LES CONCEPTIONS VÉHICULÉES PAR LES PARA-SCIENCES
SONT-ELLES À RISQUE ?
Marie-Louise ZIMMERMANN*, Jean-Luc ZIMMERMANN** *École Jean-Piaget / L.D.E.S., Uni. de Genève,
**Collège et École de Commerce Madame de Staël, Genève
MOTS-CLÉS : CONCEPTIONS - PARA-SCIENCES
RÉSUMÉ : De plus en plus, on constate l'importance des para-sciences. Que faire des conceptions véhiculées par les para-sciences ? Faut-il les ignorer ? Les combattre ? Les faire émerger ? Les purger ? Faut-il "faire avec pour aller contre" ?
SUMMARY : The importance of para-sciences is increasingly obvious. What can be done with the conceptions vehiculed by them ? Should they be ignored ? Or fought against ? Or brought to light ? Or should they be purged ? Should we put up with them or argue against them ?
1. INTRODUCTION
De plus en plus, nous sommes confrontés à ce qu’André Giordan dénonçait déjà en 1981 : « On
observe même depuis quelques temps une recrudescence du nombre de voyants, cartomanciennes, guérisseurs, sectes déclarées ; un développement de la place des horoscopes dans la presse ou du tirage des livres sur les croyances les plus diverses ». À Genève, on a vu disparaître la Librairie de
l'Université et l'on voit fleurir divers librairies et magasins plutôt étranges ! Les sciences sont en forte diminution dans l'enseignement secondaire genevois. L'importante régression de la dotation horaire des sciences (physique, chimie et biologie) dans la nouvelle mouture de la maturité suisse (correspondant au bac) inquiète un certain nombre d'enseignants. « La chimie est le mouton noir des
disciplines » lit-on dans le Gymnasium Helveticum (organe de l'enseignement secondaire suisse).
Cette montée de l'irrationnel et cette diminution des sciences nous préoccupent. Pourtant, de nombreux enseignants scientifiques ne semblent pas vraiment se rendre compte du phénomène. S'agit-il d'un phantasme ou d'une réalité ?
2. LE PROBLÈME EXISTE-T-IL VRAIMENT ?
Une recherche bibliographique nous montre que ce problème sera bien un des thèmes centraux de ce nouveau siècle ! Différents livres nous en font l'écho, par exemple : La revanche des sorcières (Pierre Thuillier), Frankenstein ou les délires de la raison (Monette Vacquin), Adieu la raison (Paul Feyerabend). Alan Sokal et Jean Brickmont s'insurgent contre l'irrationalité et le "jargonage" dans Les impostures intellectuelles. Le psychologue Marc Richelle sous-titre son ouvrage Défense
des sciences humaines par Vers une désokalisation ? Le dixième Forum du Monde s'est intéressé à
ce problème sous le titre : L'irrationnel, menace ou nécessité ? André Giordan signale dans Une
didactique pour les sciences expérimentales que l'irrationnel a encore augmenté depuis 1976 !
La controverse peut être très violente entre les tenants de la raison et ceux de l'irrationnel. Ce qui est considéré comme lié à la raison est : du scientisme, de la technocratie ou même du "délire de la raison". Pour "l'irrationnel", on parle de : post-modernisme, néo-romantisme, position néo-baroque, relativisme triomphant, analphabétisme scientifique.
Pour en savoir plus, nous avons établi une brève étude sur les conceptions de quelques groupes d'adultes au sujet des "para-sciences". Ces adultes sont susceptibles de donner ou recevoir un enseignement (ou des informations) à caractère scientifique.
