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Chapitre 1 Les itinéraires de vie des fils d’Humain

3. LES PARCOURS DES FILS D’HUMAIN

Le parcours de vie de chacun des descendants de la généalogie d’Humain comporte un début identifiable : la naissance. Tous les fils et toutes les filles de la généalogie ont en commun la naissance qui est une réponse à l’engendrement : les ascendants engendrent, les descendants naissent. Tous les parcours de vie des fils commencent par là, à la naissance. La naissance peut être considérée comme un « commencement relatif » au sens de Thomas Mann, c’est-à-dire un repère dont on se sert comme marqueur du début d’une histoire58. La naissance indique que le fils ou la fille vient au monde à travers un engendrement. Bien plus, elle indique que celui qui naît est précédé et inscrit dans une

58 Le concept de « commencement relatif » est emprunté à Thomas Mann qui l’emploie au pluriel pour

désigner les repères qui servent de points de départ initial à qui s’engage dans une quête des origines. À défaut d’atteindre les origines, il se sert des alternatives que sont les commencements relatifs. Il écrit : « Profond est le puits du passé. Ne devrait-on pas dire qu’il est insondable ? Cette réflexion s’impose peut-être même tout particulièrement quand c’est le passé de l’homme qui est en jeu, l’essence mystérieuse qui recèle notre propre existence […]. Plus profondément on fouille, plus on s’enfonce à tâtons dans le monde souterrain du passé, et plus les origines de l’homme, de son histoire, de ses mœurs, se révèlent indéchiffrables et reculent dans le gouffre sans fond, se dérobant à notre sonde […]. Il existe toutefois des commencements relatifs qui, pratiquement et en fait, servent de point de départ initial aux traditions particulières d’une communauté raciale ou religieuse déterminée » (Thomas Mann, Joseph et

ses frères. I. Les histoires de Jacob, traduit de l’allemand par Louis Vic, Paris, Gallimard, 1935, p. 7-

généalogie, une lignée familiale. Cependant, en sa qualité de « commencement relatif », la naissance renvoie à une autre origine qui, d’ailleurs, est une origine autre. Pour les membres de la généalogie d’Humain, cette origine autre est l’acte de création de l’humain par Dieu. La nomination est une trace et une ouverture de la naissance et de l’engendrement à une origine différente. Autant dire que les parcours des fils et filles qui composent la généalogie d’Humain ont en commun la naissance, l’engendrement et l’autre commencement qu’est la création. Compte tenu de l’importance de la naissance (et son corrélat qu’est l’engendrement) pour les parcours de vie des fils et des filles en Gn 5, il importe d’y prêter suffisamment d’attention.

Dans le texte, chaque naissance est un événement particulier. La particularité de chaque naissance apparaît comme un élément universel aux naissances. Elle est indiquée par la précision apportée sur le moment de leur advenue. En effet, pour chaque humain qui fait engendrer, le texte précise le moment de la naissance du premier enfant59 et celui à partir duquel d’autres naissances suivent. Ainsi en est-il de Shét – parmi bien d’autres : « Et Humain vécut cent trente ans et il fit enfanter en sa ressemblance comme son image et il appela son nom Shét. » (Gn 5,3). Quant aux autres engendrés, le texte dit : « Et les jours d’Humain après qu’il eut fait enfanter Shét furent huit cents ans et il fit enfanter des fils et des filles. » (Gn 5,4). Ou encore, à propos de Yèred, on peut lire : « Et Yèred vécut, après qu’il eut fait enfanter Khanôk, huit cents ans et il fit enfanter des fils et des filles. » (Gn 5,19). Selon ces descriptions, la naissance des premiers fils et celle des fils et des filles adviennent à des moments précis de la vie de celui qui les fait engendrer. Ainsi, en arrivant à des moments particuliers de la vie de l’ascendant, chaque naissance apparaît comme un événement particulier, à ne pas confondre avec un autre.

La particularité de chaque naissance n’en fait pas un événement isolé ou immobilisé dans un instant. Bien que particulière, chaque naissance demeure enchâssée dans le cours de la vie de l’ascendant ou dans le cours de l’histoire d’une famille. Elle est aussi le

59 Il convient de remarquer que dans ce récit, ceux qui font engendrer ne sont pas appelés des pères. De plus,

les premiers engendrés ne sont pas appelés des fils. La nomenclature « fils » et « fille » arrive ultérieurement. Cependant, afin d’alléger la lecture du texte, nous emploierons les noms de « père » pour désigner ceux qui font engendrer et celui de « fils » sera appliqué aux premiers-nés avec des précisions.

