers elle. La filiation est précaire dans la mesure où elle est dépourvue d’assurance irrévocable.

La fragilité de la filiation que dessine le texte présente la filiation comme un don et un appel. Elle se donne à recevoir et invite à la responsabilité. Celle-ci peut être déclinée en

la responsabilité de dire oui et en la responsabilité de dire non. La responsabilité du Fils le convie à « travailler » au maintien de la relation filiation. Dire oui à la filiation consiste à se reconnaître Fils parce que reconnu et nommé d’avance tel par un autre. C’est également contribuer à demeurer dans cette relation, dans cette condition, à cette place. C’est consentir et s’engager à tenir dans la parole et dans la relation. Le Fils est aussi convié à résister. Il s’agit de résister à la défilialisation, de dire non à la malédiction du Fils. C’est refuser d’emboîter le pas à une démarche qui mène à la mort du Fils dans l’humain quand même cette démarche comporterait le nom ou le mot Dieu. Bref, la filiation se veut à la fois une promesse accomplie et à accomplir.

CONCLUSION

L’étude du parcours filial de Jésus qui fait l’objet de ce deuxième chapitre fait découvrir de nouvelles facettes de la filiation. La première est le lien intrinsèque entre la condition filiale et la condition humaine. L’itinéraire de Jésus atteste que le fils est un humain à part entière. Les deux conditions ne s’excluent pas. Elles cohabitent en une seule et même personne. Ainsi, le fils est un humain inscrit dans le cours des générations, marqué par le manque et le désir, etc. Il est aussi porteur d’un nom et doué de la capacité d’ouvrir les générations à un surcroit. Ce même fils partage sa condition filiale et sa condition humaine avec plusieurs autres qui sont ses frères et ses sœurs.

La seconde facette est la reconnaissance du fils par le Père. L’on s’aperçoit que la filiation est une relation qui tient sur une parole donnée, une parole qui désigne, nomme et reconnaît le fils. La reconnaissance du fils par son Père est d’une importance capitale. C’est elle qui donne au fils de se reconnaître fils de son père. En d’autres mots, la reconnaissance par le père ouvre à la reconnaissance de soi-même comme un fils. La reconnaissance de soi-même comme fils apparaît comme une réponse à la reconnaissance du Père. Le fils peut alors continuellement construire sa vie sur la base de cette « double reconnaissance ». On peut donc dire que la reconnaissance du Père est porteuse d’un appel qui sollicite la réponse du fils. La vie fils peut alors apparaître, pour une part, comme une réponse personnelle du fils à l’appel qui lui est adressé à travers la reconnaissance du Père.

Enfin, la condition filiale est exposée à la mise en question. Être fils n’épargne pas du doute, des tentatives de défilialisation et même de la haine qui vient des meurtriers du symbolique. Autant dire que, si la reconnaissance de la filiation donne consistance à celle- ci, elle n’est pas un bouclier contre les attaques qui la guettent. Ainsi, la filiation bascule entre, d’une part, la force symbolique de la reconnaissance et de l’accueil de cette reconnaissance par le fils et, d’autre part, le discrédit qui lui est jeté et les tentatives de coupure du lien de filiation. Cette situation non assurée de la filiation fait remarquer que la filiation est fragile.

On peut constater que le parcours de Jésus comporte quelques constantes qui font écho à celles de l’étude précédente (premier chapitre). La condition filiale de Jésus est articulée

à la condition humaine. Elle comporte une inscription dans une lignée généalogique – qui ouvre à la fraternité tout en signalant un rapport au temps. Cette condition entretient un rapport à la parole donnée, crue et reçue. Bien que fragile, elle est féconde : c’est ce que signale la prise de parole par le fils. La relation à Dieu et le manque font également partie de la filiation.

En plus de ces éléments communs de la condition filiale et à travers eux, la mise à l’épreuve du fils révèle des aspects particuliers de la vie de fils – ou au moins elle leur donne un accent particulier. Deux de ces aspects viennent d’être nommés. Il s’agit, d’une part, de la possibilité de la mise en cause et la fragilité de la filiation et, d’autre part, de la haine de la filiation. La fragilité de la filiation apparaît dans la possibilité d’être remise en cause, notamment à travers la parole. La haine de la filiation manifeste que le fils n’est pas seulement un « bien-aimé », il est aussi celui dont on peut vouloir la mort, fut-ce même prétendument au nom de Dieu. Outre ces deux aspects, j’estime convenable d’insister sur un troisième : la réponse du fils.

