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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Les mathématiques modernes sont-elles un jeu ?

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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F r a n ç o i s LE L I O N N A I S Conseiller scientifique,

Président cle l'Association des écrivains scientifiques de France, Membre dti Comité consultatif du langage scientifique

de l'Académie des sciences.

Les

mathématiques

modernes

sont-elles un jeu ?

Après avoir choisi ce titre pour annoncer sa récente conférence au Palais de la Découverte, François Le Lionnais a déclaré à ses auditeurs que ce titre n'était pas bon, et il a entrepris devant eux d'en corriger les défauts un par un. Il avait toute-fois rappelé dans son exorde que les mathémati-ciens ont parfois « une propension assez marquée pour la plaisanterie et le canular ».

C'est ainsi qu'ils ont inventé le polycéphale Nico-las Bourbaki, et introduit dans leur vocabulaire des termes dont certains, comme les poulpes ou les

hérissons, semblent sortir de la zoologie, cependant

que les assassins, les squelettes et les cimetières nous transportent en plein roman noir. Aussi convient-il de prendre le texte qu'on va lire « avec un grain de sel », sans oublier pour autant que le « jeu » dont il traite est l'instrument qui nous permet d'atteindre à une connaissance profonde de l'Univers.

Je ne vais pas perdre de temps à vous donner du mot jeu une définition parfaite, sur laquelle les spécialistes et les dictionnaires sont en désaccord. Contentons-nous de remarquer que si l'on consi-dère quelques jeux très courants et très différents, on y retrouve chaque fois un matériel et des règles. Un ballon pour le rugby, des balles et des raquettes pour le tennis, des pièces et des pions pour les échecs et les dames, des cartes pour le bridge, une roulette ou des dés pour divers jeux de ha-sard, etc., constituent le matériel. Et chaque jeu a ses règles, que je ne rappelerai pas.

Quoiqu'elle soit en partie superficielle, la distinc-tion entre matériels et règles du jeu se retrouve

assez bien dans les mathématiques modernes. Le matériel, ce sont des ensembles : finis, infinis, dé-nombrables, continus, etc. Les règles, ce sont des axiomes ou des associations d'axiomes qui per-mettent de « jouer » avec les ensembles. On peut d'ailleurs discuter la question de savoir si les en-sembles constituent le meilleur matériel possible pour jouer aux mathématiques. Peut-être vau-drait-il mieux, au moins pour la recherche mathé-matique avancée, jouer à un jeu actuellement très à la mode, la théorie des catégories, et remplacer la notion d'ensembles par celle des classes, cela ne change rien d'essentiel à mon propos. Cela condui-rait seulement à affiner ce que j'avançais il y a un instant; il suffirait de dire que le matériel des ma-thématiques modernes est fait d'ensembles ou de classes. Mais que les enseignants n'en soient pas inquiets : on gardera sans doute longtemps encore les ensembles dans l'enseignement.

Mais qu'est-ce qu'un ensemble ? Dans l'enseigne-ment, on se contente, au lieu d'une définition, de donner quelques exemples de collections concrètes : les auditeurs d'une conférence, ou de collections abstraites : les nombres premiers. Pédagogique-ment, c'est un bon point de départ. Mais il est loin de satisfaire tous les mathématiciens actuels, no-tamment ceux qui appartiennent à l'école dite for-maliste, fondée au début du siècle par Hilbert. Si on les écoute, on doit aller jusqu'au fond de cette notion d'ensembles, et l'on finit par y trouver un matériel tout à fait formel, beaucoup plus abs-trait, accompagné d'un « mode d'emploi » égale-ment formel. Le matériel, ce sont des signes, dont certains, par pure convention, sont des lettres ; par exemple des lettres majuscules et des lettres mi-nuscules, et l'on conviendra d'appeler les lettres majuscules des « ensembles » et les lettres minus-cules des « éléments ». En acceptant cette conven-tion, on renonce donc, sans équivoque, à conserver ce que les mots : « collection », « ensemble », « élé-ment », pouvaient suggérer de concret. On aura aussi d'autres signes, comme cette sorte d'epsilon agrandi E, que l'on appellera le signe d'apparte-nance, ou cet U couché , que l'on appellera le signe d'inclusion, ou encore un barre horizontale au-dessus d'un signe, barre que l'on appellera le signe barre ou négation. Tous ces signes, et quel-ques autres, peuvent être combinés en se confor-mant à un mode d'emploi. Celui-ci énonce

sirnple-Permis Défendu 11 e E n e e E e n E e K A c E n <= e A <= n n <= A 13

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ment qu'on a le droit d'écrire une lettre majuscule à droite de ce signe E, mais jamais à gauche. On a le droit d'écrire une lettre minuscule à gauche de ce signe E, mais jamais à droite. On a le droit de mettre une majuscule soit à gauche, soit à droite du signe d'inclusion, mais jamais une lettre mi-nuscule.

