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La création esthétique comme nouveauté radicale : développements à partir de Bergson

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Academic year: 2021

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LA CREATION ESTHETIQUE COMME

NOUVEAUTÉ RADICALE

Développements à partir de Bergson

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie

pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2010

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Résumé

Ce travail porte sur le concept de création chez Bergson appliqué à Fart. Pour comprendre véritablement de quoi il s'agit, on explique l'avènement de ce thème à travers d'abord l'acte libre qui est abordé dès le premier livre de Bergson. L'ensemble de la démarche théorique de Bergson s'appuie sur une conception du temps différente de l'espace, soit un temps vécu, qualitatif que l'on exprime par le concept de durée. C'est la durée qui nous fait repenser l'acte libre en soulignant le danger d'une représentation spatiale d'une décision à venir, comme s'il fallait cristalliser toute décision dans un instant après une délibération précise. L'acte libre prend bien racine dans le passé, mais elle apporte du nouveau, de l'inédit qui nous change et nous transforme. L'individu après l'acte libre n'est plus le même, un nouveau mouvement s'y est intégré : il s'est créé au passage.

De l'acte libre on passe à la création comme telle avec l'apport de nouveaux développements chez Bergson, notamment par une précision entre la direction de la matière qu'on associe aux mécanismes et la direction de la vie qui exprime la spontanéité, l'activité et la création. Le terme de direction est bien choisi, car on tente moins de voir deux choses que deux tendances opposées dans la vie, l'une appuyant sur l'endormissement et la sécurité, l'autre appuyant sur l'activité et ultimement. la création.

On applique ces développements à l'art en se figurant deux tendances : l'une menant vers un art technique qui se résume à une recette impersonnelle, l'autre menant vers l'art du génie personnel, empreint d'une émotion vivante et créatrice.

Finalement, on examine chacun des arts en partant de celui dont le médium est de part en part temporel, la musique, à Fart solide de grande échelle qu'est l'architecture. Les médiums de chaque art ont des caractéristiques qui en orientent la création. La notion de rythme, qui rappelle la durée, est fondamentale en musique, en poésie, au théâtre et à la littérature et même, jusqu'à un certain point dans l'architecture. Certains arts ont en outre la capacité de dire, de développer des idées. Ce n'est point un détail insignifiant, car le message a l'avantage d'être plus accessible, mais on y perd un peu la capacité à répéter, à rythmer en répétant. Dans tous les cas. l'art semble bien être inépuisable tout comme la vie.

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Résumé ii Table des matières iii

Introduction 1 Première partie : Problématisation du concept de création 3

Liberté et création 3 De l'espace à l'intensité 4 La durée et ses caractéristiques 8 La liberté et le déterminisme 15 Application de la distinction entre le temps spatialisé et la durée 17

La liberté et les possibles 21 Conclusion et difficultés de l'Essai 24

Matière et Esprit, langage et vie 25 Deuxième partie : La création esthétique 36

L'invention et la fabrication 36 La création et la société 38 Création et émotion 39 Le cas du comique 44 Entre le réalisme et l'idéalisme 45

Le rôle de la matière 50 Éducation artistique, art et morale 52

Troisième Partie : Les formes de l'art et leurs caractéristiques 57

La musique 57 La littérature 64 Le théâtre 72 La danse 79 Le cinéma 82 La peinture et le dessin 83 La sculpture 86 L'architecture 88 Conclusion 90 Bibliographie 93

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Nous proposons dans ce travail d'étudier le concept de création chez Bergson. Ce concept apparaît progressivement comme un thème majeur et important. Dans VEssai sur les données immédiates de la conscience, bien que le mot ne soit pas osé, la liberté est le thème abordé qui fait en sorte que l'idée de création puisse être possible. Dans Matière et Mémoire, la notion de tension entre les différents niveaux de conscience y est privilégiée. Cependant, à partir de L 'Evolution Créatrice, la notion de création devient un centre autour duquel on peut penser non seulement la liberté comme « création de soi par soi »', mais aussi la vie elle-même qui est « invention comme l'activité consciente, création incessante

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comme elle ». Finalement, le sommet de la création se retrouve avec Les Deux Sources de la morale et de la religion, où la création du génie humain, de l'héroïsme moral et spirituel triomphe dans une joie divine.

L'idée de la création a d'abord pris une origine chrétienne avec l'idée d'un Dieu « créateur du ciel et de la terre ». Ainsi, l'un des sens qu'on donne à l'idée de création est celle d'une création à proprement dite ex nihilo : du vide absolu un monde a été créé. Par extension, on a attribué à l'homme un certain pouvoir créateur dans la mesure où il produit de l'inédit, du nouveau. L'art semble être le domaine où nous accordons le plus facilement ce caractère de créateur, dans la mesure où l'artiste produit toujours une figure personnelle de son art qu'on pourrait difficilement reproduire. L'originalité d'un artiste, c'est son caractère singulier, tellement personnel qu'inimitable et même parfois indescriptible. Henri Gouhier dans l'introduction des Œuvres de Bergson souligne que la philosophie de Bergson trouve dans l'art : « le modèle privilégié d'un acte créateur si parfait en son genre qu'il pourrait être visible à l'œil nu. » Tel est ce qu'exprime la définition de la liberté dans VEssai. Nous sommes libres lorsque : « nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l'expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu'on trouve parfois entre l'œuvre et l'artiste. »4 Déjà, l'acte libre par excellence semble se

rapprocher de l'acte artistique.

1 Œuvres p. 500 2 Œuvres p. 513

' Introduction d'Henri Gouhier, XXVIII

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concentrer sur Fart dans la mesure où la création artistique reste son exemple paradigmatiquez Pour expliciter cette idée de création artistique, il faudrait voir certainement comment Bergson arrive à penser tout d'abord la liberté, qui est le champ de toute création. On ne peut penser la création que dans la mesure où elle apporte du neuf et même encore du radicalement neuf. Si l'on accepte le déterminisme de quelque nature que ce soit, on accepte en même temps que la création n'est dans le fond qu'une découverte de ce qui était pour ainsi dire « prévu » par un ensemble de causes données. Ce qui sous-tend la prévision absolue de nos actes par un enchaînement de causes, c'est que « tout est donné » . Comment pourrait-il y avoir la moindre création si tout est donné? Déjà, le déterminisme s'oppose donc à la création proprement dite, qui ne serait alors qu'une illusion comme un Œdipe ou un Macbeth n'attendant que leur tragique destin ou une ignorance des causes. Pour comprendre comment Bergson réhabilite un sens de la création qui soit autre qu'une illusion ou une ignorance, il faut d'abord comprendre comment est possible la liberté. Tel sera notre premier point de départ.

Une fois l'idée de liberté clarifiée, nous pourrons alors nous attaquer plus directement à la création esthétique dans ce qu'elle a de spécifique, tout en faisant le parallèle avec la création en général chez Bergson. Telle sera la deuxième partie.

Finalement, nous pourrons aller encore plus en profondeur dans l'étude de la création esthétique, en passant en revue les différents arts et leur place respective dans la création comme nouveauté radicale. Telle sera la troisième et dernière partie.

5 « L'exemple de la création artistique demeure un exemple privilégié » Polin, Raymond, Bergson, philosophe

de la création p.207 dans Études Bergsoniennes V, Puf, 1959, 220pp.

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création

Liberté et création

On ne peut penser une création véritable dans un monde complètement déterminé. On peut définir grosso modo l'idée de création comme « [F] Action de tirer quelque chose de la non-existence. Résultat de cette action »7. Il est donc nécessaire que la création soit

quelque chose d'absolument inédit et qui ne soit pas qu'une simple actualisation temporelle de quelque chose qui en somme était déjà donné. Dans un monde déterminé, la règle qui prévaut, c'est que justement tout soit donné. S'il l'on pose les conditions initiales, nécessairement nous arriverons à des résultats prévus et déterminés à l'avance. La liberté en somme ne serait qu'une illusion temporelle qu'on se donne lorsqu'il y a trop de facteurs inconnus pour nous . Il n'est donc pas question de parler de création dans un tel monde, puisque la création doit être nouvelle et même, radicalement nouvelle. Pour penser l'idée de création, nous devons alors penser l'idée de liberté.

