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La peinture et le dessin utilisent tous deux la forme, et dans le cas de la peinture les couleurs. Nous nous retrouvons alors avec un médium statique, il n'est pas en mouvement. Certes, devant une peinture ou un dessin nous pouvons recréer le mouvement, à travers une sorte de fil conducteur que l'artiste met dans son œuvre, qui oriente notre regard d'une certaine façon et qui suggère une sorte de dynamisme latent. Aussi, le médium n'est pas en mouvement, c'est le spectateur qui le crée, en suivant les liens et les oppositions de formes et de couleurs. Quelquefois, le regard fera ce fil conducteur, ce qui est très communicatif pour montrer le personnage. Il est des regards, des expressions qui ont su rendre des peintures célèbres. N'est-ce pas l'expression du visage qui est capable de montrer toute la richesse des personnalités différentes, dans des contextes tout aussi variés? Lévinas a d'ailleurs développé toute une éthique reliée au visage en tant qu'il exprime une interdiction de tuer. Aussi, en peinture ou en dessin, un des éléments forts que l'artiste utilise pour communiquer une émotion est le visage. Bien sûr, ce n'est pas le seul élément, et d'autres œuvres vont davantage rechercher un effet par la mise en scène, et la diversité des personnages et objets présents. Davantage qu'un portrait, on voit alors quelque chose comme une ambiance, où est représenté un moment bien particulier pour les personnages, où ceux-ci sont alors pris dans un milieu, et dont on peut sentir l'interaction avec les personnages. Finalement, on peut se passer de personnage dans une peinture ou un dessin de paysage, ou à travers l'art abstrait où les formes et les couleurs sont voulues pour elles- mêmes, sans aucun souci de représentation. Excepté l'art abstrait, on remarque que la peinture ou le dessin se sert plus souvent de modèle, ce qui suggère une plus large place à

l'imitation z Certes, il n'est pas question d'une imitation servile et idiote, mais d'une imitation créative qui tente de nous donner une certaine impression de réalité. « Exercer le bon jugement de l'oeil », disait Ravaisson? Le peintre ou le dessinateur est quelquefois un naturaliste qui aime apprendre le nom et la forme des plantes qu'il dessine, presque parfois un anatomiste, comme chez Da Vinci. Le développement des deux ne s'est-il pas produit en même temps? Bien sûr la peinture et le dessin existaient bien avant la Renaissance, mais il faut garder en tête que la perspective et le début d'une étude de la nature plus soucieuse des détails fut un grand progrès pour la peinture et le dessin, ce qui permit à bon nombre de peintres de donner à leur œuvre, une suggestion de la réalité qui peut être parfois saisissante. L'émotion qui transparaît dans une œuvre n'est cependant pas toujours à travers un réalisme. Si cela n'empêche pas de communiquer des émotions, il faut avouer qu'une certaine figuration rend la peinture et le dessin plus près de nous, plus proche de ce qu'on peut sympathiser. La vie est sympathique à la vie, c'est là un peu ce qu'on disait par rapport à certains sujets plus facilement artistiques que d'autres. C'est dans cet ordre de pensée que l'on pourrait souligner la critique d'un certain courant en peinture principalement, où l'on se laisse finalement aller à une sorte d'orgie du non-contrôle, si bien qu'on ne présente plus ce concentré de richesse qu'on retrouve dans une intuition :

aucune combinaison de taches et d'arabesques, n'approche de loin le pouvoir émotif d'une œuvre de Rembrandt ou de Corot. Il y doit y avoir à cette faiblesse quelque raison. Ne serait-ce pas que, malgré la profusion des arrangements employés, la peinture décorative reste pauvre, en regard d'un art qui ajoute aux éléments abstraits la diversité infinie qu'il va chercher dans la nature vivante? La simplification des modernes est fausse, la plupart du temps, car elle ne va pas dans le sens de la vie. Elle appauvrit et humilie les formes, en les faisant descendre de l'humain au

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minéral, et de la nature à l'algèbre.

