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Cet apprentissage doit tout de même se faire dans un certain état d'esprit, c'est en autre ce que notait Bergson en parlant de Ravaisson141. Qu'on commence l'initiation au

dessin par des formes géométriques, voilà qui n'est bon qu'à produire une traduction au mieux qu'approximative des courbes du vivant : « En partant du géométrique, on peut aller aussi loin qu'on voudra dans le sens de la complication sans jamais se rapprocher des courbes par lesquelles s'expriment la vie. » L'important ici est plutôt d'exercer l'œil, d'en apprendre à noter les courbes et les formes réelles, bref d'en saisir l'expressivité, le « mouvement propre de la forme à dessiner. »142 On pourrait en dire de même de

l'éducation des autres arts, où l'on pourrait être tenté de commencer par le « simple » pour l'intelligence, le géométrique pour finir par le « complexe », c'est-à-dire le vivant. Examiner les sculptures grecques : si la géométrie y est omniprésente avec les canons de beauté, elle n'a jamais été achetée au prix de l'expressivité ou d'une simplification du vivant. Qu'on se demande alors comment les Grecs s'exerçaient dans l'art de la sculpture, combien de carrés, de rectangles ou de triangles ont-ils construits en prémisse à une déesse? Qu'est-ce qu'un carré par rapport au souci du détail si minutieux, si complet qu'on retrouve en ces statues! En musique, commence-t-on par enseigner chacun des sons et les rythmes individuellement de même que chacun des accords pour finir ensuite par des mélodies? Au contraire, on reconnaît les accords avec une mélodie déjà connue ! Il faut très tôt commencer par la mélodie, celle avec qui on peut déjà sympathiser. En poésie, travaille-t- on les mots un à un, les idées de façon indépendantes? Les premiers poèmes sont des phrases qu'on apprend à rythmer et à imager pour suivre le mouvement d'une pensée. Bref, dans l'enseignement des arts, il devrait y avoir ce petit quelque chose qui commence par le vivant plutôt que par un assemblage de simplifications froides qui tendraient à la longue à s'approcher du « complexe ». Pour faire la différence, il faut d'abord montrer à l'élève la direction de Fart qui est celle de la vie et du mouvement où transparaît alors l'émotion dont

14' Tiré de La vie et l'œuvre de Ravaisson. ibid. p. 1469-1472 142 Ibid. p. 1471

il s'agit de cultiver la richesse. Bergson soulignait que pour pouvoir faire bénéficier les élèves du contact avec l'œuvre d'un grand artiste, il fallait d'abord s'assurer que chacun puisse se l'approprier, bref, le réinventer pour soi, sinon cette éducation risque de devenir « mal comprise » , faisant désormais partie de la croûte épaisse du moi social qui nous cache de nous-mêmes. Une de ces façons est de s'assurer, dans le cas des grandes œuvres littéraires, de la diction comme Fart de suivre le mouvement de la pensée à travers la ponctuation et le rythme \ L'écrivain, pour Bergson, ne fait pas autre chose que d'amener par le rythme de son écriture à sa pensée; aussi qu'on apprenne alors à lire, à sympathiser avec Fauteur, voir presque à incarner son personnage comme dans une pièce de théâtre. Cet apprentissage n'est pas si loin de la méthode même de Bergson, l'intuition, qui est sympathie et contact, bref, réappropriation plutôt que regard de l'extérieur.

L'écho d'une méthode centrée sur la direction de l'art s'est tout de même ressenti en éducation aux arts. Dans son livre sur l'esthétique, John Dewey considère la primauté de l'expérience esthétique, en tant qu'elle se vit et qu'elle nous communique une intraduisible émotion : « Une vie entière ne suffirait pas pour traduire avec des mots une simple émotion. » , ces émotions qui relèvent « d'une expérience unique, complexe, qui bouge et qui change. » Il y a une certaine parenté entre Dewey et Bergson dans leurs soucis respectifs de voir la différence entre ce qu'on nomme et ce qu'on vit et à comprendre l'art d'abord par ce qu'on vit, qui reste en grande partie trop profond et surtout trop dynamique pour être traduit. Encore aujourd'hui, Dewey reste une source très utilisée pour ce qu'on pourrait appeler une philosophie de l'éducation des arts, comme préparation à ceux qui vont pratiquer le métier, notamment à travers la synthèse qu'en a fait Bennett Reimer dans le cas de l'éducation musicale148.