C'est dans VEssai que le problème de la liberté est posé, en des termes éloquents. Le fil conducteur de l'étude de la liberté, c'est la durée, la notion centrale de Bergson, de son propre aveu . Dès l'avant-propos, Bergson s'exprime ainsi : « Nous essayons d'établir que toute discussion entre les déterministes et leurs adversaires implique une confusion préalable de la durée avec l'étendue, de la succession avec la simultanéité, de la qualité

1 n

avec la quantité » . D'emblée Bergson annonce la distinction clé en quelque sorte pour le problème de la liberté : il s'agit de la distinction entre la durée et l'étendue, bref en d'autres

7 Christian Godin, Dictionnaire de Philosophie, Édition du temps, p. 282, on peut noter que cette définition se

rapproche beaucoup d'une création ex nihilo, c'est-à-dire d'une création qui est faite à partir de rien. La création qui nous intéresse a au contraire une « matière », elle procède de quelque part tout en étant complètement nouvelle.

8 Derrière « l'illusion » temporelle de la liberté, il y aurait une intelligence supérieure qui pourrait connaître

absolument tout et donc, même le futur. Cette conception donne lieu au débat de la destinée comme chez Luther et du libre-arbitre de Boèce notamment.

9 Mélanges, p. 1148 « À mon avis, tout résumé de mes vues les déformera dans leur ensemble et les exposera,

par là à une foule d'objections, s'il ne se place pas de prime abord et s'il ne revient pas sans cesse à ce que je considère le centre même de la doctrine : l'intuition de la durée. (Souligné par nous)

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avec la succession et la qualité. De même, l'espace semble aller de pair avec la simultanéité et la quantité. Comment cela se fait-il?

De l'espace à l'intensité

Prenons le cas de l'espace. On peut définir une simultanéité comme la concordance de deux mouvements à un temps donné. Simultanément, Pierre monte dans l'autobus et Paul en sort, par exemple. Bien entendu, c'est là une simultanéité du sens commun. Une simultanéité stricte ou conceptuelle fait intervenir une mesure du temps, un mouvement étalon qui sert de comparaison. Le mouvement de balancier du pendule d'une horloge correspond à une seconde : c'est l'intervalle de temps nécessaire pour que le pendule parte d'un point donné et revienne à ce point. Ce que je retiens lorsque je compte le temps de n'importe quel mouvement, c'est le nombre de fois que le pendule a effectué une oscillation pendant ce mouvement. C'est ainsi qu'on peut mesurer le temps comme un nombre de simultanéités avec un mouvement étalon donné dans un intervalle de temps donné. En aucun cas on ne mesure le temps lui-même de cette façon, l'intervalle en tant qu'intervalle, on se borne à en mesurer les extrémités qu'on a pour ainsi dire figées conceptuellement. Bergson affirme : « Jamais la mesure du temps ne porte sur la durée en tant que durée; on compte seulement un certain nombre d'extrémités d'intervalles ou de moments, c'est-à-dire en somme des arrêts virtuels du temps. » Il semble donc qu'une simultanéité se résume aux positions dans l'espace de plusieurs mouvements lorsqu 'on suppose le temps arrêté en un ou plusieurs moments donnés.

Que la simultanéité se résume à une certaine géométrie du mouvement qu'on a arrêté, voilà qui est manifeste. Il reste le lien à établir avec la quantité. Est-ce que toute quantité est pour ainsi dire spatiale? D'où vient la quantité? Bergson nous dit : « On définit le nombre comme une collection d'unités ou pour parler avec plus de précision, la synthèse de l'un et du multiple. » On considère le nombre en lui-même comme total si l'on peut dire, même si l'on sait qu'il provient du multiple, soit un certain nombre d'unités

lu Œuvres p. 3

" Ibid. p. 1254-1255

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entre elles, on dira 12 tables, et ainsi de suite. Pour compter, il faut que les choses deviennent interchangeables les unes aux autres. Néanmoins, on différencie certainement les unités entre elles, il y tout de même une certaine différence entre qui fait qu'on ne peut pas complètement les rassembler dans une seule et même chose. Si Hegel dit du nombre qu'il s'agit d'une différence indifférente13, quelle est la différence? Bergson présente deux

possibilités avec, comme exemple, cinquante moutons : « Ou nous les comprenons tous dans la même image, et il faut bien par conséquent que nous les juxtaposions dans un espace idéal; ou nous répétons cinquante fois de suite l'image d'un seul d'entre eux et il semble que la série prenne place dans la durée plutôt que dans l'espace. »14 Notons au

passage que / 'Esthétique transcendantale de Kant semble opter pour la deuxième voie, où les mathématiques semblent être découvertes par le temps. La répétition des moutons nécessite cependant une mémoire, qui se charge de retenir les images passées. Comme Worms le dit : « avant d'additionner, il faut conserver ». Aussi, même si l'on peut s'imaginer que le nombre se représente dans une série temporelle, en conservant chacune des images, il faut bien alors les juxtaposer dans notre pensée pour arriver à quelque chose comme cinquante moutons et non cinquante fois un mouton. Le mot clé ici, c'est la juxtaposition, une position de côté, ce qui réfère évidemment à l'espace. Le nombre, si l'on

suit ce raisonnement, semble être relié à l'espace, puisque la différence entre les unités autrement jugées identiques est une différence de lieu. Certes, on peut laisser de côté l'intuition de l'espace lorsqu'on considère un nombre purement abstrait, il nous suffit de nous préoccuper que du symbole le représentant. Cependant, lorsque nous essayons de tirer un peu plus de « substance » de l'idée d'un nombre donné, une intuition de l'espace intervient, dans laquelle on se représente l'ensemble des unités les unes à côté des autres1 z

Nous avons donc fait le lien entre l'espace, la quantité et la simultanéité. Il resterait à comprendre comment on peut assimiler la durée, la succession et la qualité. Cependant, dès l'avant-propos. Bergson semble nous dire qu'il s'agit de la partie la plus difficile à saisir en elle-même, puisqu'on aurait tendance, notamment à cause du langage, à concevoir

G. W. F. Hegel, Leçon sur l'histoire de la philosophie, t. I, trad. P. Garniron, Paris, Vrin, 1971. p. 79-80

14 Œuvres, p. 53 15 Idem.

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« s'obstine à juxtaposer dans l'espace les phénomènes qui n'occupent point d'espace. » L'étude de la durée ne peut ainsi se faire sans qu'il y ait en même temps une partie critique des conceptions « spatiales » de la durée et ce, dans tous ses développements et ses applications. Voilà pourquoi Bergson dans VEssai, cherche à nous introduire la durée par l'intensité , qui en somme nécessite la même distinction que pour le cas de la liberté. L'intensité d'une sensation perçue peut-elle se comprendre comme une qualité ou une quantité? Telle est la question qui nous servira d'introduction au deuxième pan de la distinction première entre durée et espace et à chacune des ramifications respectives de cette distinction.

« On admet d'ordinaire que les états de conscience, sensations, sentiments, passions, efforts sont susceptibles de croître ou de diminuer; quelques-uns assurent même qu'une sensation peut être dite deux, trois, quatre fois plus intense qu'une sensation de même nature. »19 On conçoit facilement qu'une sensation peut varier en intensité. La seconde

thèse, si elle est moins intuitive, s'accorde avec l'idée d'une variation d'intensité si on la considère comme une grandeur. Peut-on associer l'intensité à une grandeur, bref à un espace?

Une étude de l'intensité d'un vécu se divise, si l'on suit le développement de Bergson, en deux grandes catégories limites : soit par rapport à des cas directement reliés à des conditions physiques données, soit par rapport à des cas plus internes, où l'on peut accorder une certaine indépendance des vécus face aux conditions physiques. Dans le cas des vécus plus internes, on juge de l'intensité d'un vécu face à l'ensemble plus ou moins grand d'éléments reliés au vécu. Une petite passion est superficielle; elle accompagne un certain nombre de souvenirs, de sentiments et de vécus. On l'oublie plus facilement, c'est parce qu'elle ne « teinte » pas beaucoup notre vie de sa couleur. Inversement, une grande

16 Ibid. p.3 « Nous nous exprimons nécessairement avec des mots et nous pensons le plus souvent dans

l'espace. En d'autres termes, le langage exige que nous établissions entre nos idées les mêmes distinctions nettes et précises, la même discontinuité qu'entre les objets matériels. »

17 Idem.

18 Ibid. p. 5 « De l'intensité des états psychologiques » 19 Œuvres, p.5

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revenir constamment. Bergson souligne :

Plus on descend dans les profondeurs de la conscience, moins on a le droit de traiter les faits psychologiques comme des choses qui se juxtaposent. Quand on dit qu'un objet occupe une grande place dans l'âme, ou même qu'il y tient toute la place, on doit simplement entendre par là que son image a modifié la nuance de mille perceptions ou souvenirs, et qu'en ce sens elle les pénètre, sans pourtant s'y faire voir.2*

C'est comme si, pour qu'on juge de l'intensité d'une passion, on évaluait la connectivité de la passion face au reste de la vie d'une personne. Il est difficile de ne pas voir qu'on ne peut réduire toute la qualité, voire la couleur, de cette pénétration à une pure et simple grandeur que serait l'intensité, tant il est malaisé de séparer les faits et encore plus de les traiter comme s'ils étaient interchangeables. C'est pourtant une propriété du nombre. Néanmoins, c'est à travers cette pénétration qu'on arrive à juger de l'intensité d'une passion dans ce cas-ci. Un progrès en intensité d'une passion serait donc beaucoup plus un progrès qualitatif de la pénétration de cette passion au reste de la vie de la personne concernée.

