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Le critère central d'évaluation d'une œuvre esthétique selon Bergson reste la richesse de l'émotion, ou même de l'impulsion génératrice de l'œuvre. Si cela nous permet d'y voir un peu plus clair, il reste qu'il s'agit d'un commentaire très général, où les deux oppositions limites seraient d'une part, une œuvre perroquet et technique, qui ressemble plus à de la fabrication et d'autre part, une œuvre d'une richesse incroyable qui se veut le

122 Ibid. p. 405 123 Ibid. p. 453 124 Ibid. p. 455 125 Ibid. p. 481

prolongement même du courant de la vie, de la « marche à la création », où se trouve momentanément réalisé dans une joie divine la fonction de l'univers qui est « machine à faire des dieux. » Cet accent triomphal débordant a de quoi dérouter la plupart des autres théories esthétiques, qui sont beaucoup plus centrées sur l'art lui-même indépendamment d'une cosmologie de la vie ou de la création. Comme l'affirme Jacques Mercanton :

Et c'est là peut-être, c'est dans ce « tout se passe comme si la vie tendait à l'art » contenu dans l'élan vital, que réside en partie la difficulté qu'on éprouve à tirer de cette doctrine si complaisante pour Fart une véritable leçon. Comment dégager l'opération propre et mystérieuse de la création esthétique, d'un monde spirituel

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dont tous les effets semblent procéder de la même opération?

D'une certaine façon, c'est l'art qui fait la leçon chez Bergson à la biologie, à la psychologie et à la sociologie. Aussi, dans l'hymne à la création proposé par Bergson, on ne retrouve pas nécessairement une analyse structurante de l'art où l'accent est mis sur une distinction claire, voire pragmatique, entre l'art et autre chose. Les débats sur l'art abstrait et l'art figuratif ou sur les limites d'un art sans règles ni méthodes, comme le ready-

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made , n'ont pas alors été abordés de front par Bergson.

On se rappelle néanmoins qu'une œuvre qui ne donne que des sensations reste pauvre face à la richesse d'un Hamlet " , ou d'autres œuvres qui nous font oublier la matière pour ne voir que l'esprit. N'est-ce pas encore une fois le rôle de l'art? « Ainsi, qu'il soit peinture, sculpture, poésie et musique, Fart n'a d'autre objet que d'écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque de la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité

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même. » Bergson d'ailleurs tente de dépasser le débat du réalisme et de l'idéalisme de l'art de cette façon, car l'artiste, pour voir directement, il faut qu'il en voit un peu plus que ce qui est utile, bref qu'il ait une sorte de désintéressement rêveur qui nous offre le luxe de voir le mouvement pour lui-même. C'est ce qu'on associe à un certain idéalisme de l'art,

126 Œuvre, p. 1245

l27Mercanton, Jacques, La philosophie Bergsonienne et le problème de l'art, in Albert Béguin et Pierre

Thévenaz (ed) Henri Bergson, essais et témoignage, À la braconnière, Neufchâtel, 1941, p. 158

128 Soit le courant artistique qui trouve un objet de la vie courant et le déclare œuvre d'art, parfois avec une

toute petite retouche, et d'autre fois de façon mis tel quel.

12 « Si l'art qui ne donne que des sensations est un art inférieur, c'est que l'analyse ne démêle pas souvent

dans une sensation autre chose que cette sensation même. » Œuvres, p. 15

mais qu'au fond, il s'agit simplement d'un réalisme exacerbé. Bergson résume par la formule : « le réalisme est dans l'œuvre quand l'idéalisme est dans l'âme. »131 Cette réalité