Avec ces règles et quelques autres, on joue au jeu des mathématiques modernes un peu comme aux dominos où on a le droit de mettre un quatre à côté d'un quatre, un trois à côté d'un trois, pour prolonger la chaîne. Des signes et un mode d'emploi de ces signes : droit d'écrire à gauche, droit d'écrire à droite, le matériel des mathématiques modernes se réduit à cela. Et en même temps qu'il a atteint cet incroyable degré de pauvreté et d'abstraction, il est devenu le plus merveilleux et le plus puis-sant des outils.

Qu'est-ce qui fait qu'on prend plaisir à un jeu, quel qu'il soit ? C'est la possibilité de vivre des péripéties intéressantes, et même, pour quelques jeux, c'est la possibilité d'exprimer plus ou moins fidèlement le tempérament du joueur à l'aide d'un style, comme en littérature, en poésie, en peinture, en musique. Dans les mathématiques modernes, cela correspond notamment à la manière d'associer entre eux des axiomes et de constituer cles struc-tures. Certaines de ces structures sont justement célèbres parce qu'elles sont à la fois fécondes et savoureuses. Par exemple ce qu'on appelle les groupes, les corps, les vectoriels, les espaces de Banach, etc. Ces diverses structures et les ensem-bles qui en sont munis, peuvent être rapprochés les uns des autres, comparés entre eux par des pro-cédés très généraux que l'on appelle cles correspon-dances, des applications, des fonctions, toutes no-tions qui, sans être identiques, sont assez voisines. Tout cela permet des manipulations d'une diver-sité extraordinaire, riches en surprises et en émo-tions, qui valent bien et dépassent le plus pas-sionnant des jeux. Nous voilà donc autorisés à améliorer notre titre en supprimant sa tournure interrogative. Les mathématiques modernes sont elles un jeu? Ce n'est pas un bon titre. Nous allons écrire :

Les mathématiques modernes

sont un jeu

Ce nouveau titre est moins mauvais. Il n'est pas encore excellent. Et d'abord, pourquoi le mot « mo-dernes » ? Il agace beaucoup de mathématiciens contemporains, et à juste titre. Certes, il y a dans l'histoire des mathématiques, comme dans l'histoire de 1' art ou dans l'histoire de l'humanité, des pé-riodes qui remettent beaucoup de choses en ques-tion, et d'autres moins agitées pendant lesquelles on digère et on exploite les révolutions qui viennent de triompher. Mais finalement l'histoire est une. A toutes les époques, depuis leurs plus lointaines origines, les mathématiques ont toujours été mo-dernes. C'est ce qu'a très bien ressenti l'un des

plus grands mathématiciens du XXe siècle, Van der

Waerden. En 1930, il publia un livre qui fit sensa-tion et qu'il intitule en Allemand Moderne Algebra. On peut considérer cet ouvrage comme le point de départ de l'algèbre moderne. L'auteur vient tout récemment de rééditer son ouvrage, et cette fois il l'appelle simplement Algebra en supprimant l'épi-thète « moderne ». Les mathématiques dont nous venons de parler mériteraient mieux d'être appe-lées « mathématiques actuelles », en faisant suivre, si cela paraissait utile, l'adjectif « actuelles » de l'in-dication de notre époque, le xx" siècle. Mais cette mention, est-elle nécessaire dans le cadre de cette conférence ? Je ne le pense pas. Les mathéma-tiques qui ont précédé les mathémamathéma-tiques ac-tuelles, — qu'on les appelle mathématiques clas-siques ou traditionnelles, ou de quelque autre nom que ce soit — méritent tout autant que les mathématiques de 1970 d'être tenues pour des jeux. Leur seule différence avec celles-ci, c'est simple-ment qu'elles se servaient d'un matériel moins abs-trait et moins général, quoique déjà passablement abstrait et très général. Au lieu d'ensembles, on avait des nombres, en arithmétique, ou bien des lettres, mais des lettres représentant des nombres, dans ce qu'on appelle l'algèbre classique. Quant à la règle du jeu, au lieu de consister en axiomes et en correspondances, elle comprenait les opérations de l'arithmétique : addition, soustraction, multipli-cation, division, etc. La géométrie utilisait un autre matériel, les figures : parallèles, triangles, cercles, cônes... La règle du jeu, ce pouvait être d'abaisser une perpendiculaire, ou de superposer une figure à une autre. Ces deux jeux débouchaient dans la théorie des fonctions, qui possédait elle aussi son matériel propre — consistant en fonctions et en valeurs — et une règle du jeu qui comportait le passage à la limite, la dérivation, l'intégration, etc. En fin de compte, les mathématiques classiques étaient bien un jeu, ou plutôt un ensemble de jeux avec leurs matériels et leurs règles.