Dans le cas des sensations plus directement reliées aux conditions physiques, l'exemple le plus éloquent est celui de l'effort physique. Ici, il semblerait que nous évaluons l'intensité de l'effort physique non pas par un effort de plus en plus grand, mais, entre autres, par le nombre plus ou moins grand de sensations périphériques intéressées au mouvement. En contractant le poing de plus en plus fort, on remarquera que le bras, l'épaule et finalement presque tout le corps finiront par y participer. La pénétration de la sensation à travers une multitude de sensations complémentaires est encore ici la clé du problème, un effort minime ne nécessitant qu'une partie de l'attention d'une personne alors qu'un grand ou très grand effort nécessite toute sa concentration. La traduction d'un effort physique en une intensité quantifiable est donc similaire aux cas d'émotions plus « internes » à la différence qu'on aura davantage tendance à y « mettre la cause dans l'effet » , puisqu'une condition extérieure et physique y est nécessairement reliée. Que l'augmentation de la température provoque un changement dans la sensation de chaleur, cela est évident. Ce qui n'est pas évident, c'est que l'on peut traiter le changement de la

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quantitative uniquement; comme un accroissement de sensation plutôt qu'une sensation d'accroissement22. Les données immédiates de la conscience sont souvent réinterprétées de

façon quantitative, et ce, même si cela les dénature au passage.

En somme, l'intensité semble être plus une qualité, mais qu'on traite souvent comme une quantité. La quantité des conditions extérieures semble reliée en effet à l'intensité d'une sensation, d'où notre tendance à comprendre l'intensité comme une quantité. D'autre part, on trouve dans les sentiments profonds une certaine multiplicité confuse de souvenirs, de sentiments connexes que pénètre le sentiment profond. C'est cette pénétration d'une multiplicité confuse qui semble nous avertir qu'il y est d'abord et avant tout question de qualité, tant les nuances pour ainsi dire personnelles y sont mises de l'avant.

La durée et ses caractéristiques

De l'intensité, qui nous a introduits vers la qualité, passons maintenant vers la durée. Nous avons déjà noté qu'il est malaisé de diviser lorsqu'on parle de vécu profond23.

Il en est donc de même si l'on admet que ce vécu profond dure, qu'il évolue dans le temps. Aussi, si l'on ne cherche pas à isoler un terme particulier lorsqu'on parle de vécu, nous voilà lancés dans la succession mobile des états de conscience, bref dans la durée. Bergson en donne une définition similaire : « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieurs. » De même, nous avons déjà noté qu'il y a une certaine pénétrabilité des sentiments profonds face à une foule d'autres sensations, souvenirs et sentiments connexes. Cette organisation dynamique des faits de conscience va de pair avec le fait qu'on ne peut les diviser arbitrairement, comme on le fait lorsqu'on travaille avec l'espace. On considère l'espace abstrait comme un milieu sans qualité, où tout devient de même nature. C'est en ce sens qu'on dit de l'espace qu'il

21 Ibid. p. 47 22 Ibid. p. 34 2'Opcit. p. 10 24 Ibid. p. 67

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position, ou de quantité. Et comme la quantité varie selon l'échelle qu'on veut bien y donner, on n'y voit donc aucun problème à supposer une division aussi fine ou aussi grossière qu'il nous plaît. Cela ne semble pas le cas de la durée, qui échappe au « morcellement » selon l'expression de Jankélévitch , de l'intelligence.

D'un côté donc, nous avons un espace homogène qu'on associe au nombre, et de l'autre une durée toute mobile exprimant la qualité. L'espace se divise selon notre bon vouloir, mais la durée semble au contraire être pour ainsi dire « totale », elle récuse la division arbitraire. Si elle récuse la division arbitraire, cela ne veut pas dire pour autant qu'il n'y ait que de la continuité complètement plate en la durée; elle n'en demeure pas moins selon De Lattre : « un principe de différenciation » . Si l'on admet cela, il faut donc admettre qu'il peut y avoir un « saut » dans la durée, dans la mesure où cette « différence » se manifeste. Ce « saut » a tout l'air d'être une discontinuité, comme on peut le remarquer lorsqu'un événement intense de notre vie marque un « avant » et un « après ». Comment alors expliquer que la durée exprime à la fois la continuité et la discontinuité? Ou dans un autre langage, comment peut-on dire qu'elle est à la fois une, puisqu'unie dans une totalité, mais plurielle?

Pour répondre à ces apories, Bergson nous donne plusieurs exemples qu'on peut associer à la durée et qu'il s'agirait d'examiner. L'exemple le plus célèbre est celui de la mélodie27. En effet, il y a dans une mélodie une certaine forme de multiplicité, mais en

même temps une unité plus générale. Pour arriver à l'unité de la mélodie, on n'a pas besoin d'étouffer la multiplicité de la mélodie; l'un est compatible avec l'autre. Aussi, il n'est donc pas paradoxal d'affirmer que la mélodie est à la fois une et multiple. Comment cela se fait-il? C'est que les notes la mélodie, tout comme pour les sentiments profonds, ne se séparent point véritablement en éléments distincts sauf en un deuxième temps et par abstraction. Il n'y a pas d'abord des notes puis une mélodie, comme il n'y a pas d'éléments clairs dans un sentiment profond avant ce sentiment profond même. Bref, la mélodie

25 Jankélévitch. Vladimir, Bergson, p. 51

26 De Lattre, A., Une ontologie de la perplexité. Puf, Paris, 1990 p. 32

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possède le même caractère d'interpénétration que nos vécus. La preuve nous dit Bergson est que :

si nous rompons la mesure en insistant plus que de raison sur une note de la mélodie, ce n'est pas sa longueur exagérée, en tant que longueur, qui nous avertira de notre faute, mais le changement qualitatif apporté par là à l'ensemble de la phrase musicale .

Autrement dit, la mélodie s'organise déjà dans un tout, dans une unité toute vivante et dynamique. Il en est donc de même de la durée, elle est constamment en organisation des nouveaux éléments qui s'intègrent alors immédiatement au tout. Aussi, si on dit que la durée est d'un côté indivisible et totale, on ne dit pas qu'il n'y a aucune multiplicité. C'est l'unité d'une chorale que l'on trouve en la durée , une unité harmonique ce qui est donc très loin d'une unité conceptuelle ou mathématique30. Bergson peut alors distinguer deux

types de multiplicité : une multiplicité numérique et une multiplicité qualitative . La multiplicité qualitative n'a donc pas le caractère tranché et extérieur d'une multiplicité quantitative, en revanche, elle est beaucoup plus fusionnelle que cette dernière.

Qu'en est-il de la continuité et de la discontinuité en la durée? La durée, tout comme la mélodie est d'abord une continuité, elle n'a pas par son interpénétration l'extériorité nette d'une discontinuité. Cependant, tout comme pour la mélodie, cette continuité n'en devient pas pour autant que du pareil au même. Il y a des rythmes, des accélérations, des ralentissements qui se vivent comme des différences, et même on pourrait dire des « sauts ». Mais comme ces « sauts » s'organisent avec le tout, les discontinuités de la durée ne sont pas fatales, elles trouvent leur place dans la « mélodie » malgré tout. Aussi, c'est avec raison que Jankélévitch dit du temps qu'il est le grand guérisseur , puisque c'est avec et par lui que les oppositions finissent par s'atténuer suffisamment, que ce soit pour une personne ou pour une mélodie. Dans la continuité de la durée fusionnelle, se manifestent donc les discontinuités de la qualité. C'est à partir de ces discontinuités, bien que ces discontinuités ne soient pas absolues, qu'on dira que la durée est hétérogène contrairement

8 Ibid. p. 68 29 Jankélévitch, p. 49

'" Paul Ricoeur parle par exemple de l'identité idem, comme « mêmeté » d'une personne et ce au-delà des modifications.

