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L'exigence d'un minimum de matière peut nous rappeler l'opposition entre la fabrication et l'invention. On imagine moins bien une fabrication immatérielle qu'une invention immatérielle. Bien sûr, même l'invention la plus pure doit avoir une matière, ne serait-ce que des idées qu'on traduit en mots, ou des émotions en sons, mais déjà lorsqu'on parle d'invention, on quitte « l'assemblage » typique de la fabrication. C'est à condition d'ailleurs qu'il y ait matière que l'on se sent créateur puisqu'il y a cette opposition, cette résistance que l'on affronte, qui nous contrarie, mais nous permet de s'y réaliser et d'y trouver l'appui nécessaire. On évalue sa force physique de la même façon, et même, on ne devient plus fort qu'en essayant à répétition de soulever des poids plus lourds. De même, une pensée ou plutôt une sorte de début de pensée qui reste à l'état de rêverie ne peut pas se réaliser autrement qu'en essayant de se formuler, ce qui bien sûr la met rudement à l'épreuve. Bergson résume : « par la résistance qu'elle [la matière] oppose et par la docilité où nous pouvons l'amener, elle est à la fois l'obstacle, l'instrument et le stimulant ».138 On

peut noter d'ailleurs que le sens du toucher a souvent été justement associé à ce qui nous ramène sur terre et ce qui nous fait sentir les conséquences immédiates de nos actions. C'est alors d'une part, le sens de la certitude, du contact fracassant avec le monde, dont on n'a plus de raison de douter139, et d'autre part, c'est le sens « retour » : j'agis sur le monde

alors le monde me le retourne par le toucher, voire par la douleur. En allant plus loin, on pourrait dire que l'on éprouve notre liberté par le toucher, par le fait, dans le cas de l'artiste, de sentir sa main travailler la glaise, d'esquisser le trait de pinceau, ou d'éprouver la difficulté d'écrire ses idées et surtout d'en être satisfait. Que le dernier exemple ressemble plus à une sorte de fatigue intellectuelle, il arrivera souvent qu'elle se traduise par une

138 Œuvres, p. 832

1,9 On pourrait noter d'ailleurs que le toucher nous enlève la possibilité de rester toujours dans le rôle du

spectateur neutre, celui qui regarde les choses « de loin » et qui médite dans son foyer. Qu'un choc se traduise par une douleur, cela nous pousse, jusqu'au réflexe, à un minimum d'action qui nous sort de notre rêverie tranquille.

fatigue physique. Bref, c'est souvent par le toucher qu'on sent la résistance de la matière et par là qu'on sent notre propre pouvoir d'action. Il y a toute une étude chez Bergson de l'origine vitale de la douleur et de l'affection qui peut préparer un certain nombre d'actions quelquefois réflexes et d'autres fois plus susceptibles d'être « mise en attente » par une conscience libre selon l'urgence de la situation. Aussi, rien de plus normal à ce qu'un effort, quel qu'il soit, doive remonter la pente que nous fait glisser le mouvement d'inertie de la matière.

À force d'éprouver notre liberté, nous prenons une plus large conscience de notre pouvoir d'action. Qu'une partie de notre attention se tourne vers les situations similaires qui donnent prise à notre action, voilà nécessairement qui nous aide à voir plus « large » en quelque sorte, et l'homme d'action utilise un tas de généralité comme outils ou comme guide pour agir. L'essentiel est que cela demeure de simples outils et non des recettes miracles. L'artiste, par exemple, va noter ce qu'il est capable de faire avec plus de facilité qu'autrefois. Des mécanismes moteurs se sont développés suffisamment au contact même de l'œuvre que nous voulons réaliser. Cette étape des mécanismes moteurs est essentielle pour l'artiste, car tout son art est de réussir à mener docilement cette matière là où on le veut. Bref, ce que l'artiste travaille incessamment à perfectionner, c'est sa technique. Qu'on raisonne sur l'art, souvent il sera donc question des diverses méthodes utilisées, des difficultés et des avantages de chacune, car dans chaque cas il faut se battre avec la matière et chacun y arrive avec sa méthode de combat. C'est ce que Bergson appelle « l'intellectualité »140 de l'artiste. Qu'il y ait une infinité de façons de se battre soit, mais

encore faut-il se rappeler pourquoi il y a combat, plutôt que de s'intéresser aux modalités. Car il ne s'agit là que de l'étape frustrante et contrariante de l'effort, qui ne peut remplacer le mouvement original qu'il s'agit de véhiculer, mouvement qui ne peut se réaliser autrement que dans le combat de la matière. De même que le soldat ou le policier oublie parfois pourquoi il se bat, tant il finit par aimer se battre peut-être par orgueil, de même l'artiste travaille sur la technique et oublie pourquoi. Mais nous avons déjà insisté sur ce glissement. Notons tout de même, qu'un artiste n'a pas le choix de passer par le travail, le

combat et qu'un apprentissage technique fait partie de son chemin naturel. Nous pouvons alors brièvement parler d'éducation artistique.