Que les mathématiques du passé aient bien été un jeu, j'en donnerai quelques exemples, dont celui-ci, que je crois saisissant. La théorie des nombres premiers comporte un théorème très important, qu'on appelle le théorème de réciprocité quadra-tique. Il a été pressenti au X V I I Ic siècle par Euler.

Sa démonstration a été esquissée quelques dizaines d'années plus tard par Legendre, et enfin, c'est Gauss qui, quelques années après Legendre, a fourni une démonstration complète, rigoureuse, dé-finitive. Voilà donc une vérité scientifique conquise; le théorème de réciprocité quadratique étant dé-montré, il n'y avait plus besoin de s'en occuper, sinon pour l'utiliser. Ce ne fut pas le point de vue de Gauss. Quelques années plus tard, il eut envie de redémontrer son théorème d'une autre manière, ce qui — je m'excuse de me répéter — était abso-lument inutile, puisqu'il était déjà démontré. Pour-quoi d'une autre manière ? Parce que pour Gauss c'était un jeu, un jeu auquel il a joué toute sa vie, une vie qui a été longue, car il a commencé à faire des mathématiques avant l'âge de six ans et il en

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faisait encore, je crois, à soixante-dix ans. Au cours de cette longue existence tout entière consacrée aux sciences et plus particulièrement aux mathéma-tiques, Gauss chercha et trouva de nouvelles dé-monstrations de son théorème, toutes aussi parfai-tement superflues puisqu'il possédait déjà la vérité. Mais il éprouvait trop de plaisir à ce « jeu des dé-monstrations différentes » pour s'en priver. J'ajoute que d'autres mathématiciens, après Gauss, ont voulu démontrer à leur façon le même théorème. A l'heure actuelle on en possède plus de cinquante démonstrations qui sont comme cinquante ma-nières différentes de faire chelem au bridge avec la même donne. A une époque où il n'y en avait encore qu'une trentaine, le mathématicien alle-mand Kronecker s'était amusé — je crois que c'est bien le mot qu'il faut dire, mais l'amusement n'était pas sans conséquences — à comparer ces démonstrations et à chercher ce qu'elles pouvaient avoir de commun. N'est-ce pas là, un exemple sai-sissant du fait que les mathématiques sont un jeu, du moins pour les mathématiciens ? C'est évidem-ment beaucoup moins vrai pour les enfants, pour les lycéens et même pour les étudiants ; plus on avance en mathématiques, plus leur étude se révèle difficile, mais en même temps, plus le jeu devient passionnant.

Voici maintenant des exemples relevant du do-maine des démonstrations fausses. Il est arrivé quelquefois qu'un mathématicien ait trouvé la dé-monstration d'un théorème intéressant et impor-tant, et qu'il l'ait publiée; après quoi, on s'aper-cevait que la démonstration était incorrecte. Mais le mathématicien reprenait son raisonnement point par point, comme il aurait ramassé les pierres d'un temple écroulé et avec les matériaux de cette mau-vaise démonstration, en les ajustant de façon diffé-rente, il arrivait à un théorème vrai.

Les Egyptiens et les Babyloniens savaient déjà résoudre les équations du premier degré et — au moins " dans des cas particuliers —• des équations du second degré. La solution et la discussion de cette solution dans le cas général sont inscrits au-jourd'hui dans les programmes de l'enseignement secondaire. Les équations du troisième degré ont occupé la fin du Moyen Age et la Renaissance; on a trouvé leurs solutions, et aussi celle des équa-tions du quatrième degré, ce qui n'est guère diffi-cile. Il n'en a pas été de même en ce qui concerne les équations du cinquième degré. Des mathémati-ciens de valeur s'y sont cassé les dents, pendant tout le XVIIe et tout le x v n r siècle. Jusqu'au jour

où un jeune mathématicien, Abel, mort en 1829 à vingt-sept ans, « découvrit » la solution de l'équa-tion algébrique du cinquième degré. C'était une belle démonstration. Elle n'avait qu'un seul dé-faut : elle était fausse. Je ne connais pas assez l'histoire de ce théorème pour savoir si quelqu'un a montré à Abel en quoi sa démonstration était fausse, ou s'il s'en aperçut tout seul. Le fait est qu'il l'a su. Et, peu de temps après, changeant peu de chose à sa première démonstration, il arrivait à un théorème qui devait le rendre célèbre, en

démon-trant l'impossibilité de la resolution par radicaux des équations algébriques du cinquième degré.