'' Œuvres, p. 83

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à l'espace qu'on dit homogène. Qu'est-ce qu'on veut dire par « hétérogène »? C'est sur l'accent de la différence qu'on retrouve ici ce caractère de la durée, mais une différence différente, bref sur le fait que la durée est irréductible à une simple échelle de gradation de même nature, où l'on a annulé la qualité. Dans les termes de Bergson :

Bref, la durée pourrait bien n'être qu'une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s'extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre : ce serait l'hétérogénéité pure. 3

Le deuxième exemple précise en fait celui de la mélodie : « leur ensemble [des notes de la mélodie] est comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l'effet même de leur solidarité » . Il est clair qu'on ne divise pas les vivants de la même façon que les autres choses. On est d'ailleurs surpris lorsqu'en statistique on se permet de parler de fraction d'individu. Le terme le dit lui-même, l'individu a un quelque chose d'indivisible, peu importe les parties qu'on y trouve par après. À ce titre, comme on Fa déjà marqué, une main séparée du reste du corps n'est pas une main, c'est un cadavre de main. Aussi, la durée est donc aussi organique si l'on peut dire qu'un vivant, et ce n'est pas un hasard si le terme d'organisation exprime cette pénétrabilité des vécus les uns dans les autres.

Cette caractéristique de la durée en opposition à l'espace fait écho à deux ordres de réalités qu'on peut distinguer : les organismes et les mécanismes. La mémoire est la réalité qui fait une différence très marquée entre ces deux ordres : un mécanisme n'a pas cette profondeur que l'on retrouve dans le vivant, il est pour ainsi dire oubli continuel; un pur « il y a » strict. Inversement, le vivant peut exprimer la continuité la plus vive, si bien que l'émotion la plus simple est déjà tout un univers complet de palettes les plus nuancés, où des « palais de mémoire » y sont érigés. La fameuse madeleine de Proust décrit avec précision comment un événement aussi anodin que savourer un thé peut faire ressurgir des profondeurs de la mémoire des choses qu'on ne soupçonnait point l'existence 6. C'est à

travers cette profondeur qu'on se rend compte de l'imbrication fondamentale des vécus.

'' Œuvres p. 70

4 Œuvres p. 68 35 Ibid. p. 4

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Bref, pour les choses de l'esprit, une partie devient déjà un tout, qui rassemble son microcosme d'éléments les plus divers, son petit infini personnel, comme un poème dont on retrouve toujours quelque chose de plus à dire. Disons-nous éléments! Ou plutôt disons-nous à la suite de Worms que : « l'essence de chaque état isolé [de la conscience] consiste à ne pas avoir d'essence isolée ».37 Un élément, c'est quelque chose qu'on a déjà séparé ou

isolé par l'intelligence. Aussi si l'on aborde l'esprit avec des éléments spirituels, est-il étonnant qu'on n'arrive plus à les recoller dans un véritable tout? Tel est le problème des

TO

théories relevant d'une investigation toute cartésienne de l'esprit. En subdivisant les problèmes en sous problèmes de plus en plus fondamentaux, on traduit l'unicité première de l'esprit en une somme plus ou moins considérable de faits soi-disant « premiers » . Par après, on est bien malaisé de reconstruire l'unité de l'esprit, car on Fa déjà aboli dans la première étape; on ne reconstruit pas le concret par de l'abstrait. On s'y donnerait alors une chimère de l'esprit, un fantôme de vie, un étrange agrégat bien pauvre par rapport à la réalité.

C'est pourtant ce que fait la théorie associationniste de l'esprit. L'empirisme radical de Hume fait de la conscience une série pure d'associations liées aux expériences et à l'habitude. Mais cette série, comme toute série n'a rien d'organique, elle est à ce titre complètement interchangeable et indifférente. Or, il est évident que pour la conscience, un souvenir ou un autre n'est pas indifférent. Cela fait écho à notre brève étude sur la notion d'intensité où nous avons remarqué la place importante de la connectivité voire de la pénétrabilité d'un sentiment face au reste de la vie de la personne. Aussi, à la question :

« pourquoi ce souvenir plutôt qu'un autre? », une théorie qui traite les souvenirs comme interchangeables ne peut véritablement répondre. De près ou de loin, un vécu peut toujours

'7 Worms. Frédéric, Bergson ou les deux sens de la vie. Quadrige, puf, 2004. p. 53

'8 Dans le discours de la méthode, la deuxième et la troisième règle traduisent cette façon de faire : diviser

chacune des difficultés en sous problèmes, et reconstruire ainsi par ordre les choses en partant des plus simples (les problèmes fondamentaux) jusqu'au plus complexe. Descartes. René, Discours de la méthode. Collection résurgence, Québec, 1995, p. 15

,9 On les considère « premiers » que selon l'ordre de l'intelligence. Aussi, ils viennent véritablement « après »

l'expérience comme telle qui reste à ce titre « première ». Comme Bergson le dit, ce qui est simple (et premier) peut se prendre dans deux sens très différents (p.93) Dans les termes de Jankélévitch : « il y a donc la simplicité ingénue et la simplicité savante, la simplicité concrète et, pour ainsi dire, généalogique qui est celle de la vie expérimentée, et la simplicité abstraite, celle qu'on ne se donne vraiment qu'en s'éloignant des faits positifs. » Op Cit. p. 17

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rappeler un autre souvenir, soit par ressemblance ou par contiguïté/ Un souvenir s'il est rappelé, il est toujours choisi et élu parmi une panoplie d'autres choix qui y sont naturellement reliés. Bergson nous montre d'ailleurs dans Matière et mémoire qu'il y a deux directions au rappel d'un souvenir : celle qui est tournée vers l'action où ce sera bien plus un souvenir moteur qui sera rappelé et la direction plus indépendante de Faction où il est beaucoup plus question d'une rêverie. L'explication des souvenirs part donc de la totalité à la périphérie et non de la périphérie à la totalité. Et comme la totalité est déjà unie, on peut alors se concentrer sur la différence tout élective des souvenirs. Si l'on part des parties, il faudrait qu'on puisse à la fois expliquer ce qui fait le lien des souvenirs, l'association, mais aussi ce qui fait l'élection des souvenirs, une sorte de choix magique préférant telle association plutôt que telle autre. Dans les termes de Bergson : « U association n'est donc pas le fait primitif; c'est par une dissociation que nous débutons, et la tendance de tout souvenir à s'en agréger d'autres s'explique par un retour naturel de l'esprit à l'unité indivisée de la perception. »42

La conscience n'est donc pas une série passive d'association, au contraire elle est toujours en constante organisation. Aussi à ce titre, on ne saurait la traiter comme totalement passive, même lorsqu'elle semble subir plutôt qu'agir. N'avons-nous pas dit que la durée était comparable à une mélodie? Écouter une mélodie semble bien être passif pour la conscience. De même, la durée est d'abord caractérisée par un certain « laisser vivre ». Quelle est donc cette organisation qui est toujours là même si justement on se laisse vivre? Elle a même des effets très visibles et observables, c'est ce que nous montre l'exemple du mouvement régulier du pendule qui nous invite au sommeil44. Pourquoi cela nous invite-t-il

au sommeil? C'est parce que la répétition du mouvement forme une sorte de composition lancinante qui n'oublie pas les précédentes. Ce phénomène est connu des orateurs, qui essayent d'éviter d'être monocordes et qui tentent de dynamiser leur discours. Bref, il y aurait un acte minimal de la conscience qui est celui de composer avec les vécus

40 Œuvres p. 306

41 Œuvres p. 225-226 C'est la distinction entre souvenir moteur qui se rapproche d'une habitude ou d'un

mécanisme appris, comme la leçon apprise par cœur et le souvenir indépendant c'est-à-dire d'un moment précis de notre vie.