« commencement relatif » auquel se réfèrent les générations futures (Qénan situe sa naissance à la quatre-vingt-dixième année de la naissance d’Énosh). L’événement particulier qu’est la naissance concerne donc autant ceux qui engendrent que ceux qui font partie de la généalogie.

La naissance d’un fils ou d’une fille apparaît comme une rupture dans la vie de l’ascendant. Pour chaque humain qui fait engendrer, le récit atteste d’une tranche de vie antérieure à la naissance du premier fils. Une autre tranche lui succède. Ce faisant, la première naissance se présente comme une brisure de la monotonie de la vie précédente et une inauguration d’une ère nouvelle. Bien plus, la naissance fait advenir de l’altérité pour celui qui engendre et elle fait de lui un « père 60». Il y a là quelque chose d’inouï : avec la naissance survient du nouveau, du jamais arrivé. Et cela, autant pour celui qui fait engendrer que pour l’engendré. Celui qui voit naître un enfant se trouve devant quelqu’un de nouveau, quelqu’un qui n’a jamais été là, mais avec qui il doit désormais vivre, vers qui il doit tendre, notamment en le nommant (Gn 5,3.29). Ainsi en est-il de Shét pour Humain, de Noakh pour Lèmek, etc.

Cette altérité toute nouvelle est à la fois semblable à celui qui la fait engendrer et différent de lui : engendré « en sa ressemblance comme à son image », l’enfant est humain comme son père ; différencié de lui par le langage et portant un nom propre, l’enfant est différent de celui qui le nomme. Dans ce processus de reconnaissance du semblable, de différenciation, de nomination et de relation à l’altérité s’opèrent des passages. Pour celui qui fait engendrer, sa condition filiale s’enrichit d’une nouvelle dimension, celle de la paternité ou de la parentalité, ou plus largement celle de la fécondité. En plus d’être lui- même un fils, il devient un « père », ou une « mère », pourrait-on ajouter61. Quant à l’enfant qui naît, il ne reste pas seulement un engendré, il devient un « fils » ou une « fille ». Il peut alors, plus tard, faire engendrer à son tour et devenir un père ou une mère, nommer ses descendants, etc.

60 Compte tenu du « caractère polysémique de l’altérité », il nous semble convenable de préciser que l’emploi

fait ici du mot altérité renvoie à l’« altérité d’autrui » (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1996, p. 368 et p. 380-393).

On peut donc soutenir que, d’une part, la naissance est une rupture transformatrice – et non paralysante – qui opère une « double institution » : celle du fils ou de la fille et celle du père ou de la mère. Elle assure l’enlacement heureux entre la génération, la filiation et la parentalité. Du même geste, elle permet de comprendre qu’un fils ou une fille est celui qui, en plus de naître à ses parents, doit être reconnu tel – ce qui est une seconde naissance – et devenir soi-même un père ou une mère. À défaut du travail aussi long que complexe de différenciation et de transformation, l’engendré court le risque de n’être qu’une pure copie de l’idéal de ses parents62 ou simplement un « enfant du fantasme63 » à travers lequel ceux-ci ne font que se prolonger à la manière de la contre-figure de père qu’est le père de la horde primitive. Autant dire queceux qui engendrent ou font engendrer ne deviennent père et mère que dans la mesure où ils n’obstruent pas l’avènement du fils ou de la fille. D’autre part, pour l’enfant qui naît, sa naissance est une inscription dans la vie, le temps et la lignée de son ascendant. En plus d’être inscription dans le temps de l’ascendant, l’advenue du nouveau-né est aussi insertion dans la génération. Celui qui naît succède à tous ceux qui l’ont précédé dans la généalogie comme dans l’histoire. Bref, la naissance est présentée comme une rupture instituante et une insertion des fils et filles dans l’histoire familiale et même dans l’histoire humaine. Ainsi peut-elle être considérée comme un rapport au temps.

Outre la naissance, le texte présente la nomination des descendants d’Humain comme une composante majeure de leurs parcours de vie. Parlant de nomination, il importe de souligner quelques aspects. D’abord, en Gn 5, seul le premier-né de chaque chaînon d’engendrements est nommé. Ensuite, le fils nommé est le seul des enfants pour qui on

62 Marie Balmary interprète la procréation de l’humain « en sa ressemblance comme à son image » comme

une tentation à vouloir que les enfants soient les répliques de leurs parents. Si cela accable les enfants, il ne laisse pas les parents indemnes. Balmary écrit : « De quoi souffrent si souvent les enfants, même lorsqu’ils sont devenus adultes ? De faire ce que leurs parents ont voulu les faire, et les faire semblables à leur moi idéal. Qui de nous, parents, ne se reconnaît dans cet Adam des origines ? La vie et la littérature ne sont-elles pas remplies de fils et de filles, en souffrance d’avoir été complètement enfantés en la ressemblance du parent dominant et comme son image ? » (Marie Balmary, La divine origine. Dieu n’a

pas créé l’homme, Paris, Grasset, 1998, p. 109).