Si les mathématiciens acceptaient de publier leurs mémoires, en ne racontant pas seulement l'histoire de leurs réussites, mais aussi celles de leurs échecs, y compris des échecs qui n'ont été que des étapes vers une réussite finale, on s'aper-cevrait sans doute que beaucoup de théorèmes bien démontrés ont commencé par être mal dé-montrés.

Une autre découverte d'Abel me fait penser, de manière différente, à la psychologie du joueur. Au

XVIIIe siècle, on se pencha systématiquement sur

les problèmes de rectification. Il s'agit d'un cha-pitre de la géométrie et de l'analyse consistant à trouver la longueur d'un arc d'une courbe dont on connaît l'équation et dont on donne les abscisses des deux extrémités (1). Par exemple, dans le cas de la circonférence, on sait que sa longeur est égale à 2 jt fois la longueur du rayon. On sait donc comment rectifier la circonférence, mais qu'en est-il pour l'ellipse ? Il existe pour rectifier les courbes, un procédé général basé sur une opération qu'on appelle l'intégration, dans les détails duquel je n'en-trerai pas. On espérait en partant de l'équation d'une ellipse, arriver par additions, soustractions, multiplications, divisions, à une fonction qui don-nerait la longueur d'un arc d'ellipse. Tout le xvni" s'est excrimé en vain sur ce problème. Au début du xixc siècle, Legendre était arrivé à peu près au

maximum de ce que l'on pouvait faire en étudiant des intégrales elliptiques. Mais le problème fonda-mental n'était toujours pas résolu.

Arrive Abel. Il va jouer deux « coups » audacieux. Mais c'est plutôt au poker que ces deux coups me font penser bien plus qu'au jeu d'échecs. Il va rendre — au moins en apparence — le problème plus compliqué et plus difficile.

D'abord il va transposer ce problème du champ des nombres qu'on appelle réels aux nombres com-plexes. En outre, au lieu de chercher la fonction qui lui aurait donné la longueur de l'arc d'ellipse, Abel étudie tout de suite, comme si elle était connue, ce qu'on appelle la fonction inverse. Dou-ble coup de poker : « complexer » le problème et l'« inverser » ! Cette témérité sera couronnée de suc-cès. Elle lui livrera une notion nouvelle : les fonc-tions elliptiques, qui a lancé toute l'analyse du

XIXe siècle sur une voie royale, et a abouti avec

Henri Poincaré aux fonctions automorphes. Bien sûr, avec un peu de recul dans le temps, on finira par se rendre compte que le recours aux nombres complexes et à l'inversion introduisait en réalité une simplification. Abel n'avait été téméraire qu'en apparence ; en fait il avait tout simplement bien joué. Mais en matière de jeu, et de psychologie du jeu, l'apparence compte parfois autant que

(1) Il ne faut pas confondre la rectification entendue comme ci-dessus, dans son sens général, avec la rectification dans un sens restreint qui consiste, un arc de courbe étant donné sur le papier, à trouver un procédé permettant de construire une droite de longueur égale à cet arc en ne se servant que de la règle et du compas.

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la réalité. Je ne multiplierai pas davantage mes exemples, mais je pense que vous serez d'accord avec moi pour dire que dans cet énoncé, le mot « modernes » est superflu et que nous pouvons écrire :

Les mathématiques sont un jeu

La grande différence qui existe entre les mathé-matiques actuelles et les mathémathé-matiques qui les ont précédées, tient surtout au fait que l'on a per-fectionné le matériel et aussi peut-être, mais à moindre titre, la règle du jeu. L'adoption de maté-riels plus abstraits et plus généraux a entraîné une conséquence capitale.