42 Œuvres p. 304

' Œuvres p. 67

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précédents, dans une totalité toujours nouvelle, même dans le repos. Il y a deux exemples de Bergson qui pourraient clarifier ce point : il s'agit de l'étoile filante et d'un geste rapide accompli les yeux fermés4z Dans les deux cas, il y a une synthèse toute temporelle à

l'œuvre de composition. C'est donc dire qu'il n'y a pas de différence majeure entre un mouvement perçu et un mouvement que l'on fait soi-même du point de vue de la conscience et de la durée. La différence se place au niveau de l'action, comme une gradation partant de la synthèse la plus passive à la synthèse la plus active, celle de l'acte libre peut-on anticiper. Ainsi, entre une action que l'on fait soi-même et entre un mouvement que l'on observe, il faut bien dans les deux cas que l'on continue à vivre temporellement et dans la durée.

Cette caractéristique nous permet d'éviter le piège de considérer la conscience comme soit uniquement active ou passive. Ce clivage fait en sorte qu'on considère la conscience comme uniquement spectatrice lorsqu'elle observe le monde et la réalité et qu'elle n'agit pas. N'ayant aucun principe d'organisation, réduite à la simple empirie, notre conscience pourrait bien être cette vue « cinématographique » des choses dont se méfiait Proust : le simple résultat d'une habitude croissante à nommer les choses de telle façon, de s'attendre à tel effet. De ce fait, l'ensemble des connaissances de la conscience devient une simple somme d'inclinaisons et d'habitudes, enracinées dans la somme des vécus de la conscience. Le problème avec une telle théorie, c'est justement que la conscience est considérée comme le résultat d'une somme, ni plus ni moins. Aussi, on y perd l'interpénétration, la qualité, la personnalité de la conscience, chacun des vécus devenant indifférents les uns aux autres. De même, il n'est pas question d'une conscience pour ainsi dire « avertie » lorsqu'elle observe le monde. L'intentionnalité d'une conscience réfléchie est un concept tardif, qui vient après les expériences concrètes lors d'une reconstruction intellectuelle des événements. La durée est encore une fois, cette simplicité première que l'on retrouve lors du vécu au participe présent, à la contemporanéité la plus vivante.

Nous avons donc fait le tour des caractéristiques de la durée en elle-même, par rapport à l'espace et leur lien respectif avec la succession, la qualité d'une part et la

45 Œuvres, p. 74-75

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simultanéité, la quantité d'autre part. Il s'agirait maintenant d'examiner en quoi cette distinction est la clé du problème de la liberté et du déterminisme aussi : le problème d'une véritable création possible.

La liberté et le déterminisme

Le problème de la liberté se pose lorsque les deux théories relevant des deux ordres que nous avons distingués, organismes et mécanismes proposent tous deux une explication concurrente d'un phénomène donné. Soit l'action d'un sujet. Est-il, comme le suggère une explication mécanistique, le résultat d'une longue chaîne de cause à effet, aboutissement nécessairement à quelque chose de prévu d'avance ou est-il si l'on suit une explication dynamique et organique, l'action originale d'un acteur libre? On peut se rappeler qu'il y a deux façons de concevoir ce qui est simple et premier : il y a le fait brut qui suit l'ordre généalogique et il y a le principe logique qui se pose comme condition de possibilité. Aussi, pour une théorie déterministe, le fait logique est premier. C'est l'inertie la plus simple, telle qu'elle s'inscrit dans les lois nécessaires de la nature. Inversement, ce qui est simple au sens du fait brut, c'est quelque chose qui ressemble à l'activité d'une conscience : « l'idée de spontanéité est incontestablement plus simple que celle d'inertie, puisque la seconde ne saurait se comprendre ni se définir que par la première, et que la première se suffit. »47 Pour

concevoir l'inertie de quelque chose, il faut qu'on ait déjà la notion de mouvement et de repos, voire celle d'activité.

Cette observation de Bergson nous montre d'une certaine façon qu'il tend à considérer la liberté comme un fait brut ou primitif, mais que l'on aurait de la difficulté à rendre compte, tant on est tenté de l'occulter au profit d'un principe logique. La célèbre phrase du début de la conférence Le possible et le réel confirme sa position : « Je voudrais revenir sur un sujet dont j'ai déjà parlé, la création continue d'imprévisible nouveauté qui semble se poursuivre dans l'univers. Pour ma part, je crois l'expérimenter à chaque instant. »48 Aussi, l'essentiel de la démarche de Bergson sera de montrer comment

l'argumentaire déterministe n'atteint pas le fait lui-même de la liberté et de la création continuelle d'imprévisible nouveauté.

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Le déterminisme est séparé par Bergson en deux grandes catégories : déterminisme physique et déterminisme psychologique. Le déterminisme physique, cependant, si l'on suit Bergson se ramènerait à un déterminisme psychologique. Les arguments d'un déterminisme dit physique sont essentiellement tirés de l'extension de principes qu'on applique généralement à la matière et aux lois générales de physique. Ainsi, une application du principe de conservation d'énergie ou de force pourrait alors montrer qu'il n'y a aucune création, aucun mouvement qui vienne s'inscrire lui-même dans cette généralité, bref dans une prévision possible. Cependant, pour étendre l'application de ce principe à toutes les choses, il faudrait comme Bergson le dit : « prouver qu'à un état cérébral donné correspond un état psychologique déterminé rigoureusement, et cette démonstration est encore à faire. » L'extension du déterminisme de la matière au vivant suppose en quelque sorte de trancher le problème de la liberté avant même de l'aborder de front, car on part de l'idée qu'il y a une correspondance nette entre les états matériels et les états psychologiques. Si cette liaison peut être vérifiée dans certains cas, il faut se rappeler le problème de l'intensité qu'on réinterprétait souvent comme une quantité lorsqu'il semble y avoir une condition physique reliée. Le propos n'est pas de nier le lien, mais de ne pas y voir un parallélisme complet qui considère une équivalence des deux séries. Notons d'ailleurs, comme le souligne Bergson, que la théorie de la conscience comme épiphénomène des mouvements cérébraux considère que la conscience vient s'ajouter pratiquement de nulle part5 . N'est-ce

pas d'une certaine façon admettre l'insuffisance de la capacité d'explication de la seule série physique? Aussi, pour compléter le déterminisme physique, il doit y avoir un déterminisme psychologique qui confirme de fait, sur le terrain de la conscience et du vécu, le lien strict de cause à effet de l'ensemble des vécus.

L'essentiel du déterminisme psychologique consiste à penser la conscience en termes de besoins et de motifs préexistants à toute action. Une action, peu importe sa nature, doit venir s'inscrire dans une certaine visée de son acteur et donc, doit s'expliquer par cette visée qui conditionnerait l'action. Selon Hume : « la conjonction entre les motifs et les actes volontaires est aussi régulière et uniforme que celle qui se trouve entre la cause

47 Œuvres, p. 94 48 Ibid. p. 1331 49 Ibid., p.97

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et l'effet en toute partie de la nature. » Encore une fois, qu'il y ait un certain lien entre les visées et buts d'un individu et les actions à accomplir, cela me semble évident. La véritable question, c'est si ce lien est celui d'une cause à un effet. Il faut d'abord se rappeler du danger qu'il y a à considérer la conscience comme une somme de motifs et d'inclinaisons. La conscience n'aurait alors aucune profondeur véritable, aucune interpénétration qualitative si l'on peut dire. En étant aussi passive et décolorée, on y voit beaucoup plus cette uniformité tout impersonnelle entre les motifs et les actions. Aussi, lorsqu'on cesse de regarder les actions pour ainsi dire banales et communes pour se tourner vers des actions qui engagent plus l'individu, le déterminisme associationniste arrive moins bien à expliquer ce qui se passe, puisqu'il travaille avec des vécus qu'il considère comme homogènes et interchangeables. Bergson nous donne à ce sujet le fameux exemple de la rose : « Je respire l'odeur d'une rose, et aussitôt des souvenirs confus d'enfance me reviennent à la mémoire. À vrai dire, ces souvenirs n'ont pas été évoqués par le parfum de la rose : je les respire dans l'odeur même; elle est tout cela pour moi. D'autres la sentiront différemment. »52 Cet

exemple fait évidemment écho à Proust qui se centrait justement dans ses romans sur la mémoire et la connaissance personnelle, celle qui est significative pour l'individu, « à demi engainée dans l'objet, prolongée en nous-mêmes par une autre moitié que seuls nous pourrions connaître. »

