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Note sur les notions de génération, filiation et généalogie humaine

Chapitre 1 Les itinéraires de vie des fils d’Humain

2. LA FILIATION INSCRITE DANS LE TEMPS DES PÈRES ET DES FILS

2.1 Note sur les notions de génération, filiation et généalogie humaine

Une distinction est communément admise entre génération et filiation. Bien que les deux termes attestent de la naissance des fils et des filles et sont reliés entre eux, filiation et génération ne sont pas synonymes. Ces propos de Pierre Legendre indiquent la ligne de démarcation : « Venir au monde, ce n’est pas seulement naître à ses parents, c’est naître à l’humanité28. » La génération désigne donc la naissance reçues des parents, c’est-à-dire la naissance dans la chair (biologique) qui va de pair avec l’insertion dans la généalogie familiale. La filiation, pour sa part, réfère à une seconde naissance, la naissance à la culture, à l’humanité, à ce qui dépasse l’enfant et ses parents29, cela, à travers de « multiples appareillages symboliques, de protocoles complexes et de rituels savants dont nul ne saurait faire l’économie30 ». La filiation dépasse la génération.

Cette distinction porte à jeter un regard sur la généalogie humaine qu’implique la génération. Jean-Daniel Causse, qui s’inspire des récits bibliques, des travaux des philosophes et des psychanalystes, paraît bien indiqué pour réaliser cette démarche. Son article « Les généalogies humaines et l’Autre filiation31 » et son ouvrage Figures de la

filiation déjà cité servent de guide pour la démarche.

Selon Causse, la généalogie est d’abord un rapport à la précédence. Elle signifie que chaque humain prend place dans une histoire. Celle-ci est l’histoire d’une lignée familiale, voire celle, plus vaste, de toute l’humanité. La généalogie dit que la venue de chacun à

28 Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental, Paris, Mille et Une Nuits, 2007, p. 23. 29 Ibid., p. 23.

30 J.-D. Causse, Figures de la filiation…, p. 14.

31 Jean-Daniel Causse, « Les généalogies humaines et l’Autre filiation », Lumière & Vie, n°295 (2012), p.

l’humanité n’est pas possible sans « la présence de tout un monde du langage, au sens large, qui forme notre préhistoire32 ». Ce faisant, elle signifie que l’humain ne vient pas de lui-même et qu’il n’est pas davantage réductible à un patrimoine génétique33. La généalogie comme précédence signifie donc que l’histoire d’un fils s’est déjà jouée avant qu’il ne commence à la vivre, et que celui-ci court le risque de faire de sa propre existence l’accomplissement d’un simple destin tracé par avance34. Toutefois, il convient d’éviter une pensée qui suppose un lien de causalité simple à partir duquel on déduirait ou on prédirait ce que chacun sera ou deviendra en fonction des paramètres génétiques familiaux ou sociaux.

La généalogie comme rapport à la précédence révèle qu’une dialectique se joue dans la génération. Il s’agit de la dialectique de la dépendance – à ce qui précède et institue l’engendré – et de la liberté – car il n’y a pas de lien de causalité simple entre l’histoire antérieure et la vie de la nouvelle personne. Cette dialectique « pose la question de la dette qui est au cœur de la relation entre les générations35 ». Selon Causse, la « reconnaissance d’une dette est, en effet, centrale et c’est ce qu’indique le positionnement de chacun comme fils ou fille36 ». Posée du côté du fils ou de la fille, la question relative à la dette consiste à savoir ce que le fils ou la fille doit à ceux qui le précèdent et dont il a reçu la vie. Causse identifie deux façons de penser et de vivre la dette envers l’ascendance. La première est la dette imaginaire. Celle-ci « vient de ce que nous pensons qu’il nous faudrait rembourser ce que nous avons reçu, et notamment le prix de notre vie37 ». Quiconque conçoit ainsi la dette envers ceux qui l’ont précédé suppose « effacer la dette contractée, […] solder ce qu’il pense devoir et qui se trouve pris dans une profonde culpabilité38 ». À la base de cette construction se trouve « l’idée inavouée » selon laquelle « le don n’est pas un don, mais seulement un dû, c’est-à-dire ce qui a été reçu en échange