qu'on expose n'est-elle pas par excellence l'émotion centrale de l'œuvre? Il faut avouer qu'entre une simple quête de l'extérieur qu'on débarrasse de tout voile et entre un approfondissement de l'intérieur, il y a une sorte de différence. Quelle est cette « vision directe » de l'art? Est-ce nous-mêmes ou l'extérieur? En fait, il faut voir qu'une vision d'artiste, comme elle est désintéressée et qu'elle se passe de médiation, nous place à la fois dans un contact aigu avec l'externe, mais aussi avec nous-mêmes. Le peintre par exemple pourra alors nous faire voir quelque chose qu'on n'a pas pris le temps de voir, d'où son réalisme, mais en même temps, il nous le fera voir avec ses tripes, avec ses états d'âme qui sont reliés avec cette vision. L'intuition artistique est alors ce tour de force qui peut aussi bien nous faire vivre l'intérieur de l'extérieur que l'intérieur de l'intérieur. Aussi, la vie intérieure de l'extérieur est aussi émotion, celle d'un tel paysage à tel moment ou celle qui les relie dans un état d'âme particulier, celui-là même qui fait le pont, la coïncidence des couleurs et des formes avec un mouvement qui nous est propre.

On peut se demander d'ailleurs s'il existe vraiment ces deux sortes d'artistes ou leur opposition est appelée à être dépassée avec les développements de / Évolution Créatrice et ceux des Deux Sources. Si l'artiste peut nous paraître comme un traducteur de l'inaperçu

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dans la nature , il n'en reste pas moins un créateur, qui réalise un inédit. La nature elle- même, si on la considère à travers le mouvement de l'élan vital et celui de son interruption, participe à ce mouvement vers la création. Bref, si l'on suit cette idée, c'est que la nature elle-même ne demande au final qu'à être rehaussée au même niveau que celui où se place l'artiste. On dépasse par là, la nature « naturée », pour retrouver l'élan de la nature « naturante », c'est-à-dire celle qui est conscience ou même supraconscience. bref, celle qui participe à l'émotion. Bergson en ce sens rejoint Rousseau, non seulement pour l'emphase mise sur les sentiments, mais aussi pour l'aspect positif de la nature elle-même. Autrement dit, la véritable nature est une marche vers la création, tout comme nous, et si on dépasse la nature dans la création artistique, en fait on en prolonge le mouvement. Aussi, il n'y pas de réelle contradiction entre un centralisme spirituel et une certaine visée de toucher du doigt

131

« Et il réalisera la plus haute ambition de l'art, qui est ici de nous révéler la nature. » Œuvres p. 461

1,1 Idem

la nature elle-même qui est « artiste à sa manière » . Jankélévitch nous résume ce centralisme spirituel de l'artiste :

L'inspiration de l'artiste dirais-je, est le comble du centralisme spirituel, puisqu'elle implique l'idée d'un foyer interne plus riche, plus fécond et plus intense que la nature elle-même : ce ne sont pas les choses qui sont suggestives, c'est-à-dire qui nous apportent - suggère - leur beauté, c'est le moi qui les rends expressives et importe en elles sa propre jeunesse. »' 4

Qu'on apporte notre jeunesse en toute matière, il reste que c'est cette même matière qui est l'obstacle et qu'il faut briser. Ainsi, bien que l'art puisse trouver s'attacher à n'importe quel objet, plus cet objet est si l'on peut dire matériel et inerte, plus il sera difficile de le voir avec des yeux d'esprit.

Qu'est-ce à dire? Après avoir dépassé l'opposition, on revient dessus? Qu'une personne soit fascinée par les roches, par les montagnes , les paysages, bref, par la diversité du monde soit. Mais plus l'objet de l'artiste est si l'on veut, la « vie » intérieure de choses qui sont statiques et sans vie, plus il devra leur accorder une vie par procuration, plus son effort sera de faire accueillir le mouvement à ce qui autrement ne bouge pas, mais qui dans un monde complètement créateur pourrait bouger, bref pour y retrouver l'impulsion cachée qui s'est défaite pour le moment. Au « réalisme » du peintre de tout à l'heure doit s'ajouter un mouvement intérieur qui vient de l'artiste, généralement celui associé à la vision plus pure du peintre. Inversement, on n'a pas besoin de « ressusciter » quelque chose qui est déjà mouvement et vie si l'on se prend nous-mêmes comme objet. Il suffirait alors d'en imaginer une suite qui prend une direction donnée selon les circonstances. Aussi, pour Bergson, le poète n'a pas besoin ou très peu de regarder à l'extérieur de lui : « C'est se méprendre étrangement sur le rôle de l'imagination poétique que de croire qu'elle compose ses héros avec des morceaux empruntés à droite et à gauche autour d'elle, comme pour coudre un habit d'Arlequin. »136 L'imagination poétique n'en a