Application de la distinction entre le temps spatialisé et la durée

Ainsi, la distinction entre la multiplicité qualitative de la durée et la multiplicité quantitative de l'espace peut nous être utile pour comprendre ce qui se passe pour les actions plus enracinées dans l'individu, dans sa personnalité profonde. Il y aurait alors d'un côté, des actions plus routinières et banales qui ne manifestent que très peu la profondeur de la durée de la personne. Les habitudes et l'ensemble des automatismes font partie de ce premier pôle, celui des mécanismes locaux qui sont à l'œuvre dans l'organisme. C'est ainsi que note Ravaisson à propos des habitudes : « Dans l'homme, le progrès de l'habitude conduit la conscience, par une dégradation non interrompue, de la volonté à l'instinct, et de

50 Ibid. p. 101

51 Hume, David, Enquête sur l'entendement humain, GF Flammarion, 1983, p. 157 52 Op. Cit. p. 107

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l'unité accomplie de la personne à l'extrême diffusion de F impersonnalité. » Pourtant, c'est souvent grâce à des réflexes moteurs que l'on est capable d'exprimer quelque chose de plus profond. On peut penser à un pianiste qui joue une mélodie, et qui utilise ainsi les réflexes appris de ses doigts pour composer un tout qui est vivant et expressif. En économisant ainsi l'effort de penser à chaque petit mouvement volontairement, le pianiste est capable d'orienter son attention sur le tout de la mélodie, son expressivité. À l'inverse des actions de surface, il y aurait des actions qui expriment plus la coloration et l'interpénétration fondamentale des vécus d'un individu, tellement que se refléterait dans ces actions la personnalité entière de son auteur55. Ainsi, si l'on suit Bergson : « la liberté

ne présente pas le caractère absolu que le spiritualisme lui prête parfois; elle admet des degrés. »56 La liberté admet des degrés, car il nous est bien plus utile de laisser aller les

habitudes et les automatismes pour bons nombres d'actions visant un effet pragmatique immédiat: «je suis ici un automate conscient, et je le suis, car j'ai tout avantage à l'être. »57

De même, pour les commodités de la vie sociale, il nous est utile de parler en des termes clairs et précis, ce même langage qui d'autre part nous détourne de la vie profonde de la durée. C'est ce que Bergson annonce dès Favant-propos l'Essai, comme nous l'avons déjà souligné" . Les idées générales sont orientées d'abord vers la communicabilité, lorsqu'on établit une certaine définition exprimant ce qu'est une chose donnée. Supposons maintenant que l'on descende dans les profondeurs de la conscience et qu'on veuille parler des sentiments et des sensations qui agitent l'âme. Très tôt, il faudra abandonner les distinctions claires pour suivre le concret sur son terrain, celui qui se passe de division. On le devine, on ne parle des profondeurs de l'âme qu'en le suggérant, au travers d'une foule de détails qu'on ne peut négliger, ni isoler du reste de la vie de l'individu. Bergson décrit de cette façon le travail d'un romancier :

54 Ravaisson, Félix, De l'habitude. Édition Allia, Paris, 2007, p. 60

55 Op. Cit p. 108 Ainsi, chacun de nous a sa manière d'aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa

personnalité tout entière.

56 Ibid. p. 109

57 Ibid p. 111

58 « le langage exige que nous établissions entre nos idées les mêmes distinctions nettes et précises, la même

discontinuité qu'entre les objets matériels. Cette assimilation est utile dans la vie pratique, et nécessaire dans la plupart des science »

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Nous jugeons du talent d'un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait ainsi fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité. Mais de même qu'on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d'un mobile sans jamais combler l'espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage5 .

Cet échec, s'il en est un, annonce néanmoins la direction qu'il faut prendre pour au moins traduire le plus fidèlement le vécu en mots : c'est de réussir à faire s'interpénétrer les mots afin qu'ils expriment quelque chose de plus qu'une simple juxtaposition. Nous reviendrons sur ce sujet, car il est justement question d'art, mais il est déjà important de noter cette polarité du langage et du vécu pour comprendre la façon dont Bergson résout le problème de la liberté.

Si l'on est conscient de l'obstacle du langage, on prendra garde de ne pas séparer les sentiments de nous-mêmes; ces sentiments, lorsqu'ils pénètrent notre vie, reflètent bien plus que de simples inclinaisons ou motifs, ils nous reflètent nous-mêmes, en ce sens qu'ils manifestent la plus grande connectivité avec l'ensemble de notre vie. On se rappelle l'unicité forte que manifeste la durée, le petit univers total des vécus. Dès lors, il n'est plus question de savoir si les sentiments nous pousseraient à agir, ces sentiments bien intégrés sont déjà nous-mêmes. Évidemment, lorsqu'on affirmait que la liberté admet des degrés, cela veut dire qu'un acte peut se faire sous l'égide d'un sentiment ou d'un motif moins profond, sous l'impulsion d'un mouvement réflexe ou par un accès de colère. L'important ici, c'est de voir que plus les sentiments et les vécus reliés à l'action s'identifient avec l'ensemble de notre vie, plus l'acte lui-même porte pour ainsi dire notre marque toute personnelle. L'acte libre, entendu de cette façon, c'est l'acte qui exprime le plus le moi. Qu'une telle acceptation de la liberté soit donnée, et déjà le déterminisme revient à la charge : nous sommes déterminés par l'ensemble de notre vie et notre personnalité. À cela nous pouvons répondre de la même façon que pour les sentiments : « Notre caractère, c'est encore nous » . Que nous changeons perpétuellement et que de nouvelles expériences

59 Op. Cit. p. 109 60 Ibid. p. 114

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modifient notre caractère, cela est manifeste. Néanmoins, pour que ces modifications deviennent durables et non simplement une phase passagère, il faut bien qu'on les ait intégrées en nous-mêmes, qu'on ait accepté d'intérioriser ces changements, au-delà de leur solidification qu'ils créent dans l'habitude. C'est ainsi que certaines personnes croient fermement une chose une journée et pensent avec la même fermeté le contraire l'autre journée. Même si elles tiennent à leurs opinions, des changements aussi brusques et soudains montrent peut-être qu'il s'agit là des opinions de surface que leur propre personnalité et leur propre vie ont finalement peu à apporter. Bergson donne l'exemple d'un conseil d'ami : si l'on accepte d'agir d'une certaine façon, suite à un discours de quelqu'un d'autre, ces idées viendront nous convaincre peut-être seulement en surface, et qu'au plus profond de nous-mêmes se cache un « bouillonnement » qui refuse de se laisser convaincre, mais qu'on n'arrive pas à exprimer. N'arrivant pas à l'exprimer, on peut alors agir suivant le conseil se rendant compte trop tard qu'au fond, nous ne sommes pas d'accord :

C'est le moi d'en bas qui remonte à la surface. C'est la croûte extérieure qui éclate, cédant à une irrésistible poussée. Il s'opérait donc, dans les profondeurs de ce moi, et au-dessous de ces arguments très raisonnablement juxtaposés, un bouillonnement et par là même une tension croissante de sentiments et d'idées, non point inconscients sans doute, mais auxquels nous ne voulions pas prendre garde.

Notons d'ailleurs que Bergson soulignera dans les Deux sources de la morale et de la religion qu'on convainc véritablement à être moral autrement que par des arguments tirés uniquement de l'intelligence : « Même si notre intelligence s'y rallie, nous n'y verrons jamais qu'une explication théoriquement préférable aux autres. »61 C'est donc dire qu'il

faut faire siens les changements qui s'opèrent dans notre mentalité et notre personnalité. Une fois qu'on les a intégrés véritablement, il n'y a pas lieu de séparer ces changements de nous-mêmes. De l'habitude au moi profond, il y a donc place à un jeu qui met en scène un moi clair, vu à travers le filtre du langage, juxtaposé en une série de qualités et de défauts et un moi plus evanescent, plus profond et plus uni.