3. UNE BRÈVE ÉTUDE DES CONCEPTIONS
3.1 Création d’un instrument de recherche
Nous avons élaboré un questionnaire de recherche dans lequel nous demandions d'associer vingt mots ou expressions, soit à "sciences parallèles", soit à "sciences". Une question concernait l'enseignement de la médecine homéopathique à l'Université (l'Université étant souvent considérée comme fournissant une validation "scientifique"). Une autre portait sur la géobiologie et une troisième, sur un supposé "corpus théorique" de l'astrologie. De plus, un certain nombre de disciplines ou techniques devaient être classées sous les rubriques "science", "science parallèle", "zone frontière", "fumisterie" ou "inconnue".
3.2 Population
Elle est constituée de quatre publics différents, formés chacun d'environ 30 personnes. Les résultats intermédiaires présentés à Chamonix comprennent : des professeurs de l'enseignement secondaire genevois (sciences et lettres), des maîtres de l'enseignement professionnel, des élèves de l'École de Culture Générale pour les Adultes (E.C.G.A.) et des personnes appartenant au domaine médico-social.
4. ANALYSE DES RÉSULTATS
Nous ne présentons dans cet espace limité que quelques résultats intéressants.
4.1 Résultats
Les deux mots-clés associés en premier à "science parallèle" sont : - pour les enseignants du secondaire : vision globale et humain ; - pour les élèves de L'E.C.G.A. : nature et médecine ;
- pour les personnes du domaine médico-social : nature et humain ;
- pour les enseignants professionnels : méfiance et, à égalité, hasardeux et humain. Les deux mots-clés associés en premier à "science" sont :
- pour les enseignants du secondaire : synthèse et analyse ; - pour les élèves de L'ECGA : médecine et analyse ;
- pour les personnes du domaine médico-social : médecine et analyse ; - pour les enseignants professionnels : médecine et analyse.
populations confondues, plus de la moitié des sujets interrogés pensent que cette spécialité « n'est
pas enseignée à l'Université mais devrait l'être ». Dans son sens "européen", la géobiologie est une
technique qui traite de "courants telluriques" susceptibles de perturber la santé ; elle est majoritairement ignorée, bien que largement popularisée dans les médias. Les choix majoritaires sont « je ne sais pas de quoi il s'agit » ou « une science qui étudie les organismes biologiques des
couches géologiques », ce qui est également vrai, particulièrement aux U.S.A.
La question portant sur l'astrologie proposait les éléments suivants :
« Une discipline est souvent dite « scientifique » s’il existe un ensemble de modèles théoriques (corpus théorique), basés sur des sciences reconnues qui permettent d'expliquer et de prévoir l'évolution de phénomènes dont traite la discipline en question » Le sujet devait choisir entre : « un corpus basé sur : l'astronomie ou la gravitation ou l'électromagnétisme ou les statistiques ou la synchronicité ou la psychologie » ou encore « pas de corpus scientifique » et aussi « je ne sais pas si l'astrologie possède un corpus théorique ». Toutes populations confondues, la réponse :
«…aucun corpus théorique scientifique » est majoritaire. Elle est suivie de très près par «…basé
sur l'astronomie » et « je ne sais pas…».
L'analyse détaillée du classement des "disciplines" ou "techniques" n'est pas terminée. On peut néanmoins constater une méconnaissance profonde des milieux enseignants concernant des domaines associés aux "sciences parallèles" pourtant fortement médiatisés ! Par exemple, la réponse « vous ne savez pas de quoi il s'agit » est majoritairement choisie pour qualifier le Feng-Shui et ceci, malgré de nombreux articles parus dans la presse, des émissions de TV et l'ouverture de boutiques "Feng-Shui", ainsi que des stands dans les grands magasins ! Plus grave, la dianétique – nom sous lequel se cache les pratiques de l'Église de Scientologie - reste massivement inconnue. "L'herméneutique transformative de la gravitation quantique" est un grand mystère pour la majorité des participants. Pourtant, il provient du titre de l'article provocateur d’Alan Sokal « Transgressing
the boundaries : Toward a transformative hermeneutics of quantum gravity », canular publié dans Social Text No 46-47. Les réactions à cet article, "jargonage" dépourvu de toute signification, ont
pourtant fait la "une" des journaux télévisés et agité le monde intellectuel et scientifique pendant des semaines.