En remplaçant les nombres, puis les lettres repré-sentant des nombres, les équations, les fonctions, les figures géométriques, tout le matériel des ma-thématiques classiques, par des ensembles, en rem-plaçant les additions, les abaissements de perpen-diculaires, les rotations de figures, les passages à la limite, les intégrations, etc., par des structures de plus en plus abstraites, on a découvert d'étranges ressemblances entre des chapitres des mathéma-tiques qui paraissaient n'avoir rien de commun entre eux. Sans doute avait-on déjà commencé à prendre conscience de ces ressemblances au cours des siècles passés, car d'une certaine manière, les mathématiques ont toujours été ce qu'elles sont. Le théorème de Pythagore établit une relation entre la forme d'un triangle et la somme de trois nombres élevés à la deuxième puissance ; la géo-métrie analytique établit une correspondance extra-ordinaire entre des équations, des nombres mesu-rant des longueurs et des figures géométriques. Mais bien au-delà de ces ressemblances dont on prenait conscience plus ou moins clairement, on finit par découvrir qu'il y avait identité et qu'on parlait des mêmes phénomènes sous des noms dif-férents. L'ensemble des points d'une droite et l'en-semble des nombres qu'on appelle réels, d'une cer-taine manière, c'est exactement la même chose. Ce sont des réalisations différentes, concrètement, d'une structure abstraite unique. C'est là un exem-ple tout à fait élémentaire. Il est caractéristique de toutes les mathématiques. Ainsi au terme de cette quête prodigieuse, on s'est rendu compte que les mathématiques avaient le droit de se faire appe-ler au singulier, la mathématique. Elle nous invite à améliorer notre titre, et à écrire maintenant :

La mathématique est un jeu

Cette mise au point d'un titre satisfaisant est-elle terminée ? Nous n'avons plus besoin maintenant de changer de mot. Il nous reste seulement à chan-ger deux lettres pour atteindre au port, c'est-à-dire obtenir le bon titre.

Le mot jeu appartient à cette catégorie de termes qui peuvent être employés, sinon avec des sens dif-férents, du moins avec des degrés d'importance ou d'intensité très inégaux. Par exemple « adorer » :

on peut adorer les framboises, sa mère ou Dieu. Il en est de même du mot jeu. Il y a les jeux pour en-fants, les jeux d'entreprises, les jeux de l'amour et du hasard ; on a même pu dire que la science, la science tout entière, était un « jeu stratégique » à deux adversaires : le savant et la nature. C'est évi-demment dans ce dernier sens, le plus noble, qu'il convient de prendre le mot jeu quand on l'applique à la mathématique. Il n'y a d'ailleurs pas un di-vorce complet entre le sens « noble » et le sens « enfantin ». Et je ne résiste pas au plaisir de vous rappeler à ce propos — et quoiqu'il soit bien connu et souvent cité — un passage célèbre d'Isaac New-ton : « J'ignore — nous dit NewNew-ton — sous quel aspect je puis apparaître au monde. Mais à moi-même, je me fais l'effet de n'avoir pas été autre chose qu'un enfant, jouant sur le rivage, et m'amu-sant de temps à autre à trouver un caillou plus poli, et un coquillage plus joli qu'à l'ordinaire, tan-dis que le grand océan de la vérité se déroulait devant moi sans que je le connusse. » L'homme qui comparait ainsi ses travaux aux jeux des en-fants, n'oubliez pas qu'il avait trouvé le calcul intégral, la loi fondamentale de la gravitation, une théorie à la fois corpusculaire et vibratoire de la lumière, la décomposition et la synthèse de la lumière blanche, sans compter quelques menus travaux comme le calcul des exposants négatifs ou fractionnaires, une méthode d'approximation des racines des équations algébriques de degrés quelconques, le développement des puissances du binôme, le parallélogramme des forces, la loi d'éga-lité de l'action et de la réaction, le télescope à ré-flexion et le mécanisme de l'arc-en-ciel...

Si la mathématique est un jeu, ce n'est que dans le sens le plus fort du mot. Le plus fort d'abord, parce qu'elle met en action quelques-uns des res-sorts fondamentaux de l'intelligence humaine. En-suite parce que, tout en étant un jeu, et c'est là un très grand miracle, elle atteint quelques-unes des racines les plus profondes et les plus mysté-rieuses du monde extérieur. Ce double pouvoir de pénétration dans l'esprit humain et dans la nature qui nous entoure, vous m'accorderez qu'il me donne le droit de corriger encore un tout petit peu ce qui me reste de ce titre, de mettre un M majuscule et un J majuscule, et je crois même qu'il faudrait ici inventer quelque chose de nouveau comme une supermajuscule.

La Mathématique est un J e u

Et voilà. Je ne vois plus rien à modifier dans ce titre. Il résume exactement ce que je voulais dire, et cela termine ma conférence.

(Conférence prononcée au Palais de la Décou-verte le 20 juin 1970, publiée dans Science,

Pro-grès, Découverte, novembre 1970.)

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