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La liberté et les possibles

Cela dit, on n'aborde pas le problème de la liberté selon la question de savoir si un acte donné, avant d'être produit, peut être prévu. On a déjà répondu avec les présupposés d'une conception associationniste de la conscience, des motifs et des inclinaisons, mais pas dans les termes d'une action à faire et des choix possibles qui s'offrent à la personne. C'est ce genre de développement qu'il faut maintenant considérer. Il faut noter d'abord qu'on se place avant l'action et qu'on considère la démarche d'une conscience qui délibère de son choix. Se plaçant de ce point de vue, l'action sera possible avant d'être réel, et il s'agira pour la conscience de choisir l'action qui convient. La conception d'un possible préalable à Faction peut nous rappeler ce qu'on considère comme premier : un fait logique ou un fait brut. Dans l'ordre logique des choses, il est nécessaire qu'une action soit possible avant d'être réalisée, c'est évident : on ne réalise pas d'impossible. Du possible qui se veut simplement un « réalisable », on peut alors passer à un possible ayant plus de consistance. Ainsi, il faut faire attention à l'idée du possible qui finit par tout inclure, même ce qui n'existe pas encore. L'hélicoptère de Da Vinci comme possible pourrait bien « flotter » et attendre qu'un Da Vinci naisse et crée l'hélicoptère. C'est de cette façon que Bergson pourra en parodiant parler d'une véritable « armoire aux possibles » et que les réalisations effectives n'attendraient que leur moment pour sortir de l'armoire. Aussi, Bergson considère que le possible n'est que « le réel avec, en plus, un acte de l'esprit qui en rejette l'image dans le passé une fois qu'il s'est produit. »63 N'étant pas capable de prévoir

complètement le futur, une fois celui-ci réalisé, nous le surprenons à être déjà fini en tant que possible avant qu'il fût réalisé. Dans cette visée toute rétrospective des possibles, on se rend compte qu'on se place à la fin de l'histoire où il est facile de voir l'inévitable résultat, comme devant nécessairement arriver : du passé il est nécessaire, bien qu'on puisse le réinterpréter justement à la lumière d'une nouvelle « fin ». Cette conception cependant n'est pas contemporaine de Faction, elle ne regarde pas Faction sur le fait, ni l'acteur en train d'agir. Comme Jankélévitch le dit : « l'esprit attend que l'acte libre ait déroulé tous ses épisodes mentaux, au lieu d'en saisir sur le vif l'immanence concrète. » Les quatre causes aristotéliciennes expliquent Faction comme une fabrication, et comme toute

62 Ibid. p. 1340 63 Ibid. p. 1339

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fabrication, les éléments peuvent préexister à leur réalisation. Ainsi en est-il des causes matérielles, idéales, effectives et finales. Or, l'acte libre ne procède pas d'un simple assemblage d'éléments préexistants, et s'il en est, ces éléments, que l'on ne pourrait véritablement énumérer qu'après coup, n'en épuisent pas le sens qui vient s'ancrer dans toute une vie qui ne cesse d'évoluer.

La tendance à l'explication rétrospective vient du fait que nous parlons aisément des choses, et non des progrès . En chosifiant les différentes étapes d'un progrès, une fois celui-ci arrivé à terme (comment en parler lorsqu'il change encore?), nous pouvons alors plaquer des mots figés sur ce qu'on a, souvent à notre insu, fixé et réorganisé dans un ordre qui nous plaît. Jusque dans L'Evolution Créatrice, cette idée reste centrale : « Tout est obscur dans l'idée de création si l'on pense à des choses qui seraient créées et à une chose qui crée, comme on le fait d'habitude, comme l'entendement ne peut s'empêcher de le faire. » Une chose est déjà supposée statique, ce qui est lourd de conséquences. Il suffit de redonner au fait concret ce qui lui revient de droit, la mobilité toute vivante et individuelle. C'est ainsi qu'on se rendra compte, n'en déplaise à ce qu'on aime de géométrique, que la délibération vient souvent après la décision :

En nous interrogeant scrupuleusement nous-mêmes, nous verrons qu'il nous arrive de peser les motifs, de délibérer, alors que notre résolution est déjà prise. Une voix intérieure, à peine perceptive, murmure : Pourquoi cette délibération? tu en connais l'issue, tu sais ce que tu vas faire.67

L'ordre tout mécanique avec lequel on explique une action part des étapes « préliminaires » jusqu'à son développement final dans l'acte lui-même. Ainsi, on se représente l'hésitation

et la délibération comme première, puis vient la décision et finalement l'acte lui-même. Cette manière de comprendre le développement d'une action est digne d'une organisation toute bureaucratique et impersonnelle. Est-ce vraiment de cette façon que l'on « progresse » lors d'un acte libre authentique? Sentant au contraire qu'on peut agir, mais que l'on ne comprend pas pourquoi en des mots clairs puisque l'acte libre vient du moi profond, on peut alors, comme Jankélévitch le dit, nous jouer la « comédie » de l'hésitation qu'on fait

Jankélévitch. Op. cit. p. 78

65 Ibid. p. 119 66 Ibid. p. 705 67 Ibid. p. 104

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souvent malgré soi . De Lattre souligne de cette façon le retard de la connaissance de soi : « Faire et en faisant se faire : oui. mais on ne se connaît qu'après. Et l'on ne fait ce qu'on a fait de soi qu'en se risquant ou se haussant à faire ce qu'on ne savait pas que l'on réussirait. » Aussi, l'acte libre, s'il exprime l'individu dans sa totalité, n'en demeure pas pour autant une simple expression de ce qui en somme était déjà là. Il est bien question d'un pas original de plus pour la personne qui le crée. Décrire cette originalité, cette nouveauté nous est difficile et non sans raison : « En effet, l'acte libre, comme le moi profond dont il procède, est inexprimable; et il est inexprimable précisément parce qu'il est libre. »70 Poussé à l'extrême de la pénétration et de la profondeur de la durée, on

comprendrait cette affirmation. Néanmoins, tout comme pour l'échec du roman, on peut comprendre que cette limite annonce peut-être une nouvelle façon de connaître les choses de l'esprit, à savoir, l'intuition. Mais il est trop tôt pour parler déjà d'intuition, nous y reviendrons.

L'acte libre est justement un acte, une synthèse, un progrès qui fait advenir quelque chose qui n'existait pas encore, mais qui exprime le nouvel ensemble de la vie de l'individu. Voilà pourquoi il échappe à toute prévision. Même dans le cas où l'on admettrait qu'une personne, Pierre, puisse vivre de l'intérieur ' l'ensemble de la vie d'une autre, Paul, il faudra bien que Pierre réalise, aussi l'effort de faire un pas de plus dans l'acte libre de Paul. On a déjà dit que l'acte libre échappe à la prévision même de celui qui le fait. Aussi, prévoir un acte libre revient à faire cet acte lui-même par avance. De plus, comme Pierre doit devenir carrément Paul pour effectuer cette action, puisqu'elle s'appuie sur les mêmes vécus, on voit mal comment Pierre peut venir avant Paul. Mais la question était justement de prévoir l'acte libre et non de le réaliser : « Ici encore tout essai de

reconstruction d'un acte émanant de la volonté même vous conduit à la constatation pure et simple du fait accompli. » "

68 Jankélévitch. p. 79 69 De Lattre, op. cit. p. 50

70 Chevalier, Jacques, Bergson, librairie Pion, Paris, 1941, p. 124

71 II est nécessaire, comme nous l'avons vu que les vécus et expériences qui influencent l'individu soient

vécus de sa façon toute personnelle et individuelle sous peine d'en saisir que l'aspect superficiel des vécus devenus indifférents les uns aux autres.

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Conclusion et difficultés de l'Essai

Voilà l'essentiel de l'argumentaire de Bergson sur le déterminisme. Nous pouvons à présent examiner ce qu'on peut comprendre de l'acte libre suite à ces développements. Les deux caractéristiques de l'acte libre, à savoir l'acte comme une force ou un progrès et l'acte comme expression de l'individu sont tous deux nécessaires pour éviter d'une part un déterminisme du caractère et d'autre part un acte non relié à la personne. En mettant l'accent sur la durée, nous retrouvons au sein même de l'acte libre cette volonté de ne pas fixer le temps. L'acte libre lui-même, on pourrait le comprendre comme une discontinuité ou un changement radical. Cela, nous l'affirmons. Néanmoins, il faut se rappeler que la durée dépasse l'opposition entre une discontinuité toute figée et une continuité plate. Chacune des alternatives n'explique pas vraiment l'acte libre. D'une part, en comprenant l'acte libre seulement par sa discontinuité radicale, on finirait par tomber dans un certain arbitraire du choix qui n'a absolument pas de passé et qui finalement se résume à choisir pour choisir, une liberté d'être libre. L'absurde de ce choix et de cette liberté n'est pas très loin . De l'autre part, en mettant l'accent sur la continuité, on verra que l'acte libre est le prolongement tout conséquent d'une longue série d'événements ayant rapport avec la personne. Cette voie mène presque inévitablement au déterminisme de nos actions par rapport à notre vécu.

