• Aucun résultat trouvé

Une traînée de feu disons-nous? Bien sûr. La création ne se fait pas sans émotion, une émotion féconde et créatrice que l'on retrouve chez l'artiste, chez l'inventeur, chez le

105 Œuvres, p. 833 106 Œuvres p. 1120

107 John Stuart Mill, La liberté. Folio Essais, Gallimard, 1990, 242 pp. 108 Mélange, PUF, Paris, 1972, p. 811-813

héros. Bergson fait la différence entre deux sortes d'émotions, l'une infra-intellectuelle, l'autre supra-intellectuelle. La première est celle des psychologues, c'est une émotion reliée de près à un objet ou une représentation. Selon l'expression de Bergson, on serait plus dans une «agitation de la surface»11 , car l'émotion est très connexe à l'action immédiate

découlant de la situation ou d'un objet. Comme elle se rapproche plus d'un réflexe, cette émotion n'est nullement créatrice, génératrice de pensées. Une émotion supra-intellectuelle est très différente. On peut la comparer à un « soulèvement des profondeurs », ce qui n'est pas sans rappeler la révolte qu'on peut se faire à la suite d'une inaction, d'une mollesse de caractère lors de circonstance grave, tel que décrit dans Y Essai"'. Ici, cependant, on n'est pas nécessairement dans une révolte, mais certainement dans quelque chose de plus relié à la mémoire, de plus connecté avec le reste de la vie (on dirait plus intense), comme un filigrane entre des idées, non pas causé par ces idées, mais bien soulevé par elles, grosse d'un développement subséquent. Dans les mots de Bergson :

C'est elle [l'émotion supra-intellectuelle] qui pousse l'intelligence en avant, malgré les obstacles. C'est elle surtout qui vivifie, ou plutôt qui vitalise, les éléments intellectuels avec lesquels elle fera corps, ramasse à tout moment ce qui pourra s'organiser avec eux, et obtient finalement de l'énoncé du problème qu'il s'épanouisse en solution.

C'est donc dans ce brûlement si profond et si ancré, qui n'est nullement une agitation de surface liée à un objet ou un autre que l'homme y trouve le point de départ d'une volonté créatrice. Ce moteur et ce ressort qui nous propulse, c'est une émotion neuve et vivante, c'est l'inspiration à son meilleur. Pour créer, il faut le vouloir, rien n'est plus évident. Qu'une personne soit merveilleusement douée, si elle n'a pas une quelconque flamme intérieure, une passion à communiquer, son talent risque grandement de tomber en inertie. « Le plus grand péché, en art. c'est cette sécheresse du cœur, l'impuissance de celui qui

1 1 ~K

s'admire et à qui. parce qu'il se regarde créer, est refusé le don de création. » Un individu d'une intelligence supérieure peut très bien être à l'aise dans la répétition et dans la routine.

""Œuvres, p. 1011.

'" Œuvres p. 112 « C'est le moi d'en bas qui remonte à la surface. C'est la croûte extérieure qui éclate, cédant à une irrésistible poussée. II s'opérait donc, dans les profondeurs de ce moi. et au-dessous de ces arguments très raisonnablement juxtaposés, un bouillonnement et par là même une tension croissante de sentiments et d'idées, non point inconscients sans doute, mais auxquels nous ne voulions pas prendre garde.

si par ailleurs les fumées éléates d'un Zenon n'en font pas un éternel sceptique au sens propre du mot, c'est-à-dire un éternel spectateur qui n'en finit plus de regarder et de douter. « On ne sait que répondre, mais on marche », disait Joseph de Maistre, repris par Jankélévitch"4, une formule qui rappelle Diogène qui pour répondre à Zenon et à sa thèse

de l'impossibilité du mouvement quitta simplement la salle. On peut néanmoins en parler, tant que la parole ne remplace pas la primauté de Faction.

