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Chapitre 1 Les itinéraires de vie des fils d’Humain

1. CRÉATION DE L’HUMAIN ET ADVENUE DES ENGENDREMENTS

1.2 De l’avènement des engendrements

Après avoir raconté la création de l’humain, le récit relate l’avènement des engendrements d’Humain. Nous lisons en effet : « Et Humain vécut cent trente ans et il fit enfanter en sa ressemblance comme son image et il appela son nom Shét. Et les jours d’Humain après qu’il eut fait enfanter Shét furent huit cents ans et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours d’Humain, qu’il fut vivant, furent neuf cent trente ans, et il mourut. » (Gn 5,3-5).

Les engendrements d’Humain ainsi présentés sont postérieurs à la venue à la vie de l’humain. Ils adviennent à travers son geste de faire enfanter le premier enfant « en sa ressemblance comme son image », d’appeler le nom et de faire enfanter des fils et des filles. Autant dire que les engendrements s’inscrivent dans le cours de la vie d’Humain. Compte tenu de la « condition de créature » d’Humain, et bien sûr de tout humain, les engendrements sont insérés dans le mouvement de l’acte de sa création tout en étant différent de lui. En effet, une similarité apparaît entre l’acte de création et celui d’engendrement. Celui-ci, comme le premier, comporte du faire et du dire. L’agir que désigne le « faire enfanter » relève du faire, tandis que l’appel du nom est de l’ordre du dire. De plus, le geste de l’humain comme celui d’Élohim a pour fin de faire advenir un vivant. Ainsi, de même qu’Élohim crée l’humain vivant, celui-ci fait engendrer Shét, un vivant qui « vécut » bien des années. Cependant, une différence radicale est à souligner. Élohim crée l’humain en sa ressemblance (seulement) et le fait mâle et femelle. Le créé n’est pas complètement semblable à son créateur. L’humain, pour sa part, fait enfanter d’abord un fils, ensuite des fils et des filles. De plus, il fait enfanter « en sa ressemblance comme son image » (Gn 5,3). Celui qui vient ainsi à la vie est un humain à part entière comme celui qui le fait engendrer. André Wénin explicite en ces mots le rapport d’Humain à son fils Shét, et à ses autres fils et filles : « Si le rapport d’image [le recours est fait à Gn 1] est incomplet entre Élohim et l’humain, rien ne lui manque, en revanche, entre l’humain et son fils […]. Le passage d’une génération à l’autre n’entraîne aucun déficit d’humanité : le fils est tout autant humain que le père20. » En raison de la continuité d’humanité

d’Humain à son fils, Wénin soutient que « [l]e rapport d’image avec Dieu […] vaut donc pour l’un comme pour l’autre, et cela sans perte, de génération en génération21 ». Le fils comme le père sont, pour ainsi dire, humains créés par Dieu.

Par ailleurs, l’appel du nom du fils signale de façon éminente que la figure du fils définit l’humain comme un être de réponse22. Il n’est pas le premier d’une série et ne parle pas en premier, mais il « répond à » et « répond de » ce qui toujours le précède. Jean Daniel Causse le précise en ces mots :

Plus précisément, l’être humain entre dans l’humanité et se structure dans le registre de la filialité en réponse à une instance langagière qui le précède, l’appelle, le nomme, le reconnaît et lui confère une identité subjective. Le terme « fils » correspond à la figure de l’être constitué en réponse à ce qui l’appelle et qui, en l’appelant, le fait advenir à un statut de sujet unique et irréductible par le pouvoir même d’une nomination langagière qui se singularise en chacun23.

Mais, de qui sont, en définitive, les engendrements ?

La question est apparemment inopportune après avoir soutenu que le récit en étude est « le livre des engendrements de l’humain ». Et pourtant, elle n’est peut-être pas étrange à ce niveau de la démarche interprétative. En effet, l’avènement des engendrements est présenté comme le « fait » du seul humain mâle. Si l’on peut soutenir que l’engendrement de Shét et des autres fils et filles d’Humain relève de celui-ci en tant que mâle et femelle (Gn 5,1), la suite des engendrements ne semble pas appuyer une telle hypothèse. Car, à partir de Shét, le récit des engendrements énonce les noms de ceux qui font engendrer ; par la suite, il les remplace par le pronom personnel masculin singulier « il ». Ainsi comprend-on que celui qui fait engendrer est à chaque fois l’humain mâle seul. Pourtant, conformément aux dimensions mâle et femelle de l’humain, l’advenue des fils et des filles serait tributaire de la différence mâle et femelle (ou homme et femme) et de la relation qu’entretiennent ces deux dimensions. C’est ce que soutient Wénin lorsqu’il dit que « pour

21 Ibid., p. 171-172.

22 J.-D. Causse, Figures de la filiation …, p. 13. 23 Ibid., p. 13.

“faire enfanterˮ, un homme a besoin d’une femme qui, seule, peut “enfanterˮ24 ». Le récit de la naissance de Caïn (Gn 4,1) et la première annonce de celle de Shét (Gn 4,25) en témoignent.

