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On peut d'abord résumer ce qu'on sait de la création esthétique chez Bergson selon ce qu'on a déjà dit. La création esthétique se veut comme un acte libre, aussi elle possède à ce titre les mêmes caractéristiques. Lorsqu'on affirme qu'elle se « veut » comme un acte libre, c'est que l'art à son meilleur est un acte libre. Tout comme n'importe quel acte, il y a le risque d'une solidification technique où l'on finit par perdre l'expressivité, où l'art se transforme subtilement en industrie, en artisanat. De l'invention à la fabrication, il y a un glissement possible, et plus on met l'accent sur une prévisibilité complète, plus on tend à faire de l'art une simple répétition, une imitation platonicienne d'une idée en somme toute faite. Nulle surprise et nulle invention lorsqu'on répète. La répétition, c'est la sûreté et la sécurité : quelqu'un a inventé quelque chose qui marche, on suit simplement sa voie. Les rituels et les mythes ont-ils une autre raison d'être? Suivant la voie d'un héros du passé ou d'un dieu, on refait et recrée les mêmes conditions pour s'attendre aux mêmes résultats. Bien sûr, c'est autre chose que d'adapter ou de broder sur le même thème, tout comme l'amour peut être à la fois vieux et jeune. Vieux, car on aime depuis la nuit des temps, mais jeune, car l'amour prend toujours de nouveaux visages au regard neuf.

Si la fabrication répète, l'art invente. L'invention n'est pas nécessairement complètement imprévue, l'artiste peut le pressentir100, mais il peut aussi s'attendre à des

surprises qu'on dirait fortuites et imprévisibles, comme un poète qui remercie les mots de bien s'être placés. Tel est justement l'essence de l'improvisation : « l'improvisateur s'en va à la découverte de soi-même et pour cela il fait crédit à ces ressources imprévues, à ces surprises miraculeuses que notre esprit inépuisablement nous réserve. »101 C'est dans ce

tâtonnement, dans cette hésitation non réfléchie, dans un effort toujours maximal que surgit la création esthétique. Il faut insister sur le tâtonnement et les surprises, car il ne s'agit pas d'une conscience complètement maître d'elle-même où tout est prévu. Ce n'est pas un vain

100 Le pressentiment d'un artiste face à son œuvre est loin d'être une prévision au sens de l'intelligence, qui

considère le temps momentanément comme une variable « T » que l'on peut assigner n'importe quelle valeur et bref, qu'on abolit en choisissant celle du futur. L'invention ne se fait jamais en dehors de sa durée.

paradoxe d'affirmer la liberté au moment même ou l'on semble la rendre floue voire nous la déposséder comme si elle dépendait de je ne sais quelle transe créatrice inconsciente. On peut insister à nouveau sur le fait que la liberté ne nous apparaît pas nécessairement dans une délibération froide et discursive1 . Qu'on délibère parfois en lien avec un acte à

accomplir, bien sûr, mais on se rappelle que la délibération peut apparaître comme une sorte de revanche rétrospective de l'intelligence qui ne savait pas à quoi s'attendre et qui nous fait la leçon une fois le fait accompli. Aussi, c'est avec raison qu'on peut critiquer la liberté comme un libre arbitre, loin d'être cet arbitre qui regarde et juge de loin, la liberté nous apparaît au contraire comme celui qui monte sur la scène, qui agit de près, de tellement près qu'on distingue mal l'acteur de l'acte, le danseur de la danse. On les distingue mal l'un de l'autre, car Facteur s'identifie avec l'acte, et ce, dans sa totalité. Loin de nous déposséder de nous-mêmes, la « transe » de la création nous ramène à ce qu'on a de plus profond et d'indescriptible. Et si l'on sent qu'on y touche quelqu'un de différent, c'est d'une part parce qu'on se crée dans l'acte et, d'autre part parce qu'on est habitué à un autre, un moi social, tranquille et bourgeois dont on énumère les caractéristiques tellement plus facilement. Cette idée d'un progrès plus ou moins conscient de lui-même et non réfléchi est centrale pour la création esthétique. Elle nous permet d'éviter encore une fois le piège du choix absolu où tout est prévu d'avance et despotiquement contrôlé, de même que ceux qui font de l'acte de créer quelque chose de radicalement différent du créateur et de sa création :

Rien, en tout cas, ne permet mieux de comprendre qu'une création n'est pas nécessairement la manifestation d'un pouvoir créateur transcendant à son œuvre, d'un pouvoir créateur conscient de lui, de sa fin et de ses moyens, mais une liberté immanente à la réalité qui se crée et s'accomplit .

Une création sans créateur alors? Oui. si l'on pense ce créateur comme un artisan qui fabrique, mais non si l'on voit plutôt la coïncidence entre les deux. Bref, on évite de choisir entre l'œuvre et le créateur que l'on distingue véritablement que par une conscience

102 Jankélévitch, p. 83 « De tout temps, en effet, les hommes ont cru discerner dans le moment du choix, c'est-

à-dire de la délibération discursive, la signature de la liberté ; or la délibération nous apparaît maintenant comme une légalisation posthume, comme l'inutile formalité à laquelle nous procédons superstitieusement devant le fait accompli »

ln> Raymond Polin, Bergson, philosophe de la création, dans Worms, Frédéric, (ed) Études hergsoniennes V,

réfléchie : l'œuvre ne se fait pas si l'on peut dire par elle-même où le créateur devient finalement le conduit de quelque chose d'autre, comme si l'œuvre avait une vie propre, et le créateur s'il crée « avec toute son âme », il faut se rappeler que cette âme est en mouvement, en réorganisation constante et non en posture d'arbitre. Il est donc aussi question d'une « tentative » inédite de plus, où l'on ne sait pas ce qu'on est capable de faire tant qu'on ne l'a pas essayé. Le choix d'une explication entre l'œuvre et l'auteur, c'est encore un moyen de mettre des filtres et des détours à ce qui s'en passe volontiers. Tout comme pour l'intuition, il y a contact direct et immédiat chez le créateur avec sa création. Lorsque Bergson affinne que la durée est essentielle à l'invention, cela veut dire que l'invention est elle-même une durée ayant cette force effective dans le monde1 4. Bref, une

création esthétique, c'est la durée rendue visible, dans son développement dynamique qui pour la plupart du temps reste interne. On assiste en quelque sorte aux dernières synthèses temporelles de la personne, voilà pourquoi l'œuvre y est à la fois reliée, mais nouvelle.