Supposons que l'individu de tout à l'heure soit artiste malgré tout, ce sera un interprète fidèle, un technicien hors pair qui travaille à froid en répétant les multiples recettes toutes faites qui ne demandent qu'un nouvel assemblage, un conservateur peut-être un peu mieux adapté au goût du jour, mais qu'on oubliera bien vite. L'artiste ingénieux au contraire part d'un centre vivant qui ressemble à une intuition et il travaille à faire briller cette intuition en mots, en coups de pinceau, en notes. Il faut tordre la matière, la forcer, la rendre suffisamment souple pour qu'elle devienne spirituelle, bref, il faut la vaincre. Il faut la vaincre, car une œuvre réussie n'est pas de la peinture sur un tableau, ce n'est pas une suite de mots ou de notes, c'est ce petit quelque chose d'individuel et d'indescriptible qui est derrière et qui est la clé de ce qu'on voit, de ce qu'on entend. C'est pratiquement dans ces mots que Léonard de Vinci parle de la peinture et du dessin : « Le secret de l'art de dessiner est de découvrir dans chaque objet la manière particulière dont se dirige à travers toute son étendue, telle qu'une vague centrale se déploie en vagues superficielles, une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur. » Cette « ligne flexueuse » n'est aucune de celle du tableau, pourtant tout dans le tableau nous y amène, nous la suggère. Qu'il faut forcer la matière certes, mais c'est pour nous la faire oublier, pour qu'on y voie nécessairement quelque chose qui vient d'un mouvement, de l'esprit!

Au tout début de l'Essai, Bergson affirmait qu'une émotion esthétique se distingue d'une autre émotion par le simple fait de sa suggestion plutôt que par une sorte de causalité."6 On suggère dans l'art, car dans la suggestion il y a ce mouvement essentiel qui

est d'amener, d'hypnotiser par des rythmes, des formes et des contrastes, bref de préparer

Christoflour, Raymond, Conception mystique de l'art dans Henri Bergson Essais et Témoignages. À la baconnière neufchatel, 1941, p. 171

"4 Jankélévitch, p. 35

une intuition, un contact direct qui se passe de l'analyse. Le « laisser vivre » de la durée se transforme alors en un « faire vivre » de l'émotion centrale de l'œuvre. Le pouvoir suggestif de la musique par exemple est très fort, il nous amène vers elle si facilement :

Il nous semble, pendant que nous écoutons, que nous ne pourrions pas vouloir autre chose que ce que la musique nous suggère, et que c'est bien ainsi que nous agirions naturellement, nécessairement, si nous ne nous reposions d'agir en écoutant. Que la musique exprime la joie, la tristesse, la pitié, la sympathie, nous sommes à chaque instant ce qu'elle exprime.

Que la suggestion nous absorbe complètement ou qu'elle détourne très peu notre attention, ce n'est pas nécessairement ce qui fait toute la force d'une œuvre, bien que quelquefois cela y participe, comme on Fa déjà dit puisque l'œuvre peut alors plus facilement rayonner dans toute la société. L'essentiel de ce qu'on apprécie dans l'art, c'est la richesse de l'émotion qui y est véhiculée. Aussi, on peut admettre qu'un grand art peut parfois gagner en profondeur ce qu'il perd en hypnotiseur, et que le public s'il veut vivre l'émotion esthétique riche et profonde doit participer en plus grande partie à l'effort d'intuition.

Inversement, un artiste hypnotiseur pourrait profiter de son pouvoir pour insérer de force, à coup de répétition lancinante son art. C'est dans la musique que cela se voit le plus cette musique qui d'ailleurs est devenue omniprésente, lorsque des artistes répètent leur refrain de nombreuses fois pour qu'on ait de la difficulté à ne plus s'en souvenir, et c'est peut-être là le drame, de se le fredonner encore et encore. Au-delà du pouvoir positif d'hypotiseur, celle qui nous amène vers une richesse incroyable, il y a aussi un effet pervers associé à ce pouvoir, plus près d'une sorte de propagande. Ce phénomène est si courant qu'un scientifique allemand l'a baptisé « Ohrwum » ou « Earworm » en anglais. Les artistes qui utilisent consciemment une répétition de ce genre pour simplement qu'on ne les oublie pas font office de publicitaire et leur art en souffre sûrement puisqu'il est triché et qu'ils cherchent toujours des raccourcis ou des moyens de couper court. Les bonnes œuvres artistiques n'ont pas besoin d'imposer leur présence. Tout comme les héros, ils appellent par leur grandeur à une grandeur correspondante, comme s'ils invitaient à s'élever en même temps que soi. C'est l'essentiel de l'aspiration, ce mouvement qui invite et qui tend vers le