C'est là Fart bottine si l'on veut, qui veut tellement la nouveauté qu'il en a rejeté tout ce qui n'est pas innovateur tant dans les moyens que dans les thèmes, passant alors de mode

l8?« Mais nulle part la fonction de l'artiste ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la plus

large place à l'imitation, je veux dire la peinture. » Œuvres, p. 1371

6 Raymond Christoflour, Conception mystique de l'art, in Albert Béguin et Pierre Thévenaz (ed) Henri

Bergson, essais et témoignage, À la braconnière. Neufchâtel, 1941. p. 175

187 Finkielkraut souligne que le postmoderniste pourrait bien endosser la phrase : « Une paire de botte vaut

Shakespeare. », dans le sens qu'on prône alors une sorte d'égalité des thèmes, même les plus médiocres et ordinaires, ceux qui sont complètement vidés d'émotions, qui dit-il : « au moins, ne mentent pas: elles se donnent d'emblée pour ce qu'elles sont : de modestes émanations d'une culture particulière - au lieu, comme les chefs-d'œuvre officiels, de dissimuler pieusement leurs origines et de contraindre tous les hommes au

en mode et de sujet en sujet, peut importe leur réelle valeur. On se rappelle pourtant qu'il y a des thèmes inépuisables en quelque sorte, tel l'amour, bien qu'il puisse apparaître sous un nouvel angle, à travers les époques. Si l'art se met à vanter la matière, les artefacts de la vie courante, l'ordinaire et l'habituel en quelque sorte sans le rehausser à quelque chose d'autre, alors nous sommes tous artistes lorsque nous écrivons des mots, lorsque nous appliquons de la peinture sur une toile, même pourquoi pas lorsque nous attachons nos lacets! C'est se moquer bien sûr de la création artistique et se donner un prétexte pour ne pas faire d'effort visant à transmettre une émotion nouvelle et brûlante, telle que nous l'avons précédemment décrit. Ce courant se manifeste certes dans d'autres formes d'art, néanmoins en peinture, il est assez frappant. Il serait pourtant présomptueux de condamner en bloc toute forme de peinture abstraite, simplement, nous avons ici au moins une sorte de réserve, lorsqu'on considère l'humiliation de la vie et de l'esprit dans lequel nous place quelquefois l'art abstrait.

Voilà donc l'essentiel pour la peinture et le dessin par rapport à l'art abstrait et l'art figuratif. Certes, on se rappelle que la peinture et le dessin sont au cœur du problème du réalisme et de l'idéalisme en art, que nous avons déjà développés. La tâche de « révéler la nature »188 se voit plus en peinture que dans d'autres arts, visiblement plus préoccupés

d'états d'âme que de la nature. Cependant, de la nature aux états d'âme, s'il y a une séparation, elle n'est pas aussi irréductible qu'on le croit, le peintre étant capable de voir un petit quelque chose d'inaperçu certes dans la nature, mais qui le touche profondément et dès lors, qui sympathise avec ses états d'âme. Ce qu'on peut apprendre de ces développements, c'est que la « révélation » de la nature est spirituelle et qu'il n'y a pas lieu, en peinture comme ailleurs, de faire de l'art un mouvement purement matériel aussi brut que les médiums utilisés et qui n'a pas d'autre but que de nous montrer de simples sensations, ce qui est, on se rappelle, ce que Bergson considère comme un art inférieur. À quoi sert de faire de Fart si ce n'est pas pour nous faire vivre une émotion nouvelle et unique? Passons maintenant à la sculpture, dont le médium sort de la représentation en deux dimensions pour apparaître dans l'espace où l'on se place dans la vie courante.

respect. » comme s'il y avait justement mensonge à viser une culture plus grande, voire pourquoi pas, à la créer. Finkielkraut. Alain, La défaite de la pensée. Folio Essais, 1989, p. 151

La sculpture

Tout comme pour la peinture et le dessin, il y a dans la sculpture une forte présence d'imitation, d'un certain réalisme si l'on peut dire lorsqu'on fait une sculpture d'un vivant. Le détail si minutieux qu'on accorde à l'anatomie des sculptures grecques notamment, nous montre le souci propre d'une imitation fidèle. Certes, il y a chez les Grecs tout un cadre des canons de beautés, de proportion et ainsi de suite. Il faut cependant avouer qu'il ne s'agit pas d'un cadre qui appauvrit, et que si l'on idéalise par là le corps humain, on le fait dans un idéal de perfection vivante, ce que pourraient représenter fidèlement les dieux finalement. Un dieu grec, dans toute sa puissance et sa majesté est bien un super vivant en quelque sorte : jamais on ne songerait à le rabaisser à de l'inerte. Pourtant, en même temps, la sculpture nous montre quelque chose de solide et statique, par sa matière, ce qui suggère presque l'éternité. Bergson décrit ce sentiment :

Si les œuvres de la statuaire antique expriment des émotions légères, qui les effleurent à peine comme un souffle, en revanche la pâle immobilité de la pierre donne au sentiment exprimé, au mouvement commencé, je ne sais quoi de définitif et d'éternel, où notre pensée s'absorbe et où notre volonté se perd.