Certes, rien n'est gagné, comme toujours, et dans le domaine de l'éducation on voit souvent cette incompréhension typique de l'intelligence fabricatrice face au « mystère » de

l4' La tierce majeure sera par exemple le « d'où viens-tu bergère ». et ainsi de suite. 144 Oeuvres, p. 110

145 Ibid. p. 1327

146 Dewey. John, Art as Experience, New York. Capricorn Books. 1958, p.67 « A lifetime would be too short

to reproduce in words a single emotion.»

147

Dewey. John, op. cit. p. 41 « emotions are qualities ... of a complex experience that moves and change ».

148 Bennett. Reimer, Philosophie de l'éducation musicale, traduit par Yves Bédard,, Les Presses de

la vie. Il suffit de regarder si l'on suit Bergson « l'histoire de l'hygiène et de la pédagogie » pour être « confondu de la grossièreté et surtout de la persistance des erreurs ».149 Comment

ne pas voir qu'on ne traite scientifiquement que du mort et de l'immobile et qu'ainsi la pédagogie serait plus près d'un « art » que d'une science? « We murder to dissect », affirmait William Wordsworth dans une phrase désormais célèbre. Il y a une forte parenté comme le souligne Lombard entre l'acte de créer et celui d'enseigner. On conçoit alors l'éducation comme ce qui libère, ce qui éveille et même ce qui prépare à créer plutôt que ce qui transmet des connaissances et des savoir-faire " . Tout l'art d'enseigner, la pédagogie, c'est cette « agogie » : savoir mener, diriger et orienter vers le meilleur. Le pédagogue est un orateur qui hypnotise et qui nous guide à travers son rythme et ses phrases. Qu'il sache suivre et même qu'il sache faire suivre un mouvement, en épousant les tâtonnements des élèves à chaque fois qu'il en a l'occasion, voilà son génial talent, son art. Cela s'adresse donc plus à la volonté qu'à l'intelligence et donner le goût d'apprendre voire même de créer est la tâche immense, mais première de tout éducateur. Le héros, le génie bergsonien ne fait pas autre chose en inspirant autour de lui. Certes, il affronte l'inertie, la démotivation, la dispersion, la paresse, de même que la société et ses règles. Sa « matière » est diverse, il ne la « choisit » pas comme les autres artistes, mais elle est toujours neuve et quelquefois disposée. Bref, non seulement il faut être artiste pour enseigner l'art, mais il faut être artiste, peut-être en s'ignorant, pour enseigner tout court. D'une certaine façon, l'enseignement des arts est le plus près en contenu de ce que l'éducateur doit être, c'est-à- dire une sorte d'artiste et au travers, comme tout éducateur, un exemple moral.

On a longtemps souligné depuis Platon le rôle que pourrait avoir la musique notamment face à une éducation morale. Bergson souligne ce passage au problème moral dans Les deux sources de la morale et de la religion. Certes, le mouvement de la vie et de la création appelle au moins à la sincérité et à la « richesse de l'émotion » de l'œuvre. C'est donc dire d'une certaine façon que l'observation du mouvement de la vie et de la liberté nous amène à penser un certain « idéal » du créateur en l'opposant à un technicien. Qu'il

149 Œuvres, p. 635

150 « Our medding intellect/Mishapes the beauteous forms of things : -/We murder to dissect »