4.2 Hypothèses explicatives
Il est étonnant de constater que, même pour les enseignants scientifiques, le mot-clé "médecine" est très souvent choisi pour caractériser la "science", au détriment d'autres mots-clés plus "techniques". Il en est de même pour "sciences parallèles", associé à "naturel". C'est bien ce qui nous touche au plus près qui a été retenu. Globalement, la population la mieux informée et la plus favorable aux
"sciences parallèles" (jusqu'au manque de jugement !) est formée par les travailleurs du médico-social. La population la plus défavorable aux "sciences parallèles" est formée d'enseignants professionnels. Quant aux enseignants du Secondaire, c'est la population la moins informée ! Pour eux, le savoir (scientifique ou littéraire) est un absolu, un bloc compact de certitudes, tout ce qui y est étranger doit être - et est - ignoré. Des mots comme "relativisme" ou "socio-constructivisme" n'ont pas vraiment de sens pour beaucoup d'entre eux.
5. QUE FAIRE DES CONCEPTIONS ?
Selon la flore des conceptions de Giordan :
- Faut-il les ignorer ? C'est ce qui est souvent fait : elles n'existent pas.
- Faut-il les faire émerger ? On prend des risques, le débat peut être difficile à gérer. - Faut-il les combattre ? « Les astrologues sont des escrocs et leurs clients des imbéciles ». - Faut-il les purger et ainsi démontrer leur inanité ?
- Faut-il, comme pour les autres conceptions, "faire avec pour aller contre" ?
Nous pensons que, dans un premier temps, les conceptions doivent être prises en compte avec un grand respect car elles sont liées à l'histoire intime de la personne. Dans un deuxième temps, il faudra apporter des perturbations spécifiques pour amener la personne à évoluer vers des conceptions plus scientifiques (si c'est vraiment nécessaire !) car nous ne considérons pas que tout est équivalent. Nous rejoignons Gérard Fourez qui affirme que sa position n'est pas celle du relativisme, et encore moins celle d'un relativisme désenchanté.
6. CONCLUSION
Pour conclure, nous citons Marcel Bennaroche dans son plaidoyer pour une ignorance de qualité : « En un mot, la mise en Culture de la Science n'est pas "LA" voie royale d'accès à la connaissance
car, plus cette connaissance augmente, plus elle nous est inaccessible dans sa globalité. Mais je pense que son développement, outre qu'il rétrécirait la coupure science-société, pourrait donner envie d'apprendre ». Pour terminer, citons deux phrases, l'une de Michel Hulin : « Si nous sommes condamnés à l'ignorance, que ce soit au moins une ignorance de qualité », l'autre de Rodney
Nichols : « Les esprits sont comme les parachutes : c'est quand ils sont ouverts qu'ils fonctionnent
BIBLIOGRAPHIE
BENARROCHE M., Plaidoyer pour une ignorance de qualité, in Giordan, Martinand et Raichvarg (Éds), Actes des XVIIIes Journées Internationales sur L'Éducation Scientifique, Paris, 1997, 35-40. COLLECTIF, L'irrationnel, menace ou nécessité, Paris : Seuil, 1999.
FEYERABEND P., Adieu la Raison, Paris : Seuil, 1989.
FOUREZ G., La construction des sciences, Bruxelles : De Boeck Université, 1996. GIORDAN A., Une didactique pour les sciences expérimentales, Paris : Belin, 1999. RICHELLE M., Défense des sciences humaines, Paris : Mardaga, 1998.
THUILLIER P., La revanche des sorcières, Paris : Belin, 1997.
SOKAL A., BRICMONT J., Impostures intellectuelles, Paris : Odile Jacob, 1997.
SUMMERMATTER W., Chimie, le mouton noir des disciplines scolaires, Gymnasium Helveticum, 2000, 2, 12-15.