Si l'on suit Bergson, l'acte libre possède les deux caractéristiques, elle offre de la nouveauté, une certaine discontinuité, mais une discontinuité qui est en progrès, c'est-à-dire qui ne s'arrête pas devant sa différence, elle-même en constante réorganisation. C'est en arrêtant la discontinuité, en fixant son pouvoir de différence, que l'on finit par y voir des instants Tl et T2, avant et après et qu'entre les deux il n'y aurait aucun moyen terme possible, aucune transition. Il faut voir au contraire comment la transition est compatible avec la différence radicale et que l'un et l'autre, lorsqu'ils sont exaltés ne mènent qu'à des débats purement scolaires. Faut-il alors renoncer à véritablement parler d'acte libre, puisqu'on n'en parle qu'à travers un filtre qui tend à fixer ce qui est en mouvement? C'est une difficulté très importante qu'atteste Bergson en parlant ainsi de la liberté : « Bref, nous

7' La liberté pour les existentialistes ressemble étrangement ajustement l'absurde de choisir pour choisir, une

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sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l'expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu'on trouve entre l'œuvre et l'artiste. »75 II faudra, pour essayer de penser la liberté et la création, trouver

comment rapprocher «jusqu'à les faire coïncider ensemble l'attention qui se fixe et le temps qui fuit ». 76

Outre le langage, une autre difficulté qui se présente à nous, c'est le rôle de la matière. Comment comprendre qu'une durée interne puisse aboutir à des effets externes? La durée nous apparaît lorsqu'on cesse de se regarder vivre à travers le filtre de l'espace. Néanmoins, on peut se demander alors comment comprendre la partie externe si l'on veut de la création où il est bel et bien question d'une matière. En anticipant un peu, c'est le problème du dualisme de l'esprit et de la matière auquel il faudra s'attarder un peu.

Matière et Esprit, langage et vie

La réalité de la matière et de l'esprit a été pour Bergson le thème central de Matière et Mémoire et d'une certaine façon de l'Évolution Créatrice. Il n'est pas nécessaire pour notre sujet de rentrer dans les détails de ces deux vastes travaux qu'a entrepris Bergson et qui ont chacun leur propre problématique. Notre propos, c'est la création esthétique. Néanmoins, avec Y Essai, certaines questions sont encore laissées en suspens, des questions qui ont des répercussions sur notre conception de la création esthétique. D'ailleurs, chronologiquement, c'est seulement à partir de FÉvolution Créatrice que Bergson parlera véritablement de création. Commençons par Matière et Mémoire.

Quelle est la réalité de la matière? Et de l'espace qui nous détourne de la durée et de la création? On oppose de fait l'automatisme, qu'on associe à l'espace, à la création, bien qu'on puisse, comme on l'a déjà dit, utiliser des habitudes lors d'une création. La matière et l'espace semblent bien, malgré eux, avoir leur rôle à jouer dans la création. D'une certaine façon, l'Essai donne déjà certaines indications sur l'espace en ce qui nous concerne : c'est la forme que prend notre connaissance lorsqu'elle répond à un besoin pratique, celui de

74 Jankélévitch, p. 52. « Mais il n'y a pas à choisir, parce que la vie ne s'enferme pas dans les dilemmes

scolaires. »

75 Œuvres p. 113 76 Ibid. p. 1255

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vivre en utilisant le monde. La représentation intellectuelle du monde en termes statiques prépare d'une certaine façon notre action sur ce monde : « Notre représentation des choses naîtrait donc, en somme, de ce qu'elles viennent se réfléchir contre notre liberté. »77 Bref,

on séparerait le monde en concept selon ce qu'on veut en faire, l'habiter et le vivre. Mais la vie humaine n'est pas qu'une question de survie purement pragmatique, elle est aussi une durée, une mémoire. Par là nous retrouvons la gratuité de l'individuel qui se veut pour lui-même et non pour une question de survie. Aussi, en gardant en tête les deux directions : l'action et la mémoire, on pourra alors voir la gradation possible des fameux « plans de conscience » tournés davantage vers Faction ou vers la rêverie. On peut noter d'ailleurs que la mémoire, si dans VEssai, elle était principalement ce que l'espace nous masquait, dans notre moi profond, dans Matière et Mémoire, son statut est double : d'une part, elle réactive les souvenirs appropriés pour agir, mais d'autre part elle brouille notre vision en planquant sur notre perception une série d'attentes et de préjugés. La liberté se trouve en zone mitoyenne si l'on peut dire entre la perception et la mémoire, et quelquefois, c'est de la mémoire qu'il faut se libérer lorsqu'elle encombre notre perception de lourds préjugés. Loin d'être notre vie intérieure la plus profonde, une telle mémoire s'est solidifiée pour finir par ressembler davantage à ce moi parasite dont VEssai fait mention . Agir librement, c'est aussi voir librement, d'une vision neuve et tournée vers le futur. Mais il faut aller plus loin qu'entre cette amnésie d'un pragmatisme à courte vision et la rêverie la plus profonde et indistincte.

Déjà cependant, on peut tenter de comprendre la place de l'art dans cette théorie. L'art est détaché des exigences de survie, il se veut pour lui-même d'abord et avant tout. Aussi, l'art tend à nous montrer beaucoup plus de la réalité que l'on est habitué de voir, car c'est une vision pure et individuelle qui n'est pas filtrée par nos catégories répondant à un besoin pragmatique : « L'individualité des choses et des êtres nous échappe toutes les fois qu'il ne nous est pas matériellement utile de l'apercevoir. »79 Déjà Aristote a bien marqué

qu'il n'y a pas de science du particulier et que toute science traite de l'universel. Seulement

Œuvres, p. 187

78 Œuvres, p. 110 « Tel est cet ensemble de sentiments et d'idées qui nous viennent d'une éducation mal

comprise, celle qui s'adresse à la mémoire plutôt qu'au jugement. Il se forme ici, au sein même du moi fondamental, un moi parasite qui empiétera continuellement sur l'autre. »

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parler de l'individuel est déjà un problème! Il semblerait que tout l'effort de l'art serait de viser cet individuel, d'une vision neuve et immédiate. Nous reviendrons sur Fart, notamment avec le problème du langage auquel il est lié.

Avec l'Évolution Créatrice, Bergson élargit le problème de la durée, de la liberté et de la création à la vie elle-même. Commençons par noter la façon dont Bergson en arrive pour la première fois à la création avec un exemple artistique :

Le portrait achevé s'explique par la physionomie du modèle, par la nature de l'artiste, par les couleurs délayées sur la palette; mais, même avec la connaissance de ce qui l'explique, personne, pas même l'artiste, n'eût pu prévoir exactement ce que serait le portrait, car le prédire eût été le produire avant qu'il fût produit, hypothèse absurde qui se détruit elle-même. Ainsi pour les moments de notre vie, dont nous sommes les artisans. Chacun d'eux est une espèce de création.

On reconnaît ici l'essentiel de l'argumentaire sur le déterminisme, soit l'idée que la prévision complète d'une action, avec son lot de développement personnel, de rétroaction effective est impossible à réaliser puisqu'elle se résumerait à non pas voir ou calculer, mais faire par avance, pour que se joue effectivement le développement. Or, l'idée d'une prévision n'a de sens que si l'on ne se place pas dans Faction, mais dans la « vision ». Dès lors, une prévision complète et absolue est absurde, pour y arriver, il faudrait qu'on passe par l'action, ce qui abolit la vision. En élargissant la liberté au thème de la création, Bergson précise ici une idée qui sera reprise dans le caractère même de la vie, qui est, tout comme la liberté, une création d'imprévisible nouveauté. Avant d'arriver là, il reste qu'on explore tout d'abord, cette création singulière qu'est l'acte libre :

On a donc raison de dire que ce que nous faisons dépend de ce que nous sommes; mais il faut ajouter que nous sommes, dans une certaine mesure, ce que nous faisons

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nous-mêmes et que nous nous créons continuellement nous-mêmes.

L'acte libre est bien alors une création de soi par soi, dans la mesure où ce que l'on fait nous change aussi. Le primat n'est donc pas uniquement du côté de ce que nous sommes, qu'on suppose tout donné, mais aussi sur ce que l'on fait, ce qui est continuellement à faire, à infléchir, à mûrir d'une certaine façon. Cette action n'est pas toute puissante, cela se voit

80 Ibid. p. 500 81 Idem.

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