131 « L'éducation ne peut être, en quelque sorte, qu'un processus créateur, en aucune manière l'acquisition de

savoir constitués ou de comportement définis. » Lombart, Jean, Bergson Création et Education, Édition l'Harmattan, collection Éducation et philosophie. 1997. p. 15

n'y ait pas de considération proprement morale dans les arts, peut-être. Néanmoins, pour être créateur véritable, il faut déjà posséder certaines caractéristiques morales, celles que le grand artiste partage avec le héros et le génie, par une sorte de parenté de la visée d'excellence. Qu'un grand artiste inspire dans la société et qu'il crée à sa suite tout un mouvement, voilà qui communique de l'élan de la vie. Qu'on considère le fait moral comme venant de la vie à travers une certaine obligation, la pression de vivre en société et de s'y adapter, on peut alors y voir une autre forme d'outil de survie, mais qui peut devenir l'obstacle entre plusieurs sociétés, d'où les guerres et les conflits. Mais qu'on considère alors le mouvement de la vie, l'exigence de création toujours neuve de l'élan vital : peut-on dépasser cet autre obstacle de la survie pour la transformer en quelque chose de plus fort et de plus haut, à travers l'aspiration? Le moraliste de génie aussi pour Bergson suit certainement l'élan vital : « Chez l'homme seulement, chez les meilleurs d'entre nous surtout, le mouvement vital se poursuit sans obstacle, lançant à travers cette œuvre d'art qu'est le corps humain, et qu'il a créée au passage, le courant indéfiniment créateur de la

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vie morale. » " L'enseignement de l'art n'est pas nécessairement un enseignement directement moral, au sens d'ailleurs un peu dur et contraignant de « faire la morale », cependant, avec la puissance de l'art, comment ne pas voir qu'elle éveille des sentiments et des émotions tellement connexes à la vie morale? Qu'on considère le théâtre ou la littérature, y a-t-il une meilleure façon de montrer l'humain dans toutes ses coutures et ses facettes, dans ses conflits internes les plus profonds? Il est vrai qu'il existe des œuvres artistiques traitant davantage de problèmes moraux que d'autres, tellement qu'un artiste peut parfois endosser le terme de « moraliste » en plus, tel un La Fontaine avec ses contes alors que d'autres n'y penseront même pas. Cette diversité fait en sorte qu'il est difficile de défendre un point de vue unilatéral à propos du lien entre Fart et la morale. On souligne d'une part l'indépendance de la démarche artistique et que l'artiste ne fait pas autre chose que de l'art, bien qu'il communique peut-être quelques sentiments qui ne sont pas anodins du point de vue de la morale. Les approches plus « sociales » de Fart vont au contraire montrer qu'il y a nécessairement imbrication de Fart avec le reste de la société et ses débats. Il faudrait cependant se rappeler qu'un débat de société ne se fait pas tout seul, et que l'artiste qu'on considère comme un créateur, pourrait carrément inspirer de nouveaux

développements, voire une nouvelle atmosphère sociale. Bergson nous dit : « C'est le miracle même de la création artistique. »153 Notons, à tout le moins, que la morale ouverte

de Bergson se rapproche encore une fois beaucoup plus de l'art, par ses moyens et son but. Ses moyens, l'art y fait certainement partie, avec son pouvoir de suggestion pour communiquer l'émotion essentielle à toute morale. Son but est de rayonner dans la société et de faire en sorte qu'elle s'émancipe et qu'elle vive heureuse, voilà peut-être là où l'artiste diffère le plus du héros de bien, car l'artiste n'a pas par définition de but social aussi fort, ni de mode de vie à proprement parler, ce que soigne bien sûr le génie de la morale. On s'étonne d'ailleurs quelquefois qu'un artiste ne soit pas capable de bien vivre autrement qu'à travers son art, presque par procuration dans les cas plus graves, comme si c'était quelquefois le prix pour être aussi sensible aux choses. La sagesse et « l'art » de vivre sont des choses que le génie artistique n'a pas nécessairement. Néanmoins, l'artiste et le moraliste partagent si l'on peut dire un mouvement d'ascension ou d'élévation qui peut faire écho dans la société.

Il faudrait justement examiner les différentes sortes d'artistes, afin d'y voir les ressemblances et les différences de chacun, d'une façon un peu plus systématique.

Troisième Partie : Les formes de Fart et leurs