Une émotion donc, un mouvement commencé du côté de la vie, mais figé par son médium, pris en instantané, conservé pour toujours, du moins selon ce qui est suggéré. Certes, la peinture et le dessin aussi font cette prise de vue, cet instantané, mais il s'agit d'une sorte d'illusion mise sur une toile, auquel peut participer la couleur et des effets de perspective, qui rendent notre vision de la scène fixée à un seul point de vue, chose que Vélasquez dans les Ménines s'amuse à suggérer l'éclatement par des jeux de miroirs. La sculpture au contraire n'a pas besoin de ce genre d'illusion et d'effet, elle nous montre le mouvement commencé en trois dimensions, comme si l'on y était. Voilà peut-être pourquoi l'effet de fixité y est plus fort, par contraste, on peut faire le tour de la statue qui adopte toujours la même posture, comme si l'on pouvait assister à un moment caractéristique du personnage, où il s'y trouve complètement. Aussi, l'illusion n'est plus dans la scène et le point de vue. elle est dans le sujet seulement « où notre pensée s'y absorbe », le point de vue devenant libre au gré du spectateur. On peut souligner la très forte comparaison de Proust d'un mort récent avec une statue, là le corps de la personne semble, une fois la personne morte, la

contenir complètement, comme si elle s'y était par là achevée. Voilà peut-être ce qu'il y a d'absorbant dans une statue, on semble loin de la fuyante suggestion d'une musique, quoique concentrée. La sculpture donne beaucoup plus un effet d'achèvement, quand bien même on représenterait un homme sur le point de faire quelque chose, comme un lanceur de disque, il semblera autant tendre à l'action que d'être pris à l'étape où il se trouve, selon qu'on se laisse aller au mouvement commencé ou à sa fixation qui en fait toute la force.

Il peut être étonnant que Bergson ait admiré la sculpture de cette façon, tant justement elle exprime la vie, mais en la figeant. N'est-ce pas là un art « spatial » pour ainsi

dire? Il faut creuser plus loin, et ne pas céder à la tentation d'y voir un relent de l'intelligence spatiale et technique en art. L'effet de fixité joue un rôle analogue au rythme, dans le sens qu'il oriente notre attention et qu'il l'absorbe, comme on disait justement. Rythmer une mélodie, c'est orienter nos sentiments et nos idées autour de points centraux et répétitifs. Dans les deux cas, par la fixité ou la reprise, on se retrouve en quelque sorte en état de docilité où l'on peut alors sympathiser avec l'œuvre. Aussi, la fixité de la sculpture et d'une certaine façon de la peinture et du dessin, sert de moyen pour hypnotiser, pour amener le spectateur vers l'émotion pourtant si « légère » que l'on peut retrouver dans l'œuvre. Une émotion, cela le dit, c'est une certaine « motion », un mouvement. Aussi, par quel miracle une statue communique-t-elle une émotion? Physiquement, le corps, la posture exprime quelque chose. On sait déjà par la posture, par le langage non verbal, quel mouvement presque naturel y semble relié, quelle attitude elle semble souligner. Même si Rodin n'avait pas nommé son « penseur », on aurait quand même pu deviner qu'il s'agit d'une sculpture d'une personne en réflexion.

Certes, la sculpture encore une fois n'est pas uniquement représentative, on peut en inventer des formes. Notons cependant qu'on y retrouve souvent quelque chose comme une posture, qui suggère une attitude plus ou moins mise en évidence. On peut maintenant alors passer brièvement à l'architecture.

190 « Elle avait rappelé à soi tout ce qui d'elle était au dehors: elle s'était réfugiée, enclose, résumée, dans son

corps. En la tenant sous mon regard, dans mes mains, j'avais cette impression de la posséder tout entière que je n'avais pas quand elle était réveillée »

L'architecture

L'architecture est un art grandiose certes, qui partage l'effet de fixité avec la sculpture, quoique d'une autre façon. Les proportions gigantesques de l'architecture font en sorte qu'on ne peut en faire rapidement le tour. Aussi, voilà pourquoi la symétrie et la répétition des formes peuvent jouer un rôle important :

On retrouverait en architecture, au sein même de cette immobilité saisissante, certains effets analogues à ceux du rythme. La symétrie des formes, la répétition indéfinie du même motif architectural, font que notre faculté de percevoir oscille du même au même, et se déshabitue de ces changements incessants qui, dans la vie journalière, nous ramènent sans cesse à la conscience de notre personnalité :

l'indication, même légère, suffira alors à remplir de cette idée notre âme entière.191