L’on se rend ainsi compte que lorsque la formule « faire enfanter » est appliquée à Humain et à ses descendants, elle signale l’occultation totale de la partie femelle de l’humain. André Wénin l’exprime en ces termes : « Dès lors, la forme utilisée à propos d’Adam en Gn 5,3 “faire enfanterˮ – une formule répétée trois fois pour chaque homme nommé dans la généalogie qui suit – a ceci de particulier qu’il occulte complètement la mère25. » Humain est présenté comme celui qui fait enfanter. C’est encore lui qui donne le nom à l’enfant. Il est seul à tout faire. Ce « tout faire », s’il atteste l’agir solitaire d’Humain, manifeste, du même souffle, l’absence de l’altérité qu’insinue la formule « faire enfanter ». L’advenue des engendrements semble alors coïncider avec la dissimulation de la femelle alors que celle-ci est partie intégrante de l’humain créé. Dans ces conditions, la question précédemment posée persiste. Elle pourrait même être doublée d’une autre : l’absence des mères indiquerait-elle qu’il y aurait un défaut dans l’advenue des engendrements ou tout au moins un malaise assimilable à une violence envers l’altérité ? L’analyse du texte peut ouvrir à une autre perception de l’absence de la femelle ou de la mère dans l’avènement des engendrements. En usant de la formule « faire engendrer » pour manifester l’absence des tiers qui concourent à l’avènement des engendrements, le récit donne peut-être à comprendre que, peu importe la manière dont elle est révélée, l’absence est partie intégrante de l’engendrement. L’absence ou le manque apparaît comme ce qui rend possible l’engendrement. Bien que difficile à cerner, le manque peut être compris comme le « ce sans quoi » l’engendrement ne peut advenir. De plus, le manque tel que présenté par le récit dit quelque chose de ceux qui font engendrer : il les rend capable d’engendrer. Tous ceux qui engendrent le peuvent grâce au manque ou au « tiers-manquant », pourrait-on dire. Ce faisant, l’on peut soutenir que ce manque est constitutif de la condition filiale sous-jacente aux engendrements. Le fils – même si les premiers engendrés ne sont pas désignés tels – serait donc originairement marqué par le

24 A. Wénin, D’Adam à Abraham…, p. 172. 25 Ibid., p. 172.

manque ou l’absence. Comme si le manque ne doit pas manquer à la vie de fils ou de fille. Cette compréhension de la condition filiale rejoint celle issue de l’interprétation de la figure du fils comme résultat de l’interdit : le « fils » spécifie une condition humaine inscrite dans le manque, soutient Jean-Daniel Causse26.

L’analyse du texte fait apparaître que l’engendrement des fils et des filles est inscrit dans la création de l’humain sans en être l’équivalent. Il devient alors possible d’appuyer l’hypothèse selon laquelle l’engendrement des fils et des filles est « un prolongement de l’acte créateur27 » de l’humain mais il lui est distinct. L’un ne peut être disjoint de l’autre. L’acte créateur de l’humain par Élohim est présenté comme l’origine toujours inaccessible de l’engendrement des fils et des filles. Postérieur à son origine et parce qu’issu de lui, l’engendrement fait advenir du neuf – des fils et des filles qui sont entièrement des humains. La création de l’humain ainsi prolongée dans l’engendrement se trouve reconfigurée. Il est donc adéquat que le langage désigne l’engendrement en termes de « procréation ».

La première section de ce travail vient de montrer que l’avènement de la génération et de la filiation implique Élohim qui crée l’humain, l’humain qui fait engendrer et les engendrés. Il comporte le manque, l’absence. Ce parcours réalisé, on peut maintenant, étudier la manière dont la filiation s’inscrit dans le temps des pères et des fils.

26 J.-D. Causse, Figures de la filiation, p. 24.

27 Jean-Claude Giroud, « Genèse 4-5 : Caïn et Abel – Quand s’engage la “génération” », Sémiotique et