63 Jean-Daniel Causse appelle « enfant du fantasme » un enfant dont les parents empêchent l’advenue à l’état

de fils. Selon lui, « l’enfant dans les sociétés occidentales, fait aujourd’hui l’objet d’un investissement narcissique considérable ». Il ajoute que « [c’]est d’ailleurs moins l’enfant réel qui se trouve investi que l’enfant imaginaire, c’est-à-dire celui qu’on voudrait être soi-même dans une sorte de perpétuation idéalisée de soi-même » (J.-D. Causse, figure de la filiation, p. 45).

indique la suite des engendrés. Commentant la nomination du seul premier-né, Giroud note que « cette opération vient manifester le passage du père vers le fils, articuler, par le langage, la référence à la parole d’un autre, et inscrire le fils dans l’ordre de la parole64 ». Ce même auteur remarque l’absence de l’acte de nomination lui-même (la nomination explicite s’arrête à Shét) et la présence des noms des premiers-nés. En dépit de l’absence de la nomination explicite de chaque premier fils, il considère que « le nom donné réfère à l’acte de nomination d’Adam, lui-même référé à l’acte de création de l’humain par Dieu65 ». À partir de cette considération, là, Giroud soutient que « ce nom devient alors pour ainsi dire comme un “marqueurˮ dans le fil des générations de la référence à cette origine où se nouent l’ordre de la parole et le paradigme de l’altérité66 ». De plus, ajoute Giroud, en mentionnant le premier-né seul nommé et les fils et filles, le récit « aménage la distinction entre d’une part la génération “réelleˮ et en nombre (les fils et les filles), issue de la procréation marquée également par la différence “masculinˮ/“fémininˮ, et d’autre part la transmission, dans cette génération même, par le nom, de l’ordre (“symboliqueˮ) de la parole, avec le premier né seul nommé67 ». Il advient que la génération référée à l’acte de création de l’humain par Dieu est conjuguée à la filiation qui, elle, est de l’ordre symbolique de la parole. En d’autres mots, l’ouverture de la génération à l’acte de création réalise en elle la filiation. Il y a donc filiation là où la génération est ouverte à ce qui l’excède, à un surcroit.

La construction du parcours de vie de la plupart des pères intègre la mort. Celle-ci est mentionnée comme terme du parcours de vie. Ce n’est qu’après sa mention que le récit donne place à la vie du fils de l’ascendant mort. Voici un extrait du récit :

Et Énosh vécut quatre-vingt-dix ans et il fit enfanter Qénan. Et Énosh vécut, après qu’il eut fait enfanter Qénan, huit cent quinze ans et il fit enfanter des fils et des filles. Et tous les jours d’Énosh furent neuf cent cinq ans, et il mourut. Et Qénan vécut soixante-dix ans et il fit enfanter Mahalal’el. Et Qénan vécut, après qu’il eut fait enfanter Mahalal’el, huit cent quarante ans et il fit enfanter

64 J.-C. Giroud, « Genèse 4-5 : Caïn et Abel – Quand s’engage la “générationˮ », p. 23-47. 65 Ibid.

66 Ibid. 67 Ibid.

des fils et des filles. Et tous les jours de Qénan furent neuf cent dix ans, et il mourut (Gn 5,9-14).

L’on pourrait se demander d’où vient la mort alors que le récit de la création en Gn 5 n’y fait pas allusion. Cette interrogation, bien que légitime, ne sera pas très développée. Mais, eu égard à la position qu’occupe la mort dans la description de l’itinéraire d’une vie, l’on peut considérer que la mort, loin d’être évacuée ou niée, a affaire avec la vie du père et avec la venue et la vie des fils et des filles. La mort de l’ascendant donne d’entendre que le fils nommé a vécu dans un certain espace de temps. Elle permet aussi d’entendre que ce fils a lui-même eu un premier fils porteur d’un nom et qu’il a donné naissance à d’autres fils et à des filles. De cette façon, la mort est présentée comme une césure qui marque l’achèvement de la vie de l’ascendant et en empêche la continuation dans la vie des descendants. Elle est aussi présentée comme la faille où vient s’insérer la vie du premier fils et celle de ses pairs. C’est aussi la faille à partir de laquelle la vie de la descendance du premier fils prend son essor. Or, la mort, qu’elle soit celle d’une personne ou pas, qu’elle soit réelle ou figurative, réfère à un arrêt, une disparition, une absence, un renoncement, une faille, et donc à un manque. Ainsi, dans ce texte, la mort semble évoquer le manque indispensable à la venue de la génération et de la filiation. Présent dans le parcours de vie de la plupart des fils, ce manque serait originel et inhérent à la condition filiale68. Le manque nécessaire signale, d’une part, que pour qu’advienne un fils ou fille, le « père » doit mourir à quelque chose ou de quelque manière. D’autre part, il signale qu’un fils ou une fille est aussi bien un fruit du manque qu’un porteur de manque.