32 Ibid., p. 59. 33 Ibid., p. 59. 34 Ibid., p. 60.

35 J.-D. Causse, Figures de la filiation, p. 98. 36 Ibid., p. 98.

37 Ibid., p. 98. 38 Ibid., p. 98.

de quelque chose39 ». La deuxième est la dette symbolique. À son propos, Causse dit : « Ici, il ne s’agit pas de solder la dette en remboursant, en reversant quelque chose à l’ascendance, mais en versant devant soi ce qu’on a reçu40. » La dette symbolique « se solde en se tournant vers l’avant, vers un avenir ouvert et donc en existant comme sujet de sa propre parole41 ». Il ne s’agit pas de rendre ce qu’on a reçu, mais de donner à son tour. Causse conclut : « L’endettement originaire fonde ainsi la responsabilité42. » Enfin, lorsque la question de la dette est posée du côté de l’ascendance, elle consiste à savoir ce que l’on doit à la génération qui suit. La réponse que propose Causse peut être surprenante. Selon lui, « nous devons à nos fils et à nos filles de leur transmettre ce qui permet de nous quitter, c’est-à-dire ce qui offre d’exister à une place qui est distincte de la nôtre, singulière, unique43 ». Un tel don donné aux fils et aux filles est un don du manque, une transmission du désir44.

En lien avec la considération de la généalogie comme rapport à la précédence, l’on peut ajouter qu’elle renvoie à un rapport au temps. C’est ce que soutiennent André Wénin et Rudolph De Wet Oosthuizen. Pour le premier, la généalogie est « une flèche à travers les âges, l’enjambement du temps de père en fils, de génération en génération45 ». On le voit, la généalogie est loin d’être une simple liste où se succèdent des noms. Sous le même angle, le second soutient que la généalogie, notamment en Gn 5, signale un rapport au temps et à la vie personnelle et sociale. Selon lui, la généalogie indique différentes époques de l’histoire à travers la succession des générations. Ce faisant, elle rend compte d’un temps qui s’étend du passé au futur et qui indique la continuité de la vie46 des ascendants aux descendants.

39 Ibid., p. 98. 40 Ibid., p. 99. 41 Ibid., p. 99. 42 Ibid., p. 99. 43 Ibid., p. 99.

44 Ibid., p. 99. Pour une étude sur les deux types de dette, voir notamment Sigmund Freud, Totem et tabou …,

1993 ; Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966.

45 A. Wénin, D’Adam à Abraham…, p. 169.

46 Rudolph De Wet Oosthuizen, « African experience of time and its possibility with the Old Testament

view of time as suggested in the genealogy of Genesis 5 », Old Testament Essays, vol. 6, no 2 (1993),

Outre sa signification comme rapport à la précédence, « [l]a généalogie signifie un lignage, de toujours47 ». Ici, la généalogie a pour fonction majeure d’assurer chacun de sa place unique dans la chaîne des générations. Autant dire que dans une généalogie, « [n]ul n’équivaut à l’autre. Aucune place n’est substituable à une autre : le père ou la mère doit être distingué du fils ou de la fille, et le fils ou la fille du père ou de la mère ; le frère ou la sœur doit se distinguer d’un autre membre de la fratrie, etc.48 ». Le rôle de la nomination dans sa fonction symbolique apparaît ici : « donner un nom, c’est singulariser, et aussi séparer, distinguer, différencier49 ».

Causse ajoute que « l’héritage généalogique, et sa transmission, contiennent la complexité de l’histoire de chacun50 ». En effet, l’héritage généalogique donne son contenu à ce qu’est et porte chacun : « le désir parental – et quel type de désir ? – ou sa carence, les blessures familiales et la vitalité reçue de l’antécédence, les mensonges ou les culpabilités qui se perpétuent sur plusieurs générations, etc.51 ». En cela, cet héritage transgénérationnel transmet la vie en même temps que ce qui l’encombre ou la compromet : « Elle contient une part de malédiction au sens littéral d’un “mal direˮ52 ».

J’emploie l’un ou l’autre de ces mots en référence à ces indications tout en étant attentif à ce qu’établit le texte à l’étude.

47 J.-D. Causse, « Les généalogies humaines… », p. 59. 48 Ibid., p. 59.

49 Ibid., p. 59. La manière de nommer les gens dans la tribu des Nande de la République Démocratique du

Congo peut bien illustrer cette fonction symbolique de la nomination au sein d’une lignée. Cette tribu prévoit des noms qui précisent le rang qu’occupe chacun dans sa fratrie. Ils sont donnés à la naissance selon le sexe du nouveau-né. Certaines perturbations peuvent entraîner des ajustements. (Kambale Kavutirwaki et Ngesimo Mathe Mutaka, Dictionnaire kinande-français avec index français-kinande, Trevuren, Musée royal de l’Afrique centrale, 2012, p. 282). L’appendice sur les noms se trouve aux pages 281-288. Une présentation de ces noms avec une écriture assouplie est accessible sur le site Beni Lubero online « Les noms de naissance en Kinande », [https://benilubero.com/les-noms-de-naissance- en-kinande/], consulté le 09 septembre 2019.

50 Ibid., p. 59. 51 Ibid., p. 59. 52 Ibid., p. 60.