On n'y retrouve pas nécessairement un rythme à proprement parler, mais au fond c'est simplement sur un autre niveau : par les répétitions des formes et la symétrie, on retrouve le rythme, mais à travers le spectateur, qui suit du regard les motifs architecturaux, selon des sortes de « lignes de fuite » servant de guide. Le lieu des monuments d'architecture se retrouve alors au milieu de renvois multiples, à différents appels venant des autres parties, comme si l'on assistait alors à une conversation, les différentes parties s'y intégrant les unes aux autres tout en y marquant quelques fois les particularités de certaines. On voit souvent une série de statues sur les monuments qui sortent de la répétition pour caractériser en quelque sorte ce pan de mur, mais qui en même temps s'y intègre par la symétrie des dispositions. Quelques fois même, ces statues ou motifs forment alors une progression, souvent historique, que ce soit à travers des événements individuels ou sociaux. Avant l'imprimerie, l'architecture servait d'art riche en mémoire collective , ce qu'elle fait encore dans une certaine mesure, notons bien, si l'on songe à toutes les plaques commémoratives qui ont donné lieu à un monument. Proust nous a, pour sa part, servi de l'image de l'église de Combray « un édifice occupant, si l'on peut dire, un espace à quatre dimensions - la quatrième étant celle du Temps - déployant à travers les siècles son vaisseau » . Avec ces remarques, et aussi simplement à travers ses proportions, on dira

191 Œuvres, p. 14

192 Victor Hugo faisait d'ailleurs dans Notre-Dame de Paris une longue réflexion sur la prédominance du livre

sur l'architecture à partir de l'imprimerie qu'il résume dans une phrase choc : « Le livre tuera l'édifice » Livre V chapitre 2

que l'architecture est un art plus près d'un peuple ou d'une communauté que d'une personne, voilà pourquoi on y retrouve souvent une présence particulière de l'histoire. Tocqueville faisait remarquer que les États-Unis manifestaient en même temps une grandeur nationale dans l'art et une certaine petitesse dans l'art plus individuel particulièrement dans le cas de l'architecture et des monuments . C'est donc dire que l'architecture est si l'on veut l'art d'un plus grand nombre, et que par là il exprime souvent quelque chose qui relie les personnes, les communautés et les peuples à travers toute la sphère du politique notamment. Dans la même lignée, on retrouve alors beaucoup de monuments religieux, qui manifestent alors l'esprit d'une religion, son histoire et ses croyances. Est-ce que cela veut dire que le maître architecte est moins personnel dans son art? Pas nécessairement, le génie d'un architecte est de traduire à sa façon l'esprit d'un peuple, d'une religion et ainsi de suite, bien que l'acte de créer en architecture soit plus social et qu'il se prête alors à des contraintes parfois importantes, ne serait-ce qu'une question d'espace, de fonctionnalité ou de moyen. D'ailleurs, l'architecture moderne a développé parallèlement à l'architecture artistique, une architecture technique, où le côté artistique a été pratiquement remplacé par l'aspect fonctionnel pour les édifices communs. Il faut avouer que le nouvel architecte est souvent davantage un technicien qu'un artiste, et les défis y sont plus technologiques et pratiques. N'empêche, il y a de quoi s'étonner des grands projets modernes de Dubaï pour ne mentionner que ceux-là, de véritables prouesses techniques où l'aspect esthétique n'est pas non plus entièrement laissé pour compte, bien qu'il soit passablement secondaire.

194 Tocqueville. Alexi de, De la démocratie en Amérique, Tome 2, Première partie. Chapitre XII, « Pourquoi

les Américains élèvent en même temps de si petits et de si grands monuments », Folio Histoire, Galimard, pp- 79-81

La création esthétique fut abordée dans ce travail en commençant du général au particulier. Il est certain qu'on ne résumera pas ici l'ensemble considérable de nuances et de détails à propos d'un thème aussi vaste. Comme notre point de départ est le concept de création chez Bergson, on peut par contre montrer l'orientation théorique privilégiée par notre démarche, dans la continuité de celle de Bergson.

Essentiellement, la création esthétique est d'abord et avant tout, un acte libre. Si l'on considère les qualités et les caractéristiques qui peuvent rendre justice à l'acte libre bergsonien, on les retrouve par excellence dans l'acte créateur en art. Chez Bergson, on peut considérer l'action à travers deux directions, la première étant les mécanismes, l'inconscience et les habitudes, la deuxième étant les actions pour lesquelles on s'investit, consciemment, personnellement et avec une forte intensité. On oppose alors la création à l'automatisme, l'acte libre à l'habitude. La création esthétique manifeste justement la deuxième direction de l'action, celle qui est personnelle, vivante et dynamique. Un art automatique est une sorte de contradiction dans les termes, tout au plus, cela peut être une technique, une procédure particulière qui pourrait se faire par quelqu'un de froid et