Bien que la réponse du fils fasse partie du langage et qu’elle soit repérable en différentes modalités de la vie de fils, le parcours de Jésus en présente une singularité. Il s’agit du rapport aux Écritures. En effet, pour faire face au tentateur, Jésus recourt, par deux fois, aux Écritures. Il pose ainsi un geste de relecture de la tradition et s’insère dans la communauté qui a reçu et cru en une parole, et qui en a vécu et l’a mise par écrit. En recourant aux Écritures, Jésus témoigne que la condition filiale comporte une dimension herméneutique. Un fils est un interprète de la « tradition » et de sa propre vie. Bien plus, un fils advient tel dans une incessante démarche de lecture, de relecture, de reprise et d’appropriation des éléments de la « tradition » à laquelle il appartient (dont les textes) et de son parcours singulier. Un parcours de vie filiale apparaît ainsi comme une incessante démarche d’interprétation. C’est à travers cette démarche qu’il parvient à une « invention » de sa propre vie de fils. Ainsi, son itinéraire de vie devient-elle un geste unique qui se conjugue à plusieurs autres et dont il peut répondre en tant que son auteur. Ce faisant, le parcours filial de Jésus ouvre à une compréhension de la filiation comme un parcours d’interprétation.

Bref, ce deuxième chapitre esquisse, à travers les éléments communs au parcours de fils et ceux particuliers à celui de Jésus, une compréhension de la filiation comme un don et comme une promesse qui requièrent la responsabilité du fils.

Conclusion

« Fils » veut dire un être que ses parents ne savent plus, qui n’est plus prévisible par eux. Le voici inconnu, inconnaissable et advenant à lui-même dans la liberté de son origine divine. […] Fils libre de vous, imprévisible, hors de vos désirs, de vos prévisions…

Mary Balmary, « De l’enfant au fils inconnu »1.

Ce mémoire a permis d’identifier des constantes et des différences dans les parcours de vie des fils et des filles. Ainsi, elle donne la possibilité d’ébaucher une compréhension de la condition de fils ou de fille. Cette conclusion a pour tâche de revenir sur certaines dimensions de la vie filiale avant de proposer des ouvertures à ce travail.

1. L’étude révèle la condition humaine comme une « instance » pour la filiation, c’est-à- dire la condition de possibilité de la filiation. En effet, chacun des textes analysés relie le parcours filial à la condition d’humain. En Genèse, l’acte de création de l’humain assure lien entre la filiation et la condition humaine. Les fils et les filles dont il s’agit sont fils et filles de l’humain et sont eux-mêmes des humains à part entière. Dans ce contexte, la condition filiale se donne à comprendre comme la condition humaine elle-même. Les deux conditions sont si unies entre elles que l’une ne peut s’écarter de l’autre. Le texte de Luc témoigne aussi de l’importance de la condition humaine pour la condition filiale. Il le fait à travers le récit du baptême de Jésus et la présentation de la généalogie de Jésus. En recevant le baptême avec tout le peuple, immergé comme lui et avec lui, Jésus assume la condition humaine jusque dans sa profondeur. C’est dans le vécu de la condition humaine que Jésus est reconnu et nommé fils. Sa reconnaissance comme fils est reprise par la généalogie qui réaffirme en quelque sorte l’appartenance du fils à la lignée des humains : il est fils de Dieu en tant que fils d’Adam. Son parcours filial s’inscrit dans son parcours

1 Marie Balmary, « De l’enfant au fils inconnu », dans Massimo Grilli, Jacek Oniszczuk et André Wénin

humain pour l’ouvrir à une nouvelle dimension. Jésus assume autant sa position de fils que celle d’humain. Plusieurs indices signalent ce double acquiescement, notamment l’acceptation du manque lié à l’humanité de chacun, en l’occurrence, à l’humanité du fils, le refus de se substituer à celui de qui il se reçoit comme son fils, etc. Le rapport harmonieux entre la condition humaine et la condition filiale permet de soutenir que, d’une part, si l’humanité est la condition de possibilité de la filialité, celle-ci en est le déploiement. Ainsi, on peut parler d’« humanité filiale » pour désigner la condition humaine ouverte à la filiation et de « filiation humaine » pour nommer la filiation qui assume l’humanité, la condition humaine. D’autre part, on peut affirmer qu’il n’y a pas de fils ou de fille qui ne soit un humain.

2. La filiation a affaire avec un « cadre » dans lequel elle se déploie, à savoir le cadre temporel. C’est ce que signale la référence au temps. Le temps se présente comme un « espace » dans lequel se déroulent les parcours de filiation. Bien plus, le temps se révèle peu à peu comme un « élément structurant » de la vie filiale. D’abord, c’est lui qui assure l’unité de la vie filiale en dépit de l’écoulement du temps, de la diversité d’événements, de mouvements, de variations de divers genres. Ensuite, le temps opère l’ordonnancement. Il donne à chacun son temps et dispose chacun à sa place. Il sépare et lie les fils à leurs pères, à leurs frères, à leurs propres fils et même à l’humanité tout entière et à Dieu. La naissance apparaît comme un événement majeur dans la mesure où elle marque une rupture dans le temps des « pères », une inauguration du temps des fils et leur insertion dans le temps des générations et de l’humanité. Enfin, le temps est ouverture. Il ouvre les fils à l’à venir. Il assure des passages (le passage de la position de fils à celle de père, de grand-père, et même le passage de la vie à la mort). Comme ouverture, le temps permet de percevoir la filiation comme une promesse.