pas de besoin, puisqu'il y a un individu d'admirablement vivant, l'artiste même, et qui

1 Œuvres p. 13 134 Jankélévitch, p. 154

' " Bergson décrit d'ailleurs dans les Deux sources l'exemple de l'émotion suscitée par la montagne que Rousseau a exprimée et d'une certaine façon créée, rendue courante. Les sensations associées à la montagne ont été le canalisateur de l'émotion de Rousseau. Œuvres, p. 1009-1010

n'attend qu'une poussée de plus pour devenir ce qu'il aurait pu devenir si l'on met de l'emphase sur tel ou tel germe qui est en lui. Qu'une certaine connaissance du monde rentre en ligne de compte dans la création poétique ou littéraire, soit, mais ce n'est là que des outils de plus qui sont au mieux complémentaires. Est-il étonnant aussi qu'on ne fasse pas ou très peu de poèmes sur les techniques de management ou sur la logique de code binaire? Si Fart en général vise l'individualité des choses, et peut-être par excellence la nôtre, les généralités sèches et techniques d'une intelligence n'en seront pas alors le moteur, sauf pour en rire, ou pour servir de contre-exemple à la vie. C'est ce que Jankélévitch affirme de manière peut-être un peu provocatrice :

Ce serait pourtant une erreur de croire que toutes ces intuitions sont égales en dignité. La seule qui puisse vaincre la mort, la seule qui permette à la vie de s'épanouir est l'intuition de l'esprit pur. [...] Elle dédaigne l'ingéniosité pitoyable d'une intuition qui dépense toute son adresse à se faire accueillir par la matière. Elle n'a plus à doser laborieusement son contenu propre pour coïncider avec des réalités diversement équivoques et inégalement impures.137

Bergson reste fidèle au mouvement intérieur qui est son point de départ et d'une certaine façon son point d'arrivée. Aussi, l'art selon Bergson reste centré sur l'émotion, sur le fait indéniable de la durée qui caractérise l'essentiel de nos vécus. La « réalité » qu'on retrouve dans l'art et qui nous est d'ordinairement opaque est donc souvent bien plus la nôtre, celle qui est de part en part vie, mouvement, émotion, bien qu'on puisse par un heureux ou peut- être difficile détour la voir en plus dans un inaperçu de la nature extérieure. De la dignité des divers arts se trouve alors un autre critère : c'est la pauvreté de la matière et du médium. C'est si l'on veut le penchant inverse de la thèse de l'art comme esprit, qui brise la matière pour lui communiquer le mouvement et l'émotion. Il serait peut-être présomptueux d'en faire un critère hiérarchique entre les arts comme le suggérait Jankélévitch. Simplement, il s'agit peut-être d'une difficulté de plus pour l'artiste qui travaille avec un lourd fardeau de matière, qui ne vit que par emprunt et qui se ressent quelquefois par une difficulté correspondante d'accessibilité. On peut penser ici à l'art abstrait ou contemporain qui nous met face à d'autant d'objets hétéroclites et déroutants, mais avec lesquels il faut énormément faire d'efforts pour sympathiser avec le mouvement de l'artiste, tandis qu'un Roméo et Juliette de Shakespeare peut très bien se passer de légende explicative, tant le

thème est proche et connu de tous. Aussi, il y aurait beaucoup plus une facilité artistique de certains sujets ou si l'on veut, des thèmes typiquement artistiques qui sont ceux qui ont le plus d'affinité avec la vie.