116 Ibid. p. 15 117 Œuvres, p. 1008

meilleur. Mais l'aspiration elle-même, si elle peut faire des miracles, si elle peut convertir n'est pas à l'abri d'une solidification au fur et à mesure qu'elle rayonne dans la société. C'est ainsi que sous le couvert d'une morale ouverte qui inspire, on en fait des dogmes qui ferment sous l'impulsion de pharisiens, de même qu'un artiste peut, bien malgré lui, engendrer tout un mouvement qui fait école et qui finit par se solidifier en technique. C'est la lettre qui se retourne contre son esprit, comme une sorte de fils ingrat qui témoigne d'un trop grand respect ou plutôt d'un respect mal placé. Aussi, les actes deviennent autant d'idoles, les exemples deviennent les règles qu'on doit suivre et imiter :

À peine l'inspiration a-t-elle pris chair qu'elle succombe déjà aux développements conventionnels qui de toute part affluent à sa rencontre; la moindre idée mélodique attire un essaim de formules toutes préparées vers lesquelles une sensibilité un peu complaisante se laisse volontiers glisser.118

C'est le paradoxe de la vie de préparer sa mort au moment même où elle s'affiche glorieusement. L'acte libre s'achève en une œuvre « finie », la création aboutit à un créé, le discours termine sur un « dit » qu'on encadre et qu'on affiche, voire qu'on rassemble religieusement en un recueil « complet » où par une sorte de justification de soi, on se persuade que « tout y est ». Que tout y soit si l'on veut, il faut quand même voir qu'il y a derrière ce petit quelque chose de plus, qui reste en filigrane, mais qui tente désespérément de se faire voir, l'esprit même de l'œuvre, concentré en une intuition centrale. On comprend la fameuse formule de Bergson : « Un philosophe digne de ce nom n'a jamais dit qu'une seule chose : encore a-t-il plutôt cherché à la dire qu'il ne l'a dite véritablement. » Pour suivre vraiment l'esprit de l'œuvre, on doit se permettre d'en prolonger le mouvement plutôt qu'en devenir le perroquet. Une philosophie de la liberté et de la création peut-elle nous demander autre chose que de cesser de suivre, comme des moutons? Aussi suivons celui qui dit de ne pas suivre, c'est-à-dire créons à notre tour! Cette dialectique aux accents nietzschéens se situe justement à la limite entre l'imitation et l'invention " . entre le mouvement de la création et celui de son interruption. Il ne faudrait pas néanmoins mélanger le rôle du philosophe avec celui de l'artiste, on ne crée pas la réalité comme on

118 Jankélévitch, p. 247-248 119 Œuvres p. 1350

120 Entre le dragon des valeurs déjà faites qui répète « tu dois » et le lion qui le combat en disant «je veux ».

Nietzsche, Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra, traduction de Geneviève Bianquis. Paris, Aubier Flammarion. 1950. p. 17

crée une œuvre artistique, bien qu'une vision d'artiste, c'est-à-dire une vision neuve et originale peut parfois nous montrer de la réalité plus que l'on s'y attendait, étant pris autrement dans une logique scolaire de concepts rigides.

C'est donc dans une « marche à la création » étendue dans toute la société que l'on retrouve l'œuvre artistique géniale. Si cela nous permet de reconnaître l'œuvre de grand talent, il faut admettre qu'un bon nombre d'œuvres tombent dans l'oubli, et ce n'est pas nécessairement par un manque de profondeur ou de talent. C'est quelquefois la société qui fait écran à ses artistes qu'elle ne reconnaît pas à leur juste valeur. Un artiste avant-gardiste peut même se faire canoniser, mais à titre posthume, comme cela s'est vu pour plusieurs grands compositeurs ou poètes, pour qui « l'atmosphère esthétique » qui permet d'apprécier ses œuvres est née plus tard, lorsqu'au bout d'un certain temps, le goût du public s'y est enfin rallié. Inversement, une société en manque de héros va quelquefois faire monter sur la scène presque de force une idole mercantile à vénérer. Ce « choisissisme » forcé demeure au final une simple paresse de la société qui veut combler un vide : la raison du succès n'est pas la richesse de l'émotion centrale de l'œuvre, mais la facilité avec laquelle elle peut nous distraire au sens pascalien pendant un temps.