3. La condition filiale a pour caractéristique majeure la relation. L’on peut comprendre la relation filiale comme une façon d’« être avec » toujours médiatisée et constituée de plusieurs « situations ». En effet, le rapport de la filiation à l’humanité signale d’emblée que la filiation a affaire avec la création de l’humain, et donc avec Dieu qui crée. Ce même rapport indique que la filiation s’inscrit dans des parcours d’engendrements, des parcours de générations. La nomination rappelle la référence de la filiation au langage. Ce faisant,

elle redit, chaque fois, que la filiation est toujours médiatisée par le langage. La vie filiale peut alors être comprise comme une vie vécue à travers des liaisons et des déliaisons (car le langage fait les deux). Elle intègre une dépendance vitale des uns aux autres et laisse libre cours à la diversité des parcours de vie. Mais cette vie filiale ne peut prétendre devenir une vie auto-fondée. Par ailleurs, la filiation est une manière d’être situé dans une lignée qui, en plus d’être ouverte à un surcroît, articule la précédence des ascendants, la fraternité entre les pairs et le don de la vie aux descendants. Bref, la vie filiale s’avère une vie de relation médiatisée par des gestes et des paroles, et formée des positions. Elle est en même temps accueil, partage et don. En tant que relation, elle est accord entre des « sujets ». On peut alors parler de « filiation gracieuse » pour qualifier la relation filiale. 4. Une des composantes indispensables de la filiation est la nomination. Son importance pour toute vie filiale suggérerait que pour qu’il y ait un fils, il faut qu’il y ait un nom, ou bien qu’au commencement de la filiation il y a la nomination. Il suffit ici de relever quelques aspects de l’acte de nomination pour circonscrire son importance pour la filiation.

La nomination concerne autant ceux qui nomment que ceux qui reçoivent la nomination. L’acte de nomination est révélateur pour ceux qui engendrent et nomment. Nommer atteste de l’inscription dans le langage de celui qui pose le geste. Du point de vue de cette étude, cette inscription dans le langage rappelle la « condition de créature » propre à l’humain : créé par Dieu, il est nommé par lui et appelé à poser le geste à son tour. Lorsqu’il nomme, l’humain confirme qu’il est habité par la parole qui lui est adressée à sa création, prolonge un geste venant d’ailleurs et agit de son propre chef. En d’autres mots, nommer c’est s’inscrire dans une tradition de nomination et poser un geste singulier. La nomination indique aussi une distinction entre l’engendré et le « géniteur », plus largement entre le destinateur de la nomination (personnes, institutions, rites, objets, circonstances, etc.) et son destinataire. Donner le nom est un geste qui sépare et différencie. Nommer fait apparaître de l’altérité. Il s’agit de poser l’autre, le fils, hors de soi, de le singulariser, de le reconnaître comme singulier et le faire reconnaître tel (l’instituer). Cela fait de la nomination un acte public. Du même souffle, nommer consiste à favoriser une ouverture. En effet, le nom signale un refus de l’enfermement. Donner un nom c’est refuser

d’enfermer le fils dans ce que l’on sait ou ce que l’on connaît de lui, c’est-à-dire consentir à l’inconnaissance envers le fils. Une telle inconnaissance qui est renoncement à un savoir sur le fils « rend possible un verbe considérable, le verbe “croire”. Savoir l’autre ou le croire, deux voies différentes. L’enjeu n’est pas mince »2. La nomination invite ainsi à comprendre le fils comme celui qui est à croire car il est inconnaissable et indéterminable. Cependant, comme il s’agit d’un don, la nomination, en même temps qu’elle sépare et maintient l’inconnaissance, rattache les protagonistes de l’opération. Elle comporte donc une dimension relationnelle : l’un demeure pour l’autre celui qui le nomme ou celui qui est nommé, et entre les deux se crée un accord, une « grâce du don » du nom. Enfin, la nomination peut être qualifiée comme un geste affectif et vocationnel. Ce geste est affectif dans la mesure où il atteint autrui de manière remarquable et durable. Il est vocationnel dans la mesure où nommer c’est appeler autrui à recevoir en lui la parole adressée, venant de celui qui nomme et de Dieu, et l’inviter à faire de même à son tour. Bref, la nomination indique l’insertion de l’engendré dans ce qui le précède et l’excède et qui, aussi, le rend fils singulier, irréductible, capable de parler et ouvert à l’avenir. La nomination concourt considérablement à l’avènement de la filiation.

5. Favorisant la nouveauté et ouverte à l’à venir, la filiation est promise à la fécondité. L’advenue des fils est une manifestation de la fécondité qui se déploie à travers la génération. La fécondité des fils se déploie aussi à travers d’autres figures, telle la nomination, la prise en charge de leur propre parcours de vie. Elle a pour préalable l’acceptation de la condition filiale : ce sont les fils qui engendrent, qui nomment, etc. Pour un fils, le déploiement de la fécondité – celle-ci ne se limite pas à l’engendrement – s’avère un accomplissement et une transformation. Aussi peut-on lire dans le déploiement de la fécondité des fils une figure du salut. De plus, la fécondité comporte un appel à la