Si le manque est inhérent à la filiation, il est reçu par les fils et les filles comme un héritage. Il est donné par l’ascendance. Le fils ou la fille peut interpréter et vivre ce don comme une dette imaginaire ou comme une dette symbolique. En Gn 5, on peut soutenir que les descendants vivent le don du manque comme une dette symbolique qui les rend capables de donner à leur tour, notamment en engendrant et en nommant leurs (premiers) fils.

68 Ces propos sont en résonnance avec l’hypothèse précédemment posée à propos de l’absence de mention

La fécondité est présentée comme faisant partie de l’itinéraire de vie des descendants d’Humain. En effet, les fils nommés jusqu’à Noakh deviennent tous des pères à leur tour. La cohérence que le récit donne au cheminement de chaque fils laisse envisager que le vécu filial ouvre à la paternité. Ainsi, pour vivre en fils, non seulement Shét se reçoit d’Humain son père et de Dieu son créateur, mais aussi il devient le père d’Énosh, des fils et des filles. Le texte évoque ainsi, sur le mode de la génération, la fécondité de la vie filiale. Vivre en fils signifie alors être « en travail d’enfantement69 ». La fécondité des fils relève de la nouveauté du fils elle-même référée à l’acte créateur. Recevant sa fécondité de l’acte créateur dont participe l’engendrement, le fils l’actualise dans son propre geste de faire enfanter.

Cette présentation de la fécondité des fils signale au moins deux aspects de la filialité. D’un côté, un critère s’impose comme préalable au déploiement de la fécondité du fils, à savoir l’acquiescement au statut de fils. Ne peut devenir père que celui qui est fils. L’advenue de la fécondité est impossible aussi longtemps qu’il n’y a pas de fils. C’est ce dont témoigne le récit d’Abraham. Celui-ci a longtemps vécu sous l’emprise de son « père » et n’avait pas pu devenir son fils. Il a fallu qu’il entende l’appel à quitter l’espace d’enfermement qu’est la maison de son « père » (Gn 12,1-3), pour devenir, enfin, un fils70. Ce n’est qu’après son accession à l’état filial qu’il est devenu lui-même père d’une nation71. Autrement, rien de pareil n’aurait eu lieu. La psychanalyse renseigne qu’à défaut du statut de fils, le « père » de la horde primitive qu’évoque le mythe freudien peine à engendrer des fils. N’étant pas référé à un Autre et se posant comme origine de lui-même, le « “Pèreˮ de la horde est un “non-Pèreˮ, autrement dit un père qui se nie comme

fils72 ». Cet hors lignage ou hors généalogie ne peut engendrer des fils. De l’autre côté, la fécondité est une façon de vivre en fils. Celui qui engendre ou qui développe sa fécondité

69 Le concept de « travail d’enfantement » est emprunté à Étienne Grieu, Nés de Dieu. Itinéraires de

chrétiens engagés. Essai de lecture théologique, Paris, Cerf, 2003. Dans cet ouvrage, il fait une lecture

théologique des expériences des chrétiens engagés à travers la métaphore de la filiation. La troisième partie du livre intitulée « En travail d’enfantement » aborde « la question de la participation à la vie de l’Église, de l’inscription de la communauté chrétienne dans le tissu social, et de ce que la foi ainsi portée collectivement peut signifier. […] (Si on reprend la métaphore de la filiation, c’est alors la question d’une fécondité qui est posée) » (p. 337-338).

70 A. Wénin, « Ceux-ci sont les engendrements … », p. 41-55. 71 J.-D. Causse, Figures de la filiation …, p. 35-40.

ne renonce pas à son statut de fils. Bien au contraire, il le rend effectif. Réaliser sa fécondité, c’est assumer sa filialité.

L’appartenance des fils et des filles à une même génération et le partage de la condition filiale déploie un autre pli de la filialité, à savoir la fraternité. Les fils et filles se reconnaissent frères et sœurs les uns des autres. Michel Henry parle de la « partageabilité » originelle de la vie73. Jacques Arènes tire une première conséquence de cette partageabilité : « Être fils, c’est être frère avec d’autres frères dont la filiation partagée réalise une filiation plus grande, d’ordre symbolique : né(e) d’un même père et/ou d’une même mère, plus largement, fils et filles d’une même humanité74 ». La notion de partage